" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 12 mai 2018

L'Église au temps des Mérovingiens, une Église soumise et spoliée

L’ignorance est l’un des plus terribles des maux. Elle détourne de la lumière bien des âmes. Et sans lumière, comment peuvent-elles être libres, libres d’avancer vers leur véritable bonheur ? Dans les ténèbres, les erreurs se cachent et les vices se dissimulent sous l’apparence de la vérité et des vertus. Les beaux parleurs, les biens pensants, de bons sentiments peuvent alors tromper les esprits et les conduire là où ils ne doivent pas aller. Et, croyant bien faire et bien penser, certaines personnes se trompent de combat, défendant ce qu’elles croient être justes et s’opposant à ce qu’elles croient être néfastes. Dans les ténèbres, nous ne pouvons que marcher comme des aveugles derrière d’autres aveugles. Pour ceux qui veulent dominer les esprits, il est de leur intérêt de nous éloigner de toute lumière.

Les préjugés sur les relations entre l’Église et l’État

Pendant de nombreuses générations, il a été écrit que l’Église n’a été qu’un agent de l’oppression, un instrument aux mains des despotes, un bel outil d’asservissement. La religion chrétienne ne serait que l’opium du peuple au profit des puissants de ce monde. De manière semble-t-il paradoxale, elle chercherait, dit-on aussi, à soumettre l’État et à lui dicter ses ordres pour tenir les consciences et les former à sa convenance. Elle ne chercherait qu’à gouverner les pays et à ériger des régimes théocrates. Ces critiques, encore persistantes aujourd’hui, en particulier dans la mémoire collective, concernent souvent une époque particulière de notre histoire, celle où les rois dirigeaient la France. Le Moyen-âge est souvent leur cible. Temps d’obscurité, temps des ténèbres, s’exclament-elles encore, temps où l’Église aurait enchaîné les âmes ! Et lorsque l’Église tente aujourd’hui de condamner des comportements, des lois injustes et iniques, bien des voix insolentes se lèvent encore, brandissant de sublimes étendards, pour défendre la liberté que le peuple aurait gagnée en se libérant de son joug ! …

Les événements que la France connaît aujourd’hui ou encore de multiples faits quotidiens montrent que les relations entre l’État et les religions demeurent encore un sujet d’actualité. Les questions qu’ils soulèvent nous ramènent sans aucun doute à un temps où l’Église jouait un rôle politique et influençait les dirigeants du monde. Douloureux réveil ? Indispensable prise de conscience ? Après cinquante ans de silence pesant, où au nom d’une idéologie, la religion chrétienne a été cloisonnée, enfermée, réduite à une affaire personnelle, laissant l’État aux mains seuls des idéologues insensés, il est difficile aujourd’hui de ne point s’interroger pour ceux qui ne veulent plus rester enfermés dans les ténèbres. Il est encore plus difficile de cautionner tout politique religieuse faite de désintéressement, de silence et d’ignorance à l’égard de l’État, véritable politique de rupture avec l’histoire de l’Église et son enseignement traditionnel…

Une Église de plus en plus mêlé à l’État

Dans des précédents articles, nous avons montré les principes fondamentaux que l’Église a défendus depuis ses origines sur ses relations qu’elle doit entretenir avec l’État et les autorités politiques : 
- distinction des pouvoirs religieux et politique ;
primauté du pouvoir spirituel sur le pouvoir temporel ;
- nécessité d’une collaboration entre les deux pouvoirs ;
origine divine de toute autorité ;
- obéissance à toute autorité dans les limites de la foi et de la charité. 

L’histoire des premiers siècles du christianisme nous montre aussi la lutte qu’elle a menée pour préserver sa liberté, accentuant alors l’un des principes évoqués.

