" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 19 mai 2018

Le combat de l'indépendance de l'Église au Moyen-âge (Xe-XIIe siècle)


Encore de nos jours, dans des livres récents, nous constatons avec amertume, voire avec colère, que l’Église au temps du Moyen-âge est encore décrite de manière erronée et malhonnête. On l’accuse d’avoir régné en maître sur les populations et de vouloir les asservir. Parfois, une phrase assassine est jetée dans une argumentation sans qu’il n’y ait véritable volonté de la dénigrer. Cette image est ancrée dans la mémoire collective. Elle est admise par tous et fait partie de tout discours relatif à notre passé. Elle est l’un des innombrables clichés que les générations se transmettent en dépit d’une meilleure connaissance de notre passé. Ces préjugés biaisent nos jugements et nous éloignent inévitablement de notre véritable histoire. Or en ignorant d’où nous venons, il est bien difficile de comprendre ce que nous sommes devenus et finalement de trouver notre voie dans le temps qui passe. Le passé éclaire notre présent et participe à la construction de notre avenir. Il ne s’agit pas seulement de défendre la vérité et de combattre des mensonges éhontés, il s’agit aussi et surtout d’éclairer aujourd’hui les hommes de bonne volonté.

Revenons donc en ce temps où l’Église aurait été oppressive à l’égard des populations qu’elle aurait laissées dans l’obscurité afin de mieux les soumettre à son bon vouloir. Les partisans d’une telle conception historique ne songent parfois qu’au temps où les Papes semblaient vouloir soumettre les États. Ils accusent encore les doctrines qu’ils ont défendues et la politique qu’ils ont menée au détriment des États. Confondant l’Église et la papauté, ils dénoncent alors une volonté d’hégémonie de l’Église, qui serait la source d’une prétendue tyrannie.

Ce qui est vraiment visé est une époque qui commence au Xe siècle et s’achève au XVe siècle. Des Papes illustrent ce temps. Nicolas II, Innocent III, Boniface VIII en sont les principaux. Ce qui est condamné est aussi une doctrine, celle notamment connue sous le nom de "théorie des deux glaives". Parfois, on parle d’« augustinisme politique » mais ce terme du XXe siècle nous paraît impropre. Il condamne plus qu’il n’éclaire.

Ainsi, dans notre article, nous allons revenir sur ce temps afin de mieux le comprendre et nous éloigner des funestes clichés. Et comme dans tout discours raisonnable, commençons par comprendre la situation dans laquelle l’Église se trouvait, c’est-à-dire dans un état de soumission à l’égard des seigneurs. Rendons-nous au IXe siècle…

La soumission de l’Église aux puissances temporelles

Au IXe siècle, l’Église est en effet dans un état de sujétion à l’égard des autorités temporelles, qu’il s’agisse de l’Empereur, des rois, des grands de l’Empire ou du royaume, ou encore des seigneurs locaux. Nous pouvons citer trois liens de dépendance.


Dagobert Ier investit Audomar à
 la tête de l'évêché de Thérouanne

Vie de Saint Omer, XIe siècle. Wikipédia.



Le premier réside dans la désignation des évêques et des abbés. Ce sont bien les Empereurs, les rois et les seigneurs qui les désignent selon leur bon vouloir. Certes, leurs choix peuvent s’avérer justes et bénéfiques pour l’Église mais la qualité des élus dépend grandement des princes et de leurs motivations. Parfois des intérêts purement politiques orientent leurs décisions. Des hommes indignes peuvent alors occuper des postes ecclésiastiques ou religieux, et abuser de leur autorité. Les titres ecclésiastiques et religieux sont en effet considérés comme un instrument du pouvoir aux mains des princes. Ces titres sont aussi forts utiles pour acheter des fidélités et accroître son influence. La simonie[7] est alors une plaie terrible pour l’Église. Elle est aussi l’objet d’un trafic qui permet de remplir le trésor de l’État. Dans le royaume capétien, c’est une source de revenus dont les rois ne peuvent guère se passer. Notons surtout que dans le Saint Empire germanique, les premiers Empereurs, comme Othon Ier, investissent les évêques de pouvoirs de gouvernement et des droits qui leur sont attachés, les « regalia », afin de contrebalancer l’influence de l’aristocratie laïque. L’habitude a été prise de l’investir en même temps de leur dignité épiscopale en lui remettant l’anneau et la crosse. On parle alors d’investiture par l’anneau et la crosse.

Le deuxième lien de dépendance, assurément plus grave, concerne le régime féodal. En effet, par nécessité, les évêchés et les abbayes doivent à leur tour entrer dans le système féodal. L’évêque et l’abbé deviennent des vassaux qui se recommandent à des seigneurs et leur doivent alors des obligations en échange d’une protection. Ce service aboutit à d’étranges confusions et à d’intolérables contradictions. Ainsi pour répondre à leur serment, des évêques ou des abbés arment des hommes pour faire la guerre, voire les dirigent sur des champs de bataille. À leur tour, ils peuvent avoir des vassaux et réclamer leurs dus. Les pouvoirs spirituel et temporel sont ainsi confondus…

Enfin, par le droit de patronage, des seigneurs considèrent les églises que leurs ancêtres ont édifiées comme leurs biens propres et n’hésitent pas à y affecter des clercs de leur choix, parfois sans l’assentiment de l’évêque. Or, la plupart de ces églises, autrefois chapelles privées, sont devenues celles de la paroisse en raison de la christianisation des campagnes et de l’augmentation de la population chrétienne. Une telle situation peut conduire à des querelles entre l’évêque et le seigneur propriétaire. Mais les clercs ainsi désignés finissent par n’être que les domestiques des seigneurs.

Les évêques et les abbés peuvent-ils alors se tourner vers le Pape pour trouver le secours nécessaire ? Mais le Pape est dans une situation encore pire. La papauté est en effet soumise aux puissances du jour, d’abord aux aristocrates de Rome qui font et défont les Papes, puis aux Empereurs. Depuis la constitution romaine de 824, le Pape ne peut être consacré sans avoir auparavant prêté serment à l’Empereur. Sa nomination dépend donc de lui. Au début du XIe siècle, l’Empereur Henri III (1039-1056) fait élire des papes et les déposent selon ses intérêts. C’est un faiseur de Pape

Au Xe siècle, l’Église est bien aux mains des autorités temporelles tant au niveau local et régional qu’au niveau de la chrétienté naissante.

