" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


lundi 25 mars 2013

L'eugénisme antique

L'eugénisme ne naît pas au XIXème siècle. Il existe depuis l'antiquité sous plusieurs formes et réapparaît à partir du XVIIème siècle. A ces époques, il répond au souci de donner à la Cité une race d'hommes et de femmes aux capacités naturelles conformes à un modèle de société. L’éducation peut ensuite former l’esprit et le corps et forger des citoyens exemplaires. Retraçons rapidement l’histoire de l’eugénisme antique… 

Au Xème siècle avant J.C., Sparte, rôle des magistrats en quête de citoyens aux valeurs guerrières efficaces… 

Le premier exemple classique d'eugénisme est celui de Sparte. Cette cité repose sur les vertus guerrières des « mâles », toujours prêts à se sacrifier pour son bien. La force, la robustesse et la beauté sont les qualités que les magistrats attendent de tout spartiate. Ainsi prend-t-elle soin de l’éducation des enfants et de leur procréation. A chaque naissance, ils examinent le nouveau-né. S'il est trop faible ou non conforme, il est rejeté, c'est-à-dire tué, afin de préserver la vigueur et la suprématie de Sparte. « L'enfant qui venait de naître, le père n'était pas libre de l’élever : il allait le porter dans un endroit nommé Lesché, où les plus anciens de la tribu siégeaient. Ils examinaient l'enfant, et, s'il était bien constitué et vigoureux, ils ordonnaient de le nourrir […]. Mais s'il était disgracié par la nature et mal conformé, ils l'envoyaient au lieu dit Apothètes, un gouffre situé le long du Taygète, dans la pensée qu'il n'était pas avantageux ni pour lui, ni pour la cité, de laisser vivre un être incapable, dès sa naissance, de bien se porter et d'être fort » [1]. 

A Rome, sans aller à cet extrême, le père de famille peut seul décider si le nouveau-né est admis dans le clan, le « gens ». Il faudra attendre les lois de Constantin (329) et de Valentin (374) pour condamner les parents infanticides. 

Au VIème siècle avant J.C, Theognis de Mégare, en quête d’une aristocratie retrouvée 

Un deuxième exemple est celui de Théognis de Mégare. D’origine noble, il donne des explications à la décadence du monde dans lequel il lui est donné de vivre. Il dénonce en particulier les institutions démocratiques et leurs déviations par rapport à la raison. Il critique notamment les pratiques sociales et sexuelles de ses contemporains. Il propose le retour aux structures anciennes fondées sur les idéaux aristocratiques. Pour cela, il veut préserver la spécificité et donc la pureté de la race aristocratique en refusant tout croisement entre les aristocrates et les "bourgeois". 
« Nous cherchons, Cyrnos, des béliers, des ânes et des chevaux de race, et on ne leur fait saillir que des femelles au sang pur ; mais un homme de qualité ne se fait pas scrupule d’épouser la fille d’un vilain, si elle lui apporte beaucoup de biens ; pas davantage une femme ne refuse de s’unir à un vilain s’il a de la fortune : c’est la richesse, et non la qualité du parti qui la tente […] l’argent abâtardit la race. Aussi, ne t’étonne pas, fils de Polypaos, de la voir s’étioler chez nos concitoyens : c’est qu’au bon sang s’y mêle le mauvais » [2]. Son eugénisme, fondé sur le contrôle de l’accouplement et de la reproduction, est assez particulier car il tente par ce moyen de réinstituer un ordre social disparu

Au IVème siècle avant J.C., La République, recette pour disposer de bons « gardiens » : « l’eugénisme platonicien »… 


Les études sur l'origine de la pensée eugéniste reprennent souvent Platon comme un de ses premiers théoriciens. « Le livre V [de la République] contient un programme eugénique terre à terre (pour ne pas dire brutal) » [3]. Certains commentateurs évoquent même un eugénisme platonicien, même si ce terme peut paraître anachronique. Dans l’antiquité, l’eugénisme désigne en effet la noblesse. Il est tiré d’« eugénès », signifiant « la bonne naissance », « la noblesse ». L’eugénisme au sens moderne est plutôt une pratique. Il remplace le terme de « viriculture». Galton, qui a réintroduit ce terme au XIXème siècle, voulait fonder une nouvelle branche des sciences biologiques pour assurer soit la force, soit la pureté de l’espèce humaine.




