Constantin guidant le Pape Saint Sylvestre |
Dès
le début du christianisme, deux principes ont fondé l’attitude de l’Église et
des Chrétiens à l’égard des pouvoirs temporels. Fidèles à l’enseignement de Notre
Seigneur Jésus-Christ et des Apôtres, ils ont distingué les pouvoirs spirituel
et temporel tout en donnant au premier une primauté sur le second. « Donnez à César ce qui est à César, et à Dieu
ce qui est à Dieu. » Voyant en toute autorité la main de Dieu, ils se
défendent d’être des fidèles et respectueux serviteurs de l’État, même lorsque
celui-ci les persécute pour leur foi. Au cours des persécutions des premiers siècles, ces
principes ne sont pas de vains mots. Ils ont conduit à de terribles
souffrances, à des cas de conscience terribles, à des angoisses incroyables. Ces principes paraissent
pertinents en un temps où l’Empereur veut disposer de tous les pouvoirs. Que deviennent-ils lorsque l’État ne s’oppose plus à l’Église et
se convertit au christianisme, quand l’Empereur est favorable à la religion
chrétienne ?
En
313, la situation a en effet changé radicalement. Après plus de deux siècles de
persécution, l’Église triomphe. Par l’édit de Milan, l’Empereur reconnaît la
religion chrétienne et lui donne une pleine liberté. L’Église acquière même une
situation privilégiée au sein de l’Empire. Des lois sont fortement inspirées de
la morale et de la doctrine chrétienne. Puis en 380, par l’édit de
Thessalonique, l’empereur Théodose définit la religion chrétienne comme la
seule religion de l’Empire. Les Chrétiens sont
donc dans une situation radicalement différente de celle que leurs aînés ont
connue. Ils deviennent majoritaires et occupent de hautes fonctions publiques. Les
principes que Notre Seigneur Jésus-Christ et les Apôtres ont enseignés vont-ils
aussi évoluer ?
La
situation nouvelle de l’Église
Concile de Nicée |
Jusqu’alors
persécutée, voire tolérée, l’Église est au IVe siècle reconnue officiellement
dans son droit à l’existence, à la propriété et à la liberté de l'exercice
public de son culte. Les fidèles exercent librement leur foi, et les
communautés chrétiennes récupèrent les biens qui leur ont été
spoliés. Les privilèges dont jouissent les temples païens sont étendus à
l’Église. Ainsi, comme les prêtres païens, les clercs sont exempts d’impôts,
les évêques disposent d’une juridiction sur les causes du droit civil, même
lorsque l’une des parties est païenne. Puis, le dimanche devient jour férié.
Progressivement, l’Église occupe une position prédominante. En 380, elle
devient seule religion reconnue de l’Empire.
Mais
en même temps, comme les Empereurs qui l’ont précédé, Constantin demeure le
pontife suprême, « pontifex maximus »,
c’est-à-dire maître de la religion romaine. Il nomme et révoque les prêtres
païens, veille à la discipline religieuse et sanctionne, préside à des
cérémonies religieuses. Le pouvoir religieux est toujours entre ces mains.
Lorsque la religion chrétienne devient libre, l’Empereur ne sera-t-il pas tenté
d’exercer son pouvoir dans l’Église ?
