" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


vendredi 31 juillet 2020

La morale chrétienne et la crise environnementale

La morale contemporaine ne peut guère résoudre la crise environnementale dans laquelle l’homme se débat depuis plus d’un demi-siècle. Les beaux discours, les plans successifs, les nombreuses conférences ne semblent guère faire évoluer la situation de manière probante. Des solutions techniques sont certes déployées pour réduire la pollution avec l’aide précieuse des États mais elles ne font que reporter le problème, voire l’aggraver. De belles initiatives locales, ingénieuses et émouvantes, cherchent à faire évoluer les habitudes mais elles se montrent bien impuissantes devant la gravité des dangers. Plus vifs et impatients, sans-doute plus conscients de la catastrophe qui arrive, les plus jeunes, donc les plus intéressés, manifestent leur colère dans la rue. Devant la menace qui grandit, imperturbable, tout cela paraît bien illusoire. L’homme est bien faible et misérable devant la nature et les lois qui la dirigent. Il apprend à ses dépens qu’à force de s’en moquer, il met sa vie en danger.

Mais en même temps, dans l’indifférence de nos contemporains, des hommes continuent à jouer les apprentis-sorciers avec les lois de la nature, les traitant comme s’ils en étaient les maîtres, sûrs de leurs pouvoirs. Ils manipulent les gènes et les embryons, étendent leurs explorations dans les coins encore indemnes pour assouvir leur faim insatiable, poursuivent les gaspillages les plus insensés et élèvent des montagnes de déchets, numérisent encore plus son environnement, avalant ainsi davantage les ressources d’une terre déjà bien épuisée. Une telle contradiction révèle clairement la cause du drame.

La morale contemporaine, dite autonome ou laïque,  qui s’est développée et imposée depuis plus d’un siècle dans la société moderne ne peut résoudre cette situation comme elle a été incapable de l’éviter. Elle en est même la cause. Souvenons-nous en effet d’où elle vient. Depuis plus d’un siècle, elle s’est développée au détriment d’une autre, la morale chrétienne, au point de la substituer et de régir désormais la société moderne. La situation dans laquelle nous débattons soulève alors une question. La morale chrétienne aurait-elle pu éviter la situation dans laquelle nous vivons ?

Des bien-pensants lèveront sans-doute la voix pour rappeler avec force et conviction les bienfaits qu’a procurés la société moderne et ils énuméreront sans difficulté tout le progrès apporté par la morale autonome contre les maux du temps passé, accusant la religion d’en être à son tour la responsable. Mais, la situation a changé. Quand la morale autonome méprisait la morale chrétienne et l’accablait de toutes sortes de fautes et de crimes, elle agissait comme un jeune imprudent qui critique sans concession les fautes passées d’un vieil homme. Avant même de vivre en homme responsable, l’adolescent naïf croit déjà faire mieux que son grand aîné. Aujourd’hui, ce jeune vantard et méprisant a grandi et assumé des responsabilités. Il est temps de le juger sur des faits. Et ceux-ci sont incontestables. Car depuis plus d’un siècle, c’est bien la morale autonome qui commande les comportements et les esprits

La morale chrétienne : le Décalogue, les béatitudes et la Croix

Lorsque la morale chrétienne est évoquée, nos contemporains pensent peut-être d’abord aux tables de la Loi sur lesquels sont frappés les dix commandements que Dieu a donnés à Moïse, c’est-à-dire à un ensemble d’interdits et d’obligations qui encadrent les comportements des chrétiens comme un code pénal, nous écartant du péché et nous évitant ainsi l’enfer. Si ces règles demeurent toujours valables et nous obligent, la morale chrétienne ne se résume pas à ces commandements. Certes, elles  nous indiquent les chemins à ne pas prendre et les fautes à ne pas commettre, ce qui est très profitable dans les moments d’incertitude, de doute et de faiblesse, mais la morale chrétienne nous montre surtout la voie à suivre, les vertus à suivre, le modèle à imiter, c’est-à-dire Notre Seigneur Jésus-Christ.

Le « sermon de la montagne », qui comprend notamment les célèbres béatitudes, définit un enseignement moral positif qui dépasse amplement tout code et toute autre morale. Notre Seigneur Jésus-Christ nous éclaire sur les vertus à pratiquer et à cultiver. Et si ses paroles ne suffisent pas, sa vie illustre de manière admirable les exigences morales qui doivent être les nôtres.

Ce discours admirable est surprenant par sa clarté et sa simplicité. Pourtant, il ne suffit pas encore à décrire ce qu’est la morale chrétienne. Un signe encore bien plus simple et pourtant plus profond complète merveilleusement ce que nous avons pu dire. Il est par ailleurs étonnant qu’une si grande simplicité suffise pour exprimer un si haut enseignement. Ce signe est la Croix. Tendue vers le Ciel et attachée sur la terre, elle porte en fait deux vérités indissociables.

En premier lieu, la Croix porte la souffrance de Notre Seigneur Jésus-Christ et sa mort. Elle désigne le renoncement de Notre Seigneur Jésus-Christ, un renoncement qui a commencé depuis son incarnation jusqu’à son dernier souffle, un renoncement silencieux durant trente ans, qui a abouti aux supplices de la flagellation, au couronnement d’épines, à de terribles humiliations, à la lente et interminable chemin du Calvaire et enfin aux dernières douleurs sur l’arbre maudit. Il a renoncé à tout, y compris à se défendre, se laissant conduire comme un agneau. Innocent, Il l’était. Il n’a fait que du bien autour de lui, guérissant les malades, rendant la vue aux aveugles et ressuscitant les morts. Quand nous songeons à ses œuvres et ses paroles, son renoncement prend encore une dimension insupportable. La Croix fait alors peur, non parce que Notre Seigneur Jésus-Christ y est mort, mais parce qu’elle témoigne d’un renoncement extrême. Que dit-Il pour se justifier ? Que la volonté de son Père soit faite…

La Croix porte aussi une autre vérité. Sur l’arbre maudit, tout a été consommé. Trois jours après, le tombeau dans lequel a été déposé le corps de Notre Seigneur Jésus-Christ est désormais vide. Il est ressuscité ! Pendant quarante jours, Il se manifeste en effet à tous ses disciples, mangeant et buvant avec eux. L’arbre maudit devient alors l’arbre de bénédiction. Par sa passion et sa mort sur la Croix, Notre Seigneur Jésus-Christ a consommé l’œuvre de la Rédemption. Il est mort pour notre salut, et de la mort est née notre vie. Toutes les souffrances que Notre Seigneur Jésus-Christ a librement acceptées prennent alors tout leur sens. Le sang qui a tant coulé et devenu source de vie pour nous.

Ainsi, la Croix est « le divin témoignage d’amour »[1]. Elle incarne admirablement l’amour que Notre Seigneur Jésus-Christ porte à son Père et aux hommes.

Une morale portée par l’amour

Quand un docteur de la Loi Lui demande ce qu’il faut faire pour obtenir la vie éternelle, Notre Seigneur Jésus-Christ lui répond en citant la Sainte Écriture : il faut aimer Dieu et son prochain comme soi-même. Il donne la même réponse quand un second docteur de la Loi lui demande de résumer la Loi et les Prophètes[2]. Les béatitudes évangéliques sont aussi remplies de ces deux exigences[3]. Et comme nous venons de l’évoquer, la Croix témoigne concrètement de ce double amour. L’amour de Dieu et l’amour de notre prochain sont finalement les fondements de la morale chrétienne, fondamentalement indissociables.

Si  ces deux principes ne peuvent se dissocier sans se ruiner ou perdre tout leur sens, il y a toutefois un ordre. L’amour de Dieu demeure premier. Comme Dieu nous a aimés le premier, nous devons aussi L’aimer avant toute chose. Il est et demeure le premier commandement de Dieu. En outre, c’est parce que nous aimons Dieu de toutes nos forces, de toute notre âme que nous aimons notre prochain. Le regard est donc élevé vers Dieu pour ensuite se tourner vers l’homme. C’est alors que nous pourrons retourner vers le ciel.