Dans La République, Platon bâtit la cité idéale et en vient naturellement à décrire les hommes qui la dirigent et la défendent. Ce sont les « gardiens », protecteurs de la Constitution et des Lois, « une sorte de bergers ayant en charge le troupeau humain » [4]. Comme la cité platonicienne repose sur la spécialisation des tâches et donc sur la hiérarchisation des valeurs, la fonction de « gardien » doit être assurée par les hommes et les femmes les plus valeureux. Au temps de Platon, la guerre est en effet une préoccupation constante des Grecs. Les conflits sont incessants. Elle est donc au cœur de la réflexion politique de Platon. La guerre correspond aussi à l’idéal du courage, de la virilité et met en valeur la beauté et la noblesse des guerriers. Les « gardiens » sont aussi responsables de l’ensemble du corps social de la Cité. Pour garantir le succès et la survie de la Cité, ils doivent donc être dotés des plus grandes qualités guerrières et morales. 

Rôle des magistrats dans la sélection et la procréation de « gardiens » parfaits… 

Platon demande alors aux magistrats de s'employer à doter la cité de tels hommes, notamment par la sélection, comme cela se pratique dans l’élevage. Il emploie une analogie devenue classique entre la sélection humaine et la sélection pratiquée sur les animaux. « Je vois dans ta maison des chiens de chasse et quantité d’oiseaux de race. N’as-tu pas, par Zeus, consacré quelques soins à leurs unions et à la reproduction ? […] Parmi ces oiseaux, bien qu’ils soient de race, n’y en a-t-il pas certains qui sont les meilleurs et qui se développent comme tels ? […] Est-ce que tu favorises également la reproduction de tous, ou te préoccupes-tu surtout de la reproduction des meilleurs ? […] Et si on ne favorisait pas la reproduction de cette manière, crois-tu que la race des oiseaux et celle des chiens seraient chez toi nettement inférieures ?» Platon oublie probablement que les bergers soignent leurs bêtes non pour leur bien ou celui de leur race mais pour le propre intérêt… 

Pour obtenir les meilleurs « gardiens », Platon se préoccupe de leur éducation et de leur procréation, « question d’une grande importance, et même d’une importance capitale pour la constitution politique, selon que cela se produire correctement ou incorrectement » [5]. Il propose de réguler leur accouplement et d’orienter leur sexualité. Les magistrats devront autoriser ou refuser leurs accouplements selon la qualité des partenaires et organiser eux-mêmes des rencontres entre les individus les plus conformes à l'image de l'homme parfait : « […] que les hommes les meilleurs s’unissent aux femmes les meilleures le plus souvent possible, et le plus rarement possible pour les plus médiocres s’unissant aux femmes les plus médiocres » [6]. La légitimité de l'union et de ses fruits devra uniquement s'appuyer sur la décision des magistrats. Des cérémonies spécifiques, des rites sociaux et religieux formaliseront leur décision. L'union durera autant qu'est nécessaire la procréation. En dehors des périodes réservées à l'accouplement, les gardiens les plus méritoires bénéficieront d'une liberté sexuelle sans restriction autre que celle de l'union incestueuse. Cette liberté est un « privilège », une « récompense » pour ceux « qui se seront signalés à la guerre ou ailleurs » [16]. 

Afin d‘éviter les dissensions entre les « gardiens » et garantir l’harmonie sociale, ils vivront en communauté avec les femmes et les enfants. Aucune femme ne devra vivre avec aucun homme ou plutôt « que ces femmes [les gardiennes] soient toutes communes à tous ces hommes [les gardiens], et qu’aucune ne cohabite avec aucun en privé ; que les enfants également soient communs, et qu’un parent ne sache pas lequel est sa progéniture, ni un enfant son parent » [17]. 