Alors
que se définissent de nouvelles relations entre l’Église et l’Empire, deux
affaires obligent l’Empereur à intervenir dans les affaires
ecclésiastiques : le donatisme[1] en
Afrique et surtout l’arianisme[2]. C’est
lui qui convoque les évêques dans des conciles. C’est encore lui qui sanctionne ceux qui refusent de se soumettre à leurs décisions. Ainsi finit-il par se considérer comme l’« évêque du dehors ». Certes, il
n’intervient pas dans les débats, mais sa présence est partout sensible. Car
selon sa conception, l’unité et la paix de l’Empire sont intimement liées à
celles de l’Église. Deux faces d’une même réalité…
L’Empereur,
évêque du dehors
Eusèbe de Césarée |
De
nombreux évêques ont réconforté l’Empereur dans ses convictions. Eusèbe
(263-339), évêque de Césarée, est sans-doute le plus célèbre d’entre eux. Il
prononce deux discours[3] devant
l’Empereur et la cour. Dans l’un d’entre eux, il rappelle que le souverain
reçoit de Dieu son pouvoir pour gouverner son État « comme Dieu gouverne le monde ». Les expressions pour le désigner
sont éloquentes. Il est une « participation
de l’autorité divine », « l’Interprète
du Verbe. » [4]
ou encore « l’image de l’autorité
absolue avec laquelle Dieu gouverne l’univers » [5]. Le
terme d’image est souvent repris. Il « demeure
seul comme sa fidèle image » [6]. Il est
donc plus qu’un représentant de Dieu ici-bas. Enfin, Dieu récompense ses
vertus, vertus de justice, de piété et de toutes celles qui conviennent à un
prince. « Il le couronne de
prospérité et de gloire. Il prolonge la durée de son règne »[7].
Son
rôle consister à « exterminer l’erreur, assembler les personnes
de piété dans les Églises et prendre tout le soin possible pour sauver le
vaisseau, de conduite duquel il est chargé. » [8] Il est
l’instrument de Dieu pour répandre et défendre la foi. Il « rappelle toutes les nations à sa
connaissance, et leur annonce à haute voix la vérité ». Il est bien difficile
de distinguer les pouvoirs spirituel et temporel tant ils sont confondus dans
la personne de l’Empereur. Il est représenté comme le responsable de la foi de
ses sujets ou encore le guide et l’éducateur de leur salut. Il considère
naturellement toutes les questions religieuses comme relevant directement de
ses responsabilités. Ainsi intervient-il dans des querelles disciplinaires ou
théologiques.
Pourtant,
dans sa Vie de Constantin[9],
Eusèbe semblerait distinguer les deux pouvoirs. Il présente en effet Constantin
comme se qualifiant d’« évêque du
dehors ». Selon certains commentateurs[10], il
s’estimerait évêque pour les choses « extérieures »,
les choses « intérieures »
relevant des évêques. Ou ce titre ne signifierait-il pas que rien ne peut se
faire dans l’Église sans son ordre ou sans sa permission ? Car Constantin
n’hésite pas « à convoquer des
synodes, à y assister ou à s’y faire représenter, donner des mandats impératifs
aux évêques, et finalement se réserver l’application des sentences en y
ajoutant l’ordre de bannissement. »[11] Le
titre le désigne donc plutôt comme le protecteur de l’Église, celui qui veille
sur elle, pour « maintenir le bon
ordre, pour protéger les lois de l’Église », puisque les évêques n’ont
pour fonction que d’« annoncer
l’Évangile, célébrer les offices, pour porter des lois concernant la discipline
ecclésiastique »[12], nous dit aussi Eusèbe. Mais Constantin ne
s’arroge-t-il pas des droits qui empiètent le domaine de l’Église ?
La
confusion des pouvoirs
Saint Ambroise convertissant Théodose |
Depuis
Constantin, les prétentions de l’Empereur n’ont pas cessé de croître à l’égard
de son rôle dans l’Église et dans la religion chrétienne. Leur
première préoccupation est de maintenir l’unité religieuse de l’Empire, parfois
en imposant ce qu’il faut croire. "Ce que je veux doit être la règle de
l’Église", dira l’empereur Constance II. En mai 359, il définit la foi
officielle de ses sujets afin de résoudre les problèmes dogmatiques concernant
la Sainte Trinité. Il intervient dans la crise arienne, cherchant à imposer
l’arianisme à l’Église. Il convoque des conciles et fait déposer des évêques
adversaires à la nouvelle foi. Toute atteinte à la foi que définit l’Empereur
est alors considéré comme une lèse-majesté. L’Empereur est ainsi responsable de
la vie religieuse de la cité.
