" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


dimanche 10 mars 2013

Le Monde de Teilhard, un Monde déjà obsolète

Le Père Teilhard de Chardin nous demande de porter un nouveau regard sur le Monde et sur l'Homme.  Nous aurions atteint un stade de connaissance qui nous permettrait de mieux nous situer dans un Univers aux dimensions désormais éclatées : « nous avons découvert qu'il y avait un tout, et nous en sommes les éléments »(1). Ce progrès ferait alors naître en nous une prise de conscience de notre véritable vocation. Or, il constate que l’Église n'a pas encore pris en compte ce progrès et demeure figée dans son enseignement. Il demande, notamment aux théologiens catholiques, de reconsidérer la doctrine au regard de cette avancée humaine significative. Car comme toute religion, le christianisme devrait se développer selon le mouvement de l’Évolution sous la force attractive du point Omega… Regardons de plus près le Monde décrit par Teilhard...

Une nouvelle perception du monde qui risque de nous faire perdre notre vocation…

En moins d’un siècle, dans l’infiniment petit de la particule comme dans l’infiniment grand du cosmos, l'homme s’est placé dans un Univers où l'espace et le temps se sont véritablement éclatés et ne cessent encore de s'étendre. Les théories du big bang et de l'évolution, et d'autres encore, ont lentement mais assurément eu pour conséquence de rendre obsolète une conception figée et limitée du Monde que pouvait avoir l'homme. 



« Jadis tout paraissait fixe et solide ; maintenant tout se met à glisser sous nos pieds dans l’univers : les montagnes, les continents, la Vie, et jusqu’à la matière même. Non plus, si on le regarde d’assez haut, le Monde qui tourne en rond : mais un nouveau Monde qui change peu à peu de couleur, de forme, et même de conscience. Non plus le Cosmos, mais la Cosmogenèse » (2).  
Ses points de repère traditionnels se sont dilués et effacés quand ses forces se sont multipliées, son unité affirmée et sa vocation grandie. « L'acte de la nature humaine (l'humanité) a pris en tout homme conscient une plénitude absolument nouvelle » (2). Devant ce Monde désormais ouvert, il éprouve soit du découragement, soit de l'adoration. Cette nouvelle situation le trouble ou l'émerveille. Désorienté, éperdu, il risque de se perdre dans l'abattement ou dans « l'autonomie orgueilleuse », ou encore dans l'individualisme, au lieu de s'excentrer pour tendre vers l'unité, vers le point Omega. Il risque donc de manquer sa vocation. Telle est en quelques mots la situation dans laquelle nous sommes entrain de vivre selon Teilhard. 

Un nouveau monde aux dimensions étourdissantes…

Depuis le XIXème siècle, nous sommes en effet confrontés à une nouvelle situation que nous ne pouvons pas ne pas prendre en compte. Notre perception du Monde a effectivement changé, encore plus profondément que pouvait le penser notre « philosophe ». L'homme semble en effet découvrir de manière concrète les nouvelles dimensions de l’Univers qui lui ouvrent les portes d’un nouveau champ d’action, jamais encore atteintes. Armé de nouvelles capacités technologiques, il peut presque en toute liberté y épuiser son imagination. Grâce aux progrès accomplis dans la science et la technologie, il voit en effet croître son pouvoir sur la Création et sur lui-même. Ses ambitions en sont décuplées. Aujourd'hui, nous sommes aussi témoins d'une autre révolution, probablement plus conséquente, révolution déjà perceptible dès l'époque de Teilhard …

Nouvelle révolution : formation d’un nouvel espace à une seule dimension …

Regardons concrètement notre monde actuel. Quelle est la révolution qui impacte actuellement notre façon de vivre et de penser ? La création d’un nouvel « espace de vie », encore appelé le «  cyberespace » …


L’informatique poursuit son avancée dans notre quotidienneté personnelle et professionnelle. Il envahit tous nos objets, même les plus anodins. L'informatisation de la société s’accompagne de la création de vastes réseaux, eux-mêmes interconnectés. Ainsi avons-nous construit un monde virtuel et pourtant bien réel, où tous nos objets se communiquent, s’interagissent, où nous sommes nous-mêmes un acteur interactif au potentiel énorme. C’est le « cyberespace ». 