Extension de l’eugénisme vers l’ensemble des citoyens ?… 

Dans certains passages de La République, il semble que Platon ne se préoccupe pas uniquement de la procréation des gardiens. Il étend certaines propositions à l’ensemble de la population de la Cité, en particulier pour contrôler leur natalité. Car c’est une préoccupation du politique d’assurer le développement harmonieux de la Cité. « Créer des unions au hasard […] serait une impiété dans une cité heureuse. […] Il est donc évident qu'après cela, nous ferons des mariages aussi sains qu'il sera en notre pouvoir, or les plus sains sont les plus avantageux ». Ce contrôle démographique répond aussi au besoin de l'équilibre démographique de la population. Elle doit évoluer dans un environnement vivable, sans aucune surpopulation. Dans le cas contraire, l’euthanasie sera pratiquée… 

Que se passera-t-il si un nouveau-né vient au monde sans répondre aux besoins de la Cité ? Deux cas de figures se présenteront : soit il ne correspond pas aux valeurs attendues, soit sa naissance n’est pas directement désirée par la Cité. Platon évoque, parfois de manière ambiguë les pratiques de l’infanticide et de l’euthanasie. « Quant à la procréation de ceux qui ont moins de valeur, et de tous les cas où naîtrait chez [les gardiens] un enfant mal formé, ils les cacheront comme il convient dans un endroit secret et isolé »[7]. Selon certains commentateurs, le terme « endroit secret et isolé » est un euphémisme pour indiquer l’infanticide. Les allusions à l’infanticide sont nombreuses. Les enfants nés des hommes et des femmes les meilleurs pour être à leur tour « gardiens » seront nourris, et non ceux qui naîtront des hommes et des femmes médiocres [8]. En parlant de l’ensemble de la population, « quant aux citoyens qui ne sont pas sains de corps, on les laissera mourir ». Dans un autre ouvrage, Théétète, Platon décrit la cérémonie dit de l’« amphidromia », où est présenté le nouveau-né aux magistrats qui décident s’il doit être exposé ou non. Dans le cadre du contrôle démographique de la Cité, si les magistrats autorisent ceux qui « auront dépassé l’âge d’engendrer […] de s’unir avec qui ils veulent », « ils auront à cœur par-dessus-tout de ne jamais faire voir la lumière, ne fût-ce qu’à un seul fruit de la grossesse, si d’aventure il avait été conçu ; et dans le cas où l’un d’eux vient à voir le jour malgré tout, qu’on en dispose de telle façon qu’il n’y ait aucune subsistance pour lui » [9]. 

L’eugénisme antique, une pratique courante… 

D'autres philosophes antiques ont aussi songé à la sélection humaine et évoqué une pratique courante de l’antiquité. « Nous abattons les chiens enragés, nous tuons un bœuf intraitable et sauvage, nous égorgeons les bêtes malades pour qu'elles ne contaminent pas le troupeau ; nous étouffons les petits monstres, nous noyons même les enfants lorsqu'ils sont venus chétifs et anormaux : ce n'est pas la colère, c'est la raison qui nous invite à séparer des éléments sains les individus nuisibles » [10]. Sénèque justifie l’infanticide et la sélection par la raison car elle guide le berger à améliorer son troupeau... Tacite critique les Juifs d'interdire de tuer leurs enfants, considérant cette loi comme un de leurs usages « sinistres et grossiers »... Aristote s’inquiète aussi des naissances incontrôlées et recommande en cas d'« accroissement excessif des naissances […] une limite numérique […] fixée à la procréation », et cas de dépassement de cette limite « l'avortement [...] avant que vie et sensibilité surviennent dans l'embryon ». Il demande aussi « qu'une loi défende d'élever aucun enfant difforme » [11]. 