L’histoire nous montre aussi que par la force des choses, sans le chercher vraiment et pour répondre à une terrible détresse, l’Église a assumé un rôle politique. Cela a été vrai lors des grandes invasions barbares au cours duquel des hommes d’Église ont fini par être les chefs de la cité pour suppléer à l’impuissance des autorités politiques, à la carence des institutions et de l’administration. Ils ont été bien présents et actifs face à la désagrégation de l’Empire romain d’Occident. Par leurs activités, leur fermeté et leur courage, l’Église a non seulement gagné du prestige au sein du peuple qu’elle a défendue et soutenue mais elle a également affermi son autorité. Elle est devenue un acteur incontournable pour les vainqueurs et les nouvelles puissances du moment. Par leurs compétences et leur autorité morale, par leurs fonctions spirituelles, les évêques et les abbés ont nécessairement tenu un rôle politique indéniable dans la construction d’une nouvelle société et civilisation. Le baptême de Clovis n’est pas un acte anodin. Il est un acte fondateur.

Mais le rôle que l'Église a tenu n’est pas sans danger. Déjà, avant les invasions barbares, au temps de l’Empire romain, l’Église s’est opposée aux prétentions des empereurs, qui, défendant leur rôle d’« évêques de dehors », intervenaient abusivement dans les affaires religieuses, y compris dans les questions de dogmes. Se considérant finalement comme les seuls vicaires de Dieu, ses instruments, voire ses inspirés, ils ont cherché à la cloisonner dans un pur rôle spirituel. Aujourd’hui, les biens pensants ainsi que les autorités politiques ne font-ils pas la même chose en imposant ce qu’il faut croire et ce qu’il faut faire, en enfermant la religion dans l’intimité de la conscience, dans l'impuissance ?

L’Église a souvent connu ce danger, ces folles et dangereuses prétentions du pouvoir politique, surtout lorsqu’elle a acquis un rôle politique justifié. Elle a dû réagir pour se défense et remplir ses missions. Prenons encore deux exemples. Ils nous permettront de comprendre la réaction de l’Église, réaction souvent mal comprise…

Retour au royaume des Francs

Prenons l’exemple de ce temps où des royaumes barbares se constituent sur les débris de la civilisation romaine occidentale. Revenons à l’époque des rois mérovingiens, ces fameux « rois fainéants ». Depuis la fin du Ve siècle, après les conquêtes des peuples germains en Europe, l’Occident est constitué de différents royaumes dirigés par des dynasties provenant des tribus vainqueurs. Après le baptême et les victoires de Clovis, le royaume des Francs domine l’ancienne Gaule et une partie des terres germaniques sous la direction des rois mérovingiens. Les Wisigoths dirigent la péninsule Ibérique. Les Ostrogoths puis les Lombards dominent en grande partie l’actuelle Italie. L’Empire romain de Byzance est encore maître de certaines régions.

Mais le royaume des Francs est rapidement divisé selon la coutume franque du partage. Lorsqu’un roi meurt, il est réparti entre ses fils. Le royaume est aussi déchiré par des guerres perpétuelles. C’est une époque de violence et d’un déclin redoutable du droit et de la culture. La société se barbarise en dépit des efforts de l’Église. Le royaume des Francs se désagrège alors lentement, laissant le véritable pouvoir aux puissants du moment, en particulier au maire du palais, véritable maître du royaume, sorte de premier ministre. Au VIIIe siècle, sans être roi, le véritable maître du royaume n’est point le roi, mais Charles Martel

Charles Martel, l’intérêt politique et personnel au-dessus de l’intérêt de l’Église

Charles Martel est surtout connu pour avoir arrêté des troupes musulmanes à Poitiers en 732. Par sa victoire, il a arrêté la progression de l’Islam en Europe Occidentale. Il est alors considéré comme le sauveur de la chrétienté naissante. Il est aussi connu comme le protecteur de l’Église. À la demande des Papes, il soutient et protège les missionnaires, par exemple Saint Boniface en terre germanique et Saint Willibrod en Frise. Menacé par les Lombards en 739, le Pape Grégoire III attend aussi de lui la protection dont il a besoin. N’a-t-il pas arrêté les Arabes à Poitiers ? Mais Charles Martel demeure silencieux. Il ne bouge pas. L’alliance avec les Lombard est en effet précieuse pour lui. Finalement, pour le maire du Palais, l’intérêt politique prime sur l’intérêt de l’Église. Certes, il est bon chrétien, de foi solide, indiscutable, mais il n’hésite pas à sacrifier les intérêts de l’Église à sa politique chaque fois qu’il est nécessaire.