L’impuissance de l’Église

L’état de dépendance dans lequel l’Église se trouve peut alors s’avérer catastrophiques. L’autorité ecclésiastique ou religieuse n’est plus au service des fidèles ou des moines mais du seigneur qui l’a désigné ou qui acheté le titre. Le prélat du Saint Empire germanique est probablement plus préoccupé de politique que des problèmes pastoraux. Par les liens féodaux, les liens politiques supplantent les liens canoniques. En outre, la paroisse ou le monastère ne sont plus que des biens qu’on traite au mieux pour s’enrichir comme un capital à exploiter. Le trafic éhonté des dignités épiscopal conduit à des scandales. Les créatures d’un roi deviennent évêques comme Gazli, frère bâtard de Robert le Pieux, à Chartres en 1028. Ceux qui achètent à grands prix des titres tentent de se faire rembourser auprès de son clergé. Et les revenus du clergé sont réduits à la portion congrue, à la mendicité. Que devient une abbaye si son abbé n’est qu’un laïc peu séduit par la vie religieuse mais fortement intéressé par sa richesse ? Que devient les fidèles d’un évêché si l’évêque ne se soucie guère du salut de leur âme ?


Le roi Charles le Chauve

Conscients de cette situation et des abus dont elle est responsable, des évêques interviennent auprès des souverains. Ils protestent en effet contre l’intervention des laïcs dans les affaires de l’Église et contre la simonie. « Comment oses-tu en venir à distribuer les dignités, ou plus exactement les charges ecclésiastiques ? Sache d’abord que tout bien consacré légalement au Seigneur sous forme d’aumônes ne peut appartenir qu’aux églises. Et si tu veux transmettre par décret divin les bénédictions et le Saint-Esprit que tiennent du Seigneur ses élus, par le moyen des évêques consacrés, sache aussi que tu outrepasses grandement l’office qui est le tien. »[1] C’est par ses paroles que Wala (v. 772-836) , abbé de Corbie, s’adresse au roi Louis le Pieux (778-840). Au concile de Yutz, en 836, les évêques réclament avec une telle force la fin des abus que le roi Charles le Chauve est obligé de promettre de ne plus séculariser des biens de l’Église. Leurs doléances sont tellement nombreuses en 846 qu’ils doivent les restituer. Mais toute cette opposition semble vaine. À peine sa promesse donnée, Charles le Chauve se soumet à ses seigneurs qui ne peuvent renoncer aux richesses de l’Église. Au Xe siècle, Ratier, évêque de Vérone, fustige la simonie si pratiquée en son époque qu’il la qualifie de « siècle de Simon ».

Les évêques ne parviennent guère à imposer leur autorité sur les rois et les seigneurs locaux. Leur autorité est insuffisante pour s’opposer aux abus de pouvoir. Faut-il attendre qu’un homme véritablement chrétien devienne roi pour que l’Église puisse être libre ? Pourtant, deux faits concrets révèlent la véritable puissance de l’Église à l’égard des souverains.

Le sacre de l’Empereur et des rois

Le premier fait qui marque l’importance de l’Église est le rôle qu’elle joue dans le sacre des rois depuis le VIIIe siècle. Un événement capital sépare en effet les rois mérovingiens avec leurs successeurs carolingiens. Les premiers deviennent rois par le privilège du sang en vertu de la coutume ancestrale des Francs. À partir de Pépin le Bref, les seconds sont sacrés par un évêque. Le sacre est en quelque sorte la marque de l’Église mise sur la royauté. Le Pape Etienne II (752-757) renouvelle même le sacre de Pépin le Bref en déclarant « anathème quiconque ne se soumettrait pas à eux et à leur descendance ».

Certes, l’Église n’innove pas en sacrant le roi des Francs. Le sacre est déjà pratiqué dans le royaume des Wisigoths. En 672, le sacre de Wamba (663-v.688) est sans-doute l’un des premiers de l’histoire. La situation de l’Église dans ce royaume est particulière. Le roi fait appliquer avec force les décisions des conciles, régulièrement convoqués à Tolède. Rapidement, ces assemblées se préoccupent des grandes affaires du royaume, religieuses et politiques. Les conciles, dirigés par le métropolitain de Tolède, sont formés des évêques, des abbés, des prêtres et des Grands laïques. Le concile général est en quelque sorte l’assemblée représentative des Wisigoths. Les clercs y imposent très souvent leur volonté. L’autorité religieuse prime sans difficulté sur celle des laïcs.

Le sacre investit donc le roi d’une autorité et d’une puissance nouvelle. Sacré, le roi devient l’élu de Dieu. Il est marqué d’un caractère religieux indélébile. Pépin le Bref a été élu roi par des élections avant d’être sacré. Il peut craindre alors que ses électeurs le déposent mais sacré, il devient indétrônable. Mais le sacre ne lui apporte pas que des avantages. Il implique aussi le devoir de protéger l’Église. Cet acte établit désormais un lien ou une sorte d’alliance entre le roi et le Pape, entre le trône et l’autel.

Un autre fait marque encore la dynastie carolingienne. Le fils de Pépin le Bref, Charles, dit Charlemagne, est sacré empereur en l’an 800, le jour de Noël, à Saint-Pierre. L’Empire d’Occident est ressuscité. Mais contrairement aux usages des Empereurs romains, Charlemagne est sacré par les mains du Pape avant la proclamation du peuple. L’ordre d’investiture a été changé et ce changement est d’une importance capitale. Autrefois, c’était le peuple qui nommait l’Empereur romain. Le sacre ne faisait que confirmer ce choix. Il n’était qu’une cérémonie non décisive. Or par le geste du Pape, l’Empereur carolingien semble tirer sa légitimité du sacrement et non de la proclamation du peuple, qui n’apporte qu’un témoignage. C’est bien le Pape qui fait l’Empereur ! Seule la personnalité de Charlemagne fait oublier ce geste d’une portée extraordinaire. Lorsque le Pape sera suffisamment fort et les autorités temporelles faibles, le principe prévaudra…

L’autorité réelle de l’Église

Quand l’État succombe à l’anarchie et aux coups multiples des invasions, au Ve puis au IXe siècle, la population trouve le secours nécessaire chez les évêques et les abbés. En dernier ressort, c’est bien l’Église qui la soutient dans ces terribles moments et apportent ce dont elle a besoin pour survivre. La structure de l’État ne survit guère à de telles épreuves. 

En outre, lorsque le moment de la restauration arrive, l’État s’appuie sur l’Église pour secourir les plus faibles, les malades, les infirmes, les enfants abandonnés, et lui donne les moyens de mener ses œuvres. De même, l’enseignement est confié à l’Église comme la culture survit dans les monastères. Les forces vives résident finalement dans l’Église. 

Enfin, alors que l’Empire romain et carolingien se divisent et se déchirent dans la violence, l’Église demeure une et une seule. Son unité de foi est une force qui prend de l’ampleur face à l’émiettement des États.

