" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


lundi 2 avril 2018

Église et État au temps de l'empire romain chrétien avant la chute de Rome



Constantin guidant le Pape Saint Sylvestre
Dès le début du christianisme, deux principes ont fondé l’attitude de l’Église et des Chrétiens à l’égard des pouvoirs temporels. Fidèles à l’enseignement de Notre Seigneur Jésus-Christ et des Apôtres, ils ont distingué les pouvoirs spirituel et temporel tout en donnant au premier une primauté sur le second. « Donnez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. » Voyant en toute autorité la main de Dieu, ils se défendent d’être des fidèles et respectueux serviteurs de l’État, même lorsque celui-ci les persécute pour leur foi. Au cours des persécutions des premiers siècles, ces principes ne sont pas de vains mots. Ils ont conduit à de terribles souffrances, à des cas de conscience terribles, à des angoisses incroyables. Ces principes paraissent pertinents en un temps où l’Empereur veut disposer de tous les pouvoirs. Que deviennent-ils lorsque l’État ne s’oppose plus à l’Église et se convertit au christianisme, quand l’Empereur est favorable à la religion chrétienne ?

En 313, la situation a en effet changé radicalement. Après plus de deux siècles de persécution, l’Église triomphe. Par l’édit de Milan, l’Empereur reconnaît la religion chrétienne et lui donne une pleine liberté. L’Église acquière même une situation privilégiée au sein de l’Empire. Des lois sont fortement inspirées de la morale et de la doctrine chrétienne. Puis en 380, par l’édit de Thessalonique, l’empereur Théodose définit la religion chrétienne comme la seule religion de l’Empire. Les Chrétiens sont donc dans une situation radicalement différente de celle que leurs aînés ont connue. Ils deviennent majoritaires et occupent de hautes fonctions publiques. Les principes que Notre Seigneur Jésus-Christ et les Apôtres ont enseignés vont-ils aussi évoluer ?

La situation nouvelle de l’Église

Concile de Nicée
Jusqu’alors persécutée, voire tolérée, l’Église est au IVe siècle reconnue officiellement dans son droit à l’existence, à la propriété et à la liberté de l'exercice public de son culte. Les fidèles exercent librement leur foi, et les communautés chrétiennes récupèrent les biens qui leur ont été spoliés. Les privilèges dont jouissent les temples païens sont étendus à l’Église. Ainsi, comme les prêtres païens, les clercs sont exempts d’impôts, les évêques disposent d’une juridiction sur les causes du droit civil, même lorsque l’une des parties est païenne. Puis, le dimanche devient jour férié. Progressivement, l’Église occupe une position prédominante. En 380, elle devient seule religion reconnue de l’Empire.

Mais en même temps, comme les Empereurs qui l’ont précédé, Constantin demeure le pontife suprême, « pontifex maximus », c’est-à-dire maître de la religion romaine. Il nomme et révoque les prêtres païens, veille à la discipline religieuse et sanctionne, préside à des cérémonies religieuses. Le pouvoir religieux est toujours entre ces mains. Lorsque la religion chrétienne devient libre, l’Empereur ne sera-t-il pas tenté d’exercer son pouvoir dans l’Église ?

Alors que se définissent de nouvelles relations entre l’Église et l’Empire, deux affaires obligent l’Empereur à intervenir dans les affaires ecclésiastiques : le donatisme[1] en Afrique et surtout l’arianisme[2]. C’est lui qui convoque les évêques dans des conciles. C’est encore lui qui sanctionne ceux qui refusent de se soumettre à leurs décisions. Ainsi finit-il par se considérer comme l’« évêque du dehors ». Certes, il n’intervient pas dans les débats, mais sa présence est partout sensible. Car selon sa conception, l’unité et la paix de l’Empire sont intimement liées à celles de l’Église. Deux faces d’une même réalité…

L’Empereur, évêque du dehors

Eusèbe de Césarée
De nombreux évêques ont réconforté l’Empereur dans ses convictions. Eusèbe (263-339), évêque de Césarée, est sans-doute le plus célèbre d’entre eux. Il prononce deux discours[3] devant l’Empereur et la cour. Dans l’un d’entre eux, il rappelle que le souverain reçoit de Dieu son pouvoir pour gouverner son État « comme Dieu gouverne le monde ». Les expressions pour le désigner sont éloquentes. Il est une « participation de l’autorité divine », « l’Interprète du Verbe. » [4] ou encore « l’image de l’autorité absolue avec laquelle Dieu gouverne l’univers » [5]. Le terme d’image est souvent repris. Il « demeure seul comme sa fidèle image » [6]. Il est donc plus qu’un représentant de Dieu ici-bas. Enfin, Dieu récompense ses vertus, vertus de justice, de piété et de toutes celles qui conviennent à un prince. « Il le couronne de prospérité et de gloire. Il prolonge la durée de son règne »[7].

Son rôle consister à « exterminer l’erreur, assembler les personnes de piété dans les Églises et prendre tout le soin possible pour sauver le vaisseau, de conduite duquel il est chargé. » [8] Il est l’instrument de Dieu pour répandre et défendre la foi. Il « rappelle toutes les nations à sa connaissance, et leur annonce à haute voix la vérité ». Il est bien difficile de distinguer les pouvoirs spirituel et temporel tant ils sont confondus dans la personne de l’Empereur. Il est représenté comme le responsable de la foi de ses sujets ou encore le guide et l’éducateur de leur salut. Il considère naturellement toutes les questions religieuses comme relevant directement de ses responsabilités. Ainsi intervient-il dans des querelles disciplinaires ou théologiques.

Pourtant, dans sa Vie de Constantin[9], Eusèbe semblerait distinguer les deux pouvoirs. Il présente en effet Constantin comme se qualifiant d’« évêque du dehors ». Selon certains commentateurs[10], il s’estimerait évêque pour les choses « extérieures », les choses « intérieures » relevant des évêques. Ou ce titre ne signifierait-il pas que rien ne peut se faire dans l’Église sans son ordre ou sans sa permission ? Car Constantin n’hésite pas « à convoquer des synodes, à y assister ou à s’y faire représenter, donner des mandats impératifs aux évêques, et finalement se réserver l’application des sentences en y ajoutant l’ordre de bannissement. »[11] Le titre le désigne donc plutôt comme le protecteur de l’Église, celui qui veille sur elle, pour « maintenir le bon ordre, pour protéger les lois de l’Église », puisque les évêques n’ont pour fonction que d’« annoncer l’Évangile, célébrer les offices, pour porter des lois concernant la discipline ecclésiastique »[12],  nous dit aussi Eusèbe. Mais Constantin ne s’arroge-t-il pas des droits qui empiètent le domaine de l’Église ?

La confusion des pouvoirs


Saint Ambroise
convertissant Théodose
Depuis Constantin, les prétentions de l’Empereur n’ont pas cessé de croître à l’égard de son rôle dans l’Église et dans la religion chrétienne. Leur première préoccupation est de maintenir l’unité religieuse de l’Empire, parfois en imposant ce qu’il faut croire. "Ce que je veux doit être la règle de l’Église", dira l’empereur Constance II. En mai 359, il définit la foi officielle de ses sujets afin de résoudre les problèmes dogmatiques concernant la Sainte Trinité. Il intervient dans la crise arienne, cherchant à imposer l’arianisme à l’Église. Il convoque des conciles et fait déposer des évêques adversaires à la nouvelle foi. Toute atteinte à la foi que définit l’Empereur est alors considéré comme une lèse-majesté. L’Empereur est ainsi responsable de la vie religieuse de la cité.

En prenant un rôle de plus en plus grand au sein de l’État, dans l’administration et en particulier auprès de l’Empereur, les hommes d’Église contribuent aussi à renforcer la confusion entre les pouvoirs spirituel et temporel. Certains évêques n’hésiteront pas à intriguer auprès de l’Empereur pour faire imposer leurs doctrines ou pour briguer un siège important. Lorsque celui-ci se trouve faible, sans consistance, ce sont ces groupes d’intrigants qui mènent alors les affaires de l’Empire au nom de la religion.

Plus tard, en 380, dans son édit reconnaissant la religion chrétienne comme seule religion de l’Empire, Théodose déclare que ceux qui « refuseront de s’y soumettre devront s’attendre à être l’objet de la vengeance divine mais aussi à être châtiés par nous selon la décision que le Ciel nous a inspirée »[13]. Cette déclaration est révélatrice de la conception qu’il se fait de son autorité. Convaincus de plus en plus que ses décisions sont divines, l’Empereur intervient de plus en plus dans les affaires religieuses de l’Église, imposant même les professions de foi lors des disputes théologiques. L’Empereur se croit ainsi directement inspiré par Dieu. Bientôt, il se considérera comme le vicaire de Dieu sur la terre.

À partir de Justinien, l’Empereur se considère comme étant « envoyé aux hommes par Dieu pour être la Loi vivante »[14]. Par conséquent, se croyant naturellement guidé par le Saint Esprit, il réduit le rôle de l’Église à celui d’intercession et de prières pour la grandeur du règne et le bien de l’État. Il juge les doctrines, dépose les Papes et l’emprisonne si cela s’avère nécessaire, convoque les évêques en concile pour ratifier ses décisions. L’Église est entièrement soumise à l’État, la confinant dans son rôle de piété.

Affirmation de la distinction des pouvoirs et de la supériorité du pouvoir spirituel

Ossius de Cordoue
Tous les évêques n’ont pas suivi l’exemple d’Eusèbe de Césarée. Des évêques se sont en effet opposés à la volonté impériale d’unir les pouvoirs temporels et religieux dans leurs mains. Face aux prétentions de Constance II (337-361) et à ses interventions abusives dans l’Église, Ossius, évêque de Cordoue, défend fermement la liberté de l’Église.

Confesseur de la foi sous l’empereur Maximien, Ossius de Cordoue est le conseiller de Constantin et envoyé du Pape Sylvestre au Concile de Nicée (325). Conscients des abus de pouvoir, il intervient au Concile de Sardique (343) pour s’opposer à la politique de Constance II. En réponse aux menaces de l’Empereur, il n’hésite pas à lui écrire une lettre claire et nette. « Ne vous mêlez pas des affaires ecclésiastiques, ne commandez point sur ces matières, mais apprenez plutôt de nous ce que vous devez savoir. Dieu vous a confié l’empire, et à ce nous ce qui regarde l’Église. Comme celui qui entreprend sur votre gouvernement, viole la loi divine ; craignez aussi à votre tour, qu’en vous arrogeant la connaissance des affaires de l’Église, vous ne vous rendiez coupable d’un grand crime. »[15] Ainsi, conclue-t-il, « il ne nous est pas permis d’usurper l’empire de la terre, ni à vous, Seigneur, de vous attribuer aucun pouvoir sur les choses saintes. » Il affirme ainsi nettement l’autonomie des pouvoirs dans leur sphère de compétence.

Ambroise refusant à Théodose
l'entrée de l'église
« L’Empereur est dans l’Église, mais non au-dessus ; il doit chercher à l’aider mais non à la combattre »[16]. Saint Ambroise, évêque de Milan, rappelle à l’Empereur qu’il n’est pas exempt des devoirs religieux auxquels il est soumis comme tout chrétien. L’Empereur n’est pas au-dessus des lois religieuses. Le massacre de Thessalonique n’est pas acceptable. C’est un crime. Saint Ambroise lui demande d’expier ce péché et de faire pénitence comme tout fidèle. Il montre aussi que l’Empereur doit aussi soutenir l’Église dans ses missions. Au début du VIe siècle, le Pape Symmaque rappelle à l’empereur Anastase Ier qu’il est aussi un homme et qu’il sera examiné au jugement de Dieu[17].

Ce discours est aussi tenu par le Pape Saint Léon le Grand. Constatant l’intervention de plus en plus grande de l’Empereur dans les affaires de l’Église, le Pape lui rappelle qu’il appartient aux seuls évêques d’interpréter la Révélation divine et que l’Empereur doit se montrer obéissant en matière religieuse. Face à Zénon qui impose une nouvelle orthodoxie, le Pape Félix II défend la liberté de l’Église[18]. À l’empereur Anastase, le Pape Gélase réaffirme de nouveau que l’Empereur n’est qu’un fils de l’Église comme tout chrétien et ne peut prévaloir les mêmes pouvoirs que ceux de l’évêque. En clair, si le pouvoir temporel doit apporter son soutien au pouvoir religieux, il reste néanmoins soumis à ce dernier dans toutes les matières de foi, chacun des deux ordres demeurant compétents en son domaine propre.

La formulation du Pape Gélase Ier, pape entre 492 et 496

Le Pape Gélase adresse une lettre à l’empereur Anastase, en 494, pour contester les prétentions de l’Empereur et ses interventions dans les questions de dogmes lors de la querelle iconoclaste. Cette lettre est très importante pour notre sujet. Elle est reconnue comme étant la première déclaration officielle de l’Église sur les rapports qui doivent régir les pouvoirs spirituel et temporel.

Le Pape Gélase réaffirme l’existence et la distinction de deux pouvoirs : le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel. « Il y a deux principes par lesquels ce monde est régi principalement : l’autorité sacrée des pontifes et le pouvoir royal » Notre Seigneur Jésus-Christ « a distingué la tâche de chacun des deux pouvoirs par des actions propres et des titres distincts »[19]: aux rois, les choses temporelles, l’ordre public, aux évêques et spécialement au Pape, les choses divines, l’ordre de la religion, le jugement en matière de foi. Il affirme alors leur autonomie dans leur domaine propre tout en insistant ensuite sur leur complémentarité. En effet, « le Christ a distingué les offices de chacun des deux pouvoirs par des actions propres […] de telle sorte que les empereurs chrétiens aient besoin des pontifes pour la vie éternelle et que les pontifes se servent des dispositions impériales pour ce qui concerne le cours des choses temporelles […]. Et pour cette raison, que celui qui milite pour Dieu ne s’implique nullement dans les affaires séculières et réciproquement, que celui qui est impliqué dans les affaires séculières n’apparaisse pas présider aux choses divines. »[20] Les deux pouvoirs sont donc autonome dans leur domaine de compétence mais aussi dépendants. Cependant, comme le soulignent le choix des verbes employés, dans cette double dépendance, le Pape Gélase note une inégalité. L’Empereur a besoin du pouvoir spirituel quand le Pape utilise le pouvoir temporel. L’un est un besoin, l’autre un usage.

Certes, le Pape Gélase rappelle à l’Empereur que la dignité impériale le place au-dessus de tous les autres hommes et n’oublie pas que l’Empire lui a été donné par Dieu, mais il insiste également sur la prééminence de l’autorité spirituelle sur le pouvoir royal ou impérial par l’objet de leur pouvoir. « Il y a deux principes par lesquels ce monde est régi principalement : l’autorité sacrée des pontifes et le pouvoir royal ; et parmi les deux la charge des prêtres est d’autant plus lourde qu’ils doivent rendre compte devant la justice divine de celui-là mêmes qui sont les rois. »[21] Il établit donc une hiérarchie.

L’Église revendique en effet le droit pour ses chefs d’agir sur les consciences des princes, de guider, d’orienter, de surveiller leurs actions au même titre que les prophètes sous l’ancienne Loi surveillaient les rois du royaume de David, de les admonester et de brandir la sanction canonique lorsque, dans l’exercice de sa puissance, l’Empereur n’agit pas  selon l’ordre religieux. Ainsi Saint Ambroise intervient pour condamner l’Empereur, auteur du massacre de Thessalonique, au nom de Dieu.

La responsabilité que mentionne le Pape Gélase indique surtout que l’Empereur doit s’incliner avec dévotion, comme tout chrétien, devant ceux qui sont responsables des choses divines et notamment du salut. Il rappelle en effet à l’Empereur ses devoirs à l’égard de l’Église. « Tu incline […] par un devoir religieux, ta tête devant ceux qui sont chargés des choses divines et tu attends d’eux les moyens de te sauver ; et pour recevoir les célestes mystères et les dispenser comme il convient, tu dois, tu le sais aussi, selon la règle de la religion, te soumettre plutôt que diriger. »[22] Ainsi, comme il est dans l’Église, il doit se soumettre comme tout chrétien lorsqu’il s’agit de la religion et de son salut. « En tout cela tu dépends de leur jugement, et tu ne dois pas vouloir les réduire à ta volonté. » [23]

 « Auctoritas pontificum » et « potestas regia»

Remarquons dans la formule du Pape Gélase que le pouvoir spirituel est désigné sous le terme « auctoritas » quand le pouvoir temporel, royal ou impérial, n’est qu’une « potestas ». L’utilisation de deux termes différents pour désigner les deux pouvoirs a fait l’objet de nombreuses discussions comme l’attestent de nombreux commentaires que nous avons pu lire. Pour certains experts, ces deux mots sont interchangeables au temps de Gélase. Pour d’autres, chaque terme désigne un type de pouvoir bien précise. Le terme « auctoritas » renvoie au Sénat et signifie une prérogative d’influence en raison de son seul prestige. Pour l’Empereur Auguste, par son « auctoritas », il l’emporte sur tous. Le terme « potestas » est attaché au temps de la République romaine à la plénitude des pouvoirs des plus hauts magistrats, un pouvoir d’ordonner, de juger, de contraindre, bref de diriger selon leurs compétences. La « potestas » exprime ainsi la force directement agissante.

Au temps de Gélase, le Pape est reconnu comme une « auctoritas » dans le domaine spirituel comme le reconnaît une constitution de 445. Toute évêque est alors tenue de la respecter. Si un évêque est appelé par le Pape et négligerait de venir comparaître devant lui, le Pape peut demander l’intervention du gouverneur impérial de sa province pour le contraindre à venir à Rome. Ainsi, l’Empereur reconnaît que l’« auctoritas » pontificale peut faire agir les fonctionnaires de l’Empire romain dans un domaine touchant au spirituel[24]. Le terme d’« auctoritas » traduirait ainsi avant tout la primauté spirituelle du Pape sur l’Empereur. Retenons peut-être que le choix des termes pour désigner les pouvoir spirituel et temporel résume à lui-seul la formule de Gélase. Ce n’est pas seulement un artifice rhétorique. Il désigne à lui-seul la prééminence du pouvoir spirituel sur celui des princes.

Ainsi, les deux pouvoirs spirituel et temporel, qui régissent le monde, sont distincts. Ils sont représentés par l’Empereur et le Pape. Bien qu’ils soient distincts, ils doivent nécessairement collaborer et cette nécessaire collaboration ne doit pas aboutir à une mainmise de l’Empereur sur l’Église et ses chefs. Chacune des fonctions est dépendant de l’autre, l‘une par besoin, l’autre par usage. Dans leur dépendance même, il y a bien une inégalité. Le pouvoir spirituel l’emporte sur le pouvoir temporel. « Sous une apparence d’équilibre, la tonalité générale du passage est donc bien de traduire le refus, maintes fois et depuis longtemps exprimé par d’autres (Ossius de Cordoue, Ambroise de Milan en Occident, Jean Chrysostome en Orient), d’une vision unitaire d’un empereur revêtant dans toute sa plénitude l’image du Christ prêtre et roi, seul chargé de la direction du monde et par conséquent de l’Église, de son épiscopat et des choses de la religion. »[25]

Le monde est donc dirigé dans la complémentarité entre deux pouvoirs. La direction est partagée entre l’« auctoritas sacrata » du Pape et la « potestas » de l’Empereur, la première ayant une supériorité d’influence sur la seconde. La formule de Gélase ne présente pas de nouveauté. Elle est une reprise de ce que défend et enseigne l’Église depuis plus d’un siècle.

Conclusion

Depuis le IVe siècle, la nouvelle situation de l’Église dans l’Empire devenu chrétien oblige de plus en plus les Papes et les évêques à rappeler les principes qui doivent régir les relations entre les pouvoirs spirituel et temporel. Les prétentions impériales et les différents abus nécessitent en effet une plus grande attention de la part des autorités religieuses. L’Empereur a en effet tendance à vouloir diriger l’Église, y compris dans le domaine de la foi, la cloisonnant dans un rôle de piété. Certes, il est conscient que l’unité de l’Empire dépend de celle de l’Église, mais il finit par croire que l’Empire et l’Église, c’est une même et unique chose. Ainsi intervienne-t-il pour maintenir cette unité, parfois conseillé par des hommes d’Église intrigants. Devant ce danger, les Papes affirment nettement la distinction des deux pouvoirs, chacun autonome dans sa sphère de responsabilité. Ils défendent ainsi la liberté de l’Église dans son domaine propre.

Néanmoins, autonomie n’est pas indépendance. Il y a nécessairement des relations entre les deux pouvoirs pour que chacun mène ses tâches dans les meilleures conditions. Or dans ces relations, l’un prime sur l’autre. L’autorité religieuse prédomine sur les pouvoirs temporels. L’Empereur étant lui-même chrétien, il doit en outre se soumettre à l’Église comme tout chrétien. Il doit enfin la soutenir et l’aider.

Ainsi, dans l’Empire romain chrétien, les Papes et des évêques défendent les mêmes principes que leurs prédécesseurs ont enseignés aux Empereurs païens. Cependant, contrairement à leurs aînés, en raison de la christianisation de l’Empire et de la conversion de l’Empereur, ils sont dans l’obligation de rappeler aux Empereurs leurs devoirs de chrétien et les limites de leur autorité. Ils insistent alors plus fermement sur la primauté de l’autorité spirituelle sur le pouvoir temporel, primauté qui s’avère plus pertinente dans un État chrétien.