En
prenant un rôle de plus en plus grand au sein de l’État, dans l’administration
et en particulier auprès de l’Empereur, les hommes d’Église contribuent aussi à
renforcer la confusion entre les pouvoirs spirituel et temporel. Certains
évêques n’hésiteront pas à intriguer auprès de l’Empereur pour faire imposer
leurs doctrines ou pour briguer un siège important. Lorsque celui-ci se trouve
faible, sans consistance, ce sont ces groupes d’intrigants qui mènent alors les
affaires de l’Empire au nom de la religion.
Plus
tard, en 380, dans son édit reconnaissant la religion chrétienne comme seule
religion de l’Empire, Théodose déclare que ceux qui « refuseront de s’y soumettre devront s’attendre à être l’objet de la
vengeance divine mais aussi à être châtiés par nous selon la décision que le
Ciel nous a inspirée »[13]. Cette
déclaration est révélatrice de la conception qu’il se fait de son autorité. Convaincus
de plus en plus que ses décisions sont divines, l’Empereur intervient de plus
en plus dans les affaires religieuses de l’Église, imposant même les
professions de foi lors des disputes théologiques. L’Empereur se croit ainsi
directement inspiré par Dieu. Bientôt, il se considérera comme le vicaire de
Dieu sur la terre.
À
partir de Justinien, l’Empereur se considère comme étant « envoyé aux hommes par Dieu pour être la Loi
vivante »[14]. Par
conséquent, se croyant naturellement guidé par le Saint Esprit, il réduit le
rôle de l’Église à celui d’intercession et de prières pour la grandeur du règne
et le bien de l’État. Il juge les doctrines, dépose les Papes et l’emprisonne
si cela s’avère nécessaire, convoque les évêques en concile pour ratifier ses décisions.
L’Église est entièrement soumise à l’État, la confinant dans son rôle de piété.
Affirmation
de la distinction des pouvoirs et de la supériorité du pouvoir spirituel
Ossius de Cordoue |
Tous
les évêques n’ont pas suivi l’exemple d’Eusèbe de Césarée. Des évêques se sont
en effet opposés à la volonté impériale d’unir les pouvoirs temporels et
religieux dans leurs mains. Face aux prétentions de Constance II (337-361) et à
ses interventions abusives dans l’Église, Ossius, évêque de Cordoue, défend
fermement la liberté de l’Église.
Confesseur
de la foi sous l’empereur Maximien, Ossius de Cordoue est le conseiller de
Constantin et envoyé du Pape Sylvestre au Concile de Nicée (325). Conscients
des abus de pouvoir, il intervient au Concile de Sardique (343) pour s’opposer
à la politique de Constance II. En réponse aux menaces de l’Empereur, il
n’hésite pas à lui écrire une lettre claire et nette. « Ne vous mêlez pas des affaires ecclésiastiques,
ne commandez point sur ces matières, mais apprenez plutôt de nous ce que vous
devez savoir. Dieu vous a confié l’empire, et à ce nous ce qui regarde
l’Église. Comme celui qui entreprend sur votre gouvernement, viole la loi
divine ; craignez aussi à votre tour, qu’en vous arrogeant la connaissance
des affaires de l’Église, vous ne vous rendiez coupable d’un grand crime. »[15] Ainsi,
conclue-t-il, « il ne nous est pas
permis d’usurper l’empire de la terre, ni à vous, Seigneur, de vous attribuer aucun
pouvoir sur les choses saintes. » Il affirme ainsi nettement
l’autonomie des pouvoirs dans leur sphère de compétence.