Un besoin de réformes

Au Xe siècle, la situation de l’Église est donc particulièrement grave. La simonie est une pratique courante, et avec elle le nicolaïsme[8]. Mais elle est suffisamment claire pour que des hommes avisés comprennent la source des abus constatés. Les abbés réformateurs cherchent ainsi à retirer tout lien avec les évêques et seigneurs pour se mettre sous la seule tutelle du Pape, les immunisant ainsi de toute intervention laïque. Ce privilège est appelé « exemption ». Les fondateurs de Cluny placent ainsi leur abbaye sous l’autorité directe et immédiate du Pape. « Que l’Église de Cluny soit affranchie de la domination des rois, des évêques, des comtes, ou même de tout parent du duc Guillaume »[2], qui est le donateur. « Cette indépendance, arrachant Cluny aux réseaux des influences et des structures féodales, conférait à la nouvelle abbaye un prestige exceptionnel, qui lui donna le crédit nécessaire pour entreprendre l’œuvre de réforme monastique. » [3] Cet exemple est suivi par d’autres monastères pour restaurer la discipline et mettre en place une réforme durable. Il est une des raisons d’une véritable renaissance monastique en Europe.

Comme Rathier (v.890-974), évêque de Vérone, de nombreux évêques demandent que l’épiscopat soit soustrait à toute influence laïque. L’Église ne peut se réformer en rompant les liens de dépendance qui la soumettent aux autorités laïques.

L’affirmation de la Papauté

Bien avant le Xe siècle, certains Papes tentent de protéger l’Église contre l’intervention laïque comme Nicolas I qui défend vigoureusement la primauté pontificale dans les questions de foi mais aussi de discipline. En 867, le concile de Troyes déclare illégale tout déposition d’évêque sans l’assentiment du Pape. Le souverain pontife devient le juge suprême en appel. Par son action, Nicolas Ier défend les droits de l’Église et affirme son autorité sur tous les souverains. Mais ce redressement ne survit pas à sa mort. Les Papes qui le succèdent ne sont pas suffisamment forts pour faire face aux différentes puissances. Ils tombent de nouveau sous leur tutelle. Il faut alors attendre le XIe siècle pour que s’affirme de nouveau et durablement l’autorité du Pape grâce notamment une succession d’hommes de fortes personnalités sur le siège pontifical.

Le premier Pape réformateur est Nicolas II (1059-1061). En trois ans seulement, il parvient à faire changer la situation. Il prend deux mesures d’importance capitale. Par un décret daté du 13 avril 1059, il met fin à l’usage du choix du Pape par l’Empereur. Un précédent a déjà été créé quelques années auparavant, en 1056. Profitant des circonstances, Etienne IX est en effet élu hors de la volonté de l’Empereur. Mais l’élection de son successeur est l’objet d’intrigues de la part des nobles romains. Ce décret déclare que seuls les cardinaux pourront désormais élire le Pape. Nicolas II retire le choix du Pape aux laïcs et le confie aux cardinaux. Certes, doivent être « saufs l’honneur et la révérence dus à Henri, présentement roi et futur empereur si Dieu le veut », mais personne n’est dupe. Plus tard, en août 1060, un nouveau décret confirme ce mode d'élection mais il n’est plus question de « révérence » à l’Empereur. Ainsi, par le sacre, le Pape fait l’Empereur mais celui-ci ne joue plus de rôle dans l’élection du Pape.

La deuxième décision est aussi importante. En 1059, il fait décréter le canon suivant : « aucun clerc ou prêtre ne reçoive en aucune façon une église des mains d’un laïc, soit par de l’argent, soit gratuitement ». Ainsi il s’oppose à la simonie et condamne toute investiture laïque.

Par ces deux décisions capitales, Nicolas II cherche à libérer l’Église des mains des autorités laïques. La liberté retrouvée, l’Église peut alors combattre les abus qui l'affligent. Les principes sont jetés. Ils sont réaffirmés avec Saint Grégoire VII (v.1015-1085), élu pape en 1073 .

La Querelle des Investitures

Saint Grégoire VII
Les décisions des Papes ont été plus ou moins adoptées selon les régions. Dans les royaumes chrétiens d‘Espagne, il n’y a eu aucune résistance. La simonie est très peu pratiquée et l’Église joue un rôle essentiel depuis des siècles. Dans le royaume des Francs, la situation est mitigée. Le roi est hostile et les nobles réservés. La vente des dignités ecclésiastique est une source de revenus qu’ils ne peuvent négliger. Mais les légats pontificaux appliquent les directives, souvent avec l’appui de la population qui n’hésite pas à expulser des prélats prévaricateurs et concubinaires comme à Reims ou à Thérouanne. L’opposition la plus forte réside dans l’Empire tant les évêques et les abbés sont devenus les pièces essentielles de l’administration et de la politique impériales. L’Empereur ne peut se passer d’eux. Conscients de leur rôle et de leur puissance, les prélats ne veulent guère non plus les perdre. La condamnation de toute investiture laïque remet donc en cause le régime impérial. La volonté d’indépendance du Pape inquiète aussi l’Empereur. Une nouvelle autorité se dresse devant la sienne, une autorité sans-doute rivale. 

Finalement, les Papes et les Empereurs s’engagent dans un long et sérieux conflit. Au cours de cet affrontement, nous pouvons noter plusieurs rebondissements. Alors que l’Empereur Henri IV (1056-1106) fait déchoir le Pape Saint Grégoire VII dans un synode et fait élire un autre pape, dans un autre synode, Saint Grégoire VII dépose l’Empereur. « Je délie tous les chrétiens du serment qu’ils ont contracté envers lui ; je défends à qui que ce soit de le reconnaître comme roi. »[4] Le geste du Pape est totalement nouveau. Il impressionne les contemporains. Comme nous avons pu le noter, le Pape fait l’Empereur. Il peut donc aussi le défaire. Certes, ce n’est pas nouveau qu’un roi ou un empereur est excommunié, mais provenant du Pape et pour les intérêts de l’Église, la déposition acquiert une dimension radicalement nouvelle.  