Les béatitudes, l’esprit qui nous sauvera


 

Revenons sur les béatitudes évangéliques. Le « sermon sur la montagne » définit de manière très synthétique la morale chrétienne comme nous l’avons déjà évoqué[4]. La première béatitude porte sur la pauvreté d’esprit, c’est-à-dire le détachement des biens de ce monde sans orgueil ni vanité. Les pauvres d’esprit ne voient pas leur richesse dans les choses terrestres. Ils ne veulent ni capitaliser leur fortune, ni accumuler tout ce que le monde peut leur offrir. Ils refusent de voir dans cette quête le but de leur vie. Leur regard est ailleurs. Il est tourné vers Dieu, là réside leur véritable trésor. Le royaume des cieux peut alors leur appartenir. Ils n’attendent pas leur consolation dans ce que peuvent donner l’homme ou la nature. Ils se contentent finalement de tout car ils savent où se trouve leur véritable bonheur. « Bienheureux les pauvres d’esprit… »

Le bienheureux n’est donc pas un consommateur qui ne cherche qu’à satisfaire sa faim et sa soif au travers de choses bien vaines, qui n’apportent ni nourriture ni satisfaction. Il a soif et faim de la justice de Dieu. Il n’envie pas, ne convoite rien ici-bas. Il ne veut qu’une chose : la vie éternelle. Or celle-ci ne s’obtient pas par la satisfaction de nos appétits bien sensibles. Le bienheureux sait où réside la nourriture et l’eau vive qui apaiseront sa faim et sa soif. Comme il ne cesse de le proclamer dans sa prière, il n’espère qu’une chose : que la volonté de Dieu soit faite. Il se soumet à sa loi et à celle qu’Il a mise dans la nature. Car il sait qu’aimer, c’est d’abord se soumettre. « Bienheureux ceux qui ont soif et faim… »

Le bienheureux ne cherche pas non plus à jouir de la vie et à s’épuiser en plaisir. Il ne cherche pas non plus à duper ou à tromper, ne voyant que son intérêt au détriment des autres. Sa conscience est pure et droite. « Bienheureux ceux qui ont un cœur pur… »

Pourtant, le bienheureux ne se désintéresse ni du monde dans lequel il ne vit ni de son entourage. Par sa miséricorde, il tourne ses yeux vers celui qui éprouve la misère et n’hésite pas à s’y approcher pour porter les soins indispensables. Comme l’histoire le montre amplement, les chrétiens ont soulagé bien des peines et des malheurs, inventant, innovant pour réduire la misère tant physique qu’intellectuelle. C’est parce que leur regard sont tournés vers Dieu qu’ils se penchent vers les plus faibles à l’imitation de Notre Seigneur Jésus-Christ. « Bienheureux les miséricordieux… »

Le bienheureux n’est pas non pas plus insensible comme le philosophe stoïque ou le sage fermé du monde, impossible à émouvoir. Il sait pleurer ses fautes et demander pardon. Il sait ce qui est la tristesse et le dur poids des épreuves de la vie comme Notre Seigneur Jésus-Christ l’a montré devant Lazare mort. Il sait éprouver de la peine comme il sait consoler. « Bienheureux ceux qui pleurent… »

Le bienheureux cherche encore la paix autour de lui, calmant les discordes et faisant taire les divisions. La trêve de Dieu en est une illustration. Mais pour y arriver, doit-il aussi être en paix en lui-même. Il ne doit pas se laisser emporter par la colère sourde, aveugle et mauvaise conseillère, et si elle éclate, il cherchera à la maîtriser.  « Bienheureux les pacifiques… » « Bienheureux ceux qui sont doux … »

A-t-il peur de supporter le regard de l’autre ? Cherche-t-il à changer d’attitude de peur d’être méprisé, insulté, voire frappé ? Qu’importe s’il doit subir cette sorte de persécution pour demeurer fidèle à l’égard de Notre Seigneur Jésus-Christ ! Il refuse de suivre l’opinion qui, sans visage ni voix, pourrait l’égarer comme il refuse aussi de marcher derrière un aveugle qui l’éloignera de la lumière. « Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice… »

Les dix commandements, des obligations salutaires

Si ses vertus ne sont pas suffisamment fortes ou s’affaiblissent pour diverses raisons, le chrétien peut encore s’appuyer sur les dix commandements dont toute violation peut devenir un obstacle à sa vie éternelle. Certains rient sans-doute de la crainte salutaire qu’il peut éprouver en pensant aux châtiments célestes, mais eux-mêmes, ne veulent-ils pas agir pour la planète pour éviter les conséquences néfastes du dérèglement climatique ? La crainte en elle-même n’est pas une vaine chose si elle conduit à un bien et manifeste un amour droit et pur. Lorsqu’elle n’est pas servile, elle devient salutaire…

Or que disent les commandements ? Comme nous l’avons rappelé, toute la loi de Dieu se résume en deux préceptes : l’amour de Dieu et l’amour du prochain, y compris de nous-mêmes. Un bon père doit parfois imposer des règles à son fils comme lui-même en a reçu de son père. Il ne s’agit pas pour lui d’imposer sa volonté pour satisfaire sa vanité ou pour faire sentir sa domination mais de préserver son enfant des maux aux conséquences néfastes. Telle est la sagesse qui se transmet de génération en génération au sein de la famille. Le gendarme punit un conducteur imprudent non pour savourer un quelconque orgueil mais pour le protéger et protéger les autres. La soumission à des lois n’est pas non plus signe de faiblesse quand ses lois proviennent d’une autorité légitime qui œuvre pour le bien. Si Dieu est l’auteur des dix commandements, devons-nous hésiter à les suivre ?

L’œuvre divine, l’objet de notre amour

Revenons sur l’amour de Dieu que nous impose le premier commandement de Dieu. Ce n’est pas un vain mot. Si nous L’aimons réellement, de toutes nos forces, de toute âme, de toute notre volonté, alors nous aimons aussi ce qu’Il a créé, c’est-à-dire l’œuvre de la création. Notons donc que l’amour de Dieu n’est pas dissocié de notre foi en l’œuvre divine de la création.

Notre amour porte naturellement sur toutes les créatures qui peuplent le ciel, la terre et les eaux, sur le spectacle de la vie qui déploie tant de beauté et de richesses, sur tout l’Univers, de l’infiniment petit à l’infiniment grand, proche et lointain. Comment pouvons-nous ne pas aimer toutes ces œuvres dont chacune élève en nous émerveillement et admiration ? L’œuvre divine témoigne aussi la présence de Dieu. Dans chaque brin de vie, nous accédons à un mystère qui génère en nous louange et actions de grâces. Par la contemplation de ses créatures, notre regard s’élève ainsi vers Notre Créateur.

Nous n’aimons pas réellement Dieu si nous n’aimons pas ce qu’Il a fait et ce qui manifeste si clairement sa présence. Par conséquent, nous ne pouvons que respecter et soigner l’œuvre de la création.

L’homme, aimé pour Dieu



 

Si la Création est l’objet de tout notre amour, nous ne pouvons pas non plus ignorer l’homme, créé à son image et à sa ressemblance[5], le chef d’œuvre de son ouvrage. Ne nous trompons pas. Notre place dans l’œuvre divine n’est pas là pour satisfaire notre vanité. Bien au contraire. Objets de tant de privilèges en dépit de nos faiblesses et de notre misère, nous ne pouvons que louer notre Bienfaiteur et se montrer digne de la confiance qu’Il nous accorde sans aucune raison.

Et comme la Sainte Écriture nous l’apprend, Dieu nous a confié ce monde non à titre de maître mais d’intendant. Par conséquent, nous avons des responsabilités à l’égard de Dieu sur notre façon d’agir sur son œuvre. Nous aurons en effet des comptes à Lui rendre lorsque viendra l’heure du jugement.

L’amour de Dieu ne s’arrête pas là. Il nous est pourtant suffisamment accessible pour remplir notre âme d’un amour sans limite. Mais le passé de l’homme montre qu’il en est bien incapable. Il oublie rapidement d’où il vient pour vivre comme s’il était dieu lui-même. Depuis le péché originel, notre histoire n’est en effet qu’une litanie de désolation et de malheurs. Même le peuple qu’Il a choisi s’est montré bien peu fidèle. Pourtant, son amour a dépassé toute notre misère. Notre Seigneur Jésus-Christ est mort sur la Croix pour tout restaurer. Et depuis ce jour, le Ciel nous est désormais accessible. Mais la bonne nouvelle ne se réduit pas à ce pardon. Comment cela ne suffit pas ? Que peut-Il encore faire ? Il a envoyé son Fils pour ce sacrifice sublime afin de nous faire enfants de Dieu ! L’âme se confond devant tant d’amours !


 

Quand nous prenons conscience de cette réalité, nous ne pouvons pas ne pas aimer Celui qui nous témoigne tant d’amour ! Or quel est le plus grand désir de celui qui aime si ce n’est de s’unir avec l’objet aimé ? Il aime ce qu’Il fait, ce qu’Il veut et ce qu’Il lui plaît. Il rejette tout ce qui pourrait L’offenser ou Le déplaire. Il aime aussi tout ce qu’Il manifeste ou rappelle sa présence. Toute la morale chrétienne est ainsi habitée par ce désir d’union. Nous pouvons alors comprendre que l’amour ne se satisfait pas d’être enfermé dans nos pensées ou encore dans nos paroles, il explose en des actes bien concrets afin de parvenir à cette union. Ainsi, l’amour de Dieu porte naturellement vers l’amour de notre prochain.

Les béatitudes apparaissent alors d’une logique implacable. Nous ne pouvons prétendre nous unir à Dieu si notre regard n’est pas tourné vers Lui, s’il reste attaché aux biens de ce monde, s’il ne porte pas sur la misère humaine et sur sa propre misère. Les dix commandements deviennent aussi éclatants de lumière. La Croix acquiert encore une force incroyable. La morale chrétienne apparait dans toute sa beauté.

Nous comprenons aussi aisément que la morale chrétienne ne peut se passer de la foi. Si nous ne croyons pas en Dieu et en ses œuvres, en Notre Seigneur Jésus-Christ et à ses mystères, comment peut-elle tenir et donner des fruits agréables ? Nous ne pouvons pas aimer ce que nous ne connaissons pas. Nous ne pouvons pas aimer l’objet de nos désirs s’il n’existe pas une adhésion complète de nos pensées à l’être aimé.

Conclusion

La nature et tout ce qu’elle comporte ainsi que l’homme dans tous ses états font l’objet de toute l’attention du chrétien en raison d’une morale centrée sur l’amour de Dieu et sur l’amour de son prochain. Et s’il ne comprend pas leurs exigences et ses devoirs en dépit de l’enseignement de l’Église, la morale chrétienne l’oblige à les respecter. Éclairée par sa foi, le chrétien ne peut admettre la moindre atteinte à l’œuvre de Dieu, dans la nature comme dans son prochain. Il est convaincu qu’une telle faute le conduirait à s’éloigner de son véritable bonheur. Comment pourrait-il alors abuser des biens que Dieu lui donne et détruire son œuvre sans se renier lui-même ?

La morale chrétienne est ainsi contraire à l’orgueil, aux vanités, à l’égoïsme, à l’indifférence et aux lâchetés, et à tous ces vices qui ont causé la ruine de notre planète et aggravé la misère humaine. Elle rend aussi plus légitimes le renoncement et le sacrifice quand ils portent sur l’objet tant aimé. Tout est en effet possible quand nous savons que Dieu nous aime et ne cesse pas de nous aimer. Car finalement, l’essence même de la morale chrétienne ne repose pas sur l’homme mais sur Dieu

Certes, l’histoire montre que des chrétiens n’ont pas toujours été à la hauteur de leur morale, comme cette même histoire recèle aussi de nombreuses merveilles, mais la cause de ses infidélités ne vient pas de la morale chrétienne. Elle réside essentiellement dans l’homme, dans ses faiblesses et ses lâchetés. Plus il se détache de Dieu, plus il est influencé par ce qui Lui est contraire, plus la vertu perd en lui de force et d’éclat. De nos jours, il lui est encore plus difficile de demeurer fidèle à la morale chrétienne.

Le désastre que nous connaissons actuellement est le résultat d’une morale qui met l’homme au centre de toutes les préoccupations, ce qui conduit finalement à exacerber ses vices, à le laisser exploiter la nature de manière éhontée et sans limite, et dominer les plus faibles pour satisfaire ses intérêts ou ses plaisirs. Si son regard change et s’élève vers une autre réalité, son cœur changera, son comportement sera davantage plus mesuré et raisonné. Il ne pourra plus agir sans songer à ses responsabilités.

La crise actuelle exige des renonciations et des sacrifices qui ne sont possibles que si les morales individuelle et sociale les acceptent, les proposent et les justifient, si elles sont suffisamment cohérentes et solides pour en imposer les contraintes. Or, une telle morale, si efficace et forte, ne peut provenir de l’homme. Elle doit le dépasser …

 


Notes et références

[1] Pape Pie XII, Summi Pontificalis, 20 octobre 1939, vatican.va.

[2] Voir Émeraude, juin 2020,  article « La morale  et l'Évangile (1) : Le Bon Samaritain ».

[3] Voir Émeraude, juillet 2020,  article « La  Morale  et l’Évangile (5) : le sermon sur la montagne (2)  - les huit béatitudes ».

[4] Voir Émeraude, juillet 2020,  « La  Morale  et l’Évangile (4) : le sermon sur la montagne (1) , « La  Morale  et l’Évangile (5) : le sermon sur la montagne (2)  - les huit béatitudes » et « La  Morale  et l’Évangile (6) : le sermon sur la montagne (3) :  la  charte du chrétien. »

[5] Voir Émeraude, octobre 2012, article « Qu'est-ce que l'homme ? ».


vendredi 24 juillet 2020

L'impuissance de la morale contemporaine face à la crise environnementale, révélatrice d'un modèle de vie centré sur nous-mêmes

Quand nous songeons à la scène du monde, qui s’agite à la moindre émotion, ne craignant ni le ridicule ni la contradiction, nous sommes tentés d’en rire avant que la tristesse ne finit par s’imposer. Nos contemporains savent-ils vraiment où ils vont, parfois avec frénésie ? Ils sont comme embarqués dans un navire où la barre vire au moindre coup de vent. Plus sa proue fonce dans la mer, plus il semble s’élancer vers de sombres nuages. Au loin, à l’horizon, une tempête s’annonce en effet terrifiante. Sur le navire, qui pressent la menace ? Pourtant, les vagues sont peu à peu plus hautes et plus agitées. Le vent ne cesse de souffler de plus en plus fort. Qui s’en soucie sur ce bateau s’enfonçant dans la pénombre ?

Des passagers se distraient dans les différents salons du  navire, dansant et buvant, faisant parfois naître des unions aussi éphémères que les battements d’un papillon de nuit, quand d’autres profitent du luxe et du confort pour s’oublier et s’endormir dans la quiétude. Confiant en son équipage et en son bateau, et fort de ses compétences, le capitaine du bateau ne s’inquiète guère. D’autres préoccupations lui paraissent plus urgentes. Quelques passagers, forts remuants et à la voix forte, se plaignent de la qualité des repas, de la pauvreté des divertissements qui leur sont offerts ou encore de la conduite irrespectueuse des membres de l’équipage à leur égard. D’autres refusent de suivre les règles de sécurité en dépit des nombreux avertissements sous prétexte de leur dignité et de leur liberté. Dans la soute, des mécaniciens commencent à se plaindre de leurs conditions de travail et souhaitent profiter des jouissances qu’offre le bateau et qui leur sont interdits. Pourtant, tout cela risque de connaître une fin tragique. La violente tempête s’approche furieusement du navire insouciant… Seuls ceux qui sont en-dehors de ce bateau peuvent deviner ce qu’il arrivera.

Une incohérence caractéristique de la société contemporaine

Dans une rue de Paris, nous laissons passer un groupe de jeunes étudiants, assez excités. Ils portent des drapeaux sur lesquels nous pouvons deviner des inscriptions en faveur de la planète. Ils portent aussi de superbes Smartphones, les derniers modèles. Certains d’entre eux vont certainement diffuser, sur un des réseaux sociaux à la mode, les photos et les films qu’ils viennent de prendre. Bien vêtus et bien portants, ils sont fiers de défendre une bonne cause. Ils défendent leur avenir. Accrochés à leur portable, ils se réjouissent d’en faire profiter à tous ceux qui partagent leurs idées…

La scène que nous venons de décrire est sans-doute caractéristique de notre société qui veut tranquilliser sa conscience. Car au-delà de l’émotivité artificielle, qui souvent provoque de tel mouvement de protestation, les manières de vivre ne changent pas

Ces jeunes étudiants comme tous ceux qui épousent leur cause, veulent-ils en effet abandonner leurs vacances au bord de la mer, leur voyage dans les pays étrangers et toutes les distractions que la société leur promet ?... Veulent-ils aussi arrêter de naviguer sur Internet à la recherche des dernières nouvelles ou des occasions exceptionnelles, de regarder les séries de film aux saisons interminables, ou encore de se partager leurs émotions ?... Veulent-ils également ne plus manger quand ils veulent et ce qu’ils veulent, au moindre coût ?... Veulent-ils arrêter de se vêtir différemment tous les jours et selon leurs humeurs, ou suivre la dernière mode comme ils entendent ?... Sont-ils prêts à abandonner toutes les machines qui les entourent et qui les soulagent de bien des peines ? Veulent-ils abandonner leur confort dans lesquels ils ont grandi ? Confort dans lequel ils se complaisent sans se rendre compte… Souhaitent-ils enfin prêts à quitter la ville de Paris et vivre en campagne selon le rythme qu’elle impose pour manger des fruits de la terre, de la terre qu’ils auront travaillée de leurs mains, dans la crainte des parasites et du mauvais temps ?...

Dans cet article, nous ne cherchons pas à étudier ou à remettre en cause la crise environnementale qui afflige notre planète. Nous sommes conscients de la situation déplorable dans laquelle elle se trouve. Nous y reviendrons un jour sur ce drame. Mais le véritable sujet de notre article est ailleurs. Les remèdes à cette crise paraissent évidents. Ils nécessitent de mettre en œuvre des mesures radicales qui naturellement vont à l’encontre du bien-être d’une partie de la population. Celle-ci devra y renoncer. Manifestant dans la rue, les jeunes étudiants ont certainement réclamé des mesures bien concrètes pour sauver la planète, mesures qui nécessiteront de réels et profonds sacrifices. Mais celles-ci soulèvent une question qui est en fait au cœur du problème. Sur quel fondement moral peuvent-ils les justifier aux yeux de nos contemporains pour les faire accepter ?

En effet, si nous observons avec un réel recul la conduite de nos contemporains depuis plus d’un siècle, au-delà des bonnes intentions et des pensées creuses, rien en eux ne permet d’apporter une justification solide.