S'ajoute la numérisation de l'information. Qu'elle soit sous forme orale, écrite, visuelle, ou autre, l’information inonde le « cyberespace » et envahit à son tour notre quotidien. Or, ce milieu particulier, prégnant, ignore nos traditionnelles barrières du temps et de l'espace. Nous sommes presque dans l'instantanéité et la proximité, voire dans l'ubiquité. Tous les éléments de ce monde virtuel sont présents au même moment dans un même lieu. Nous agissons dans ce monde virtuel pour agir dans le monde réel. Nous communiquons, nous connaissons à travers lui. Nous finissons par ne percevoir le monde que par lui. Les dimensions de notre Univers n'ont pas éclaté, elles ont disparu…

Un espace où se confrontent et s’organisent les pensées…

En outre, ce milieu dans lequel nous sommes si facilement baignés recèle un savoir gigantesque, voire universel. Il accumule des connaissances, des avis, des opinions, des sentiments, etc. Bref, tout ce que peut produire la pensée humaine se retrouve numérisée et accessible. 

Or, le « cyberespace » ne connaît ni ordre, ni hiérarchie. Il n'est qu'à une seule et unique dimension. Toute donnée se vaut. Toute pensée acquiert de la légitimité, même si la législation veille à éviter les dérapages, les calomnies, les diffamations. 

Qui maîtrise ce « cyberespace » ? Personne en apparence. Au moment où vous y mettez une donnée, vous en perdez automatiquement le contrôle. Aucune pensée n'est contrôlée, validée, garantie si ce n'est par d'autres pensées, d'autres commentaires, d’autres opinions...

Dans le « cyberespace », se forment en outre progressivement des communautés, notamment par l'intermédiaire des réseaux sociaux, par exemple par « facebook ». Les pensées se regroupent par affinité, idéologie, passion, etc. Elles réunissent des hommes de tous les coins du monde pour donner une certaine vie et importance à leur centre d'intérêt. 

Le « cyberespace » devient un lieu d'affrontement entre les différentes communautés. Les batailles idéologiques, politiques, philosophiques gagnent en effet ce monde virtuel et peuvent prendre de l'ampleur, aboutissant parfois à de véritables « révolutions ». Les rivalités que nous connaissons dans la réalité s'y retrouvent donc, avec probablement plus d'intensité et d’effervescence que dans le monde réel. Car qui peut craindre ce qui n'est que virtuel ?... 

Vers la perte de notre monde intérieur…

La naissance et l’extension du « cyberespace » conduisent donc à une proximité et à une ubiquité virtuelles des hommes. Il leur donne encore plus de capacités de connaissances et d’actions dans un Univers où tout se nivelle, où les pensées sont davantage présentes et imposantes, où leur esprit est fortement et sans-cesse interpellé. Car que vaut le cyberspace sans « acteurs » que nous sommes ? Il ne vit que par nous. Il vit aussi par la richesse qu’il procure, nouvelle manne financière d’un Monde en quête de ressources. Nous sommes aussi l’enjeu d’un commerce…



Finalement, que constatons-nous ? Que notre « monde intérieur », là où se forge notre réflexion, notre libre arbitre, se réduit, faute de recul et de silence…  Nous finissons par perdre ce qui fait que nous sommes hommes…

Un monde réel aussi nivelé …

Ce que nous voyons dans le « cyberespace », nous le retrouvons aussi dans notre vie quotidienne. Tout se nivelle. L'actualité en est un parfait exemple. Sous couvert d'égalité, on cherche à faire croire que tout se vaux. L'homosexualité et l’hétérosexualité, quelle différence ? Homme et femme, que des concepts ! Les religions, même chose....

Teilhard, un prophète ? 

Nous pourrions penser, comme le songent certains disciples de Teilhard (3), que notre « philosophe » avait prévu l’avènement du « cyberespace ». Serait-il en effet le lieu où se forgerait la pensée collective, où émergerait la « conscience planétaire », le nouveau « pas collectif de l’humanité »?

