Cosimo Rosselli (1439-1507) Le sermon sur la montagne, fresque Mur nord de la Chapelle Sixtine |
Une
foule nombreuse suit Notre Seigneur Jésus-Christ. Au fur et à mesure de ses
prédications et de ses miracles, nombreux sont en effet ceux qui le suivent sur
les chemins de la Palestine, se rassemblant en plein air pour L’écouter. Assis
sur une barque, Il livre ses paraboles incomparables à des hommes et à des
femmes réunis sur les rives de la mer de Tibériade. « Toute la foule était à terre le long du rivage.» (Marc,
IV, 1) Un autre jour, descendu d’une colline de la Galilée, s’arrêtant sur un
plateau, Il peut voir là devant Lui « une
grande multitude de peuple de toute la Judée, de Jérusalem et de la région
maritime de Tir et de Sidon » (Luc, VI, 17) Au milieu de la nature,
tranquillement, Il leur parle et enseigne comme aucun homme n’a encore parlé et
enseigné.
Dans
ses discours, que nous retrouvons dans les quatre Évangiles, nous retrouvons l’essentiel
de la doctrine chrétienne. Ce n’est ni de la haute philosophie ni de vaines
paroles creuses. L’un de ces discours, connu sous le nom de « sermon sur la montagne » ou encore de
« discours des béatitudes »[1],
présente un intérêt tout particulier qui n’a pas échappé aux chrétiens de toute
époque. L’enseignement qui y est donné constitue en effet une synthèse de la doctrine morale du christianisme…
Un modèle parfait de la morale chrétienne
Les
paroles de Notre Seigneur Jésus-Christ répondent en fait à celui qui veut
« parvenir à être un bon chrétien ».
C’est pour cette raison que Saint Augustin a écrit son commentaire, d’abord
objet d’une de ses premières prédications. À partir du « discours des béatitudes », il
décrit en effet l’ensemble de la morale
qu’a enseignée Notre Seigneur Jésus-Christ, c’est-à-dire ce qui est
essentiel à connaître pour que tous puissent obtenir le bonheur éternel.
Cependant, nous pourrions croire que les paroles de Notre Seigneur ne sont que des recommandations ou des propositions comme pourrait le suggérer un certain enseignement de la morale chrétienne. « Jésus-Christ a recommandé en particulier quelques vertus morales en proclamant bienheureux ceux qui les pratiquent : ce sont les huit béatitudes évangéliques. »[7] Certaines âmes pourraient alors croire qu’elles ne sont que des maximes parmi tant d’autres et finalement conclure qu’elles ne sont pas obligatoires pour tous les chrétiens et qu’elles ne sont finalement réservées qu’à une certaine élite, qu’aux âmes plus soucieuses de perfection, voire qu’aux religieux. Ce serait en fait méconnaître l’obligation que Notre Seigneur Jésus-Christ nous a donnée, celle d’atteindre la perfection…
La
morale chrétienne ne se réduit donc pas au « sermon sur la montagne » comme celui-ci n’est pas non plus des
conseils que nous pourrions choisir ou refuser de suivre. Saint Thomas d’Aquin
nous éclaire sur sa véritable portée. « Le discours prononcé par le Seigneur sur la montagne contient un
enseignement complet de vie chrétienne. »[9] Mais il
rajoute aussitôt : « les mouvements intérieurs de l’âme s’y
trouvent parfaitement réglés »
alors que les dix commandements sont plutôt
centrés sur les actes extérieurs.
Enfin,
le « sermon sur la montagne »
est plus qu’un manuel dans lequel chaque chrétien peut trouver ses règles de
vie. Il dépasse en effet sa personne pour toucher toute la société. Des paroles
admirables de Notre Seigneur Jésus-Christ, s’élève en effet une véritable morale sociale. « Avec raison l’on considère depuis longtemps
le sermon sur la montagne comme la charte de l’ordre nouveau fondé par le
Messie »[10]. Notons
un point important. Saint Luc nous apprend qu’avant le discours, Notre Seigneur
Jésus-Christ a choisi ses douze Apôtres. Nous pouvons donc voir dans son sermon
la nouvelle Loi qu’ils doivent enseigner…
Deux discours substantiellement semblables
Saint Matthieu et Saint Luc nous
rapportent le discours de manière différente. Voyant ses différences, certains lecteurs peuvent
hâtivement en déduire qu’il a été inventé bien après la scène, remettant alors
en cause son origine. Mais un esprit plus soucieux de comprendre que de
condamner, s’appuyant sur une connaissance plus précise de l’Évangile, pourrait
expliquer ces dissemblances.