Néanmoins après l’épisode de Canossa[6] en janvier 1077, et une lutte confuse, l’Empereur Henri IV finit par occuper Rome, Saint-Pierre et le Latran. Une véritable guerre civile éclate sur les terres impériales et en Italie. Voyant les victoires de son adversaire, le chef normand Robert Guiscard envoie ses troupes au secours du Pape. Mais ses bandes de mercenaires pillent, violent, tuent et massacrent. Rome s’insurge et le sang coule sur les innocents. Effrayé par tant de malheurs, le Pape Saint Grégoire VII est au comble de la douleur. Mais, conscient de la nécessité de l’Église de se libérer du joug des laïcs, il rappelle les principes qu’il a défendus dans sa dernière encyclique. Il meurt brisé à Salerne le 25 mai 1085…

Les successeurs de Saint Grégoire VII, notamment Urbain II (1088-1099) et Pascal II (1099-1118), deux religieux clunisiens faut-il noter, réaffirment les principes posés. Ils veulent libérer l’Église du régime féodal. Ils s’opposent donc aux souverains qui se livrent au trafic des titres ecclésiastiques, comme dans les royaumes d’Angleterre de Guillaume le Conquérant ou de France avec Philippe Ier, et plus spécialement à l’Empereur. La lutte contre l’investiture laïque se poursuit et ne fait qu’accroître le désordre. De nouveau, l’Empereur est excommunié et tente de s’imposer en Italie, n’hésitant pas à arrêter le Pape.

La fin de la Querelle des Investitures

Un roi donne à un évêque les investitures

Mediaevaland Modern History 
 PhilipVan Ness Myers, 1905
Au XIIe siècle, une solution finit par s’imposer grâce à l’évêque et canoniste Yves de Chartres. Le remède est d’abord trouvé en France. Dans le royaume de Philippe Ier, si l’investiture laïque est abandonnée en 1098, le roi conserve le droit d’agrément à l’élection canonique et continue d’investir les prélats du temporel de leur église en échange d’un serment de fidélité. Il y a bien distinction entre les pouvoirs spirituel et temporel. C’est en effet dans cette distinction que réside la solution. Mgr Yves de Chartres essaye de concilier la réalité et les principes.

Il s’agit donc de distinguer, dans un titre ecclésiastique, deux investitures, l’une ecclésiastique pour les éléments spirituels, et l’autre laïque pour les avantages temporels afférents. Car un évêque ou un abbé est à la fois dépositaires de pouvoirs religieux mais aussi titulaires de domaines concédés par un laïc et doté d’un pouvoir de gouvernement temporel. Dans l’investiture, il s’agit donc de séparer l’élément religieux et les biens temporels. Il y a donc en fait deux investitures, l’une spirituelle qui ne peut être accomplie que par une autorité religieuse, l’autre temporelle qui appartient de droit au suzerain. Le Pape Calixte II (1119-1123) rappelle finalement le principe sur lequel doit être fondés les rapports entre l’Église et l’État : « Que l’Église obtienne ce qui est du Christ et que l’Empereur ait tout ce qui lui revient. »[5] L’investiture par la crosse et l’anneau est ainsi réservée au Pape ou à l’évêque consécrateur alors que la remise des biens temporels revient au suzerain. La Querelle des Investitures est ainsi close…

Dans le Concordat de Worms, conclu en 1122 entre le Pape Calixte II et l’Empereur, la solution préconisée par Mgr Yves de Chartres est acceptée. L’investiture est doublée. L’Empereur renonce à l’investiture par la crosse et l’anneau. Il s’engage à laisser se dérouler librement les élections épiscopales. En échange, le Pape accorde à l’Empereur ou à son mandataire le droit d’être présent à l’élection et, en cas de contestation, d’arbitrer en faveur du candidat le plus digne, après avoir pris avis des évêques de la province. La remise du sceptre symbolise désormais l’investiture temporelle des biens et des fonctions politiques associées à la charge épiscopale.

Une telle solution ne règle pas tout. La situation de l’Église dépend en fait fortement de l’attitude de l’autorité temporelle à l’égard des évêques. En France, Louis VII est très respectueux de la liberté de l’Église. Il suit les recommandations des collèges électoraux. Cette attitude peut très vite changer si le roi privilégie ses intérêts au détriment de ceux de l’Église. En Angleterre, le roi renonce à l’investiture mais obtient le serment de vassalité des évêques. Néanmoins par ces tolérances, le Pape Pascal II parvient à faire progresser la réforme sur l’île britannique. Ces exemples montrent la nécessité de collaboration entre les autorités religieuses et politiques mais pour cela, faut-il des rapports de force équilibrés. Sans l’appui du Pape, Saint Anselme aurait-il pu réussir ses réformes ?

Le 1er concile de Latran

Pour sanctionner le compromis entre l’Empereur et le Pape, le Pape Calixte III convoque un concile en 1123. Ce geste est à deux titres d’une très grande importance. D’une part, le Pape renoue avec une tradition interrompue depuis plus de trois siècles, depuis le IVe Concile de Constantinople, en 869. D’autre part, cette tradition est mêlée d’innovation puisque contrairement aux usages, c’est le Pape qui prend l’initiative et convoque le concile, et non l’Empereur. Ce geste marque sans contestation un renforcement de son pouvoir et de son prestige. Ce concile, rassemblant entre trois et cinq cents évêques et abbés, est destiné à la réforme de l’Église. Sont condamnés la simonie (canon 1), le concubinage des clercs (canon 3), et des usurpations de laïcs sur les biens et les fonctions ecclésiastiques (canon 4).

Conclusion

Considérant l’intrusion du pouvoir temporel comme la racine des maux qui affligent l’Église, les Papes œuvrent dans deux directions : l’indépendance de l'Église dans l’élection du souverain pontife et l’extirpation de la simonie. Ils veulent retirer aux autorités laïques toute emprise ou influence dans la nomination des autorités religieuses. Sans cette double émancipation, l’Église ne peut avoir de liberté d’action pour mener les réformes nécessaires. Il s’agit alors de remettre en cause l’autorité temporelle qui, abusant de ses pouvoirs, a mis sous tutelle les autorités ecclésiastiques et religieuses. Les moines réformateurs ont bien compris la voie à suivre. Cluny est dès sa fondation directement rattachée à Rome, hors de portée des princes. C’est bien un renversement de la hiérarchie appliquée depuis plusieurs siècles. Ce n’est donc pas étonnant que les décisions des Papes aient provoqué autant de résistances et de luttes.

Recontre de saint Anselme 
et de la comtesse Mathilde 

devant saint Grégoire VII. 
Romanelli. XVIIe



Certes, dans ce combat, il y a eu beaucoup de maladresses et de violences de part et d’autre. Les bonnes intentions sont aussi parfois difficilement applicables dans la vie concrète. Les conflits ont aussi tendance à obscurcir les esprits. Néanmoins, et en dépit des échecs de Saint Grégoire VII, l’Église a remporté des avantages incontestables sans lesquels la réforme dite grégorienne n’aurait pas autant progressé. Grâce au compromis obtenus, l’autorité du Pape s’est affermie face à l’Empereur et aux rois. Les rapports de force entre les autorités religieuses et temporelles ont changé et ont certainement permis une collaboration plus équilibrée entre les deux pouvoirs. Dans son diocèse, l’évêque n’est plus seul devant l’État. Il peut s’appuyer sur une autorité suffisamment forte et indépendante. La lutte qu’ils ont menée en défendant des principes vrais était la condition sans laquelle l’Église ne pouvait pas mener les réformes morales et disciplinaires dont elle avait grand besoin.

Cependant, la question des rapports entre les autorités religieuses et temporelles ne sont pas réglées. Le Concordat de Worms pour l’Empire ou les accords conclus dans le royaume d’Angleterre ne résolvent pas tous les problèmes. La question de la suprématie est en effet posée…




Notes et références
[1] Wall, abbé de Corbie, sermon à Louis le Pieux, cité dans L’Église des Temps barbares, Daniel-Rops, VIII, Fayard.
[2] Citez dans Histoire religieuse de l’Occident médiéval, Jean Chélini, Hachette, chap. IV, 1991.
[3] Jean Chélini, Histoire religieuse de l’Occident médiéval, chap. IV.
[4] Saint Grégoire VII dans L’Église de la cathédrale et de la croisade, Daniel-Rops, V, Fayard, 1952.
[5] Calixte II dans L’Église de la cathédrale et de la croisade, Daniel-Rops, V, Fayard, 1952.
[6] Après avoir été excommunié, l'empereur Henri IV se rend à Canossa auprès du Pape Saint Grégoire VII et lui demande pardon. Le pape lève l'excommunication portée contre lui.
[7] Simonie : pratique consistant à vendre ou acheter des choses spirituelles en échange d'un bien temporel, pécuniaire ou autre.
[8] Nicolaïsme : le fait pour un prêtre d'enfreindre la règle de célibat ou de chasteté.

samedi 12 mai 2018

L'Église au temps des Mérovingiens, une Église soumise et spoliée

L’ignorance est l’un des plus terribles des maux. Elle détourne de la lumière bien des âmes. Et sans lumière, comment peuvent-elles être libres, libres d’avancer vers leur véritable bonheur ? Dans les ténèbres, les erreurs se cachent et les vices se dissimulent sous l’apparence de la vérité et des vertus. Les beaux parleurs, les biens pensants, de bons sentiments peuvent alors tromper les esprits et les conduire là où ils ne doivent pas aller. Et, croyant bien faire et bien penser, certaines personnes se trompent de combat, défendant ce qu’elles croient être justes et s’opposant à ce qu’elles croient être néfastes. Dans les ténèbres, nous ne pouvons que marcher comme des aveugles derrière d’autres aveugles. Pour ceux qui veulent dominer les esprits, il est de leur intérêt de nous éloigner de toute lumière.

Les préjugés sur les relations entre l’Église et l’État

Pendant de nombreuses générations, il a été écrit que l’Église n’a été qu’un agent de l’oppression, un instrument aux mains des despotes, un bel outil d’asservissement. La religion chrétienne ne serait que l’opium du peuple au profit des puissants de ce monde. De manière semble-t-il paradoxale, elle chercherait, dit-on aussi, à soumettre l’État et à lui dicter ses ordres pour tenir les consciences et les former à sa convenance. Elle ne chercherait qu’à gouverner les pays et à ériger des régimes théocrates. Ces critiques, encore persistantes aujourd’hui, en particulier dans la mémoire collective, concernent souvent une époque particulière de notre histoire, celle où les rois dirigeaient la France. Le Moyen-âge est souvent leur cible. Temps d’obscurité, temps des ténèbres, s’exclament-elles encore, temps où l’Église aurait enchaîné les âmes ! Et lorsque l’Église tente aujourd’hui de condamner des comportements, des lois injustes et iniques, bien des voix insolentes se lèvent encore, brandissant de sublimes étendards, pour défendre la liberté que le peuple aurait gagnée en se libérant de son joug ! …

Les événements que la France connaît aujourd’hui ou encore de multiples faits quotidiens montrent que les relations entre l’État et les religions demeurent encore un sujet d’actualité. Les questions qu’ils soulèvent nous ramènent sans aucun doute à un temps où l’Église jouait un rôle politique et influençait les dirigeants du monde. Douloureux réveil ? Indispensable prise de conscience ? Après cinquante ans de silence pesant, où au nom d’une idéologie, la religion chrétienne a été cloisonnée, enfermée, réduite à une affaire personnelle, laissant l’État aux mains seuls des idéologues insensés, il est difficile aujourd’hui de ne point s’interroger pour ceux qui ne veulent plus rester enfermés dans les ténèbres. Il est encore plus difficile de cautionner tout politique religieuse faite de désintéressement, de silence et d’ignorance à l’égard de l’État, véritable politique de rupture avec l’histoire de l’Église et son enseignement traditionnel…

Une Église de plus en plus mêlé à l’État

Dans des précédents articles, nous avons montré les principes fondamentaux que l’Église a défendus depuis ses origines sur ses relations qu’elle doit entretenir avec l’État et les autorités politiques : 
- distinction des pouvoirs religieux et politique ;
primauté du pouvoir spirituel sur le pouvoir temporel ;
- nécessité d’une collaboration entre les deux pouvoirs ;
origine divine de toute autorité ;
- obéissance à toute autorité dans les limites de la foi et de la charité. 

L’histoire des premiers siècles du christianisme nous montre aussi la lutte qu’elle a menée pour préserver sa liberté, accentuant alors l’un des principes évoqués.

L’histoire nous montre aussi que par la force des choses, sans le chercher vraiment et pour répondre à une terrible détresse, l’Église a assumé un rôle politique. Cela a été vrai lors des grandes invasions barbares au cours duquel des hommes d’Église ont fini par être les chefs de la cité pour suppléer à l’impuissance des autorités politiques, à la carence des institutions et de l’administration. Ils ont été bien présents et actifs face à la désagrégation de l’Empire romain d’Occident. Par leurs activités, leur fermeté et leur courage, l’Église a non seulement gagné du prestige au sein du peuple qu’elle a défendue et soutenue mais elle a également affermi son autorité. Elle est devenue un acteur incontournable pour les vainqueurs et les nouvelles puissances du moment. Par leurs compétences et leur autorité morale, par leurs fonctions spirituelles, les évêques et les abbés ont nécessairement tenu un rôle politique indéniable dans la construction d’une nouvelle société et civilisation. Le baptême de Clovis n’est pas un acte anodin. Il est un acte fondateur.

Mais le rôle que l'Église a tenu n’est pas sans danger. Déjà, avant les invasions barbares, au temps de l’Empire romain, l’Église s’est opposée aux prétentions des empereurs, qui, défendant leur rôle d’« évêques de dehors », intervenaient abusivement dans les affaires religieuses, y compris dans les questions de dogmes. Se considérant finalement comme les seuls vicaires de Dieu, ses instruments, voire ses inspirés, ils ont cherché à la cloisonner dans un pur rôle spirituel. Aujourd’hui, les biens pensants ainsi que les autorités politiques ne font-ils pas la même chose en imposant ce qu’il faut croire et ce qu’il faut faire, en enfermant la religion dans l’intimité de la conscience, dans l'impuissance ?

L’Église a souvent connu ce danger, ces folles et dangereuses prétentions du pouvoir politique, surtout lorsqu’elle a acquis un rôle politique justifié. Elle a dû réagir pour se défense et remplir ses missions. Prenons encore deux exemples. Ils nous permettront de comprendre la réaction de l’Église, réaction souvent mal comprise…

Retour au royaume des Francs

Prenons l’exemple de ce temps où des royaumes barbares se constituent sur les débris de la civilisation romaine occidentale. Revenons à l’époque des rois mérovingiens, ces fameux « rois fainéants ». Depuis la fin du Ve siècle, après les conquêtes des peuples germains en Europe, l’Occident est constitué de différents royaumes dirigés par des dynasties provenant des tribus vainqueurs. Après le baptême et les victoires de Clovis, le royaume des Francs domine l’ancienne Gaule et une partie des terres germaniques sous la direction des rois mérovingiens. Les Wisigoths dirigent la péninsule Ibérique. Les Ostrogoths puis les Lombards dominent en grande partie l’actuelle Italie. L’Empire romain de Byzance est encore maître de certaines régions.

Mais le royaume des Francs est rapidement divisé selon la coutume franque du partage. Lorsqu’un roi meurt, il est réparti entre ses fils. Le royaume est aussi déchiré par des guerres perpétuelles. C’est une époque de violence et d’un déclin redoutable du droit et de la culture. La société se barbarise en dépit des efforts de l’Église. Le royaume des Francs se désagrège alors lentement, laissant le véritable pouvoir aux puissants du moment, en particulier au maire du palais, véritable maître du royaume, sorte de premier ministre. Au VIIIe siècle, sans être roi, le véritable maître du royaume n’est point le roi, mais Charles Martel

Charles Martel, l’intérêt politique et personnel au-dessus de l’intérêt de l’Église

Charles Martel est surtout connu pour avoir arrêté des troupes musulmanes à Poitiers en 732. Par sa victoire, il a arrêté la progression de l’Islam en Europe Occidentale. Il est alors considéré comme le sauveur de la chrétienté naissante. Il est aussi connu comme le protecteur de l’Église. À la demande des Papes, il soutient et protège les missionnaires, par exemple Saint Boniface en terre germanique et Saint Willibrod en Frise. Menacé par les Lombards en 739, le Pape Grégoire III attend aussi de lui la protection dont il a besoin. N’a-t-il pas arrêté les Arabes à Poitiers ? Mais Charles Martel demeure silencieux. Il ne bouge pas. L’alliance avec les Lombard est en effet précieuse pour lui. Finalement, pour le maire du Palais, l’intérêt politique prime sur l’intérêt de l’Église. Certes, il est bon chrétien, de foi solide, indiscutable, mais il n’hésite pas à sacrifier les intérêts de l’Église à sa politique chaque fois qu’il est nécessaire.

Pour tenir son rôle et maintenir son pouvoir, face notamment aux grands du royaume, qui supportent de moins en moins son autorité, Charles Martel a besoin d’une armée puissante et de seigneurs dévoués. Les guerres qu’il mène lui coutent chères. Alors, pour se constituer des troupes loyales et subvenir aux frais des guerres continuelles qu’il a à soutenir ou qu’il doit entreprendre, Charles Martel distribue les biens de l’Église à ses soldats et aux grands du royaume, achetant ainsi leur confiance et leur fournissant armes et équipages. Ce ne sont pas seulement des terres et des pierres qu’il dilapide. Ce sont aussi des dignités ecclésiastiques qu’il confère à ses hommes, évêchés et monastères. Tout en étant laïc, Milon devient ainsi à la fois évêque de Reims et de Trèves. Certains historiens parlent alors de sécularisation ou de laïcisation de l’Église, ne craignant pas un certain anachronisme. L’Église parle plutôt de simonie, c’est-à-dire la vente ou l’achat de choses religieuses ou spirituelles telles que les sacrements, une dignité religieuse, une juridiction ecclésiastique, etc.

La simonie, un mal pour l’Église


Simon le Magicien et les Apôtres
Neuilly-en-Donjon



Le terme de « simonie » est tiré de Simon dit le Magicien dont parlent les Actes des Apôtres. « Un certain homme, du nom de Simon, qui auparavant avait exercé la magie dans la ville, séduisait le peuple de Samarie, se disant être quelqu’un de grand ; et tous, du plus petit au plus grand, l’écoutaient […]. Ils s’attachèrent à lui, parce que, depuis longtemps, il leur avait troublé l’esprit par ses enchantements. » (Actes des Apôtres, VIII, 9-11) Prêchant en Samarie, Saint Philippe convertit et baptise de nombreux Samaritains, notamment Simon. Apprenant ce succès, Saint Pierre et Saint Jean y sont envoyés. Ils imposent leurs mains aux nouveaux baptisés, et ces derniers reçoivent le Saint Esprit. « Or Simon, voyant que, par l’imposition des mains des apôtres, l’Esprit-Saint était donné, il leur offrit de l’argent, disant : donnez-moi aussi ce pouvoir, que tous ceux à qui j’imposerai les mains reçoivent l’Esprit-Saint. » (VIII, 18-19) Et Saint Pierre le condamne, lui disant : « que ton argent soit avec toi en perdition, parce que tu as estimé que le don de Dieu peut s’acquérir avec de l’argent. […] Ton cœur n’est pas droit devant Dieu. Fais donc pénitence de cette méchanceté, et prie Dieu qu’Il te pardonne, s’il est possible, cette pensée de ton cœur. » (Actes des Apôtres, VIII, 20-22)

Charles Martel n’est pas le premier à pratiquer la simonie. C’est en effet une pratique qui s’est développée dans le royaume des Francs sous les rois mérovingiens. Un certain Eusèbe achète pratiquement l’évêché de Paris en 592. La violence est aussi un autre mode d’accaparement comme cet évêque d’Embrun et de Gap qui, accusé de meurtre, finit par être déposé.

Mais si les évêques sont nommés par le roi, ce dernier peut faire d’excellent choix. Le roi Dagobert a ainsi nommé Saint Ouen, évêque de Rouen, Saint Eloi, évêque de Noyon ou encore Saint Didier, évêque de Cahors. Collaborateurs du roi, ils l’ont aidé à rétablir le royaume tout en menant une véritable vie religieuse. La sainteté est ainsi mise au service du prince pour le plus grand bien de la population. 

Mais, que deviennent les choix du prince quand ce dernier ne songe pas prioritairement au bien de l’Église et au salut des âmes ? Que deviennent ces évêques si leur nomination ne répond qu’à des critères politiques ? Que deviennent les brebis si le pasteur est choisi en fonction des intérêts d’un puissant ou d’un État ? C’est le cas de Charles Martel…

Une autre raison explique certainement la volonté des princes de nommer eux-mêmes les évêques et les abbés. Depuis les invasions barbares, ils ont pris une grande place dans la société, assurant des fonctions laïques importantes. En outre, en ce temps de barbarisation et d’ignorance, ce sont les seuls qui sont suffisamment instruits et compétents pour mener des tâches d’administration. Le pouvoir s’appuie donc sur eux pour faire fonctionner l’État ou maintenir l’autorité. Cela est aussi valable pour tous les clercs. Ils assurent des fonctions laïques, parfois plus lourdes que leurs fonctions religieuses. Ils sont conseillers du roi, chefs d’armée, ambassadeurs. Leur fidélité apparaît enfin plus solide et sûre que celle des seigneurs. Sans descendance, ils n’ont pas non plus de besoins ou d’ambitions à satisfaire.

La spoliation des biens de l’Église

Imitant encore les rois mérovingiens, Charles Martel laisse aussi des postes d’évêques ou d’abbés vacants pour percevoir les revenus qui leurs sont associés. Des moines n’ont plus alors d’abbé pour les diriger, plus d‘évêque pour les prêtres. La discipline en souffre ainsi que la cohésion des communautés. Finalement, le maire du Palais, véritable homme fort du royaume des Francs, semble user de l’Église comme de ses biens propres. Par ses nominations et ses spoliations, Charles Martel achève aussi de désorganiser l’Église franque. Il marque l’exemple d’une sujétion de l’Église à un prince plus soucieux des intérêts politiques que des intérêts religieux. La situation changera avec Pépin, le fils de Charles Martel. D’esprit beaucoup plus religieux, il garde notamment pour la papauté « un sentiment complexe mêlé d’affection, d’admiration, mais aussi d’effroi sacré »[2].

L’opposition des évêques

Saint Léger, martyr en 678
Des évêques n'ont pas été silencieux et totalement soumis. En 614, réunis à Paris dans un concile, ils imposent au roi Clotaire II un certain nombre d’exigences dont la liberté des élections épiscopales ou encore le caractère inviolable des biens de l’Église. Néanmoins, ils doivent reconnaître en échange que pour sacrer un évêque nouvellement élu, il faut un ordre exprès du roi. En outre, il faut attendre l’année 742 pour qu’un tel concile se réunisse de nouveau.

Au-delà de ces réunions, des évêques s’opposent ouvertement à la politique des rois. Saint Léger est l’un d’entre eux. Il prêche la morale aux grands et tient tête aux excès du pouvoir. En 678, Ébroïn, maire du palais de Neustrie, le condamne à mort. Nombreux sont aussi ceux qui rappellent au roi ses devoirs. Saint Césaire d’Arles ou Saint Nizier de Trêves interrompent des offices et refusent de les poursuivre quand ils voient entrer dans l’église un prince ou un roi dont la conduite est scandaleuse.

La soumission de l’Église au niveau local

Ce que fait Charles Martel au sommet de l’État, d’autres le pratiquent aussi au niveau local. Les rois et les véritables maîtres du royaume ne sont pas en effet les seuls à vouloir soumettre l’Église à leur volonté. Des seigneurs laïcs interviennent aussi sans scrupule dans les affaires religieuses. Ils font pression sur l’évêque pour soustraire des prêtres à sa juridiction, attribuent à des laïcs la direction de certaines abbayes, usurpent des terres et pillent des monastères. La dîme est le versement du dixième de ses biens à l’Église. Depuis le concile de Tours en 567, son paiement est prescrit comme un devoir. Mais les seigneurs locaux la détourne à leur profit. L’Église est aussi confrontée à un douloureux problème que constitue le don de patronage.

Les seigneurs laïcs veulent en effet exercer leurs droits sur les églises qu’ils ont fondées. Ils veulent rester propriétaire de l’édifice et le vendre lorsqu’ils le souhaitent. Mais, en raison de l’usage sacré du lieu, il existe une législation qui limite leurs droits de propriétaire. Il est notamment interdit de le morceler entre des cohéritiers, chacun pouvant en effet désigner un prêtre. Il leur est aussi interdit de détruit l’édifice. Les disputes tournent autour de la collation du bénéfice, c’est-à-dire des revenus liés à la charge religieuse, mais surtout de l’autorité du seigneur et de leur descendant au regard de l’évêque. Le propriétaire ou patron veut y installer le curé de son choix et le déposer à son gré. Au concile d’Orléans, en 541, il obtient le droit de patronage, c’est-à-dire le droit de désigner les titulaires des églises qu’ils ont érigées. Ce privilège amoindrit l’autorité de l’évêque. Le territoire est en effet morcelé entre de vastes domaines qui appartiennent à des seigneurs locaux. Depuis l’écoulement de l’Empire romain, les villes ont perdu de l’importance et le christianisme s’est ruralisé. Ainsi, peu à peu, de nombreux curés dépendent beaucoup plus de leur seigneur que de leur évêque.

Or ces prêtres, de véritables clercs domestiques, sont le plus souvent d’origine servile. Ils sont traités comme des serviteurs par leurs maîtres. Agobard, archevêque de Lyon au début du IXe siècle, se plaint de cette situation : « Il s’est développé un usage impie, qui fait qu’il n’y a pratiquement personne, aspirant tant soit peu à la gloire du monde, qui n’ait son prêtre domestique, non pour lui obéir, mais pour exiger sans cesse de lui une obéissance due et indue. »[3] Ainsi sont-ils méprisés. En plus de leurs fonctions religieuses, ils assurent le rôle d’intendant, de comptable et de simples domestiques. Que devient alors la dignité du clerc en tant que prêtre ? Et que dire de ces laïcs riches, plus alors enclins aux mépris et à l’insubordination à l’égard de l’évêque ?