Un remède : le renoncement à notre modèle de vie

L’état déplorable de notre planète ne peut guère nous étonner. Nos contemporains, ou du moins une partie, ne cessent de se préoccuper de leur bien-être en jouissant des biens que notre terre nous donne et cela au moins coût, sans songer à la limite de ses ressources. Vivant dans un confort encore jamais atteint par l’homme, confort qu’il finit par revendiquer comme un droit fondamental, ils espèrent obtenir ce qu’ils veulent. Tout semble leur être acquis. Leurs inquiétudes ne se limitent finalement qu’à des bagatelles. Or pour maintenir ce bien-être, voire encore l’améliorer, des hommes épuisent et violentent notre planète, cherchant les ressources nécessaires à leur faim insatiable. Tout cela leur parait naturel au point qu’ils ne voient pas le monde fonctionner sans machine ni transport, sans la profusion des biens qui nous entourent et des services qui nous sont proposés. Ne croyons pas non plus que la catastrophe est uniquement environnementale. Elle est terriblement humaine et sociale. La richesse des uns fait en effet le malheur des autres. Le bien-être d’une partie de la population repose en effet sur la misère et l’exploitation de l’autre partie. Il n’y a pas de dépense irraisonnable sans ressource ni travail aussi insensé. Tout cela a un prix.

Le salut de notre planète nous oblige à renoncer à la vie déraisonnable que nous menons aujourd’hui, à notre confort et à notre bien-être pour finalement éprouver ce qui est la nécessité. Nos contemporains accepteraient-ils un tel sacrifice en dépit d’une conscience de plus en plus vive de la catastrophe qui nous menace ? Les politiques ont bien compris que cette solution est impossible. Ils perdraient leur tête et leurs ambitions. Elle irait en effet à l’encontre de puissants intérêts et de redoutables égoïsmes. Ils éprouvent déjà bien des difficultés pour supprimer à leurs électeurs des privilèges surannés.

L’impuissance de la morale contemporaine

Que font-ils alors faire pour retrouver une vie plus mesurée, plus raisonnable et responsable ? La manière la plus classique est de faire peur à la population en montrant les désastres de plus en plus dévastateurs que causent nos insouciances. Le salut de l’humanité passe nécessairement par des sacrifices. Mais qu’est-ce que l’humanité ? Un concept, une pensée, un mot. Ce qui n’existe pas ne peut pas être sauvé. Soyons donc plus clairs. Ce sont des hommes, des êtres faits de chair et de sang, qui doivent se sacrifier dès maintenant pour d’autres, plus éloignés, dans un avenir incertain, plus ou moins improbable. Ils sont bien trop éloignés pour toucher nos contemporains plus intéressés par l’immédiateté

Songeons alors aux esclaves des temps modernes. Ils sont bien vivants et réels. Mais guère visibles, ils n’émeuvent pas longtemps l’opinion si versatile et facilement apitoyable. Pourtant, les moyens existent pour soulager vraiment l’autre partie de la population. Des milliards peuvent en effet soudainement surgir quand nous le voulons bien, c’est-à-dire quand il faut sauver notre économie et notre modèle de vie. L’argent n’est finalement pas un problème en soi…

La problématique que nous posons se précise. Si nous refusons aujourd’hui de soulager ceux qui peinent et souffrent de notre manière de vivre, c’est-à-dire une grande partie de la population mondiale alors que nous en avons les moyens, comment pouvons-nous vraiment accepter de sacrifier notre modèle de vie pour sauver des hommes qui n’existent pas encore ?

Prenons un autre exemple encore plus frappant : l’avortement. Celui-ci est devenu un droit généralisé que défend avec force une grande partie de nos contemporains. Or qu’est-ce que l’avortement de manière objective ? L’interruption d’une vie humaine appelée à naître et à se développer. Pourquoi est-elle interrompue ? Parce que, généralement, elle n’a pas fait l’objet d’un désir ou parce qu’en naissant, elles gâcheraient notre bien-être ou notre confort. S’il est alors possible d’interrompre une vie humaine pour une telle raison, comment est-il possible de demander aux hommes de sacrifier ce même bien-être pour des vies qui n’existent pas encore ? Certes, récemment encore, de bonnes consciences protestaient contre ceux qui tuaient des agneaux, à peine conçus pour accroître le rendement du lait de leur mère. La vie de l’homme ne vaut pas plus qu’un agneau ? Alors, que pensez des hommes si loin de leur cœur ?

Un appel à la science aussi dérisoire

Allons encore plus loin dans le drame que nous vivons. C’est au nom de la science que certains prophétisent des catastrophes environnementales. Mais la science n’en est-elle pas la cause ? Nous songeons à cette époque, encore bien proche, où les bien-pensants ne croyaient qu’en la science. Elle devait donner à l’homme le bonheur, la fin de tout souci et de toute misère. Elle devait nous apporter un avenir radieux. Quelle sottise ! Tout devait alors se régler selon elle. Et voilà le prix de cette folie. Certes, le sinistre XXe siècle avait déjà montré à plusieurs reprises ce que la science était capable de faire, mais ces leçons, apprises avec tant de douleurs, n’ont guère servi. Le XXIe siècle poursuit cette démence. La science enfle encore les esprits et sans-doute, elle nous livrera encore bien des désastres. Des apprentis-sorciers continuent encore leur expérience. Des progrès deviennent rapidement des cauchemars.

Pourtant, certains espèrent encore en la science pour sauver notre planète. Ils mettent leur espoir dans de nouvelles énergies, dans des technologies capables de réduire nos dépenses, voire à l’existence de planète habitable assez proche pour la conquérir et la peupler comme un nouvel Eldorado. Mais la science a-t-elle encore le droit de dire ce que nous devons faire alors qu’elle nous a conduits à un tel désastre ?

L’histoire et les actualités nous montrent suffisamment que l’homme ne sait pas maîtriser la nature et toute sa complexité. Quand il intervient pour résoudre un problème, il ne fait généralement qu’aggraver la situation. La science ne cesse pourtant de lui montrer l’étendue de son ignorance et la profondeur de sa vanité. Mais, il n’écoute guère les leçons qui lui sont données…

Évidemment, la science en elle-même n’a ni conscience ni âme. Le responsable reste l’homme…

Un appel à la conscience encore plus vain

Cependant, voilà qu’un cri vient nous répondre : la solidarité ! Ce mot est souvent lancé de nos jours pour justifier un renoncement quelconque. Il fait partie de ces termes devant lequel tous doivent se soumettre. Pourtant, ce mot est souvent mal employé.

Pour mieux le saisir, revenons à ses origines. Il provient d’un terme latin qui, en droit romain, signifie « devoir social » ou encore « obligation communautaire ». Il nous renvoie donc sur les responsabilités de l’individu dans un groupe auquel il appartient. Il n’y a donc pas de solidarité en dehors de ce groupe. Il ne correspond donc nullement à la générosité ou encore au don de soi. Or la solidarité qui est exigée ne concerne pas ceux qui devraient naître et qui finissent dans une poubelle ou encore les esclaves bon marchés si abondants en Afrique ou en Asie. Ces victimes ne font pas partie de la communauté qui intéresse les bien-pensants. De quelle communauté s’agit-il alors ? De ceux qui vont perdre… Nous n’avons guère envie d’appartenir à cette communauté. Nous ne pouvons donc guère entendre ce cri aux intentions bien peu louables.

La problématique devient pressante. L’appel à la conscience suffirait-elle à faire entendre la raison ? Mais pourquoi en appeler à la conscience ? Si la conscience se tait devant les drames actuels, bien concrets, que sont l’exploitation de la misère, l’avortement ou bien d’autres crimes encore, comment peut-elle venir au secours de la planète ? Elle paraît bien impuissante pour que la population renonce au bien-être dans laquelle la conscience semble aussi se complaire. Le scrupule des uns reste inefficace pour la réveiller. La raison est encore bien plus impuissante pour remuer les cœurs et les transformer.

Comment est-il possible d’éveiller cette conscience quand depuis plus de cinquante ans, elle a été forcée de se taire devant la libéralisation des mœurs ? Souvenons-nous en effet de cette époque et de ces banderoles. Il est interdit d’interdire, tel était le fameux slogan. Tout était permis. Et depuis ce temps, un vent de libéralisation a soufflé sur la société, nous faisant croire qu’effectivement, tout était permis et que la conscience était l’autorité suprême. Et les lois politiques et sociales ont suivi ce mouvement. Désormais, au nom de l’égalité, les dernières barrières morales s’effondrent dans l’indifférence sidérante de la population. Il serait donc ironique aujourd’hui de faire appel à la conscience pour sauver notre planète...

Conclusions

La problématique est enfin accessible, lumineuse. La morale contemporaine est centrée sur le bien-être de l’homme. Le bonheur fondamental réside essentiellement dans la satisfaction de soi dans toutes ses dimensions. Or le bonheur est ce qui donne une finalité à son action. Il est en quelques sortes le moteur de son comportement mais aussi l’âme de ses pensées. Le regard du contemporain est donc purement anthropocentrique, voire purement concentré sur son égo et ses intérêts. Tout doit en effet tourner autour de lui. Cela signifie aussi que le bien et le mal ne se distinguent qu’à la seule lumière de ce bonheur. La conscience, qui n’invente ni ne créé, est alors elle-même éclairée par cette morale. Elle ne s’éveille et s’écrie que lorsque son bien-être est atteint. Le reste lui est indifférent. Telle est la morale développée dans notre société depuis plus d’un siècle.

Pourtant, la crainte de voir ce bien-être menacé devrait pousser l’homme à changer d’attitude. Certes, éclairé par sa conscience, il s’alarme et cherche des solutions mais il n’est pas dupe. Il connaît la raison du drame. Il sait que toute solution efficace remettra en cause nécessairement son bonheur et donc s’opposera à sa morale. La confrontation est alors aussi inévitable que fulgurante. La majorité des hommes n’ont pas d’autres choix que de refuser cette remise en question avec la bénédiction de leur conscience. Elle supportera finalement l’état déplorable de la planète. Il apaisera ses craintes en sous-estimant le danger, en y restant indifférents ou en accusant l’État et les autres…

Nos contemporains peuvent alors manifester dans les rues de Paris pour sauver la planète sans que leur conscience ne soit véritablement troublée par leur incohérence. Bien au contraire. Leur comportement est à l’image de la morale qu’ils ont acquise. Car finalement, ce n’est pas la planète qui est au cœur de la manifestation mais eux-mêmes. Des slogans montrent clairement qu’ils ont en effet peur de perdre le bien-être qu’ils jouissent aujourd’hui sans mesure. Leur regard reste fondamentalement anthropocentrique…

 « Bienheureux les pauvres d’esprit parce qu’à eux appartient le royaume des cieux. » (Matthieu, V, 3).

 


samedi 18 juillet 2020

La Morale et l'Évangile (6) : le sermon sur la montagne (3), la charte du chrétien

Les Béatitudes, Édouard Didron,  
peinture sur vitrail
Église Saint Thomas  d'Aquin,  Paris


Notre société est bien étrange. Alors qu’elle ne cesse proclamer haut et fort la liberté, elle ne cesse d’enfermer les esprits dans un totalitarisme de la pensée. Elle n’apprécie guère en effet que nous portions un regard critique sur l’homosexualité ou sur les pratiques homosexuelles. Il n’est pas bon non plus de remettre en cause l’avortement ou l’euthanasie. C’est ainsi qu’une forme de pensée s’installe partout et se répand une nouvelle mode de vie. Tout ce qui rappelle alors une autre pensée, une autre manière de vivre est condamné sans appel ni discussion. Comme le présent ne suffit pas, le passé est aussi objet de procès infamants. C’est ainsi qu’une minorité agissante impose une morale à toute une population sans qu’elle ne réagisse, ni ne comprenne ce qu’il se passe. Elle suit passivement, dans un silence insupportable, comme si elle était anesthésiée.

Malheur alors à celui qui ose braver ce totalitarisme ! Il est rapidement accusé d’intolérance ou d’obscurantisme. Des injures pleuvent sur lui. Il n’y a pas droit à la tolérance tant prônée dans les discours. Il est voué à l’ignominie, à l’exécration populaire, à l’engeance des bien-pensants. S’il est écouté, c’est pour mieux ridiculiser un monde qui n’est plus. C’est pourquoi nombreux sont ceux qui préfèrent quitter l’ancien monde pour éviter l’exclusion sociale et le rejet. Le terme de différenciation sociale prend alors tout son sens. Il s’agit d’éloigner des hommes et des femmes qui refusent le mode de vie ainsi imposé. Ils sont alors présentés comme des anticonformistes, des intolérants ou d’odieux séparatistes.

Il faut donc suivre le courant de peur d’être abandonné sur les rives. Mais où nous emporte-t-il ? Où allons-nous avec une telle frénésie ? « Un aveugle peut-il conduire un autre aveugle ? Ne tomberont-ils pas tous les deux dans la fosse ? » (Luc, VI, 39) Car là réside la véritable question. Où nous mène-t-il ce mouvement insensé et si furieux ? Pouvons-nous même nous poser cette question tant le courant nous emporte et nous désarme ? La route ainsi tracée, à laquelle nos contemporains sont forcés de suivre, route obscure et sinueuse, est–elle celui de leur bonheur ? Or, elle les éloigne de la voie que Notre Seigneur Jésus-Christ nous a montrée sur le Mont des Béatitudes …

Comme la foule attentive à ses paroles admirables, nous écoutons encore posément le « sermon sur la montagne ». Son exorde est significatif. Les malédictions que nous trouvons dans l’Évangile selon Saint Luc nous éclairent aussi en nous précisant, par antithèses, le sens réel des béatitudes. Le chemin est clairement tracé, droite et sans fioriture. Pas de doute. Nous voyons clairement son terme. Au bout de ce chemin, il y a en effet un jugement. Notre vie prend alors tout son sens. Le jugement ne s’appuie pas sur des émotions ou des sentiments. Le jugement est celui de Dieu, qui sonde les âmes et les cœurs. Ici-bas, selon la vie que nous avons menée, nous serons bienheureux ou malheureux dans l’au-delà.

« Bienheureux les pauvres d’esprit parce qu’à eux appartient le royaume des cieux. » (Matthieu, V, 3).

 Heureux ceux qui ont un cœur pauvre, Maurice  Denis, 
 Huile sur  carton marouflé sur panneau de bois
Musée de Limoges

La première béatitude traite des « pauvres d’esprit ». Ce ne sont pas les pauvres en tant que tels. L’expression la plus exacte serait plutôt les « pauvres en esprit ». Comme nous l’apprend Saint Augustin, le terme d’« esprit » dans ce sens évoque l’orgueil. Nous retrouvons ce sens dans l’expression plus connue d’« esprit fort ». Il évoque le souffle qui fait gonfler l’orgueil, enfle l’esprit, notamment par la science. Les riches en esprit, ce sont les orgueilleux, les présomptueux, les vaniteux, ceux qui trouvent en eux leur propre et seule richesse. Contrairement à certains commentaires ou dictionnaires, plus enclins à ridiculiser le christianisme que de le comprendre, ce ne sont pas des esprits faibles ou ignorants, des pauvres en intelligence. Ce ne sont pas non plus les pauvres de cœur, les pauvres en spiritualité.

Les « pauvres d’esprit » désignent ceux qui se détachent volontairement de soi et des biens de ce monde, sans orgueil ni vanité, qu’ils soient riches ou pauvres. Ils peuvent en effet détenir quelques richesses mais ils vivent comme s’ils étaient pauvres, et n’en recherchant pas. La béatitude nous renvoie alors à l’Ecclésiastique. « Heureux le riche qui a été trouvé intègre et ne s’est pas égaré après la richesse. »(Ecclésiastique, XXXI, 8) Le « pauvre d’esprit » ne se laisse pas détourner de son chemin par les nombreux biens qu’il possède. Les « pauvres d’esprit » caractérisent aussi le pauvre qui se résigne à son état de pauvreté ou qui l’aime.

Leur richesse est en fait ailleurs, loin des choses de ce monde. Le véritable trésor réside là où il ne peut être ni attaqué par la rouille ou le temps, ni être volé ou détruit. Les « pauvres d’esprit » recherchent finalement Dieu et s’appuient sur Lui. Ils tournent vers Lui leur regard et leur espérance.

La première béatitude s’oppose alors à ceux qui veulent posséder le monde, accumuler leurs biens et accroître leur richesse, voyant dans ces choses le but de leur existence. Ils savent tout et ne craignent rien. Ils se suffisent donc à eux-mêmes et sont persuadés de leur gloire ici-bas. C’est pourquoi ils ne craignent pas Dieu contrairement aux « pauvres d’esprit » qui, connaissant leur misère et la grandeur de Dieu, ne se gonflent pas ni ne s’exaltent. En effet, la crainte de Dieu est le commencement de la sagesse nous dit encore la Sainte Écriture. Les « riches d’esprit » n’ont pas non plus faim de Dieu…

Cependant, le riche sait ce qu’il peut perdre. Sans-doute, sa richesse résulte de son travail et de nombreux sacrifices. Il en connaît certainement le prix. Mais, devenu riche, ne connaissant finalement plus les épreuves et les manques, il peut néanmoins vouloir encore plus. La convoitise ou la cupidité peuvent alors prendre le riche dans ses filets. Et fort de ses succès, il peut rapporter sa fortune à ses seules forces et retirer de cette fierté une gloire quasi-divine. L’orgueil se nourrit de ses richesses éphémères…

Le pauvre par nécessité peut aussi vouloir amasser les biens de ce monde s’il en avait les moyens ou si les circonstances ne l’avaient pas détourné des richesses. Il peut aussi être enflé d’orgueil et voir en lui la source de toute chose. Mais au contact de la misère, le pauvre peut aussi être plus proche de l’essentiel. Plus léger, son regard peut plus facilement s’élever vers les cieux et se tourner vers Dieu. Comme nous le rappelle Saint Ambroise, « il peut y avoir de bons et de méchants pauvre. »[1]

La béatitude ne traite pas des pauvres par nécessité mais des « pauvres en esprit », c’est-à-dire des pauvres par volonté. C’est pourquoi ils peuvent être l’objet d’un jugement. Saint Jean Chrysostome arrive à la même conclusion. « Qui sont les pauvres d’esprit ? Les humbles, ceux dont le cœur est contrit. […] Il y a des pauvres qui le sont involontairement et par nécessité : ce n’est pas de ceux-là qu’il parle, vue qu’ils ne méritent aucun éloge : sa première béatitude est pour ceux qui s’humilient et s’abaissent de leur propre mouvement et par un libre choix. »[2] Librement pauvre…

Le royaume de Dieu appartient donc aux « pauvres d’esprit ». Détournés des biens de ce monde, ils peuvent en effet détenir les richesses célestes. Elles leur appartiennent déjà puisque leur cœur y est déjà entré. Finalement, le bonheur ne réside pas dans les biens terrestres ou dans l’abondance. Il ne s’appuie pas non plus sur soi-même, sa science et son intelligence.