Pour tenir son rôle et maintenir son pouvoir, face notamment aux grands du royaume, qui supportent de moins en moins son autorité, Charles Martel a besoin d’une armée puissante et de seigneurs dévoués. Les guerres qu’il mène lui coutent chères. Alors, pour se constituer des troupes loyales et subvenir aux frais des guerres continuelles qu’il a à soutenir ou qu’il doit entreprendre, Charles Martel distribue les biens de l’Église à ses soldats et aux grands du royaume, achetant ainsi leur confiance et leur fournissant armes et équipages. Ce ne sont pas seulement des terres et des pierres qu’il dilapide. Ce sont aussi des dignités ecclésiastiques qu’il confère à ses hommes, évêchés et monastères. Tout en étant laïc, Milon devient ainsi à la fois évêque de Reims et de Trèves. Certains historiens parlent alors de sécularisation ou de laïcisation de l’Église, ne craignant pas un certain anachronisme. L’Église parle plutôt de simonie, c’est-à-dire la vente ou l’achat de choses religieuses ou spirituelles telles que les sacrements, une dignité religieuse, une juridiction ecclésiastique, etc.

La simonie, un mal pour l’Église


Simon le Magicien et les Apôtres
Neuilly-en-Donjon



Le terme de « simonie » est tiré de Simon dit le Magicien dont parlent les Actes des Apôtres. « Un certain homme, du nom de Simon, qui auparavant avait exercé la magie dans la ville, séduisait le peuple de Samarie, se disant être quelqu’un de grand ; et tous, du plus petit au plus grand, l’écoutaient […]. Ils s’attachèrent à lui, parce que, depuis longtemps, il leur avait troublé l’esprit par ses enchantements. » (Actes des Apôtres, VIII, 9-11) Prêchant en Samarie, Saint Philippe convertit et baptise de nombreux Samaritains, notamment Simon. Apprenant ce succès, Saint Pierre et Saint Jean y sont envoyés. Ils imposent leurs mains aux nouveaux baptisés, et ces derniers reçoivent le Saint Esprit. « Or Simon, voyant que, par l’imposition des mains des apôtres, l’Esprit-Saint était donné, il leur offrit de l’argent, disant : donnez-moi aussi ce pouvoir, que tous ceux à qui j’imposerai les mains reçoivent l’Esprit-Saint. » (VIII, 18-19) Et Saint Pierre le condamne, lui disant : « que ton argent soit avec toi en perdition, parce que tu as estimé que le don de Dieu peut s’acquérir avec de l’argent. […] Ton cœur n’est pas droit devant Dieu. Fais donc pénitence de cette méchanceté, et prie Dieu qu’Il te pardonne, s’il est possible, cette pensée de ton cœur. » (Actes des Apôtres, VIII, 20-22)

Charles Martel n’est pas le premier à pratiquer la simonie. C’est en effet une pratique qui s’est développée dans le royaume des Francs sous les rois mérovingiens. Un certain Eusèbe achète pratiquement l’évêché de Paris en 592. La violence est aussi un autre mode d’accaparement comme cet évêque d’Embrun et de Gap qui, accusé de meurtre, finit par être déposé.

Mais si les évêques sont nommés par le roi, ce dernier peut faire d’excellent choix. Le roi Dagobert a ainsi nommé Saint Ouen, évêque de Rouen, Saint Eloi, évêque de Noyon ou encore Saint Didier, évêque de Cahors. Collaborateurs du roi, ils l’ont aidé à rétablir le royaume tout en menant une véritable vie religieuse. La sainteté est ainsi mise au service du prince pour le plus grand bien de la population. 

Mais, que deviennent les choix du prince quand ce dernier ne songe pas prioritairement au bien de l’Église et au salut des âmes ? Que deviennent ces évêques si leur nomination ne répond qu’à des critères politiques ? Que deviennent les brebis si le pasteur est choisi en fonction des intérêts d’un puissant ou d’un État ? C’est le cas de Charles Martel…

Une autre raison explique certainement la volonté des princes de nommer eux-mêmes les évêques et les abbés. Depuis les invasions barbares, ils ont pris une grande place dans la société, assurant des fonctions laïques importantes. En outre, en ce temps de barbarisation et d’ignorance, ce sont les seuls qui sont suffisamment instruits et compétents pour mener des tâches d’administration. Le pouvoir s’appuie donc sur eux pour faire fonctionner l’État ou maintenir l’autorité. Cela est aussi valable pour tous les clercs. Ils assurent des fonctions laïques, parfois plus lourdes que leurs fonctions religieuses. Ils sont conseillers du roi, chefs d’armée, ambassadeurs. Leur fidélité apparaît enfin plus solide et sûre que celle des seigneurs. Sans descendance, ils n’ont pas non plus de besoins ou d’ambitions à satisfaire.

La spoliation des biens de l’Église

Imitant encore les rois mérovingiens, Charles Martel laisse aussi des postes d’évêques ou d’abbés vacants pour percevoir les revenus qui leurs sont associés. Des moines n’ont plus alors d’abbé pour les diriger, plus d‘évêque pour les prêtres. La discipline en souffre ainsi que la cohésion des communautés. Finalement, le maire du Palais, véritable homme fort du royaume des Francs, semble user de l’Église comme de ses biens propres. Par ses nominations et ses spoliations, Charles Martel achève aussi de désorganiser l’Église franque. Il marque l’exemple d’une sujétion de l’Église à un prince plus soucieux des intérêts politiques que des intérêts religieux. La situation changera avec Pépin, le fils de Charles Martel. D’esprit beaucoup plus religieux, il garde notamment pour la papauté « un sentiment complexe mêlé d’affection, d’admiration, mais aussi d’effroi sacré »[2].

L’opposition des évêques

Saint Léger, martyr en 678
Des évêques n'ont pas été silencieux et totalement soumis. En 614, réunis à Paris dans un concile, ils imposent au roi Clotaire II un certain nombre d’exigences dont la liberté des élections épiscopales ou encore le caractère inviolable des biens de l’Église. Néanmoins, ils doivent reconnaître en échange que pour sacrer un évêque nouvellement élu, il faut un ordre exprès du roi. En outre, il faut attendre l’année 742 pour qu’un tel concile se réunisse de nouveau.

Au-delà de ces réunions, des évêques s’opposent ouvertement à la politique des rois. Saint Léger est l’un d’entre eux. Il prêche la morale aux grands et tient tête aux excès du pouvoir. En 678, Ébroïn, maire du palais de Neustrie, le condamne à mort. Nombreux sont aussi ceux qui rappellent au roi ses devoirs. Saint Césaire d’Arles ou Saint Nizier de Trêves interrompent des offices et refusent de les poursuivre quand ils voient entrer dans l’église un prince ou un roi dont la conduite est scandaleuse.

La soumission de l’Église au niveau local

Ce que fait Charles Martel au sommet de l’État, d’autres le pratiquent aussi au niveau local. Les rois et les véritables maîtres du royaume ne sont pas en effet les seuls à vouloir soumettre l’Église à leur volonté. Des seigneurs laïcs interviennent aussi sans scrupule dans les affaires religieuses. Ils font pression sur l’évêque pour soustraire des prêtres à sa juridiction, attribuent à des laïcs la direction de certaines abbayes, usurpent des terres et pillent des monastères. La dîme est le versement du dixième de ses biens à l’Église. Depuis le concile de Tours en 567, son paiement est prescrit comme un devoir. Mais les seigneurs locaux la détourne à leur profit. L’Église est aussi confrontée à un douloureux problème que constitue le don de patronage.

Les seigneurs laïcs veulent en effet exercer leurs droits sur les églises qu’ils ont fondées. Ils veulent rester propriétaire de l’édifice et le vendre lorsqu’ils le souhaitent. Mais, en raison de l’usage sacré du lieu, il existe une législation qui limite leurs droits de propriétaire. Il est notamment interdit de le morceler entre des cohéritiers, chacun pouvant en effet désigner un prêtre. Il leur est aussi interdit de détruit l’édifice. Les disputes tournent autour de la collation du bénéfice, c’est-à-dire des revenus liés à la charge religieuse, mais surtout de l’autorité du seigneur et de leur descendant au regard de l’évêque. Le propriétaire ou patron veut y installer le curé de son choix et le déposer à son gré. Au concile d’Orléans, en 541, il obtient le droit de patronage, c’est-à-dire le droit de désigner les titulaires des églises qu’ils ont érigées. Ce privilège amoindrit l’autorité de l’évêque. Le territoire est en effet morcelé entre de vastes domaines qui appartiennent à des seigneurs locaux. Depuis l’écoulement de l’Empire romain, les villes ont perdu de l’importance et le christianisme s’est ruralisé. Ainsi, peu à peu, de nombreux curés dépendent beaucoup plus de leur seigneur que de leur évêque.