Platon évoque le cas du médecin Asclépios. Ce dernier refusait de soigner « celui qui n’était pas en mesure de vivre, une vie d’une durée normale, parce que cela ne présente aucun intérêt ni pour lui, ni pour la Cité » [12]. Socrate condamne ce médecin car il limite son savoir médical. Il lui pose alors la question : « soutiens-tu que pour tous les hommes, il est préférable de vivre ? N’y a-t-il pas plusieurs pour qui il vaudrait mieux être mort ? ». Pour Socrate, ce n’est pas au médecin de se prononcer sur le choix de vie ou de mort selon son savoir médical. C’est une décision morale qui relève du courage de chacun. Dans la Cité platonicienne, le médecin et le magistrat sont appelés à exercer des fonctions qui peuvent aller jusqu’à la peine de mort pour ceux qui sont physiquement ou moralement corrompus. 


Ces pratiques eugénistes sont mises en places ou devront être menées par la Cité, c'est-à-dire par le législateur. Le père ou le chef de famille est dépossédé de ses droits au profit de l’État qui préside aux unions procréatrices. Il n'y a plus de notion de famille. Tout doit être pris en charge par la Cité. Comme l’évoquent certains commentateurs dont Karl Popper, La République met en place un véritable totalitarisme que le XXème siècle connaîtra. D’autres soulignent la perte de la foi en la liberté de l’homme dans le projet platonicien contrairement au projet socratique : « Socrate voulait la réforme morale des individus et pensait une Cité formée d’individus libres et parfaits. Platon croit que seule une Cité politique contraignante peut parfaire la nature humaine »[13]. Pus globalement, Platon trouve en la raison seule le moyen de rendre meilleure la Cité. Ce n’est pas un hasard s’il propose de donner aux philosophes-rois la direction de la Cité. 

« L'idée d'améliorer la reproduction humaine est [donc] une vieille histoire. Elle remonte à l'antiquité »[14]. Elle passe par l'élimination des enfants non conformes à un modèle ou par le contrôle des accouplements. On applique finalement ce qui se pratique dans les élevages. « Depuis déjà longtemps, les hommes maîtrisent la technique de l'hybridation appliquée aux animaux domestiqués, particulièrement aux chevaux. Pourquoi n'en serait-il pas de même chez les êtres humains ? »[15]. 



Références
[1] Plutarques, Vies parallèles, cité dans l'article « L'eugénisme dans la Révolution », Godeline Lafargue, Cahier Saint Raphaël, Eugénisme : trier les hommes, n°91, Juin 2008.
[2] Théognis de Mégare, Poèmes élégiaques,v. 183-192, trad. J. Carrière, 1948, éd. Belles Lettres. 
[3] Julien Annas, auteur de nombreux ouvrages de référence sur Platon, cité François-Xavier Ajavon, Trois exemples historiques d'eugénismes avant Galton (1883) : Platon, Soranos et Vandermonde (1ère partie)
[4] François-Xavier Ajavon, Trois exemples historiques d'eugénismes avant Galton (1883) : Platon, Soranos et Vandermonde (1ère partie). 
[5] Platon, La République, V, 449d. 
[6] Platon, La République, V, 459d.
[7] Platon, La République, V, 460c. 
[8] Platon, La République, V, 459d-e. 
[9] Platon, La République, V, 461c. 
[10] Sénèque, De la colère, I, 15-2. 
[11]Cité par Robert Stark, Ascension et affirmation du christianisme, cité par http //compilhistoire.pagesperso-orange.fr/eugenisme_bioethique.htm. Voir aussi les notes (50) du Livre V de La République qui évoquent aussi le témoignage d’Aristote sur les pratiques d’avortement et d’euthanasie qu’on acceptait (Politique, VII, 16). 
[12] Platon, La République, III, 407 e. 
[13] G.Leroux, Introduction à La République, p.54, en se référant à F. M. Cornfold, dans son essai sur les Lois. 
[14] François Jacob, La souris, la mouche et l'homme, éditions Odile Jacob, 1997. 
[15] Gilles Barroux, Philosophie de la régénération : médecine, biologie, mythologie, édition L'Harmattan, 2009.
[16] Platon, La République, V, 460b. 
[17] Platon, La République, V, 457d. 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire