" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


dimanche 31 mars 2013

L'Islam et les non-musulmans (1ère partie) : "kâfir" et "mushrikûn"

Dans un article précédent [1], nous avons décrit à partir de faits historiques comment se sont établies les premières relations entre l’Islam et les non-musulmans. Un contrat établit des liens de soumissions selon un rapport de force favorable aux musulmans. Ces relations répondent aussi à un certain opportunisme économique, politique et social dans l'intérêt d'un État en construction. Enfin, les textes sacrés de l'Islam ont désormais figé ces règles relationnelles, devenues désormais intangibles, applicables à toute époque et en tout lieu. Nées dans l’histoire dans un temps bien particulier, ces relations sont désormais marquées dans le marbre de l’éternité. Nous allons voir maintenant comment effectivement apparaissent les relations entre l'Islam et les musulmans, dans le Coran. Nous aborderons ce thème en plusieurs fois. Dans ce présent article, nous allons surtout identifier les différentes catégories de non-musulmans… 

Les croyants et les incroyants, deux mondes opposés, l’un voué au salut, l’autre à la malédiction. 

Le Coran est bâti de manière significative sur une opposition claire et tranchante, une dualité entre le bien et le mal, le fidèle et l'infidèle, le croyant et l'incroyant. Le « croyant » désigne les seuls fidèles à l'Islam, à l'exclusion des adeptes de toute autre croyance. Par opposition, l'« incroyant » désigne indistinctement tout non musulman, avec le sens très péjoratif d'impie, de renégat, de coupable du péché majeur de refus de Dieu. Il est objet de toutes les malédictions. Il est souvent employé pour traduire le terme « kâfir ». Le terme d'« incroyant » est assez faible pour traduire le vrai sens du mot arabe. Sa traduction juste serait au moins « mécréant » comme nous le trouvons dans certaines traductions, comme delle d'Hamiddalah. 

L’esprit mécréant du « kâfir »… 

Le terme arabe « al kârifûn » distingue le musulman du non-musulman. Elle est une notion clée du Coran. Il est très souvent répété dans le Coran. Pour Antoine Moussali, le mot « kâfir » sous-tend l'idée de « recouvrir », de « cacher », d'où un glissement de sens vers « hypocrite », « incroyant », « mécréant ». Denis Masson emploie le terme d'incroyant mais dans ses notes, elle précise le sens exact du mot : « il ne s'agit non seulement de l'attitude négative de ceux qui n'ont pas de foi, mais d'une incroyance voulue, coupable, une ingratitude à l'égard de Dieu […] un refus de croire qui constitue le péché inexpiable en cette vie et dans l'autre, le péché qui entraîne forcément la damnation. Al kâfirûn sont donc, à la fois […] les incroyants, les infidèles, les impies, les renégats, coupables des plus grands crimes » [2]. Denis Masson ne sous-estime pas la véhémence et la dureté du mot en dépit d'une traduction atténuée. Il cherche à traduire le Coran sous une forme littéraire, afin de « maintenir, dans toute la mesure du possible, les qualités de clarté et d'élégance de la langue française »[3] au détriment de l'exactitude du vocabulaire. 

Les Gens du livre, traîtres d’une révélation authentique … 

Quelles sont les autres croyances ou incroyances mentionnées dans le Coran ? Nous pouvons évidemment citer les gens du Livre [4], ou encore appelés « Ahl al-Kitâb », c'est-à-dire les Juifs et les Chrétiens, mais également les Sabatéens et les Zoroastriens, sans oublier les Nazaréens. 



Les Sabatéens sont, selon certains commentateurs, des Zoroastriens ou des Hindouistes. Selon Laurent Lagartempe42, ils désignent deux sectes du Moyen Orient : les Mandéens de Mésopotamie, qui se réclament de Saint Jean Baptiste, et les Sabéens de Harran, près d'Édesse, qui passent pour des adorateurs des astres.


Le Zoroastrisme, ou encore appelé mazdéisme, était la religion officielle de l'empire sassanide. Les « Zoroastres » sont aussi appelés les « Madjus ». Depuis le calife Umar I, ils sont considérés comme les intermédiaires entre les « Ahl al-Kitâb » et les « mushrikûn » (associationnistes), terme que nous verrons bientôt, puisqu’ils n’ont ni prophètes ni écriture révélée [5]. 

Le Coran traite aussi des Nazaréens, une secte de Juifs de langue araméenne, hérétique à la fois au judaïsme et au christianisme. Ils sont en effet attachés à la seule loi mosaïque et pénétrés d'esprit messianique. Ils croient que Notre Seigneur Jésus-Christ est le Messie attendu sans cependant reconnaître sa divinité [6]. 

Les religions du Livre contiennent, selon le Coran, une révélation authentique. Ce sont « des formes antérieures incomplètes et imparfaites de l'islam lui-même » [7]. Elles semblent alors mériter une certaine tolérance ou résignation selon les commentateurs du Coran. 

Le « mushrikûn » ou encore l’associationnisme, péché infâme, impardonnable… 

Pour catégoriser une certaine incroyance, le Coran emploie le terme de « mushrikûn ». Le « shirk » est souvent traduit par « associationnisme », croyance consistant à « associer à Dieu d'autres divinités ». Cette croyance s'oppose à l'idée fondamentale du Coran, l'unicité de Dieu, le « tawhid ». Or, ce péché apparaît suffisamment grave pour ne pas être pardonné : « certes Allah ne pardonne pas qu'on Lui donne quelque associé. A part cela, Il pardonne à qui il veut. Mais quiconque donne à Allah quelque associé commet un énorme péché » (Coran, IV, 48, Hamidallah). 

Les « associateurs », des polythéistes ou des chrétiens ? 

Qui sont les « associateurs » ? Les avis des commentateurs sont partagés. Ils pourraient désigner les polythéistes qui associent leurs idoles à la divinité mais également les Chrétiens qui, selon le Coran, associent à Dieu Notre Seigneur Jésus-Christ. 


Dans une traduction du Coran, nous pouvons trouver : « Tuez les idolâtres partout où vous les trouverez » (Coran, IX, 5). Or dans la traduction d’Hamidallah, nous trouvons le terme d’« associateurs » au lieu d’« idolâtres ». Dans la sourate IX, le Coran parle de contrat entre les musulmans et les « associateurs ». Une note cite une tribu païenne de La Mecque parmi les « associateurs ». Le Coran traite en effet des pèlerins qui viennent encore faire leur pèlerinage à la Kaaba. Ce ne peut être ni des Juifs, ni des Chrétiens. Ensuite, dans la même sourate, il traite des Juifs et des Chrétiens qu’il considère aussi comme des « associateurs ». Donc il semblerait que le Coran inclue dans le terme « associationnisme » le polythéisme et le christianisme, voire le judaïsme. Mais, d’autres versets peuvent contredire cette conclusion. « Les infidèles parmi les gens du Livre, ainsi que les Associateurs iront au feu de l'Enfer, pour y demeurer éternellement. De toute la création, ce sont eux les pires » (Coran, II, 6, Hamiddallah). Nous pourrions comprendre cette phrase de plusieurs manières : 

- « les infidèles ainsi que les Associateurs parmi les gens du Livre », ce qui désignerait les chrétiens seuls comme « associateurs » ; 

- « les infidèles parmi les gens du Livres, et les Associateurs », ce qui signifierait que les « associateurs » ne sont pas des gens du Livre, ce seraient des polythéistes. 

La première version semble la plus vraisemblable puisque d'autres versets désignent clairement des Chrétiens comme des « associateurs ». Nous pourrions donc penser qu’ils désignent uniquement des Chrétiens [8]. En fait, le mot « associationnisme » semble plutôt être un terme générique qui a probablement pour fonction de dénoncer clairement une erreur et de la « vomir », sans oublier les mécréants qui la professent. Elle « met en valeur » l’unicité de Dieu, dogme central de l’Islam. 

Parmi ses erreurs, le dogme de la Sainte Trinité est très souvent mentionné. A plusieurs reprises en effet, les chrétiens font l'objet de critiques sur ce point. « Ce sont, certes, des mécréants ceux qui disent : « En vérité, Allah c'est le Messie, fils de Marie » […] Quiconque associe à Allah (d'autres divinités,) Allah lui interdit le Paradis ; et son refuge sera le Feu. Et pour les injustes, pas de secoureurs » (Coran, V, 72-75, Hamiddalah). Nous notons au passage que le Coran ignore la doctrine chrétienne puisque selon ce « texte incréé » les Chrétiens diviniseraient Saint Marie : « (Rappelle-leur) le moment où Allah dira ; O Jésus, fils de Marie, est-ce toi qui as dit aux gens : Prenez-moi, ainsi que ma mère, pour deux divinités en dehors d'Allah ? » (Coran, V, 116, Hamiddallah). 