Ambroise refusant à Théodose l'entrée de l'église |
« L’Empereur est dans l’Église, mais non
au-dessus ; il doit chercher à l’aider mais non à la combattre »[16]. Saint
Ambroise, évêque de Milan, rappelle à l’Empereur qu’il n’est pas exempt des
devoirs religieux auxquels il est soumis comme tout chrétien. L’Empereur n’est
pas au-dessus des lois religieuses. Le massacre de Thessalonique n’est pas
acceptable. C’est un crime. Saint Ambroise lui demande d’expier ce péché et de
faire pénitence comme tout fidèle. Il montre aussi que l’Empereur doit aussi
soutenir l’Église dans ses missions. Au début du VIe siècle, le Pape Symmaque
rappelle à l’empereur Anastase Ier qu’il est aussi un homme et qu’il sera
examiné au jugement de Dieu[17].
Ce
discours est aussi tenu par le Pape Saint Léon le Grand. Constatant
l’intervention de plus en plus grande de l’Empereur dans les affaires de
l’Église, le Pape lui rappelle qu’il appartient aux seuls évêques d’interpréter
la Révélation divine et que l’Empereur doit se montrer obéissant en matière
religieuse. Face à Zénon qui impose une nouvelle orthodoxie, le Pape Félix II
défend la liberté de l’Église[18]. À
l’empereur Anastase, le Pape Gélase réaffirme de nouveau que l’Empereur n’est
qu’un fils de l’Église comme tout chrétien et ne peut prévaloir les mêmes pouvoirs
que ceux de l’évêque. En clair, si le pouvoir temporel doit apporter son
soutien au pouvoir religieux, il reste néanmoins soumis à ce dernier dans
toutes les matières de foi, chacun des deux ordres demeurant compétents en son
domaine propre.
La
formulation du Pape Gélase Ier, pape entre 492 et 496
Le
Pape Gélase adresse une lettre à l’empereur Anastase, en 494, pour contester les
prétentions de l’Empereur et ses interventions dans les questions de dogmes
lors de la querelle iconoclaste. Cette lettre est très importante pour notre
sujet. Elle est reconnue comme étant la première déclaration officielle de
l’Église sur les rapports qui doivent régir les pouvoirs spirituel et temporel.
Le Pape Gélase
réaffirme l’existence et la distinction de deux pouvoirs : le pouvoir spirituel
et le pouvoir temporel. « Il y a
deux principes par lesquels ce monde est régi principalement : l’autorité
sacrée des pontifes et le pouvoir royal » Notre Seigneur
Jésus-Christ « a distingué la tâche
de chacun des deux pouvoirs par des actions propres et des titres distincts »[19]: aux
rois, les choses temporelles, l’ordre public, aux évêques et spécialement au
Pape, les choses divines, l’ordre de la religion, le jugement en matière de
foi. Il affirme alors leur autonomie dans leur domaine propre tout en insistant
ensuite sur leur complémentarité. En effet, « le Christ a distingué les offices de chacun des deux pouvoirs par des
actions propres […] de telle sorte que les empereurs chrétiens aient besoin des
pontifes pour la vie éternelle et que les pontifes se servent des dispositions
impériales pour ce qui concerne le cours des choses temporelles […]. Et pour
cette raison, que celui qui milite pour Dieu ne s’implique nullement dans les
affaires séculières et réciproquement, que celui qui est impliqué dans les
affaires séculières n’apparaisse pas présider aux choses divines. »[20] Les
deux pouvoirs sont donc autonome dans leur domaine de compétence mais aussi dépendants.
Cependant, comme le soulignent le choix des verbes employés, dans cette double
dépendance, le Pape Gélase note une inégalité. L’Empereur a besoin du pouvoir spirituel
quand le Pape utilise le pouvoir temporel. L’un est un besoin, l’autre un usage.