Notes et références
[1] Voir Émeraude, articles Le Donatisme, un peu d'histoire, Le Donatisme : premières réfutations, et Le Donatisme : la victoire de l'Église, septembre 2013.
[2] Voir Émeraude, articles L'Arianisme et le Symbole de Nicée : les exigences de la foi, 1 et 2/2, août 2014.
[3] Les deux discours sont réunis par Eusèbe dans un ouvrage intitulé Triakontaétérikos logos que la tradition latine désigne comme De laudibus Constantini, traduit par Louanges de Constantin. Discours faits à l’occasion de l’anniversaire des trente ans de règne de l’Empereur, en 353-356.
[4] Eusèbe de Césarée, Vita Constantinii, II.
[5] Eusèbe de Césarée, Vita Constantinii, V.
[6] Eusèbe de Césarée, Vita Constantinii, VII.
[7] Eusèbe de Césarée, Vita Constantinii, V.
[8] Eusèbe de Césarée, Vita Constantinii, II.
[9] Voir Eusèbe de Césarée, Vita Constantinii, IV, 24.
[10] Voir Brigitte Basdevant-Gaudemet, Église et autorités : études d’histoire du droit canonique médiéval, I, A, II, B, Université de Limoges, Cahier de l’Institut d’Anthropologie Juridique n°14, Faculté de Droit et des Sciences économiques, Pulim, 2006.
[11] Bardy Gustave, La politique religieuse de Constantin après le Concile de Nicée dans Revue des Sciences religieuses, tome 8, fascicule 4, 1928, www.persee.fr.
[12] Eusèbe de Césarée, Vita Constantinii, IV.
[13] Code Justinien, I, 1, dans Dictionnaire de l’Histoire du Christianisme, article Césaropapisme, 2, Michel Meslin, Albin Michel.
[14] En tête des lois Novelle 105, lois promulguées par Justinien dans Dictionnaire de l’Histoire du Christianisme, article Césaropapisme, 4.
[15] Ossius, évêque de Cordoue, lettre à Constance II, Dictionnaire historique ou histoire abrégée des hommes qui se sont fait un nom par le génie, les talents, les vertus, les erreurs, depuis le commencement du monde jusqu’à nos jours, volume 8, François Xavier de Feller, 1823. L’extrait est aussi accessible dans Église et autorités : études d’histoire du droit canonique médiéval, Brigitte Basdevant-Gaudemet, I, A, II, B.
[16] Saint Ambroise, Sermon contre Auxentium.
[17] Voir lettre Ag augustae memoria de Symmaque à Anastase Ier, entre 506 et 512, 8, Denz. 362
[18] Voir lettre Quoniam pietas de Félix II à l’empereur Zénon, 1er août 484, Denz. 345.
[19] Gélase Ier, Traité IV, c.11.
[20] Gélase, Lettre (494), dans Dictionnaire de l’Histoire du Christianisme, article Césaropapisme, 3.
[21] Gélase, Lettre Famuli vestrae pietatis à l’empereur Anastase Ier, 2, 494, Denz. 347.
[22] Gélase, Lettre Famuli vestrae pietatis à l’empereur Anastase Ier, 2, 494, Denz. 347.
[23] Gélase, Lettre Famuli vestrae pietatis à l’empereur Anastase Ier, 2, 494, Denz. 347.
[24] En analysant ses lettres, l’historien Yves Sassier, Université Paris IV-Sorbonne, constate que Gélase attribue le terme d’« auctoritas » à des autorités religieuses, la papauté le plus souvent ou des textes canoniques, alors que le terme de « potestas » est un peu plus partagé. Il concerne aussi bien les puissances temporelles que les autorités ecclésiastiques. Voir Auctoritas pontificum et potestas regia : faut-il tenir pour négligeable l’influence de la doctrine gélasienne aux temps carolingiens ?, extrait de Le Pouvoir aux Moyen-âge, Presses universitaires de Provence, 2007, books.openedition.org
[25] Yves Sassier, Auctoritas pontificum et potestas regia : faut-il tenir pour négligeable l’influence de la doctrine gélasienne aux temps carolingiens ?

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