Prendre en compte, dans la lecture du Coran, les différentes hérésies chrétiennes… 

L'ensemble des Chrétiens que connaissaient Mahomet ne sont pas tous des « associateurs ». Les Nazaréens ne reconnaissent pas la divinité de Notre Seigneur Jésus-Christ tout en croyant qu'Il est le Messie. Il existe d'autres hérésies rejetant la Sainte Trinité comme le nestorianisme. C'est pourquoi les versets qui leur sont consacrés sont plus doux que ceux qui condamnent les « associateurs ». Or, certaines traductions traduit facilement « nazaréen » par « chrétiens » d'où une certaine incohérence de ton, faisant croire à la clémence de l’Islam à l’égard des chrétiens… 

Les idolâtres, voués à la damnation… 

Enfin, la dernière catégorie d'incroyants regroupe les idolâtres : les bédouins païens, « les zindîk, manichéens et assimilés », « les Mazdakites de Bâbek » [5]. Le Coran ne connaît aucune tolérance à leurs égards. Les bédouins païens sont considérés comme sourds, aveugles, stupides, à l'égal des bêtes et des singes. Ils font l'objet de termes certainement les plus méprisants et haineux du Coran. « Ce ne sont qu'affirmations péremptoires et exacerbées, régulièrement couronnées de condamnations et de menaces » [3]. Leur cause est perdue d'avance. Il n'y en effet aucun espoir de les convertir tant ils sont versatiles, ingrats, hypocrites. Trois points semblent empêcher leur conversion : leur attachement indélébile aux coutumes ancestrales, l’absence d’intérêt pour un dieu abstrait et leur incrédulité à l’égard d'une promesse si facile. Le Coran les condamne ... 

Et pourtant, ce sont eux qui formeront l’armée musulmane, le fer de lance de l’Islam ! ... Revenons à l'histoire. Au moment où s’écrit le Coran, les bédouins se révoltent contre le premier calife et posent quelques difficultés à ses successeurs, par leur caractère particulier. Il est donc important de les dénoncer et de les combattre. Évidemment, cette suggestion n’a de sens que si nous concevons le Coran comme une œuvre en partie élaborée ou modifiée par les successeurs de Mahomet. Sans cette suggestion, le Coran garderait-il même du sens ?... 

Une deuxième solution est possible. « La pratique de l'islam se révèle, dans l'ensemble, moins sévère que ses prescriptions — à l'inverse de ce qui se passe en Chrétienté » [7]. Cette remarque venant d'un expert mériterait que nous nous y attardions plus longuement, mais elle risque de nous emporter vers un long exposé encore trop précoce pour notre étude. Retenons simplement que le Coran serait plus dur que la pratique contrairement aux judaïsmes et au christianisme. En clair, les musulmans adouciraient les commandements divins. Quelques infidélités sontheureusement possibles… 

Cette première partie de notre étude montre les difficultés de savoir exactement quels sont les non-musulmans, objets de tant d’invectives et de colères de la part du Coran, sans connaissances précises sur des faits historiques auxquels il se rapporte. Les traductions aggravent parfois les incohérences du Coran et les malentendus. 

Néanmoins, la violence des versets colériques, leur nombre impressionnant et l’emploi répétitif de certains termes de dénonciation et de condamnation donnent une empreinte terrible à sa lecture et à sa récitation. Et encore, si nous considérions ce ton comme un « effet de style oratoire », propre à émouvoir les tribus arabes, comment pouvons-nous rester insensibles aux malédictions lancées par un Dieu contre des damnés perdus d’avance dans les ténèbres ? Comment ne pas détester aussi cette idée de tolérance au prix d’une rançon et surtout d’une humiliation ? Que de petitesse humaine dans ces versets !... 



Réferences
[1] Émeraude, février 2013, article « Relations l’islam et les non-musulmans ». 
[2] Cité par Laurent Lagartempe, Petit Guide du Coran, édition de Paris, 2ème édition, 2003. 
[3] Laurent Lagartempe, Petit Guide du Coran
[4] Selon M. Alacader (Le Vrai Visage de l'Islam, p.105, édition Kyrollos, 2005), les gens du Livre ne désigneraient que les chrétiens, ce qui nous paraît bien osés. 
[5] Evariste Lefeuvre, Le statut des non-musulmans en Islam. 
[6] M. Alcader, Le Vrai Visage de l'Islam, p.13. Les Nazaréens seraient des ébionites, hérétiques judéo-chrétiens. 
[7] Bernard Lewis (Institute for advanced study, Princeton), L'islam et les non-musulmans, dans Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 35e année, N. 3-4, 1980. 
[8] Selon Mme Delcambre (L'Islam des Interdits) et M. Alcader (Le Vrai Visage de l'Islam, p.80), les associationnistes ne désigneraient que des chrétiens croyant à la Sainte Trinité. Nous sommes peu convaincus de certaines justifications données par M. Alcader (Le Vrai Visage de l'Islam, p.84-85), notamment la disparition du polythéisme dans la péninsule arabique au moment de la naissance de l'Islam. Il considère cette survivance comme un mythe, les peuples arabes ayant été tous évangélisés. Le mythe serait plutôt de croire la péninsule arabe chrétienne. 

lundi 25 mars 2013

L'eugénisme antique

L'eugénisme ne naît pas au XIXème siècle. Il existe depuis l'antiquité sous plusieurs formes et réapparaît à partir du XVIIème siècle. A ces époques, il répond au souci de donner à la Cité une race d'hommes et de femmes aux capacités naturelles conformes à un modèle de société. L’éducation peut ensuite former l’esprit et le corps et forger des citoyens exemplaires. Retraçons rapidement l’histoire de l’eugénisme antique… 

Au Xème siècle avant J.C., Sparte, rôle des magistrats en quête de citoyens aux valeurs guerrières efficaces… 

Le premier exemple classique d'eugénisme est celui de Sparte. Cette cité repose sur les vertus guerrières des « mâles », toujours prêts à se sacrifier pour son bien. La force, la robustesse et la beauté sont les qualités que les magistrats attendent de tout spartiate. Ainsi prend-t-elle soin de l’éducation des enfants et de leur procréation. A chaque naissance, ils examinent le nouveau-né. S'il est trop faible ou non conforme, il est rejeté, c'est-à-dire tué, afin de préserver la vigueur et la suprématie de Sparte. « L'enfant qui venait de naître, le père n'était pas libre de l’élever : il allait le porter dans un endroit nommé Lesché, où les plus anciens de la tribu siégeaient. Ils examinaient l'enfant, et, s'il était bien constitué et vigoureux, ils ordonnaient de le nourrir […]. Mais s'il était disgracié par la nature et mal conformé, ils l'envoyaient au lieu dit Apothètes, un gouffre situé le long du Taygète, dans la pensée qu'il n'était pas avantageux ni pour lui, ni pour la cité, de laisser vivre un être incapable, dès sa naissance, de bien se porter et d'être fort » [1]. 

A Rome, sans aller à cet extrême, le père de famille peut seul décider si le nouveau-né est admis dans le clan, le « gens ». Il faudra attendre les lois de Constantin (329) et de Valentin (374) pour condamner les parents infanticides. 

Au VIème siècle avant J.C, Theognis de Mégare, en quête d’une aristocratie retrouvée 

Un deuxième exemple est celui de Théognis de Mégare. D’origine noble, il donne des explications à la décadence du monde dans lequel il lui est donné de vivre. Il dénonce en particulier les institutions démocratiques et leurs déviations par rapport à la raison. Il critique notamment les pratiques sociales et sexuelles de ses contemporains. Il propose le retour aux structures anciennes fondées sur les idéaux aristocratiques. Pour cela, il veut préserver la spécificité et donc la pureté de la race aristocratique en refusant tout croisement entre les aristocrates et les "bourgeois". 
« Nous cherchons, Cyrnos, des béliers, des ânes et des chevaux de race, et on ne leur fait saillir que des femelles au sang pur ; mais un homme de qualité ne se fait pas scrupule d’épouser la fille d’un vilain, si elle lui apporte beaucoup de biens ; pas davantage une femme ne refuse de s’unir à un vilain s’il a de la fortune : c’est la richesse, et non la qualité du parti qui la tente […] l’argent abâtardit la race. Aussi, ne t’étonne pas, fils de Polypaos, de la voir s’étioler chez nos concitoyens : c’est qu’au bon sang s’y mêle le mauvais » [2]. Son eugénisme, fondé sur le contrôle de l’accouplement et de la reproduction, est assez particulier car il tente par ce moyen de réinstituer un ordre social disparu

Au IVème siècle avant J.C., La République, recette pour disposer de bons « gardiens » : « l’eugénisme platonicien »… 


Les études sur l'origine de la pensée eugéniste reprennent souvent Platon comme un de ses premiers théoriciens. « Le livre V [de la République] contient un programme eugénique terre à terre (pour ne pas dire brutal) » [3]. Certains commentateurs évoquent même un eugénisme platonicien, même si ce terme peut paraître anachronique. Dans l’antiquité, l’eugénisme désigne en effet la noblesse. Il est tiré d’« eugénès », signifiant « la bonne naissance », « la noblesse ». L’eugénisme au sens moderne est plutôt une pratique. Il remplace le terme de « viriculture». Galton, qui a réintroduit ce terme au XIXème siècle, voulait fonder une nouvelle branche des sciences biologiques pour assurer soit la force, soit la pureté de l’espèce humaine.