Certes, le Pape Gélase rappelle à l’Empereur que la dignité impériale le place au-dessus de
tous les autres hommes et n’oublie pas que l’Empire lui a été donné par Dieu,
mais il insiste également sur la prééminence de l’autorité spirituelle sur le
pouvoir royal ou impérial par l’objet de leur pouvoir. « Il y a deux principes par lesquels ce monde
est régi principalement : l’autorité sacrée des pontifes et le pouvoir
royal ; et parmi les deux la charge des prêtres est d’autant plus lourde
qu’ils doivent rendre compte devant la justice divine de celui-là mêmes qui
sont les rois. »[21] Il
établit donc une hiérarchie.
L’Église
revendique en effet le droit pour ses chefs d’agir sur les consciences des
princes, de guider, d’orienter, de surveiller leurs actions au même titre que
les prophètes sous l’ancienne Loi surveillaient les rois du royaume de David,
de les admonester et de brandir la sanction canonique lorsque, dans l’exercice
de sa puissance, l’Empereur n’agit pas selon l’ordre religieux. Ainsi Saint
Ambroise intervient pour condamner l’Empereur, auteur du massacre de
Thessalonique, au nom de Dieu.
La
responsabilité que mentionne le Pape Gélase indique surtout que l’Empereur doit
s’incliner avec dévotion, comme tout chrétien, devant ceux qui sont
responsables des choses divines et notamment du salut. Il rappelle en effet à
l’Empereur ses devoirs à l’égard de l’Église. « Tu incline […] par un devoir
religieux, ta tête devant ceux qui sont chargés des choses divines et tu
attends d’eux les moyens de te sauver ; et pour recevoir les célestes
mystères et les dispenser comme il convient, tu dois, tu le sais aussi, selon
la règle de la religion, te soumettre plutôt que diriger. »[22] Ainsi,
comme il est dans l’Église, il doit se soumettre comme tout chrétien lorsqu’il
s’agit de la religion et de son salut. « En tout cela tu dépends de leur jugement, et tu ne dois pas vouloir les
réduire à ta volonté. » [23]
« Auctoritas pontificum » et
« potestas regia»
Remarquons
dans la formule du Pape Gélase que le pouvoir spirituel est désigné sous le terme
« auctoritas » quand le
pouvoir temporel, royal ou impérial, n’est qu’une « potestas ». L’utilisation de deux termes différents pour
désigner les deux pouvoirs a fait l’objet de nombreuses discussions comme
l’attestent de nombreux commentaires que nous avons pu lire. Pour certains
experts, ces deux mots sont interchangeables au temps de Gélase. Pour d’autres,
chaque terme désigne un type de pouvoir bien précise. Le terme « auctoritas » renvoie au Sénat et
signifie une prérogative d’influence en raison de son seul prestige. Pour
l’Empereur Auguste, par son « auctoritas »,
il l’emporte sur tous. Le terme « potestas »
est attaché au temps de la République romaine à la plénitude des pouvoirs des
plus hauts magistrats, un pouvoir d’ordonner, de juger, de contraindre, bref de
diriger selon leurs compétences. La « potestas »
exprime ainsi la force directement agissante.
Au
temps de Gélase, le Pape est reconnu comme une « auctoritas » dans le domaine spirituel comme le reconnaît une
constitution de 445. Toute évêque est alors tenue de la respecter. Si un évêque
est appelé par le Pape et négligerait de venir comparaître devant lui, le Pape
peut demander l’intervention du gouverneur impérial de sa province pour le
contraindre à venir à Rome. Ainsi, l’Empereur reconnaît que l’« auctoritas » pontificale peut
faire agir les fonctionnaires de l’Empire romain dans un domaine touchant au
spirituel[24].
Le terme d’« auctoritas »
traduirait ainsi avant tout la primauté spirituelle du Pape sur l’Empereur. Retenons
peut-être que le choix des termes pour désigner les pouvoir spirituel et
temporel résume à lui-seul la formule de Gélase. Ce n’est pas seulement un
artifice rhétorique. Il désigne à lui-seul la prééminence du pouvoir spirituel
sur celui des princes.