L’Église en danger

Ainsi, l’Église est dans une situation de plus en plus dangereuse. Les puissances temporelles la considèrent comme leur bien et exerce une lourde tutelle sur les évêques et les abbés. Cette situation impacte alors sur la qualité des évêques, des abbés et des prêtres, et finalement sur le fonctionnement de l’Église, sur sa crédibilité, sur le salut des âmes. L’Église est ainsi ravagée par de terribles désordres. Saint Boniface nous dresse un bilan peu flatteur. « La religion est foulée aux pieds, écrit-il en 742 au Pape Zacharie. […] La plupart des sièges épiscopaux sont livrés à des laïques cupides ou à des clercs adultères. Et ceux qui se vantent de ne pas avoir des défauts sont des ivrognes, des chasseurs, des soldats qui répandent le sang des chrétiens comme celui des païens. »[4] Pour augmenter sa puissance, Charles Martel a augmenté le désordre au sein de l’Église.

Par sa richesse et sa puissance, par ses fonctions même religieuses, l’Église est une proie bien tentante pour des seigneurs peu scrupuleux ou ambitieux, ou encore plus attirés par leurs intérêts propres que par ceux de l’Église. Les grands de ce monde cherchent ainsi à s’accaparer des nominations ou de ses biens. Certes, la plupart ont un rôle de défenseur ou de protecteur de l’Église mais au détriment de sa liberté. Dans cette collaboration entre les autorités temporelles et religieuses, la primauté finit par revenir aux premières, entraînant alors de sérieux désordres dans l’Église. Toute réforme cherche alors à restaurer la liberté de l’Église et la primauté du pouvoir religieux sur le pouvoir temporel...

Vers une réforme de l’Église

Mais une telle réforme, si elle veut aboutir, ne se fait pas sans l’autorité politique, sans son assentiment. Saint Boniface le sait bien. Sous Charles Martel, cela n’est pas possible. mais à sa mort, il laisse son pouvoir à ces deux fils, Carloman et Pépin, tous les deux élevés dans un monastère. Ils sont profondément religieux et soucieux de l’Église. Le premier deviendra moine. Saint Boniface juge alors le moment favorable pour réformer l’Église en relation avec le Pape Zacharie. Des conciles réformateurs sont réunis dans chacun des royaumes de 742 à 743, puis en 747, Pépin et Carloman convoquent un grand concile général de tout l’empire franc. Ces conciles regroupent des représentants de l’Église et de l’État. Les décisions sont ainsi prises d’un commun accord entre eux. Ces assemblées réunissent les métropolitains, les évêques, les abbés et les grands du royaume. Ils sont bien le lieu d’une collaboration actives entre les autorités religieuses et temporelles.

Des canons rétablissent les trois degrés de la hiérarchie ecclésiastique : prêtres, évêques et métropolitains. Les évêques, dépendant des métropolitains, gouvernent seuls leur diocèse. Le Pape confirme les choix des métropolitains et leur envoie le pallium. Il est aussi prévu la convocation annuelle des conciles pour traiter des affaires de l’Église.

Le deuxième d’axe d’amélioration est le règlement de la situation temporelle des églises. Certes on impose au clergé une part de contribution qui lui incombe en temps de guerre et dans les nécessités pressantes du royaume mais on lui garantit contre les abus dont il a été victime et on lui donne la dépendance suffisante pour réformer les mœurs.

Une série de canons disciplinaires est aussi promulguée pour régler la vie du clergé, notamment pour distinguer le clerc du laïc. Il est interdit aux clercs par exemple de porter des armes[5] et des habits laïcs[6]. Toute chose indigne ou susceptible de provoquer un scandale est interdite. Des sanctions sont enfin prévues pour toute débauche.

Enfin, le quatrième objectif de ces conciles est la lutte contre les superstitions qui proviennent du paganisme ainsi que certaines coutumes.

Conclusions

Saint Boniface
Protecteur de l’Église, l’État peut devenir son oppresseur quand il considère les intérêts politiques au-dessus de ceux de la religion chrétienne. Il peut vouloir la considérer comme son bien et l’utiliser comme il lui semble. L’Église est alors l’objet d’outrages : simonie, spoliation, pillage. Sans liberté et sans moyen, comment peut-elle mener ses missions ? Il est vrai que des évêques n’hésitent pas à réprimander les grands lorsqu’ils agissent mal ou à leur dire ce que personne n’oserait dire. Domestiquer l’Église, c’est aussi museler ces voix de la conscience. Il est vrai aussi que les clercs ont un rôle important au niveau de l’État, par leurs compétences et leur fidélité, mais faut-il considérer le clergé comme un corps de fonctionnaires au seul service de l’État ?

Il est vrai que les exemples d’abus ne manquent au temps des mérovingiens. Charles Martel est sans-doute l’exemple le plus frappant d’une politique néfaste à l’égard de l’Église. Mais d’autres rois et princes se sont aussi bien comportés avec l’Église, montrant une collaboration bénéfique pour l’État comme pour l’Église. Saint Boniface n’aurait pas pu réformer l’Église, s’opposer aux abus et combattre l’indignité des clercs sans l’appui des frères Pépin le Bref et Carloman.

Que dire alors de cette histoire ? Que les relations entre l’Église et l’État dépendent grandement des vertus chrétiennes de ceux qui disposent du pouvoir et du contexte dans lequel elles évoluent ? Faut-il qu’elles ne dépendent que de choses si fragiles ? La Cité de Dieu et la cité terrestre sont deux cités rivales, opposées par leur principe mais mêlées ici-bas dans une même histoire. Le véritable bonheur appartient à celui qui vit dans la Cité de Dieu. La destinée de l’homme est donc de gagner cette cité et d’y demeurer jusqu’au moment où tout sera joué. Or, un prince peut aussi bien appartenir à l’une des deux cités. En fonction de ces principes de vie, son attitude à l’égard de l’Église sera alors différente. Elle ne peut être indifférente. Comme Notre Seigneur Jésus-Christ nous l’a enseigné, l’homme ne peut rester indifférent à Dieu. Il est pour ou contre. C’est alors à l’Église de rappeler aux princes ses devoirs et de faire en sorte qu’ils demeurent dans la Cité de Dieu. Mais comment peut-elle rappeler ses devoirs si on lui refuse ce droit ? Comment peut-elle conduire les hommes vers la Cité de Dieu si elle ne peut conduire celui qui dirige les hommes ? Si l’Église est indifférente à l’égard de l’État, alors elle se condamne à souffrir le joug de l’État…

                                                                                                                                                  


Notes et références
[2] Jean Chélini, Histoire religieuse de l’Occident médiéval, III, Pluriel, Hachette, 1991.
[3] Agobard, dans Histoire religieuse de l’Occident médiéval, Jean Chélini, III.
[4] Saint Boniface cité dans Histoire générale de l’Église, Tome II, Le Moyen-âge, volume IV, De la chute de l’Empire d’Occident à Grégoire VII, 476-1073, n°83, librairie Vitte, 1933.
[5] Concile germanique (742), canon 2.
[6] Concile de Soissons (744), canon 3.