Dans La République, Platon bâtit la cité idéale et en vient naturellement à décrire les hommes qui la dirigent et la défendent. Ce sont les « gardiens », protecteurs de la Constitution et des Lois, « une sorte de bergers ayant en charge le troupeau humain » [4]. Comme la cité platonicienne repose sur la spécialisation des tâches et donc sur la hiérarchisation des valeurs, la fonction de « gardien » doit être assurée par les hommes et les femmes les plus valeureux. Au temps de Platon, la guerre est en effet une préoccupation constante des Grecs. Les conflits sont incessants. Elle est donc au cœur de la réflexion politique de Platon. La guerre correspond aussi à l’idéal du courage, de la virilité et met en valeur la beauté et la noblesse des guerriers. Les « gardiens » sont aussi responsables de l’ensemble du corps social de la Cité. Pour garantir le succès et la survie de la Cité, ils doivent donc être dotés des plus grandes qualités guerrières et morales. 

Rôle des magistrats dans la sélection et la procréation de « gardiens » parfaits… 

Platon demande alors aux magistrats de s'employer à doter la cité de tels hommes, notamment par la sélection, comme cela se pratique dans l’élevage. Il emploie une analogie devenue classique entre la sélection humaine et la sélection pratiquée sur les animaux. « Je vois dans ta maison des chiens de chasse et quantité d’oiseaux de race. N’as-tu pas, par Zeus, consacré quelques soins à leurs unions et à la reproduction ? […] Parmi ces oiseaux, bien qu’ils soient de race, n’y en a-t-il pas certains qui sont les meilleurs et qui se développent comme tels ? […] Est-ce que tu favorises également la reproduction de tous, ou te préoccupes-tu surtout de la reproduction des meilleurs ? […] Et si on ne favorisait pas la reproduction de cette manière, crois-tu que la race des oiseaux et celle des chiens seraient chez toi nettement inférieures ?» Platon oublie probablement que les bergers soignent leurs bêtes non pour leur bien ou celui de leur race mais pour le propre intérêt… 

Pour obtenir les meilleurs « gardiens », Platon se préoccupe de leur éducation et de leur procréation, « question d’une grande importance, et même d’une importance capitale pour la constitution politique, selon que cela se produire correctement ou incorrectement » [5]. Il propose de réguler leur accouplement et d’orienter leur sexualité. Les magistrats devront autoriser ou refuser leurs accouplements selon la qualité des partenaires et organiser eux-mêmes des rencontres entre les individus les plus conformes à l'image de l'homme parfait : « […] que les hommes les meilleurs s’unissent aux femmes les meilleures le plus souvent possible, et le plus rarement possible pour les plus médiocres s’unissant aux femmes les plus médiocres » [6]. La légitimité de l'union et de ses fruits devra uniquement s'appuyer sur la décision des magistrats. Des cérémonies spécifiques, des rites sociaux et religieux formaliseront leur décision. L'union durera autant qu'est nécessaire la procréation. En dehors des périodes réservées à l'accouplement, les gardiens les plus méritoires bénéficieront d'une liberté sexuelle sans restriction autre que celle de l'union incestueuse. Cette liberté est un « privilège », une « récompense » pour ceux « qui se seront signalés à la guerre ou ailleurs » [16]. 

Afin d‘éviter les dissensions entre les « gardiens » et garantir l’harmonie sociale, ils vivront en communauté avec les femmes et les enfants. Aucune femme ne devra vivre avec aucun homme ou plutôt « que ces femmes [les gardiennes] soient toutes communes à tous ces hommes [les gardiens], et qu’aucune ne cohabite avec aucun en privé ; que les enfants également soient communs, et qu’un parent ne sache pas lequel est sa progéniture, ni un enfant son parent » [17]. 

Extension de l’eugénisme vers l’ensemble des citoyens ?… 

Dans certains passages de La République, il semble que Platon ne se préoccupe pas uniquement de la procréation des gardiens. Il étend certaines propositions à l’ensemble de la population de la Cité, en particulier pour contrôler leur natalité. Car c’est une préoccupation du politique d’assurer le développement harmonieux de la Cité. « Créer des unions au hasard […] serait une impiété dans une cité heureuse. […] Il est donc évident qu'après cela, nous ferons des mariages aussi sains qu'il sera en notre pouvoir, or les plus sains sont les plus avantageux ». Ce contrôle démographique répond aussi au besoin de l'équilibre démographique de la population. Elle doit évoluer dans un environnement vivable, sans aucune surpopulation. Dans le cas contraire, l’euthanasie sera pratiquée… 

Que se passera-t-il si un nouveau-né vient au monde sans répondre aux besoins de la Cité ? Deux cas de figures se présenteront : soit il ne correspond pas aux valeurs attendues, soit sa naissance n’est pas directement désirée par la Cité. Platon évoque, parfois de manière ambiguë les pratiques de l’infanticide et de l’euthanasie. « Quant à la procréation de ceux qui ont moins de valeur, et de tous les cas où naîtrait chez [les gardiens] un enfant mal formé, ils les cacheront comme il convient dans un endroit secret et isolé »[7]. Selon certains commentateurs, le terme « endroit secret et isolé » est un euphémisme pour indiquer l’infanticide. Les allusions à l’infanticide sont nombreuses. Les enfants nés des hommes et des femmes les meilleurs pour être à leur tour « gardiens » seront nourris, et non ceux qui naîtront des hommes et des femmes médiocres [8]. En parlant de l’ensemble de la population, « quant aux citoyens qui ne sont pas sains de corps, on les laissera mourir ». Dans un autre ouvrage, Théétète, Platon décrit la cérémonie dit de l’« amphidromia », où est présenté le nouveau-né aux magistrats qui décident s’il doit être exposé ou non. Dans le cadre du contrôle démographique de la Cité, si les magistrats autorisent ceux qui « auront dépassé l’âge d’engendrer […] de s’unir avec qui ils veulent », « ils auront à cœur par-dessus-tout de ne jamais faire voir la lumière, ne fût-ce qu’à un seul fruit de la grossesse, si d’aventure il avait été conçu ; et dans le cas où l’un d’eux vient à voir le jour malgré tout, qu’on en dispose de telle façon qu’il n’y ait aucune subsistance pour lui » [9]. 

L’eugénisme antique, une pratique courante… 

D'autres philosophes antiques ont aussi songé à la sélection humaine et évoqué une pratique courante de l’antiquité. « Nous abattons les chiens enragés, nous tuons un bœuf intraitable et sauvage, nous égorgeons les bêtes malades pour qu'elles ne contaminent pas le troupeau ; nous étouffons les petits monstres, nous noyons même les enfants lorsqu'ils sont venus chétifs et anormaux : ce n'est pas la colère, c'est la raison qui nous invite à séparer des éléments sains les individus nuisibles » [10]. Sénèque justifie l’infanticide et la sélection par la raison car elle guide le berger à améliorer son troupeau... Tacite critique les Juifs d'interdire de tuer leurs enfants, considérant cette loi comme un de leurs usages « sinistres et grossiers »... Aristote s’inquiète aussi des naissances incontrôlées et recommande en cas d'« accroissement excessif des naissances […] une limite numérique […] fixée à la procréation », et cas de dépassement de cette limite « l'avortement [...] avant que vie et sensibilité surviennent dans l'embryon ». Il demande aussi « qu'une loi défende d'élever aucun enfant difforme » [11]. 


Platon évoque le cas du médecin Asclépios. Ce dernier refusait de soigner « celui qui n’était pas en mesure de vivre, une vie d’une durée normale, parce que cela ne présente aucun intérêt ni pour lui, ni pour la Cité » [12]. Socrate condamne ce médecin car il limite son savoir médical. Il lui pose alors la question : « soutiens-tu que pour tous les hommes, il est préférable de vivre ? N’y a-t-il pas plusieurs pour qui il vaudrait mieux être mort ? ». Pour Socrate, ce n’est pas au médecin de se prononcer sur le choix de vie ou de mort selon son savoir médical. C’est une décision morale qui relève du courage de chacun. Dans la Cité platonicienne, le médecin et le magistrat sont appelés à exercer des fonctions qui peuvent aller jusqu’à la peine de mort pour ceux qui sont physiquement ou moralement corrompus. 


Ces pratiques eugénistes sont mises en places ou devront être menées par la Cité, c'est-à-dire par le législateur. Le père ou le chef de famille est dépossédé de ses droits au profit de l’État qui préside aux unions procréatrices. Il n'y a plus de notion de famille. Tout doit être pris en charge par la Cité. Comme l’évoquent certains commentateurs dont Karl Popper, La République met en place un véritable totalitarisme que le XXème siècle connaîtra. D’autres soulignent la perte de la foi en la liberté de l’homme dans le projet platonicien contrairement au projet socratique : « Socrate voulait la réforme morale des individus et pensait une Cité formée d’individus libres et parfaits. Platon croit que seule une Cité politique contraignante peut parfaire la nature humaine »[13]. Pus globalement, Platon trouve en la raison seule le moyen de rendre meilleure la Cité. Ce n’est pas un hasard s’il propose de donner aux philosophes-rois la direction de la Cité. 

« L'idée d'améliorer la reproduction humaine est [donc] une vieille histoire. Elle remonte à l'antiquité »[14]. Elle passe par l'élimination des enfants non conformes à un modèle ou par le contrôle des accouplements. On applique finalement ce qui se pratique dans les élevages. « Depuis déjà longtemps, les hommes maîtrisent la technique de l'hybridation appliquée aux animaux domestiqués, particulièrement aux chevaux. Pourquoi n'en serait-il pas de même chez les êtres humains ? »[15]. 



Références
[1] Plutarques, Vies parallèles, cité dans l'article « L'eugénisme dans la Révolution », Godeline Lafargue, Cahier Saint Raphaël, Eugénisme : trier les hommes, n°91, Juin 2008.
[2] Théognis de Mégare, Poèmes élégiaques,v. 183-192, trad. J. Carrière, 1948, éd. Belles Lettres. 
[3] Julien Annas, auteur de nombreux ouvrages de référence sur Platon, cité François-Xavier Ajavon, Trois exemples historiques d'eugénismes avant Galton (1883) : Platon, Soranos et Vandermonde (1ère partie)
[4] François-Xavier Ajavon, Trois exemples historiques d'eugénismes avant Galton (1883) : Platon, Soranos et Vandermonde (1ère partie). 
[5] Platon, La République, V, 449d. 
[6] Platon, La République, V, 459d.
[7] Platon, La République, V, 460c. 
[8] Platon, La République, V, 459d-e. 
[9] Platon, La République, V, 461c. 
[10] Sénèque, De la colère, I, 15-2. 
[11]Cité par Robert Stark, Ascension et affirmation du christianisme, cité par http //compilhistoire.pagesperso-orange.fr/eugenisme_bioethique.htm. Voir aussi les notes (50) du Livre V de La République qui évoquent aussi le témoignage d’Aristote sur les pratiques d’avortement et d’euthanasie qu’on acceptait (Politique, VII, 16). 
[12] Platon, La République, III, 407 e. 
[13] G.Leroux, Introduction à La République, p.54, en se référant à F. M. Cornfold, dans son essai sur les Lois. 
[14] François Jacob, La souris, la mouche et l'homme, éditions Odile Jacob, 1997. 
[15] Gilles Barroux, Philosophie de la régénération : médecine, biologie, mythologie, édition L'Harmattan, 2009.
[16] Platon, La République, V, 460b. 
[17] Platon, La République, V, 457d. 

jeudi 21 mars 2013

Le "chrétien moyen" selon Teilhard

Teilhard oppose souvent deux types de chrétiens : le chrétien moderne et le chrétien du passé, appelé également « chrétien moyen ». L'avenir et le monde appartiendraient au premier, par son réalisme et ses connaissances, contrairement aux seconds qui n'ont aucune espérance tant ils restent attachés à un enseignement obsolète et inadapté au temps présent. Il nous a alors semblé intéressant de vous décrire comment notre « philosophe » perçoit le « chrétien moyen » et les doctrines chrétiennes les plus fondamentales qu'il juge périmées. En nous appuyant sur ses principaux écrits, nous allons effectivement comprendre ce qu'il rejette et ce qu'il veut changer dans le christianisme. Nous pourrons ainsi dégager plus clairement sa pensée et ses sentiments... 

Précisons que dans notre article, le « chrétien moyen » désigne celui qui demeure fidèle à l’enseignement traditionnel de l’Église au temps de Teilhard. Nous nous considérons donc comme « chrétiens moyens »… 

Le chrétien moyen mépriserait le monde et en particulier le travail… 

Notre « philosophe » souligne d'abord le mépris qu'aurait le chrétien à l'égard du monde [1], sans évidemment préciser ce qu’il entend exactement par « monde ». Teilhard lui demande au contraire de se détacher du monde, non pas par le mépris, mais en le traversant et en le sublimant. 

Un exemple ? Voyons comment il décrit notre conception du monde du travail. « Je ne pense pas exagérer en affirmant que, pour les neuf dixièmes des chrétiens pratiquants, le travail humain reste à l'état d'encombrement spirituel. Malgré la pratique de l'intention droite et de la journée quotidiennement offerte à Dieu, la masse des fidèles garde obscurément l'idée que le temps passé au bureau, au studio, aux champs et à l'usine, est quelque chose de distrait, à l'adoration ». Il propose alors une vision plus élevée. Pour Teilhard, rien n'est profane, tout est sacré. Par conséquent, le travail est un véritable moyen de sanctification. L’un des dangers est cependant qu’il nous détourne de notre sanctification... 


Sa proposition est-elle une nouveauté ? Dans sa doctrine sociale, l’Église a souvent rappelé la sanctification par le travail. Elle a surtout été précisée depuis le XIXème siècle quand l'industrialisation a montré les dangers d'un travail devenu esclavage. Rien d'innovant en apparence. Toute forme de mépris du travail serait plutôt une infidélité à l’égard de l’enseignement de l’Église. 

Le problème n'est pas vraiment dans une incompréhension du sens du travail, mais dans une réalité que nous percevons tous chaque jour sur nos lieux de travail : la difficulté pratique de concilier travail et vie chrétienne. 
La difficulté du « chrétien moyen » est peut-être plus « d'afficher prudemment sa foi », « de faire de l'apostolat », « de ne pas craindre d'être mal vu pour ses convictions religieuses », « de concilier les devoirs d’état et ceux du chrétien », « de lier intérêt de l’âme et intérêt professionnel »... Quel milieu professionnel ignore encore ces contradictions de plus en plus fortes, surtout dans le « public » ?... 

Le problème est tout-à-fait différent. Ce n'est pas une question d'inadaptation du chrétien au monde ou d’erreur de conception, de mépris, mais de l'opposition de plus en plus claire entre un monde de travail qui se déchristianise et une foi chrétienne sincère et authentique qui veut s’épanouir là où elle est. Méconnaître cette réalité, c'est finalement méconnaître la vie contemporaine du chrétien dans son environnement quotidien. Mais, comment Teilhard peut-il percevoir cette réalité quand dans ses principes, il considère le monde comme authentiquement conciliable avec la foi ? 

Le chrétien moderne est un mystique de l’action… 

En lisant les différents écrits de Teilhard, nous découvrons derrière cette idée de valorisation du travail une autre idée plus profonde et véritablement inquiétante. Le travail n'apparaît pas en effet comme une œuvre de sanctification mais plus précisément comme œuvre sanctifiante. Il étend cette capacité à toute action humaine. Dans un précédent article, nous avions déjà perçu cette « force de passion collective », capable de faire atteindre à l'homme un état supérieur de perfectionnement. Nous sommes en fait devant une idée maîtresse de notre « philosophe » : l'effort sanctifie l'homme dans le sens où les actions humaines, donc d’ordre naturel, peuvent sauver l'homme. Certaines allusions peuvent montrer qu’il rejette le pélagianisme, même si sa position reste fortement ambiguë et équivoque. L'homme semble être capable d’être « divinisé » par ses seules activités humaines. La proposition de Teilhard est donc radicalement différente de la doctrine de l’Église… 

Fausse interprétation de la résignation… 

S’il souligne fortement la valeur de l’action, Teilhard n’oublie pas celle du saint abandon. Il en profite pour s'attaquer à une autre erreur du « chrétien moyen » : sa résignation, qui ressemble plus au défaitisme et à la fatalité. Il insiste plutôt sur un Dieu attentif à épargner les blessures du monde et à panser ses plaies mais « conformément au rythme général du progrès » [2]. Devons-nous entendre que Dieu est dépendant du processus de l’Évolution selon lequel Il semble agir ? En outre, nos chutes individuelles n’affectent pas Dieu qui en est toujours vainqueur. La résignation résulte aussi d'un effort naturel. « Si […] mon effort est courageux, persévérant, je rejoins Dieu à travers le Mal, plus profond que le Mal ; je me serre contre lui ; et à ce moment l'optimum de ma « communion de résignation » se trouve coïncider nécessairement (par construction) avec le maximum de ma fidélité au devoir commun ». Encore l'idée de l'effort, y compris dans l’abandon... 

Sur ce sujet comme sur tant d’autres, Teilhard présente une attitude possible, erronée et négative de certains chrétiens, donc légitimement répréhensible, tout en la généralisant à l’ensemble des « chrétiens moyens » et en l’incluant dans la vision du christianisme « traditionnel », en opposition à une conception plus valorisante, la sienne. Il nourrit et développe ainsi une fausse image du christianisme pour exposer la sienne… Dans son argumentation, il est frappant de ne voir aucune référence de l’enseignement de l’Église. Ce n’est qu’une série d’affirmations et de clichés... 

Un enseignement traditionnel inopérant 

Selon toujours Teilhard, l’enseignement traditionnel est en outre inadapté aux nouveaux besoins de l'homme que font naître sa nouvelle perception du Monde et sa prise de conscience de l’Évolution. Il nous donne deux exemples : l'Incarnation et la souffrance. Plusieurs questions restent à son avis encore sans réponse valable. Comment se réalise physiquement, biologiquement l'Incarnation ? Il refuse toute fausse réponse de type : « par la puissance divine ». « Mais ceci n'est pas plus une réponse que lorsque le nègre explique l'avion en disant : affaire de Blancs » [3]. Pour répondre au problème du mal, « les docteurs nous expliquent que le Seigneur, volontairement, se cache, afin d'éprouver notre amour » [3]. Il rejette cette explication qu'il qualifie de « haïssable » !… 

Ses jugements sont particulièrement durs : « il faut être incurablement perdu dans les jeux de l'esprit, il faut n'avoir jamais rencontré en soi et chez les autres la souffrance du doute, pour ne pas sentir ce que cette solution a de haïssable » [3]. Mais quels sont ces docteurs ? Nous l'ignorons. D’où tire-t-il cette solution ? Nous l’ignorons. Nous avons en effet souvent constaté dans son argumentation l’absence de références précises d’où il tire ses affirmations. Ce n’est que pure déclaration. Et pour celui qui joue si habilement de syllogisme et de logique, nous sommes bien surpris de l’entendre accuser les docteurs d'être « perdus dans les jeux de l'esprit ». Nous verrons que sa solution est encore plus repoussante. 

L’individualisme du chrétien moyen, source du mépris du monde et du refus du progrès 

Nous avons déjà vu que Teilhard opposait deux esprits : « l'Esprit d’Évolution » et « l'Esprit d’Égoïsme ». Il exalte le premier qui se révèle dans l'homme du progrès quand il dénonce le second dans lequel il voit l'homme du passé, notamment le « chrétien moyen ». Ses accusations ne portent pas simplement sur le fait qu'il appartient au passé, mais aussi sur sa conception de l'homme, peu favorable à l'homme de progrès. Selon toujours Teilhard, en ce concentrant davantage sur des relations personnelles par individualisme, le « chrétien moyen » « a fini par rapetisser à la mesure de « l'homme juridique » le Créateur et la Créature » [3]. Deux critiques nous sont reprochées. 

Nous retrouvons la critique d'une individualisation de la foi, ce qui aurait conduit à l'exaltation de la réussite individuelle au mépris du monde. « Il en est venu à regarder l'âme comme un hôte de passage dans le Cosmos et une prisonnière de la Matière » [3]. Le « chrétien moyen » aurait délaissé l'Univers et oublié le sens de la Terre. Finalement, trop centré sur « ces relations personnelles », « le christianisme ne paraît pas croire au Progrès humain » [3]. Il oublie que beaucoup de chrétiens authentiques ont fait progresser de manière conséquente le progrès scientifique… Il aurait plutôt précisé que le christianisme s’oppose à l’évolutionnisme et n’y voit, dans cette idéologie, aucune source de progrès humain… 

Un christianisme juridique loin du réalisme physique 

Un autre reproche nous est adressé. Qu'est-ce que « la mesure de l'homme juridique » ? Selon Teilhard, le christianisme a développé son enseignement sous la seule vision juridique. Les relations entre Dieu et l’homme ou l'Incarnation par exemple auraient été décrites uniquement en termes juridiques. A cette formulation particulière, Teilhard oppose une autre, celle du réalisme physique. Il propose en effet de « transcrire en termes de réalités physiques les expressions juridiques où l’Église a déposé la foi » [3]. Il propose de reformuler l’enseignement de l’Église sous un autre aspect qui aurait été négligé. 

Teilhard va plus loin encore. A qui compare-t-il les théologiens de l’Église, aussi appelés « théoriciens du christianisme » [4] ? Aux docteurs d'Israël ! Il nous renvoie au pharisaïsme. Certes, dans le christianisme, nous ne pouvons pas ignorer la tentation de substituer à la vie chrétienne une codification du comportement et de la pensée au point qu’elle asphyxie la vie elle-même. Le pharisaïsme est une tentation bien réelle. Le jésuitisme en est un exemple et il fut condamné en son temps. L'erreur casuistique est aussi à déplorer. La scolastique fut décriée pour son développement outrancier de la théologie. Mais est-ce cela le christianisme alors que l’Église a lutté contre ces déviations ? 

La Nativité  (Fra Angelico)
Teilhard n’hésite donc pas à attaquer le développement de la doctrine catholique. Il fait allusion aux origines du christianisme et à la formulation du dogme. En Occident, certains Pères de l’Église, dont certains étaient juristes, ont en effet employé des termes juridiques pour exprimer la foi. Tertullien en est un parfait exemple. Les Pères apologétiques ont auparavant utilisé les méthodes employées par les défenseurs dans les tribunaux pour se défendre contre l'injustice des lois dont les chrétiens étaient victimes. Le terme même d'apologétique s'apparente à un style juridique. Teilhard suggère donc que cette tendance a détourné le christianisme de la pleine vérité. Il propose donc de retranscrire nos dogmes et notre foi selon une autre vision, plus conforme à la réalité et à la vérité, une vision plus physique. Voilà notre sauveur à la rescousse de l’Église !

Changer les priorités pour un christianisme plus positif 

Teilhard cherche donc à reformuler les dogmes, notamment celui de la Rédemption. Elle serait « trop centrée sur le rachat » [3] et sur « l'idée de réparation expiatrice », termes proprement juridiques. Il ne réfute pas ce dogme mais il le trouve trop excessif, pessimiste, négatif. Que propose-t-il ? De changer simplement de regard, de priorités : une « Christologie renouvelée où la Réparation (si intégralement maintenue soit-elle) passerait cependant au second plan […] dans l'opération salvifique du Verbe » [3]. Il ne s'agit plus d'abord d'expier et de restaurer, mais de créer. C’est la théorie de création continue… 

Ce changement de perception ou de priorité, est-ce sans véritable conséquence ? Avec cette nouvelle vision de la Rédemption, que deviennent par exemple nos sacrements ? Le Baptême devient « le geste divin de soulever le monde » ; la Croix, « la montée de la Création à travers l'effort » [3] ; la pénitence, « l'idée de Consommation et de Conquête », etc. Au delà de sa transcription, qu'il présente comme anodine, notre religion évolue de manière radicale. C'est une métamorphose... 




Teilhard s'oppose ensuite directement à la notion traditionnelle du péché originel. Il comprend bien que l'idée du péché originel enseignée par l’Église s'oppose à l'Évolution. L'idée de tout rachat est inconciliable avec le salut par le devenir. Il veut « re-poser le problème irritant, mais inévitable, des rapports existants entre Péché originel et Évolution » [3]. Il rejette toute idée de fait historique, d'« événement particulier ». « Pour satisfaire à la fois les données de l'expérience et les exigences de la Foi, la Chute originelle n'est pas localisable à un moment, ni en un lieu déterminé ». Sa solution paraît peu compréhensible. La chute « qualifie le milieu même au sein duquel se développe la totalité de nos expérience » [3]. Elle se présente « comme une face ou une modalité globale de l’Évolution » [3]. Dans un document [5] où Teilhard développe le sujet du péché originel, la chute de nos premiers parents est vue comme un symbole. « Le drame de l'Éden dans cette conception, ce serait le drame même de toute l'histoire humaine ramassée en un symbole profondément expressif de la réalité. Adam et Ève, ce sont les images de l'humanité en marche vers Dieu ». La chute est perçue comme « si vieilles et plus faciles d'imaginations ». 

Dans sa solution - peu originale il faut l’avouer, puisqu’elle a déjà été proposée par Pélage et ses disciples - il y voit un avantage : « cette manière de comprendre le péché originel supprime évidemment toute difficulté d'ordre scientifique (la faute se confond avec l’Évolution du monde) ». Mais il en n'ignore pas les inconvénients : le renoncement à la conception d'un péché d'origine et du péché originel et donc l'obligation de « confondre, par suite, dans la durée, les deux phases de Chute et de Relèvement, qui ne sont pas plus deux époques distinctes, mais deux composantes constamment unies dans chaque Homme et dans l'Humanité ». La Création, la Chute et la Rédemption se déroulent simultanément dans chaque homme… 

La Création continue contre la doctrine chrétienne de la Création et de la Rédemption 

Teilhars est convaincu que sa conception demeure fidèle à « l'attitude traditionnelle des âmes chrétiennes en face de Dieu ». « Elle y trouve même, semble-t-il, son plein épanouissement intellectuel et mystique » ! « Création, Chute, Incarnation, Rédemption, ces grands évènements universelles cessent de nous apparaître comme des accidents instantanés disséminés au cours du temps ». 

Retour du fils prodigue
(Rembrandt)
Or, cette vision simpliste est erronée. Peut-être, montre-t-elle une certaine ignorance dans l’exégèse, ce qui nous étonnerait, compte tenu de sa formation intellectuelle. L’Église a toujours mis en parallèle les événements bibliques selon plusieurs points de vue. Dans le cas de la Chute, elle y voit non seulement un fait historique à l'origine du péché originel, mais aussi une représentation de ce qui se produit en nous quand nous péchons individuellement. Le même processus se déroule dans notre vie quotidienne selon les mêmes principes. Chacun d'entre nous vit donc la chute et peut se relever. L’Histoire est aussi une Chute de l'Homme puis son relèvement. L'enseignement de l’Église est donc beaucoup plus complexe, précise et enrichissante que semble prétendre Teilhard. 