Or ces prêtres, de véritables clercs domestiques, sont le plus souvent d’origine servile. Ils sont traités comme des serviteurs par leurs maîtres. Agobard, archevêque de Lyon au début du IXe siècle, se plaint de cette situation : « Il s’est développé un usage impie, qui fait qu’il n’y a pratiquement personne, aspirant tant soit peu à la gloire du monde, qui n’ait son prêtre domestique, non pour lui obéir, mais pour exiger sans cesse de lui une obéissance due et indue. »[3] Ainsi sont-ils méprisés. En plus de leurs fonctions religieuses, ils assurent le rôle d’intendant, de comptable et de simples domestiques. Que devient alors la dignité du clerc en tant que prêtre ? Et que dire de ces laïcs riches, plus alors enclins aux mépris et à l’insubordination à l’égard de l’évêque ?

L’Église en danger

Ainsi, l’Église est dans une situation de plus en plus dangereuse. Les puissances temporelles la considèrent comme leur bien et exerce une lourde tutelle sur les évêques et les abbés. Cette situation impacte alors sur la qualité des évêques, des abbés et des prêtres, et finalement sur le fonctionnement de l’Église, sur sa crédibilité, sur le salut des âmes. L’Église est ainsi ravagée par de terribles désordres. Saint Boniface nous dresse un bilan peu flatteur. « La religion est foulée aux pieds, écrit-il en 742 au Pape Zacharie. […] La plupart des sièges épiscopaux sont livrés à des laïques cupides ou à des clercs adultères. Et ceux qui se vantent de ne pas avoir des défauts sont des ivrognes, des chasseurs, des soldats qui répandent le sang des chrétiens comme celui des païens. »[4] Pour augmenter sa puissance, Charles Martel a augmenté le désordre au sein de l’Église.

Par sa richesse et sa puissance, par ses fonctions même religieuses, l’Église est une proie bien tentante pour des seigneurs peu scrupuleux ou ambitieux, ou encore plus attirés par leurs intérêts propres que par ceux de l’Église. Les grands de ce monde cherchent ainsi à s’accaparer des nominations ou de ses biens. Certes, la plupart ont un rôle de défenseur ou de protecteur de l’Église mais au détriment de sa liberté. Dans cette collaboration entre les autorités temporelles et religieuses, la primauté finit par revenir aux premières, entraînant alors de sérieux désordres dans l’Église. Toute réforme cherche alors à restaurer la liberté de l’Église et la primauté du pouvoir religieux sur le pouvoir temporel...

Vers une réforme de l’Église

Mais une telle réforme, si elle veut aboutir, ne se fait pas sans l’autorité politique, sans son assentiment. Saint Boniface le sait bien. Sous Charles Martel, cela n’est pas possible. mais à sa mort, il laisse son pouvoir à ces deux fils, Carloman et Pépin, tous les deux élevés dans un monastère. Ils sont profondément religieux et soucieux de l’Église. Le premier deviendra moine. Saint Boniface juge alors le moment favorable pour réformer l’Église en relation avec le Pape Zacharie. Des conciles réformateurs sont réunis dans chacun des royaumes de 742 à 743, puis en 747, Pépin et Carloman convoquent un grand concile général de tout l’empire franc. Ces conciles regroupent des représentants de l’Église et de l’État. Les décisions sont ainsi prises d’un commun accord entre eux. Ces assemblées réunissent les métropolitains, les évêques, les abbés et les grands du royaume. Ils sont bien le lieu d’une collaboration actives entre les autorités religieuses et temporelles.

Des canons rétablissent les trois degrés de la hiérarchie ecclésiastique : prêtres, évêques et métropolitains. Les évêques, dépendant des métropolitains, gouvernent seuls leur diocèse. Le Pape confirme les choix des métropolitains et leur envoie le pallium. Il est aussi prévu la convocation annuelle des conciles pour traiter des affaires de l’Église.