Ainsi,
les deux pouvoirs spirituel et temporel, qui régissent le monde, sont
distincts. Ils sont représentés par l’Empereur et le Pape. Bien qu’ils soient
distincts, ils doivent nécessairement collaborer et cette nécessaire
collaboration ne doit pas aboutir à une mainmise de l’Empereur sur l’Église et
ses chefs. Chacune des fonctions est dépendant de l’autre, l‘une par besoin,
l’autre par usage. Dans leur dépendance même, il y a bien une inégalité. Le
pouvoir spirituel l’emporte sur le pouvoir temporel. « Sous une apparence d’équilibre, la tonalité générale du passage
est donc bien de traduire le refus, maintes fois et depuis longtemps exprimé
par d’autres (Ossius de Cordoue, Ambroise de Milan en Occident, Jean
Chrysostome en Orient), d’une vision unitaire d’un empereur revêtant dans toute
sa plénitude l’image du Christ prêtre et roi, seul chargé de la direction du
monde et par conséquent de l’Église, de son épiscopat et des choses de la
religion. »[25]
Le
monde est donc dirigé dans la complémentarité entre deux pouvoirs. La direction
est partagée entre l’« auctoritas
sacrata » du Pape et la « potestas »
de l’Empereur, la première ayant une supériorité d’influence sur la seconde. La
formule de Gélase ne présente pas de nouveauté. Elle est une reprise de ce que
défend et enseigne l’Église depuis plus d’un siècle.
Conclusion
Depuis
le IVe siècle, la nouvelle situation de l’Église dans l’Empire devenu chrétien
oblige de plus en plus les Papes et les évêques à rappeler les principes qui
doivent régir les relations entre les pouvoirs spirituel et temporel. Les
prétentions impériales et les différents abus nécessitent en effet une plus
grande attention de la part des autorités religieuses. L’Empereur a en effet
tendance à vouloir diriger l’Église, y compris dans le domaine de la foi, la
cloisonnant dans un rôle de piété. Certes, il est conscient que l’unité de
l’Empire dépend de celle de l’Église, mais il finit par croire que l’Empire et
l’Église, c’est une même et unique chose. Ainsi intervienne-t-il pour maintenir
cette unité, parfois conseillé par des hommes d’Église intrigants. Devant ce
danger, les Papes affirment nettement la distinction des deux pouvoirs, chacun
autonome dans sa sphère de responsabilité. Ils défendent ainsi la liberté de
l’Église dans son domaine propre.
Néanmoins, autonomie n’est pas indépendance. Il y a nécessairement des relations
entre les deux pouvoirs pour que chacun mène ses tâches dans les meilleures
conditions. Or dans ces relations, l’un prime sur l’autre. L’autorité
religieuse prédomine sur les pouvoirs temporels. L’Empereur étant lui-même
chrétien, il doit en outre se soumettre à l’Église comme tout chrétien. Il doit
enfin la soutenir et l’aider.
Ainsi,
dans l’Empire romain chrétien, les Papes et des évêques défendent les mêmes
principes que leurs prédécesseurs ont enseignés aux Empereurs païens.
Cependant, contrairement à leurs aînés, en raison de la christianisation de
l’Empire et de la conversion de l’Empereur, ils sont dans l’obligation de
rappeler aux Empereurs leurs devoirs de chrétien et les limites de leur
autorité. Ils insistent alors plus fermement sur la primauté de l’autorité
spirituelle sur le pouvoir temporel, primauté qui s’avère plus pertinente dans
un État chrétien.
Notes et références
[1] Voir Émeraude, articles Le Donatisme, un peu d'histoire, Le Donatisme : premières réfutations, et Le Donatisme : la victoire de l'Église, septembre 2013.
[2] Voir Émeraude, articles L'Arianisme et le Symbole de Nicée : les exigences de la foi, 1 et 2/2, août 2014.
[3] Les deux discours
sont réunis par Eusèbe dans un ouvrage intitulé Triakontaétérikos logos que la tradition latine désigne comme De
laudibus Constantini, traduit par Louanges de Constantin. Discours faits à
l’occasion de l’anniversaire des trente ans de règne de l’Empereur, en 353-356.
[4] Eusèbe de Césarée, Vita
Constantinii, II.
[5] Eusèbe de Césarée, Vita
Constantinii, V.
[6] Eusèbe de Césarée, Vita
Constantinii, VII.
[7] Eusèbe de Césarée, Vita
Constantinii, V.
[8] Eusèbe de Césarée, Vita
Constantinii, II.
[9] Voir Eusèbe de
Césarée, Vita Constantinii, IV, 24.
[10] Voir Brigitte
Basdevant-Gaudemet, Église et autorités : études d’histoire du droit canonique
médiéval, I, A, II, B, Université de Limoges, Cahier de l’Institut
d’Anthropologie Juridique n°14, Faculté de Droit et des Sciences
économiques, Pulim, 2006.
[11] Bardy Gustave, La
politique religieuse de Constantin après le Concile de Nicée dans Revue
des Sciences religieuses, tome 8, fascicule 4, 1928, www.persee.fr.
[12] Eusèbe de Césarée, Vita
Constantinii, IV.
[13] Code Justinien, I, 1,
dans Dictionnaire
de l’Histoire du Christianisme, article Césaropapisme, 2, Michel
Meslin, Albin Michel.
[14] En tête des lois Novelle
105, lois promulguées par Justinien dans Dictionnaire de l’Histoire du Christianisme,
article Césaropapisme, 4.
[15] Ossius, évêque de
Cordoue, lettre à Constance II, Dictionnaire historique ou histoire abrégée
des hommes qui se sont fait un nom par le génie, les talents, les vertus, les
erreurs, depuis le commencement du monde jusqu’à nos jours, volume 8,
François Xavier de Feller, 1823. L’extrait est aussi accessible dans Église
et autorités : études d’histoire du droit canonique médiéval,
Brigitte Basdevant-Gaudemet, I, A, II, B.
[16] Saint Ambroise, Sermon
contre Auxentium.
[17] Voir lettre Ag
augustae memoria de Symmaque à Anastase Ier, entre 506 et 512, 8, Denz.
362
[18] Voir lettre Quoniam pietas de Félix II à l’empereur
Zénon, 1er août 484, Denz. 345.
[19] Gélase Ier, Traité
IV, c.11.
[20] Gélase, Lettre (494),
dans
Dictionnaire de l’Histoire du Christianisme, article Césaropapisme,
3.
[21] Gélase, Lettre Famuli
vestrae pietatis à l’empereur Anastase Ier, 2, 494, Denz. 347.
[22] Gélase, Lettre Famuli
vestrae pietatis à l’empereur Anastase Ier, 2, 494, Denz. 347.
[23] Gélase, Lettre Famuli
vestrae pietatis à l’empereur Anastase Ier, 2, 494, Denz. 347.
[24] En analysant ses
lettres, l’historien Yves Sassier, Université Paris IV-Sorbonne, constate que
Gélase attribue le terme d’« auctoritas »
à des autorités religieuses, la papauté le plus souvent ou des textes canoniques,
alors que le terme de « potestas »
est un peu plus partagé. Il concerne aussi bien les puissances temporelles que
les autorités ecclésiastiques. Voir Auctoritas pontificum et potestas
regia : faut-il tenir pour négligeable l’influence de la doctrine
gélasienne aux temps carolingiens ?, extrait de Le
Pouvoir aux Moyen-âge, Presses universitaires de Provence, 2007, books.openedition.org
[25] Yves Sassier, Auctoritas
pontificum et potestas regia : faut-il tenir pour négligeable l’influence
de la doctrine gélasienne aux temps carolingiens ?
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