Mais, contrairement à ce qu’il énonce, il est difficilement pensable de penser à des mystères simultanés quand ils sont successifs dans le temps. Il est difficilement envisageable de renaître si on ne meurt pas et auparavant, si on ne naît pas…

Ensuite, autre point surprenant, Teilhard présente ces évènements comme « des accidents instantanés disséminés au cours du temps ». Ils seraient incompréhensibles, incohérents, irrationnels. Cela peut en effet choquer un homme de science mais non un homme de foi. Car derrière ces mots, se cache une réalité profonde, celle de la liberté de l'homme qui pose des actes dans l'histoire et en assume les conséquences. Mais comment concilier la liberté et l'idée de l’Évolution ? Comment concilier deux sens de l'Histoire opposée, l'une sous la lumière de la Chute et l'autre sous la direction de l’Évolution ? 

L’Église enseigne que la Création, la Chute et la Rédemption sont des faits historiques qui se sont produits dans le temps et donc successifs. Or, en même temps, elle enseigne qu’en Dieu, il n'y a pas de durée, de succession, de morcellement. Donc en Dieu, la Création, la Chute et la Rédemption sont un tout. Nous avons l'impression, peut-être à tort, que Teilhard semble confondre deux points de vue, humaine et divine. « Ils deviennent, tous les quatre, co-extensifs à la durée et à la totalité du monde ; ils sont, en quelque façon, les faces, […], d'une même opération divine » [6]. A quel niveau se situe-il ? Au niveau de Dieu ou de l'homme ou encore du monde ? Ou peut-être le monde est-il déifié au point que pour lui, tout est en un ? 

Nous revenons en fait à une même difficulté. Teilhard ne peut concevoir Dieu intervenant continuellement dans l'histoire des hommes comme si ces interventions manifestent une impuissance de Dieu. L'enseignement de l’Église lui apparaît ainsi comme « une perspective enfantine, qui est un perpétuel scandale pour notre expérience et notre raison ». Mais, en quoi est-elle contraire à notre expérience et à notre raison ? L’Église est-elle demeurée puérile pendant deux mille ans jusqu'au jour où le nouvel Apôtre Teilhard est apparu ? C'est méconnaître toute la richesse et la profondeur intellectuelles de ces hommes qui ont consacré leur vie à l'approfondissement de la foi et de la charité sous la lumière de Dieu ! Ill est vrai que l'intelligence humaine ne cesse de progresser, alors comment se fier au passé, source d'infantilisme aux yeux de Teilhard ! 

Ce serait une nécessité biologique de faire évoluer le christianisme… 

« Si divine et immortelle que soit l'Église, elle ne saurait échapper entièrement à la nécessité universelle où se trouve les organismes, quels qu'ils soient, de se rajeunir perpétuellement » [3]. Teilhard applique à l’Église sa loi de conscience et de complexité. Le refus d'Évolution expliquerait alors le « ralentissement dont se plaignent les Encycliques » [3]. « C'est que le Christianisme a déjà deux mille ans d'existence, et que, par suite, le moment est venu pour lui (comme pour n'importe quelle autre réalité physique) d'un rajeunissement ». Tout se ramène dans la réalité physique… 

Comment le rajeunir ? « Par infusion d'éléments nouveaux », ce qu'il propose évidement de faire. Nous en sommes un peu surpris par tant de contradictions. Car il défend aussi d'être un innovateur…. 

Où trouver des éléments nouveaux ? Dans la Sainte Écriture, la Tradition, dans la Révélation ou dans l'enseignement de l’Église ? Non, « aux sources brûlantes, toutes justes ouvertes, de l'Humanisation » [3]! Teilhard précise ce qu’il entend par infusion. Il innove « non par addition ou soustraction à son contenu, mais par accentuation et atténuation relatives de ses traits » [3]. 

Teilhard explique pourquoi les « théoriciens du christianisme » se sont trompés. Si le christianisme ne peut pas répondre aujourd’hui aux besoins de l'homme, c'est pour la seule raison qu'ils se sont concentrés sur un seul aspect de sa doctrine. Il veut donc le recentrer sur un autre de ses aspects. Il légitime ainsi sa proposition de « changer les priorités ». Mais l'histoire de l’Église ne montre-elle pas au contraire son attachement à garder le juste équilibre tout en demeurant fidèle à la Parole révélée ? N'a-t-elle pas lutté contre le pélagianisme qui exaltait les forces humaines au détriment de la grâce, et contre le protestantisme ou le jansénisme qui, au contraire, désavantageaient les mérites dues aux œuvres au profit d'une grâce mal comprise ? Ne s'est-elle pas opposée non plus à la dévotion moderne et au rationalisme ? Or, que constatons-nous, depuis que nous étudions la pensée de Teilhard ? Une exaltation incroyable de l'homme, une foi absolue en la science, un optimisme exacerbé ! Que d’extrême dans ses positions ! Le déséquilibre n'est pas du côté de l’Église... 

Références
[1] Voir sur le blog, l'article "Le Monde, second ennemi spirituel", février 2013.
[2] Teilhard, Le Monde divin
[3] Teilhard, L'Avenir de l'Homme.
[4] Teilhard, Le Christ évoluteur
[5] Teilhard, Note sur le péché originel.
[6] Teilhard, Comment je crois.

lundi 18 mars 2013

L'optimisme aveugle de Teilhard

Selon Teilhard, l'homme devient homme par évolution, de manière continue et irrésistible. Cette marche vers le progrès s'étend à tous les hommes grâce à l'éducation qui étend et prolonge « dans le collectif la marche d'une conscience arrivée peut-être à ses limites dans l'individuel » [1]. Ainsi, considère-t-il l'homme contemporain comme désormais adulte au faîte de sa maturité. Au Moyen-âge, l’homme était resté dans l’âge de l’enfance, dans le Néandertal. Le XVIIIème siècle et les siècles suivants lui ont permis d’atteindre l’âge de la raison grâce au progrès des sciences, à l’élargissement et l’approfondissement de notre savoir : « Savoir plus », « être plus ». L’homme devient-il vraiment homme depuis deux cents ans ? Est-il plus conscient de lui-même et de sa vocation depuis qu’il avance dans la voie de la connaissance et de la domination ? Devons-nous croire en un progrès continu ou n’est-elle encore qu’une vue erronée d’un « philosophe » perdu dans ses illusions et dans son lyrisme ? La foi de Teilhard en la Science et au Monde ne l'exalte-elle pas au point de l'aveugler dans un optimisme outrancier ? Dans cet article, nous n’allons pas retracer l'histoire de l'humanité – nous en sommes bien incapables – nous allons étudier de plus près sa croyance en ce progrès supposé inéluctable

Une histoire si dépourvue d’humanités… 

Quand on nous présente l'humanité en voie de progrès continu, le XXème siècle resurgit aussitôt de notre mémoire. Des images abominables montrent sans honte l’affreuse réalité des abominations commises par des savants, des scientifiques, des médecins, des intellectuels, des politiques, des élus, et par tant d’hommes et de femmes responsables. Et le siècle dans lequel nous vivons ne semble guère être mieux. 

Pouvons-nous en effet parler de « marche » inéluctable de l'Humanité vers le progrès après avoir connu le communisme, le nazisme, le maoïsme, les khmers rouges et tous les génocides qui ont ensanglanté notre planète depuis le siècle dernier ? Pouvons-nous encore parler de progrès lorsque des peuples entiers meurent de faim quand d'autres agonisent dans la surconsommation, le surpoids et la drogue ? Pouvons-nous encore affirmer que l'Humanité progresse lorsque nous songeons aux avortements, aux suicides, à la misère morale qui se déploie dans nos civilisations modernes ?... Nous ne disons pas que les siècles antérieurs étaient meilleurs, mais nous savons assurément qu'ils n'ont pas atteint un tel degré de sauvagerie, d'abomination, de déséquilibre et de démesure… 

« La force de la passion collective », prise de conscience de notre surhumanité… 



Teilhard n’est pas insensible à une telle objection. Il n’hésite pas à y répondre. Que représente pour lui par exemple la Première guerre mondiale, source de tant de drames ? Il l’a en effet connue sur le front en tant que brancardier.  « Souvenons-nous de telle ou telle heure de la guerre, quand, arrachés au-dessus de nous-mêmes par la force d'une passion collective, nous avions l'intuition d'accéder à un niveau supérieur de l'existence humaine... » [1].




Quelle est cette « passion collective » ? Dans le danger et la peur, les hommes peuvent en effet éprouver et partager une passion excitante qui décuple leurs forces et leur permet d'accomplir ce qu'ils ne pourraient effectivement réaliser dans un état normal. Sans cette ultime force, nous ne pourrions pas comprendre certains faits extraordinaires. Cette passion humaine est en un sens bénéfique pour l’homme en danger. C’est sans doute grâce à elle en partie que les soldats des tranchées ont surmonté la peur et leurs conditions de vie extrêmes. L’homme se met dans un état de tension élevé, concentrant toute son énergie vers un objectif ultime, la survie, avant que n’arrivent le point critique, la défaillance, la rupture de l'être. Il utilise finalement ses dernières capacités pour se maintenir et éviter son anéantissement, et non pour atteindre un état de perfectionnement !... 