Nous comprenons alors la malédiction que nous rapporte Saint Luc. « Malheur à vous, riches, car vous avez votre consolation ! »(Luc, VI, 24) Saint Luc ne condamne pas le riche en soi. Le second membre du verset indique en fait le motif de la condamnation. Le riche qui prétend obtenir son bonheur en amassant fortune, y puisant ainsi son unique consolation est en fait un malheureux car il ignorera les aspirations les plus hautes, celles du Royaume de Dieu.

Deux leçons pour mieux entendre

Pour bien préciser la pensée de Notre Seigneur Jésus-Christ, reprenons l’épisode du jeune homme riche. Ce dernier Lui demande ce qu’il faut faire pour obtenir la vie éternelle. Notre Seigneur Jésus-Christ lui répond par l’observance des dix commandements. L’homme lui répond que depuis sa jeunesse, il les suit. Alors, « une chose te manque encore : vends tout ce que tu as, distribue-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel ; puis, viens avec moi, et suis-moi. » (Luc, XVIII, 22) L’homme devient alors triste. Saint Luc nous donne la raison : « parce qu’il était fort riche. » (Luc, XVIII, 23) Notre Seigneur Jésus-Christ nous donne alors une leçon : « qu’il est difficile à ceux qui possèdent la richesse d’entrer dans le royaume de Dieu ! »(Luc, XVIII, 25) Les apôtres sont alors soucieux tant il leur paraît impossible de suivre son enseignement. Et c’est alors que leur Maître leur répond : « ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu. »(Luc, XVIII, 28) Là réside la véritable consolation.

Écoutons maintenant la parabole de Lazare et du mauvais riche, que rapporte aussi Saint Luc. Un pauvre, nommé Lazare, est un misérable. Il vit au pied d’un homme riche qui ignore les malheurs. Celui-ci ne porte aucun regard sur le malheureux, couvert d’ulcères. Puis vient le jour de leur mort. Le pauvre rejoint le lieu des justes alors que le riche se retrouve parmi les réprouvés dans les tourments. Un abîme les sépare désormais. Il les séparait déjà sur cette terre. Résigné d’être abandonné à son sort, n’espérant aucun adoucissement de la part du pauvre, le riche demande que Lazare retourne sur terre pour avertir les siens de changer de vie pour ne pas encourir les mêmes châtiments. Mais cette demande lui est refusée. Ils ont déjà les paroles de Dieu et celles-ci suffisent pour qu’ils révisent leur existence.

La parabole ne condamne pas le riche et n’exhorte pas le pauvre. Il s’agit plutôt de juger des rapports que l’homme entretient avec la richesse ou la pauvreté, finalement avec les biens de ce monde, puis du riche à l’égard du pauvre. Le mauvais riche s’est consolé de ses richesses, ignorant la misère auprès de lui. « Souviens-toi que tu as reçu tes biens pendant la vie, et que Lazare a eu de même ses maux » (Luc, XVI, 24).

« Bienheureux ceux qui sont doux, parce qu’ils posséderont la terre. » (Matthieu, V, 4)

Beati Mites, Maurice Denis
Église Saint-Louis de  Vincenne
s

La seconde béatitude concerne la vertu de douceur. Elle s’oppose à toute forme d’irritation et d’emportement, et plus globalement à la méchanceté. Notre Seigneur Jésus-Christ nous demande de surmonter ses troubles, de ne pas se laisser emporter par la colère ou de se quereller mais également, si la colère éclate malgré tout, de la maîtriser et de l’apaiser.

Saint Augustin voit le doux comme celui qui ne s’emporte pas lorsqu’il est témoin ou victime d’une injustice, d’une ignorance ou d’une incompréhension. Il songe certainement à nos réactions lorsque nous y sommes sujets. C’est en raison des injustices de ce monde, de notre ignorance ou de notre incompréhension que parfois nous nous mettons en effet en colère. Nous n’acceptons guère d’être mis ainsi en faiblesse. Finalement, derrière ces mouvements d’humeur, se cachent l’orgueil et la vanité. C’est pourquoi, se considérant tel qu’il est, le doux accepte son sort et ne cherche aucunement à se révolter contre toute forme d’injustice ou à critiquer toute erreur. Cependant, cela ne signifie pas qu’il doit accepter ce qui est condamnable et ne pas s’irriter devant des fautes et des crimes. Il peut en effet s’indigner sans que l’indignation ne déclenche en lui une terrible tempête. Il y a de sainte colère…

Comme Saint Thomas d’Aquin nous le fait remarquer, il n’y a pas de douceur sans pauvreté d’esprit. Si l’homme n’est attaché à aucun bien de ce monde, s’il est humble, il ne peut être contrarié ou troublé d’un manque quelconque.

Enfin, s’il supporte ce qu’il lui arrive, le doux est à même d’accepter la volonté divine, de reposer son sort sur la Providence. Puisque Dieu Lui a tout donné, Il peut aussi tout lui reprendre. La confiance en Dieu lui procure douceur, patience et calme. Selon Saint Augustin, le doux est alors plus propre à la piété puisqu’il accepte la volonté divine.

Le doux s’oppose ainsi aux violents et aux colériques, à tous ceux qui s’emportent devant tout ce qui les contredit ou ne les satisfont pas, ou encore à ceux qui refusent le plan divin mais aussi à tous ceux qui sont doux par nécessité, préférant la fausse paix de peur d’être tourmenté. Ne rien voir, ne rien entendre, ne rien sentir. Ils s’enferment dans leur silence et leur indifférence. La douceur n’est alors qu’un paravent de la peur, voire de la lâcheté. Le bonheur n’est donc pas dans la violence, la vengeance ou la méchanceté, encore moins dans le silence de l’hypocrisie et de la fausseté.

 « Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu’ils seront consolés. » (Matthieu, V, 5)

Heureux ceux qui pleurent, Maurice Denis
Musée de Maurice Denis

Ceux qui pleurent sont ceux qui compatissent à la misère qu’ils rencontrent et n’hésitent pas à ouvrir leur cœur aux malheurs des autres. Ils peuvent aussi pleurer des péchés commis par les autres. Ils savent en effet ce qui est bien et ce qui est mal. Mais ils pleurent aussi sur leur propre misère, sur leurs propres fautes et péchés. Ils savent le prix de ce qu’ils ont perdu et dans quels maux ils se sont perdus. Leurs larmes proviennent aussi d’une âme consciente de la réalité et révèlent parfois le combat intérieur qu’elle mène. Ce sont des larmes de contrition, nécessaires au pardon. Car nous nous purifions nos péchés de nos pleurs. Nous refusons l’état dans lequel nous sommes tombés comme nous refusons d’être si loin du ciel. Nous pouvons enfin voir dans ces larmes celles d’un exilé loin de sa patrie. Nous sommes en effet en quête du ciel et nous nous satisfont pas de ce monde dans lequel nous vivons…

Nul ne pleure s’il ne connaît pas la valeur du bien qu’il a perdu. Un homme ne pleure pas sur un mort si celui-ci n’est rien pour lui. Les pleurs peuvent en effet évoquer le deuil, c’est-à-dire l’attachement à un être cher. Il ne pleure pas non plus s’il ne s’accuse pas des fautes qu’il a commises. Honteux de pleurer, un homme peut garder ses larmes et cacher sa tristesse. Les pleurs lui apparaissent comme un signe de faiblesse qu’il ne peut supporter. C’est un coup porté sur son orgueil. La tristesse et les larmes s’opposent aussi aux plaisirs et à leur jouissance. Celui qui s’y complaît ne peut guère pleurer. Insouciant, il ne voit pas dans quel malheur il se trouve. Il est comme le mauvais riche qui savoure sa vie de plaisir sans savoir que plus tard, il goûtera à une douleur sans fin. Un jour, il devra tout quitter. « Malheur à vous, qui riez maintenant, car vous serez dans le deuil et dans les larmes. »(Luc, VI, 25) Finalement, celui qui ne sait pas où résident le mal et le véritable bien ne peut être celui qui pleure… Le bonheur ne réside donc pas dans la complaisance de ses péchés, dans la volupté ou encore dans la jouissance d’un plaisir.

« Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu’ils seront rassasiés » (Matthieu, V, 6)

Comprenons bien le véritable sens de la « justice » tel que le mot est employé dans ce verset. Dans la béatitude transcrite par Saint Luc, ce terme y est absent. « Heureux ceux qui avez faim maintenant, car vous serez rassasiés ! » (Luc, VI, 21) et nous renvoie à la deuxième malédiction : « Malheur à vous qui êtes rassasiés, car vous aurez faim ! » (Luc, VI, 25). La faim que dénonce la béatitude serait-elle alors celle de la convoitise ou de l’avarice comme le pense Saint Jean Chrysostome ? La malédiction semble s’adresser à tous ceux qui veulent s’enrichir, ne se contentant pas de ce qu’ils possèdent, allant même dépouiller ceux qui ont des biens.

Dans la Sainte Écriture, le terme de « justice » nous renvoie plutôt à une scène de l’Évangile au cours de laquelle un docteur de la Loi demande à Notre Seigneur Jésus-Christ ce qu’il faut faire pour obtenir la vie éternelle. Dans ce contexte, le terme de « justice » désigne plutôt la conformité de l’homme à l’observance de la Loi. Or l’amour de Dieu et l’amour du prochain résument à eux-seuls les préceptes de la Loi [3]. C’est donc en fonction de ce mouvement du cœur vers Dieu et vers son prochain que se mesure la justification. La béatitude s’adresse donc à ceux qui ont faim et soif de la sainteté. Celui qui a faim et soif cherche en effet à apaiser ce manque qui est en lui. Le mouvement pour répondre à ces besoins profonds, c’est-à-dire le désir de sainteté, est ainsi mis en exergue. C’est ce désir qui le pousse à agir. La béatitude s’oppose donc à ceux qui ne veulent point s’élancer auprès de Dieu et se satisfont de leur vie si éloignée du ciel. Lorsque viendra le jugement, ces rassasiés souffriront d’un manque terrible, celle de Dieu. Leur faim et leur soif seront sans fin…

Pour Saint Augustin, le terme de « justice » nous renvoie vers l’ordre intérieur ou encore l’harmonie au sein de l’âme, que trouble le péché. Ceux qui ont faim et soif cherchent à répondre à une faim et à une soif spirituelles. La béatitude s’oppose ainsi à tous ceux qui ne se soucient pas de leur âme et ne songe qu’à leur confort matériel et à la tranquillité qu’il apporte.

Saint Thomas prend aussi en compte un sens devenu plus classique de la « justice », celui que nous retrouvons généralement dans les commentaires actuels, qui insistent davantage sur la vertu qui règle les rapports entre les hommes. La faim et la soif désignent alors la volonté de rendre à chacun ce qui lui est dû. La béatitude s’adresse alors à des âmes courageuses qui vont au-delà de la loi sociale ou politique. Elle nous renvoie à une loi qui est supérieure à notre volonté et à laquelle nous devons nous soumettre, la loi de Dieu. Ceux qui ont faim et soif de la justice s’opposent ainsi à ceux qui oppriment et violent la loi supérieure comme à tous les indifférents et les lâches qui acceptent l’injustice.

Quand elle nous parle de faim, la béatitude nous renvoie à des paroles de Notre Seigneur Jésus-Christ : « je suis le pain de vie : celui qui vient à moi n’aura jamais faim, et celui qui croira en moi n’aura jamais soif. » (Jean, VI, 35) Il est possible d’aller vers Notre Seigneur Jésus-Christ en croyant en Lui. La vie spirituelle se nourrit d’abord de foi. Mais ses auditeurs sont consternés en écoutant ses paroles. « Celui qui croit en moi a la vie éternelle » (Jean, VI, 47), leur répète-t-Il. « Je suis le pain de vie qui est descendu du ciel. Si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement ; et le pain que je donnerai, c’est ma chair, livrée pour le salut du monde. » (Jean, VI, 52) Le peuple hébreu a reçu du ciel la manne qui a pu le nourrir lors de l’exode sans pourtant leur donner la vie éternelle. Une nouvelle nourriture est donnée au peuple de Dieu, la chair même de Notre Seigneur Jésus-Christ. Elle donne désormais la vie éternelle. « Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle […] Car ma chair est vraiment une nourriture, et mon sang est vraiment un breuvage. » (Jean, VI, 55) La vie éternelle passe donc par la foi. « Celui qui mange ma chair et boit mon sang, demeure en moi, et moi en lui. » (Jean, VI, 56). La nourriture céleste n’incorpore pas seulement la chair en celle de celui qui mange mais ce dernier lui-même est incorporé en Celui qui est mangé. Leur union est alors gage de vie éternelle…

Quand elle nous parle de soif, la béatitude nous rapproche d’une autre scène de l’Évangile, celle de la Samaritaine au pied du puits de Jacob. Fatigué par la route, Notre Seigneur Jésus-Christ s’arrête à Sichar auprès de ce puits. Il s’y repose seul quand une femme de la Samarie vient pour y puiser de l’eau. Il lui demande alors de lui donner à boire. La voyant étonnée de voir ce Juif s’adresser à elle, Notre Seigneur Jésus-Christ lui répond : « si vous connaissiez le don de Dieu, et qui est celui qui vous dit : donnez-moi à boire, vous-même lui en auriez demandé, et il vous aurait donné de l’eau vive. »(Jean, IV, 10) Et à son étonnement, Il rajoute : « Quiconque boit de cette eau aura encore soif ; mais celui qui boira de l’eau que je donnerai deviendra en lui une source d’eau jaillissant en vie éternelle. »(Jean, IV, 13)

« Bienheureux les miséricordieux, parce qu’ils obtiendront eux-mêmes miséricorde » (Matthieu, V, 7)

Les miséricordieux sont ceux qui portent secours à ceux qui se trouvent dans la misère. Comme le Bon Samaritain, ils osent porter leur regard sur ceux qu’ils croisent, errant et rampant au bas-côté de leur chemin. Cela demande parfois du courage. Cela exige aussi le pardon. Le miséricordieux pardonne en effet aux torts qu’il lui a été fait ou qui a été portés contre le prochain. Il ne s’agit donc plus de justice, de rendre à quelqu’un ce qui lui dû, ou de relation que nous voulons entretenir avec Dieu. Dans le « sermon sur la montagne », Notre Seigneur Jésus-Christ revient sur la nécessité de pardonner. « Car si vous pardonnez aux hommes leurs offenses, votre Père céleste vous pardonnera aussi [les vôtres]. Mais si vous ne pardonnerez pas, votre Père céleste ne vous pardonnera pas non plus vos offenses. » (Matthieu, VI, 14-15) La mesure de notre pardon commande en quelques sortes celle de Dieu.

Nombreux sont les témoignages de la miséricorde de Notre Seigneur Jésus-Christ. Une femme connue pour ses désordres se prosterne à ses pieds, qu’elle arrose de ses larmes, essuie de ses cheveux, couvre de ses baisers et oint de parfum. La pécheresse est pardonnée à la mesure de l’amour qu’elle manifeste. Sur la Croix, au moment même où sa douleur est extrême, Notre Seigneur Jésus-Christ demande le pardon à ses bourreaux. « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font. »(Luc, XXIII, 34)

« Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, parce qu’ils verront Dieu » (Matthieu, V, 8)

Pour être purifié, les Juifs doivent suivre un rituel particulier à base d’ablution. Nul ne peut s’approcher du sacrifice s’il a été souillé par le contact d’une chose impure. Notre Seigneur Jésus-Christ ne parle pas de cette pureté légale. Ses paroles portent sur la pureté de cœur, c’est-à-dire sur la conscience, une conscience pure, simple et de bonnes intentions, sans péché ni reproche.

Notre Seigneur Jésus-Christ nous enseigne ce qu’est la véritable pureté. Des pharisiens sont scandalisés de voir « quelque uns de ses disciples prendre leur repas avec des mains impures, c’est-à-dire non lavées. »(Marc, VII, 2) Les Juifs observent en effet plusieurs observances pour purifier ce qu’ils touchent [4]. Ils évitent aussi le contact avec les choses considérées comme impures. Ils évitent le contact avec les païens pour ne point contracter de souillure. « Rien de ce qui est hors de l’homme, et qui entre dans l’homme ne peut le souiller ; mais ce qui sort de l’homme, voilà ce qui souille de l’homme. »(Marc, VII, 15) Notre Seigneur Jésus-Christ explique davantage à ses disciples le sens de ses paroles. « C’est du dedans, du cœur des hommes, que sortent les pensées mauvaises, les adultères, les fornications, les homicides, les vols, l’avarice, les méchancetés, la fraude, les impudicités, l’œil malin, la calomnie, l’orgueil, la folie. Toutes ces choses mauvaises sortent du dedans et souillent l’homme. » (Marc, VII, 21-23) Les choses qu’Il vient d’énumérer sont mauvaises mais elles naissent d’abord ainsi de l’intérieur de l’homme. Avant qu’elles ne se réalisent, le cœur a déjà perdu sa pureté. Prenons le cas de l’adultère. Elle est condamnée par la Loi. Mais Notre Seigneur Jésus-Christ va plus loin. « Et moi, je vous dis que quiconque regarde une femme avec convoitise, a déjà commis l’adultère dans son cœur. »(Matthieu, V, 28)

 « Bienheureux les pacifiques, parce qu’ils seront appelés enfants de Dieu » (Matthieu, V, 9).

Les pacifiques ne sont pas seulement ceux qui aiment la paix mais aussi ceux qui l’apportent et travaillent à la faire régner. Ils rétablissent la concorde entre les hommes séparés. « Jésus-Christ par ces paroles, non seulement nous défend les discussions et les haines ; ils exigent quelque chose de plus, il veut que nous travaillions à réconcilier entre eux ceux qui sont divisés. »[5] Cela n’est possible que si en eux-mêmes, il n’y ait ni contradiction ni division. L’âme est déjà en ordre, jouissant d’une paix avant tout intérieure.

La béatitude s’oppose donc à une certaine conception de la force et plus spécialement aux Juifs qui voient dans la guerre et la révolte les moyens de restaurer le royaume d’Israël. Quand l’un de ses disciples sort son épée pour Le protéger lors de son arrestation, Notre Seigneur Jésus-Christ lui demande de la remettre dans son fourreau. « Car tous ceux qui se serviront de son épée, périront par l’épée. »(Matthieu, XXXI, 52)

« Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, parce qu’à eux appartient le royaume des cieux » (Matthieu, V, 10).

La dernière béatitude s’adresse aux persécutés, à ceux qui acceptent de souffrir pour la justice, c’est-à-dire pour obtenir la vie éternelle, et par conséquent pour aimer Dieu et leur prochain. Notre Seigneur Jésus-Christ avertit la foule attentive à ses paroles qu’effectivement, ses fidèles devront supporter peine et souffrance en voulant suivre le chemin de Dieu et pratiquer toutes les vertus qu’Il demande. Pour cela, ils doivent renoncer à la paix et à la tranquillité que le monde leur donne. Leur âme est suffisamment forte, patiente et confiante pour supporter la calomnie et la violence, être soi-même l’objet d’injustice. Leur amour de la justice est ainsi éprouvé. Certes, nombreux sont ceux qui ont été persécutés, mais ont-ils fait de ces persécutions injustes, illégitimes, illégales, leur bonheur ?

Remarquons que les persécuteurs s’opposent aux pauvres d’esprit, aux doux, aux miséricordieux, à ceux qui ont faim et soif de justice, aux pacifiques. Pourtant, il est nécessaire de supporter leurs mauvaises œuvres. Notre Seigneur Jésus-Christ le dit encore : « aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous persécutent » (Matthieu, V, 44).

Leur peine n’est pas simplement physique. Elle peut être calomnie, médisance, insulte et injure. « Heureux serez-vous, lorsque les hommes vous haïront, vous repousseront de leur société, vous chargeront d’opprobres, et rejetteront votre nom comme infâme, à cause du Fils de l’homme. »(Luc, VI, 22) Nous retrouvons aussi ce verset dans le texte de Saint Matthieu. Notons que dans cette béatitude, la cause de la persécution n’est pas la justice mais le Fils de l’homme. Mais quelle différence ? Puisque c’est par Lui que nous obtenons la vie éternelle

Deux autres principes

Après avoir proclamé les béatitudes, Notre Seigneur Jésus-Christ énonce deux autres principes moraux, qu’Il applique ensuite à des cas particuliers.

Le premier principe concerne la continuité de la Loi morale que Notre Seigneur Jésus-Christ n’est pas venu abolir. Les dix commandements restent encore valables. Cependant, Il est venu les parfaire. D’abord, Il a purifié et élevé l’interprétation qui en a été donnée par les docteurs de la loi et les pharisiens, une interprétation trop superficielle et serviles. Puis, Il a étendu leur observance à l’ensemble de l’humanité, supprimant ainsi exclusivité et particularisme juif. Enfin, Il a rappelé avec insistance la primauté du commandement de l’amour de Dieu et du prochain.

Le second principe concerne l’observation pratique de la Loi. Les œuvres que nous devons réaliser doivent être faites pour Dieu seul et non par vaine recherche de la gloire humaine. Notre Seigneur Jésus-Christ applique ce principe à l’aumône, à la prière et au jeûne. Il en vient alors à préciser la nécessité du détachement des biens terrestres, de la pureté d’intention, de la confiance en Dieu et dans la prière, et enfin de la charité. Finalement, conclut-Il, « tout ce que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le aussi pour eux » (Matthieu, VII, 12).

Les difficultés intérieures et extérieures

Devant la foule assise, Notre Seigneur Jésus-Christ trace le chemin à suivre pour obtenir la vie éternelle. À ses auditeurs, Il ne cache pas les difficultés de la route, ni les peines ni les souffrances qu’ils devront endurer pour aller jusqu’au bout. Ce n’est pas un chemin de plaisir et de tout repos. Pour le suivre jusqu’à son terme, il faut s’imposer de nombreux sacrifices et renoncer à beaucoup de choses. Or, l’homme préfère suivre la large route des plaisirs et s’éloigner de tout sentier austère. « Quelle est étroite la porte, qu’elle est resserrée la voie qui conduit à la vie, et qu’il en est peu qui la trouvent ! » (Matthieu, VII, 14) La parabole de la semence [6] revient aussi sur les difficultés qui empêchent la vie éternelle de naître et de croître. Il faut se renoncer…

Notre Seigneur Jésus-Christ présente aussi un danger bien réel, celui des « faux prophètes », dévoués et doux en apparence, et en réalité ils déforment son enseignement, causant alors la perte de nombreux brebis. Mais il est possible de les démasquer en jugeant les fruits de leurs œuvres. « Vous les connaîtrez donc à leurs fruits. » (Matthieu, VI, 20) Les professions de foi et les miracles qu’ils pourraient faire ne sont pas suffisants. Le jugement doit uniquement porter sur des actes de réalisation pratique de la volonté divine

Conclusions

« Celui qui fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux [celui-là entrera dans le royaume des cieux]. »(Matthieu, V, 21) La prière essentielle du chrétien rappelle cette exigence : « que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel ». Il n’y a pas d’autres voies pour obtenir la vie éternelle. Celui qui connaît les cœurs ne se satisfait pas des actes purement extérieurs. Il sonde les consciences…

Pour que nous tendions efficacement notre âme vers Dieu, le « sermon sur la montagne » nous livre la disposition d’esprit qui doit être le nôtre. Les vertus associées aux béatitudes nous ouvrent le chemin vers le ciel. Comme la Loi, elles se réduisent à deux commandements principaux : l’amour de Dieu et du prochain. Le « sermon sur la montagne » nous indique aussi les routes à ne pas prendre, les œuvres à ne pas réaliser, les intentions à repousser. Les difficultés sont grandes. Il s’agit avant tout de se renoncer pour être tout à Dieu. La porte est donc étroite pour parvenir au bonheur éternel…

Nous sommes donc prévenus. Le bonheur ne réside pas dans la richesse des biens terrestres, dans la tranquillité et le confort, dans les honneurs et la bonne réputation, dans la violence et la domination, dans le bien-être et les loisirs, ou encore dans le travail. Malheurs à ceux qui sont guidés par l’ambition, la convoitise, la cupidité. Aux béatitudes sont associées des malédictions. Ne soyons pas dupes. Celles-ci ne s’adressent pas uniquement à ceux qui manifestent les maux que dénonce Notre Seigneur Jésus-Christ et œuvrent pour le mal. La vie éternelle s’obtient, non par nécessité ou par hasard, mais de manière volontaire et consciente. Un mouvement réel et entier, nous tendant vers Dieu, doit exister en nous et perdurer jusqu’à son terme. N’oublions jamais cet avertissement clair et fort : « qui n’est pas avec moi est contre moi, et qui n’amasse pas avec moi disperse. »(Matthieu, XII, 30)

« Heureux […] ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui la gardent ! » (Luc, XI, 28)

 

 


Notes et références

[1] Saint Ambroise, Traité sur l’Évangile de Saint Luc, Tome I, Livre V.

[2] Saint Jean Chrysostome, Commentaire des Béatitudes, 15e homélie, prononcée à Antioche, édition Martin Vandal et jesusmarie.com, 2001.

[3] Voir Émeraude, juin 2020, article « La morale  et l'Évangile (1) : Le Bon Samaritain ».

[4] Voir Émeraude, mai 2020, article « La morale  juive  au temps de  Notre Seigneur Jésus-Christ (2) :  la préservation de la pureté au risque de se perdre ».

[5] Saint Jean Chrysostome, Commentaire de l’Évangile selon Saint Mathieu, Tome VII, XVIe Homélie, 4, œuvres complètes traduites sous la direction de M. Jeannin, éditeurs Guérin &Cie, 1865.

[6] Voir Émeraude, juin 2020, article « La Morale et l'Évangile (3) : un choix décisif ... ».