Le deuxième d’axe d’amélioration est le règlement de la situation temporelle des églises. Certes on impose au clergé une part de contribution qui lui incombe en temps de guerre et dans les nécessités pressantes du royaume mais on lui garantit contre les abus dont il a été victime et on lui donne la dépendance suffisante pour réformer les mœurs.

Une série de canons disciplinaires est aussi promulguée pour régler la vie du clergé, notamment pour distinguer le clerc du laïc. Il est interdit aux clercs par exemple de porter des armes[5] et des habits laïcs[6]. Toute chose indigne ou susceptible de provoquer un scandale est interdite. Des sanctions sont enfin prévues pour toute débauche.

Enfin, le quatrième objectif de ces conciles est la lutte contre les superstitions qui proviennent du paganisme ainsi que certaines coutumes.

Conclusions

Saint Boniface
Protecteur de l’Église, l’État peut devenir son oppresseur quand il considère les intérêts politiques au-dessus de ceux de la religion chrétienne. Il peut vouloir la considérer comme son bien et l’utiliser comme il lui semble. L’Église est alors l’objet d’outrages : simonie, spoliation, pillage. Sans liberté et sans moyen, comment peut-elle mener ses missions ? Il est vrai que des évêques n’hésitent pas à réprimander les grands lorsqu’ils agissent mal ou à leur dire ce que personne n’oserait dire. Domestiquer l’Église, c’est aussi museler ces voix de la conscience. Il est vrai aussi que les clercs ont un rôle important au niveau de l’État, par leurs compétences et leur fidélité, mais faut-il considérer le clergé comme un corps de fonctionnaires au seul service de l’État ?

Il est vrai que les exemples d’abus ne manquent au temps des mérovingiens. Charles Martel est sans-doute l’exemple le plus frappant d’une politique néfaste à l’égard de l’Église. Mais d’autres rois et princes se sont aussi bien comportés avec l’Église, montrant une collaboration bénéfique pour l’État comme pour l’Église. Saint Boniface n’aurait pas pu réformer l’Église, s’opposer aux abus et combattre l’indignité des clercs sans l’appui des frères Pépin le Bref et Carloman.

Que dire alors de cette histoire ? Que les relations entre l’Église et l’État dépendent grandement des vertus chrétiennes de ceux qui disposent du pouvoir et du contexte dans lequel elles évoluent ? Faut-il qu’elles ne dépendent que de choses si fragiles ? La Cité de Dieu et la cité terrestre sont deux cités rivales, opposées par leur principe mais mêlées ici-bas dans une même histoire. Le véritable bonheur appartient à celui qui vit dans la Cité de Dieu. La destinée de l’homme est donc de gagner cette cité et d’y demeurer jusqu’au moment où tout sera joué. Or, un prince peut aussi bien appartenir à l’une des deux cités. En fonction de ces principes de vie, son attitude à l’égard de l’Église sera alors différente. Elle ne peut être indifférente. Comme Notre Seigneur Jésus-Christ nous l’a enseigné, l’homme ne peut rester indifférent à Dieu. Il est pour ou contre. C’est alors à l’Église de rappeler aux princes ses devoirs et de faire en sorte qu’ils demeurent dans la Cité de Dieu. Mais comment peut-elle rappeler ses devoirs si on lui refuse ce droit ? Comment peut-elle conduire les hommes vers la Cité de Dieu si elle ne peut conduire celui qui dirige les hommes ? Si l’Église est indifférente à l’égard de l’État, alors elle se condamne à souffrir le joug de l’État…

                                                                                                                                                  


Notes et références
[2] Jean Chélini, Histoire religieuse de l’Occident médiéval, III, Pluriel, Hachette, 1991.
[3] Agobard, dans Histoire religieuse de l’Occident médiéval, Jean Chélini, III.
[4] Saint Boniface cité dans Histoire générale de l’Église, Tome II, Le Moyen-âge, volume IV, De la chute de l’Empire d’Occident à Grégoire VII, 476-1073, n°83, librairie Vitte, 1933.
[5] Concile germanique (742), canon 2.
[6] Concile de Soissons (744), canon 3.

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