Nous savons aussi où peut conduire « la force d'une passion collective ». Souvenons-nous de ces moments noirs de l’histoire où des peuples grisés de paroles et de rêves se sont livrés à des carnages et à des crimes sans nom. Ce ne fut que fureur et terreur, folie sanguinaire d’hommes et de femmes devenus subitement des sauvages. La « passion collective » soulève une énergie formidable en l'homme au point de le transformer en un état surhumain non dans le sens d’élévation de conscience mais d’annihilation. L’homme se met dans un état extrême où la raison n'a plus de prise, où la conscience est comme atrophiée, où toute la force humaine concentrée ne connaît plus de frein. Est-ce cela le progrès tant défendu par Teilhard, … une élévation de conscience ?... 

Un détail dans l’histoire, une « crise de l’enfantement »… 

Teilhard tente de répondre aussi à une autre objection qui va à l’encontre de l’idée d’un progrès continu : les atrocités commises au cours de la Seconde guerre mondiale. Il ne les ignore pas mais relativise leur gravité et leur importance au regard de l’Évolution. Il les présente en effet comme « une crise d'enfantement, à peine proportionnée à l'énormité de la naissance attendue » [1]. Un point de détail peut-être dans l'histoire de l'Humanité ?! .... 


Certes, le conflit n'a duré que six ans, à peine un instant dans l’aventure de la vie, un instant qui a néanmoins coûté plus de 40 millions de morts sans parler des blessés… Pouvons-nous mesurer l’importance d’un fait historique par sa durée ? Par le nombre de morts ? Soulignons « simplement » la démesure du mal déployé et les capacités maléfiques jamais encore atteintes, ou encore ses funestes conséquences sur toute la planète et sur l’avenir de l’homme


Si nous regardons l’Humanité sur des millions d’années, il est clair que tout devient détail, sans importance. Tout disparaît. Mais est-ce le bon référentiel dans lequel nous devons juger ?... Tout s'efface devant cette démesure. Y compris l'homme... Y compris l’âme… Restons donc à notre propre mesure… 


Au lieu d'y voir une « crise d'enfantement », nous percevons plutôt cet évènement comme la manifestation des capacités de l'homme livré à lui-même, à une raison dénuée de tout réalisme et de toute mesure... C'est l'œuvre d'idéologues qui n'ont aucune considération de l'homme et de l'âme, encore moins de Dieu. 

Mais, comment Teilhard, peut-il comprendre l'horreur du nazisme et des autres idéologies quand il ose écrire ces quelques phrases : « nous avons certainement laissé pousser jusqu’ici notre race à l’aventure, et insuffisamment réfléchi au problème de savoir par quels facteurs médicaux et moraux, il est nécessaire, si nous les supprimons, de remplacer les forces brutales de la sélection naturelle. Au cours des siècles qui viennent, il est indispensable que se découvre et se développe, à la mesure de nos personnes, une forme d’eugénisme noblement humaine » [2] ? L'homme, maître de lui-même et de son destin ... 

Vers une socialisation promise… mais avortée 

La socialisation de l’homme serait une preuve de l’avancée humaine dans le progrès : son « heure semble avoir sonné pour l'Humanité » [1]. Elle atteint même son point critique. Quelle socialisation ?! La solitude n'a jamais tant gagné les cœurs ! Oh certes, nos relations virtuelles ne cessent de croître dans un « cyberespace » de plus en plus étendu, mais, nous savons aussi que les voisins s'ignorent, que les passagers d'un train peuvent être ensembles pendant des heures sans échanger un mot, que des hommes peuvent agonir dans la plus grande indifférence. Est-ce cela la socialisation qui atteint ses limites ? ... 

Essayons toutefois de comprendre son enthousiasme. Il voit naître et grandir des projets prometteurs de paix et d’unité, notamment l'ONU et les autres organismes internationaux. La société occidentale se socialise, l’État de providence se développe, le communisme grandit et triomphe en Europe et en Asie, la mondialisation progresse : « envahissement accéléré du monde humain par les puissances de collectivisation », « ascension enveloppante des masses ; resserrement constant des liens économiques ; trusts intellectuels ou financiers; totalisation des régimes politiques ; coudoiement, comme dans une foule, des individus aussi bien que des nations ; impossibilité croissante d'être, d'agir, de penser seuls ; montée, sous toutes les formes, de l'Autre autour de nous. Tous ces tentacules d'une société rapidement grandissante, au point de devenir monstrueuse, vous les sentez, à chaque instant, aussi bien que moi-même » [1]... Il y a de la crainte dans ses propos, qui ne doit pas néanmoins faire disparaître les promesses d’avenir. Il voit donc dans ces « progrès » une humanisation de l’homme et une marche inéluctable vers un nouvel âge, celui de l’Humanité. C’est la planétisation de l’homme, dernière étape avant le saut final, la pensée collective, le point Omega… 

Toutes ces promesses se sont révélées éphémères et cruelles. Que de rêves déchirés ! L'optimisme qu'ont engendré tant d'initiatives et de chimères est devenu désillusion et amertume. En osant appeler un jour l'ONU de « machin », de Gaulle avait probablement un sens plus réaliste du monde que notre « scientifique ». Et plus proche de nous, qu’est devenue l'âme des villes et des quartiers ? Qu'est devenue la famille, foyer où devrait s'épanouir l'homme, là où se crée et grandit l'homme social ? Nous ne voyons aujourd’hui qu'une situation affligeante, une véritable déstructuration de la société et de l'homme, une réelle désocialisation quand le Monde se perd en palabres et en structures… 


Négation de la réalité … 

La socialisation est, selon Teilhard, une conséquence inévitable de la planétisation de l’homme, c’est-à-dire de son déploiement continu sur une planète aux dimensions figées. Elle résulte de manière physique du contact entre les hommes : « sous l'effet de l'étreinte planétaire qui se resserre, les hommes s'éveillent enfin au sens d'une solidarité universelle » [1]. Le contact physique, est-il suffisant et nécessaire pour « socialiser » les hommes ? Mexico et les grandes métropoles devraient être des lieux de conscience élevée pour l'humanité ! Et même Paris ! … 


Et réciproquement, les lieux vides d’hommes devraient être dénués de toute socialisation, de tout approfondissement de la conscience et finalement de toute « hominisation ». « La Réflexion ne se développe qu'en commun » [1]. Les Pères du désert, sont-ils si pauvres en conscience ? Les moines, dans leur solitude, sont-ils si vide d’humanité ? Socrate est-il si désolé dans sa solitude ? Et pourquoi nos contemporains cherchent-ils autant le repos et la paix dans les monastères ? Ce n'est donc pas en « planétisant l'homme » que l'homme s'achève et atteint sa plénitude… 

Portons encore notre regard sur l'histoire si riche en enseignement. Elle frappe notre esprit par l’éclatante vérité et ne peut nous cacher la triste réalité des faits. Ce n’est pas un hasard si Teilhard insère si peu, voire très rarement, des faits historiques dans son argumentation. 

L’histoire nous montre combien les « contacts physiques » entre les peuples sont parfois catastrophiques. Malthus et Darwin ont compris que la multiplication des hommes et un affaiblissement de leurs ressources entraînent inévitablement des conflits dont le but est la survie. Dans les « relations physiques », les hommes peuvent autant s'associer que se confronter. En « se planétisant », l'homme ne ressent pas qu'il atteint quelqu'un d'autre, il apprend tout simplement sa dépendance et sa fragilité, toute la réalité de sa nature finie. Il apprend non ce qu'il va devenir, mais ce qu'il est. 

Grande famine sous Mao
Un processus à ne pas combattre, au contraire, à favoriser… 

Mais n'ayez pas peur, s’écrit notre « philosophe » ! Nous ne devons pas nous révolter, encore moins lutter contre cette « socialisation » et cette « collectivisation ». Ils sont les signes d’un mouvement graduel de la liberté de conscience ! Imaginons cette liberté de conscience quand l’Union soviétique collectivisait l’Europe de l’Est ! Imaginons-la encore en Chine ou en Birmanie. Cherchons-la aux États-Unis quand des femmes étaient stérilisées pour des raisons eugéniques ou économiques ! Cherchons-là aussi dans les États où des groupes d'influences imposent leurs lois au détriment du bien public ! 

Teilhard nous demande de regarder ce mouvement comme un processus « irréversible et convergent »[4]. Si vous le combattez, vous ne ferez preuve que d'individualisme. « Si, contre cette dérive vers le collectif, nos instincts individualistes se révoltent, c'est donc vainement et injustement. Vainement, puisqu'aucune force au Monde ne saurait nous faire échapper à ce qui est la force même du Monde. Et injustement, puisque le mouvement qui nous entraîne vers des formes super-organisées ne tend, par nature, qu'à nous faire complètement personnels et humains » [1]. 