Les
deux récits sont en effet différents. Saint Matthieu cite neuf versets, qui,
selon les points de vue, représentent neuf, huit ou sept béatitudes alors que
Saint Luc en énumère quatre et de manière plus abrupte, en y ajoutant aussi
quatre malédictions qui renforcent en fait leur sens. Saint Luc place la scène
sur le sommet d’une colline quand le second la décrit sur un plateau ou une
plaine. Dans la première description, Notre Seigneur Jésus-Christ est debout,
dans la seconde, assis.
Rappelons
que les deux évangélistes n’écrivent pas
pour les mêmes personnes et pour la même intention [11]. Saint
Matthieu s’adresse aux Juifs. La forme du discours, plus sémitique, est ainsi
plus fidèle au sermon de Notre Seigneur Jésus-Christ. En outre, son but est de
démontrer que Notre Seigneur Jésus-Christ est bien le Messie attendu. Il
insiste donc davantage sur la continuité entre l’ancienne Loi et la nouvelle.
L’évangéliste le précise en effet dans la suite du discours. « Ne pensez pas que je sois venu abolir la Loi
ou les prophètes. Je ne suis pas venu les abolir, mais les accomplir. »
(Matthieu,
V, 17) Enfin, selon une très grande vraisemblance, Saint Matthieu aurait
regroupé dans un même bloc plusieurs sermons en un seul, ce qui expliquerait sa
plus grande longueur et sa construction plus élaborée. « Mais de là à réduire le discours tout entier
à n’être qu’un conglomérat factice, il y a un abîme, et qu’on ne saurait
franchir. »[12]
« Esprit cultivé et soucieux d’élégance »[13], Saint
Luc écrit principalement aux païens. Sa forme doit donc s’adapter à ses
lecteurs. Il ne cherche pas non plus à mentionner la Loi mosaïque contrairement
à Saint Matthieu. Il veut écrire d’une manière plus historique la vie de Notre
Seigneur Jésus-Christ, le suivant pas à pas. Sa chronologie est donc plus
rigoureuse. Il nous précise notamment que le discours a lieu après le choix des
douze apôtres, ce qui permet de comprendre la raison du sermon. Notre Seigneur
Jésus-Christ leur donne une leçon qu’ils doivent enseigner et appliquer. Il
leur avertit aussi des conséquences tout en les encourageant, en leur apportant
des consolations. « Réjouissez-vous
et soyez dans l’allégresse, car votre récompense est grande dans les
cieux »(Matthieu, V, 12).
Finalement,
comme nous l’affirment de nombreux commentateurs, notamment Saint Augustin et
Saint Thomas d’Aquin, les deux versions, « dont la substance est absolument la même »[14], sont
bien complémentaires et ne se contredisent pas.
Un
sermon à prendre en compte dans sa totalité
Les
béatitudes ne forment qu’un exorde. Les paroles qui suivent définissent les rapports de la nouvelle Loi et de la
Loi mosaïque ainsi que les œuvres de
justice de sa loi. Il se termine en exhortant à la vigilance puis en insistant sur la nécessité d’écouter et d’appliquer ce qu’Il vient de dire.
Remarquons que Saint Luc termine aussi ce discours par les mêmes paroles.
Commençons
par la conclusion. Le discours se termine par une métaphore, celle de la maison
construite sur un roc solide. Celle-ci n’est pas sans importance. En une image
simple, elle explique la raison même du
sermon et des béatitudes. Notre Seigneur Jésus-Christ avertit en effet que celui
qui écoute les paroles de ce discours et les accomplit est comparé à un homme
sage qui bâtit une maison sur un roc. De quelle maison s’agit-il ? De
notre vie ici-bas.
Toute
vie est vaine et illusoire en dehors de sa loi. C’est pourquoi le « sermon de la béatitude » est au
centre de l’enseignement de la morale et l’objet de toutes les préoccupations.
La vie n’est pas un château de sable qui doit être emporté à la première vague
ou aux premiers vents. Elle n’est pas non plus livrée aux hasards et aux
passions humaines. Nous devons la bâtir
selon des règles comme un architecte élevant une cathédrale, ce qui est
impose une certaine forme de liberté
et donc de responsabilité de la part
du bâtisseur…
Une nécessaire disposition d’âme
Jesus préchant sur la montagne Fra Angelico |
D’autres
images aussi claires précisent l’esprit
qui doit animer le chrétien. « Ne
vous amassez pas des trésors sur la terre […]. Mais amassez des trésors dans le ciel. […] Car là où est ton trésor, là sera aussi ton
cœur. » (Matthieu, VI, 19-21) Ou encore « Nul ne peut servir deux maîtres ; car, où il haïra l’un et aimera
l’autre, ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. » (Matthieu,
VI, 24)
Ces
avertissements nous renvoient aux textes de Saint Luc. Après avoir transmis les
quatre béatitudes, il nous donne aussi quatre malédictions, chacune comprenant
un vice et le supplice associé. Notre Seigneur Jésus-Christ décrit ainsi ceux
qui ne suivent pas le chemin des béatitudes. Ceux qui commettent des crimes et
des péchés devront subir des supplices. Chacun recueille finalement ce qu’il a
cultivé ! Comme nous l’avons déjà évoqué dans un précédent article[15],
l’enseignement de Notre Seigneur comporte toujours ce double message. À la fin de notre existence ici-bas, notre
vie sera pesée et selon le chemin que nous aurons suivi, notre destin sera
différent.
Conclusions
N’imaginons
pas que le « sermon de la montagne »
remplace l’ancienne Loi, notamment le Décalogue. Incarnant la volonté divine, elle
est plutôt un approfondissement spirituel
de la Loi, allant au-delà de l’interprétation littérale dans laquelle se
plaisait une partie de la population juive. Elle n’est pas non plus une sagesse
ou une philosophie morale parmi tant d’autres. Elle dépasse tous les systèmes philosophiques que l’homme a pu
développer par son expérience ou par sa raison. Elle n’est inévitablement
liée à Notre Seigneur Jésus-Christ, le Verbe fait chair…
Le
« sermon de la montagne »
n’est pas non plus un ensemble de règles à la manière d’un code pénal. Les
paroles de Notre Seigneur Jésus-Christ sont comme des semences et pour qu’elles
germent et donnent de bons fruits, elles ont besoin d’une terre fertile, d’une disposition d’âme favorable. Elles nous renvoient alors à ces
images simples que Notre Seigneur Jésus-Christ nous a laissées, à tout
l’Évangile avec lequel il ne peut être séparé. Elles nous renvoient aussi au
jour de la moisson, c’est-à-dire au jugement.
Notes et références
[1] Le discours est
appelé « discours des béatitudes »
en raison du premier mot qui introduit chaque verset, c’est-à-dire « Bienheureux » qui traduit le terme latin
de « Beati ».
[2] Voir Traité
de l’Évangile selon Saint Luc, Saint Ambroise, Tome I, Prologue
[3] Saint Augustin, Commentaire
sur le Sermon de la Montagne, I, 1.
[4] Saint Augustin, Commentaire
sur le Sermon de la Montagne, I, 1.
[5] Bossuet, Sermon
de Notre Seigneur Jésus-Christ sur la montagne, première journée, Méditation
de l’Évangile, dans Œuvres complètes de Bossuet, F.
Lachat, volume VI, librairie de Louis
Vivès éditeur, 1862, bibliotheque-monastique.ch.
[6] Pape François, Gaudete
et exultate, 3ème chapitre, 19 mars 2018, vatican.va.
[7] Catéchisme de la doctrine
chrétienne, publié par ordre de Saint Pie V, question 263, chapitre
III.
[8] Pape Pie XII, Summi
Pontificalis, 20 octobre 1939, vatican.va.
[9] Saint Thomas d’Aquin,
Sommes
théologiques, question 108, article 3.
[10] R.P.J. René, Manuel
d’écriture sainte, Tome IV, Les Évangiles, chapitre V, 1, 1, n°285,
1943, Librairie catholique Emmanuel Vitte.
[11] Voir Émeraude,
avril 2015, article « Les Évangiles :
sources historiques ».
[12] Lebreton, La
vie de Notre Seigneur Jésus-Christ, tome I, 1931, dans P.J.René, Manuel
d’écriture sainte, Tome IV, Les
Évangiles, chapitre V, 1, 1, n°286.
[13] P.J. René, Manuel
d’écriture sainte, Tome IV, Les
Évangiles, chapitre V, 1, 1, n°286.
[14] Saint Thomas d’Aquin,
La
chaîne d’or, explication suivie des quatre évangiles, traduction de
l’abbé Péronne, tome Ier, édition Saint-Rémi, p.102.
[15] Voir Émeraude,
juin 2020, article « La morale
et l’Évangile (3) : un choix décisif …».
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