Comment ? Ce n'est que par individualisme que nous refusons cette socialisation au rabais ! Quel mépris envers tous ceux qui ont une conception plus élevée de l'homme ! Polonais, pourquoi avez-vous lutté contre les soviétiques ? Et ouvriers, pourquoi combattez-vous contre les trusts et les fonds de pension ? Ce n'est pas nos « instincts individualistes » qui font naître en nous une juste révolte mais une autre conception de l'Homme et de l'Humanité. Éclairée par notre foi en Dieu, nous savons où se trouve notre véritable bonheur. Nous croyons surtout que ce mouvement n'est pas irréversible, que tout est possible, que tout cela est finalement éphémère. Combien de civilisations ont-elles déjà disparu ? La nôtre peut aussi s’évanouir en un souffle. Un désastre peut tout anéantir et ramener l’homme à des temps obscurs et primitifs. Le Monde serait-il si puissant ? Et Dieu accepterait-il une telle aventure ? 

Une vision revisitée ? 

Selon certains de ses disciples [4], Teilhard semble avoir corrigé sa vision si optimiste. « Je me sens beaucoup moins disposé aujourd'hui à penser que, o soi seul, le serrage de la masse humaine suffise à la réchauffer » [5]. Il parle même d'« indétermination » et d’« incertitude » dans ce mouvement. « Même sous l'action irrésistible des forces qui la rassemblent, l'Humanité ne parviendra à se trouver et à se former que si les hommes arrivent à s'aimer » [1]… Ces propos datent de 1948, année difficile où les deux puissances, les États-Unis et l’U.R.S.S, semblent se diriger vers l’affrontement… Son optimisme reprendra le dessus à la fin de sa vie, époque plus propice à l’espoir… Il est désormais convaincu que sans l’amour universel, la noosphère ne peut achever sa convergence… 

L 'homme, agent de l’évolution… 

Cette nouvelle vision peut nous surprendre. L’Évolution ne serait-elle donc pas naturelle et inéluctable ? Dieu même doit agir selon l’Évolution, et l’homme non ? « Esprit de force ou esprit d'amour?... Ce qui importe c'est d'observer que l'humanité ne saurait aller beaucoup plus loin sur la route où elle se trouve engagée... sans avoir à se décider —ou – à se diviser intellectuellement — sur le choix du sommet qu'il lui faut atteindre » [1]. L’homme n’est plus simplement axe privilégié de l’Évolution, mais aussi agent ou moteur de l’Évolution. Mais, avant l’émergence de l’homme, qui fait mouvoir l’Évolution ? Et à partir de quand, l’homme est assez homme pour être agent ?... 

Cette nouvelle hypothèse est indispensable pour sauvegarder dans sa théorie l’idée de la liberté de l’homme. Sans elle, la liberté de l’homme serait en effet illusoire. Car si l’homme n’est que la flèche de l’Évolution, il perd toute maîtrise de soi, toute autonomie. Car la flèche se laisse diriger par une force initiale et selon des conditions d’environnement ; elle n’est pas décisionnelle… 

L’Univers n’a de sens que par l’homme… 

Osons aller jusqu’au fond de sa pensée. Selon Teilhard, l’Univers n’a plus aucun sens si l’Homme ne converge pas vers le Point Omega. C’est par lui finalement que l’Univers acquiert du sens. « L’existence incommunicable de la personne humaine, sa singularité irremplaçable où l'univers se reflète, se concentre et s'anime d'une façon unique, est le fruit le plus élevé de cet univers et de l'action créatrice, et son achèvement par notre propre activité est l'œuvre de nos œuvres : si elle périt, si son individualité n'est pas sauvée, tout le mouvement de l'univers perd son sens » [1]. La raison d’être de l’Univers ne vient donc pas de Dieu mais de l’Homme… 

L’homme peut donc décider du sort de l’Évolution par ses propres efforts. Or, pour décider et agir, il a besoin d’identifier un but suffisamment clair et fort. Car ses efforts nécessitent de s’appuyer sur une forte « espérance ». « Pour mettre en branle la chose, si petite en apparence, qu'est une activité humaine, il ne faut rien moins que l'attrait d'un résultat indestructible. Nous ne marchons que dans l'espoir d'une conquête immortelle » [6]... Il agit car il sait que le mouvement est irréversible. « Dans une humanité planétisée, l'exigence d'irréversibilité se dégage comme une condition explicite de l'action ». La théorie se complexifie. Pour Teilhard, ce mouvement est même paradoxal. Il est surtout contradictoire. Une question demeure encore plus virulente : comment concilier la liberté de l’homme et l’irrésistibilité de son destin ? 

Tout en étant inéluctable, cette marche vers le Point Omega peut être entravée par l’individualisme et l’égoïsme. Teilhard nous présente des exemples d’individualistes et d’égoïstes qui s’opposent à « l’amour universel ». 

La division inéluctable de l’humanité, entre les moteurs de progrès et les « déchets » … 

Après avoir décrit le processus d’humanisation et sa finalité, Teilhard nous présente les moyens d’atteindre le Point Omega et ses obstacles. Il présente deux esprits qui s’opposent : « l'Esprit d’Évolution » et « l'Esprit d’Égoïsme ». Quel est cet homme épris d'« Esprit d'Évolution » ? L'homme du progrès ! L'humanité est donc divisée. Selon Teilhard, on arrive aujourd’hui à « un total et peut-être définitif clivage de l'Humanité, non plus sur le plan de la richesse, mais sur la foi au progrès » [1]... 

Teilhard oppose aussi l'esprit bourgeois, qui « voient le Monde à construire comme une demeure confortable », et les « vrais ouvriers de la Terre », « qui ne peuvent l'imaginer que comme une machine à progrès » [1]. Ces « vrais ouvriers » sont les « savants, penseurs, aviateurs, etc. - tous ceux qui possède le Démon (ou l'Ange) de la Recherche ». Les bourgeois forment « le déchet » et les « ouvriers », les moteurs du progrès, « les agents de la Planétisation ». Toujours selon Teilhard, cette opposition est de nature biologique donc inéluctable. Devons-nous en déduire que les hommes animés d’un esprit bourgeois sont voués à disparaître, sans avenir, sans aucun espoir ? En effet, les hommes du progrès vaincront les premiers « par pur effet de domination biologique » ! 

Teilhard divise aussi les hommes en deux autres « classes d'esprit » [1] : les pluralistes et les monistes, « ceux qui ne voient pas, et ceux qui voient ». Les premiers ne voient que la multitude et ne dépassent pas cette perception. Les seconds voient l'unité au-delà du multiple. « Être pluraliste, c'est comme être fixiste ». Nous rappelons que les « fixistes » sont ceux qui refusent de croire en l'évolution des espèces. « Le pluraliste n'adopte aucune attitude positive. Il renonce seulement à donner aucune explication ». A-t-il oublié à ce point les scientifiques du XIXème siècle, sans qui la science d'aujourd'hui n'aurait jamais atteint autant de progrès ? Cuvier n'aurait-il apporté aucune explication scientifique ?! … 

Il est temps de conclure. Selon Teilhard, l'homme évolue de progrès en progrès et approfondit sa conscience sous la force irrésistible du mouvement de l’Évolution en dépit des quelques "ratés" de l'histoire. Or, ce mouvement demande notre adhésion. Par nos efforts, nous devons en effet tendre vers le Point Omega et ainsi contribuer à son efficacité. La foi au progrès favorise cette évolution constructive de l'Humanité. Tous ceux qui refusent le progrès et l’évolutionnisme s’opposent à cette marche inéluctable et sont voués à disparaître. 

Tombe de Teilhard (2005)
Emporté par une foi absolue en la science, Teilhard a manqué de lucidité et de réalisme. Il n’a pas vu toute la « supercherie » des évènements dont il était témoin. Nous pouvons regretter ses erreurs. Mais comment un « scientifique » peut-il aborder si légèrement des questions politiques, historiques et sociales si graves sous le seul regard de connaissances scientifiques ? Son erreur est probablement d’avoir cru que la science était suffisante pour tout comprendre. Le monde est-il si compréhensible sous le seul regard de la science ? Vanité, tout n’est que vanité !...

Mais pouvons-nous accepter tant d’arrogance et de mépris clairement affichés de la part d’un philosophe, d’un scientifique, d’un homme d’église, qui se prétend authentiquement chrétien ?! Comment peut-il condamner ceux qui ne partagent pas ses conceptions ? Et ce mépris n’épargne pas les chrétiens fidèles à l’enseignement traditionnel de l’Église, comme nous allons le voir dans l’article suivant… 



Références
[1] Teilhard, L'Avenir de l'Homme
[2] Teilhard, Le Phénomène humain, chap. IV La Survie, chapitre 3. 
[3] Teilhard, Ce que je crois
[4] C. d’Armagnac, S.J., La pensée de Teilhard comme apologétique moderne
[5] Teilhard, Les Directions et les Conditions de l'Avenir (1948) cité dans La pensée de Teilhard comme apologétique moderne
[6] Teilhard, Comment je croîs. 1ère Partie, chapitre III cité dans La pensée de Teilhard comme apologétique moderne.