Le « cyberespace », un nouveau champ d’action pour l'homme …

Nous ne tendons pas vers de la pensée collective. Il n’y a pas de convergence encore moins de construction de pensées dans le « cyberespace ». Nous tendons plutôt vers une plus grande facilité pour forger une pensée unique, uniformiser les consciences. Nous tendons vers l’absence de pensée personnelle. Il n'y a pas déploiement de consciences et émergence d'une pensé collective, cohérente et consciente, mais une nouvelle façon de répandre, plus facilement et de manière plus conséquente, ses convictions pour mieux les imposer. Le « cyberespace » n’est qu’un lieu comme un autre, certes avec ses spécificités, ses qualités et ses dangers, mais il reste un lieu où l’homme peut agir et exister. Ce n’est pas un hasard si aujourd’hui nous parlons de « cybercriminalité », de « cyberguerre », de « cyberdéfense », etc. Ce n’est qu’un nouvel espace dans lequel l’homme se déploie comme il s’est déployé sur la terre, les aires, l’espace, etc. 

En quoi est-ce une nouveauté, une révolution ? 

Effectivement, depuis que l'homme a su exprimer sa pensée, il n'a cessé de la faire connaître et de la faire partager par tous les moyens dont il disposait. Le savoir s’est transmis de génération en génération par les récits et les discours, puis par les écrits. Le maître livrait ses connaissances à un disciple puis des écoles ont apparu pour délivrer un enseignement de qualité à un plus grand nombre. Des livres de plus en plus pratiques ont aussi diffusé une plus ample connaissance. Avec la découverte de l'imprimerie, les livres, les journaux, les encyclopédies se sont plus facilement et largement répandus. Le progrès de l’alphabétisation a rendu plus accessible la connaissance. La télégraphie, la télévision, la radio, le cinéma ont encore ouvert plus grandes les capacités d'expression et de diffusion. Ce progrès semble continu…

Nous pouvons observer que plus la diffusion et l’accessibilité des connaissances progressent, plus se créent des intermédiaires entre la connaissance et l’homme, entre le maître et le disciple. Le monde de l’édition, de la publication, de la régie n’a en effet cessé de croître. Et dans le « cyberespace », que constatons-nous ? L’absence apparente de tels intermédiaires. Il ressemble à un « déversoir de pensées » incontrôlés et incontrôlables. Entre l’information et vous, il n'y a plus ni maître, ni éditeur, ni censure. Il y a un inconnu qui délivre une pensée et vous-même. Dans le « cyberespace », il n'y a plus de contrôle... Au moins, en apparence... 

Toute se sait donc, mais devons-nous tous savoir ? 

Tout cela est-il réel ou une simple illusion ? Une connaissance sans intermédiaire ? En apparence… Car nous accédons à des informations non par nous-mêmes mais encore et toujours par des intermédiaires : les fameux moteurs de recherche que sont Google, Bing, Babylon, et tant d’autres encore. Ils vous présentent ce que vous semblez vouloir rechercher. Ils peuvent même précéder vos requêtes tant ils semblent vous connaître. Mais en êtes-vous vraiment sûrs ? Leurs algorithmes ne sont-ils pas conçus pour répondre à d'autres intérêts que les vôtres ? Il faut beaucoup d'expériences, de compétences et de patience pour tenter de contourner des règles qu'ils vous imposent. Tout n'est qu'apparence. 

Il ne s’agit pas de « savoir plus » mais de « savoir mieux » : construire son monde intérieur…

Nous sommes alors confrontés à un véritable problème. Contrairement à ce que pensait Teilhard, il ne s'agit pas de « savoir plus », nécessaire pour « être plus » selon notre "philosophe", mais de savoir mieux et d'accéder à la connaissance pertinente. De véritables questions se posent alors : comment aujourd’hui pouvons-nous reconnaître la valeur d’une connaissance ? Comment pouvons-nous accéder à celle dont j'ai besoin ? Et quel est mon besoin ? La valeur et la finalité de la connaissance s'affirment donc comme le cœur du problème. Dans les laboratoires, les universités et dans les entreprises, dotés de moyens de calcul, de stockage, de traitement de plus en plus gigantesques, apparaît le problème réel d’accès à l’information et de sa pertinence… La science contemporaine est aussi acculée à cette problématique (4). 


L'homme peut finalement perdre toute référence, se diluer et se fondre dans notre monde, non parce qu'il sait trop ou que ses dimensions ont explosé, mais parce qu'il risque de ne plus trouver le sens même de la connaissance. Sans boussole, il peut être incapable ou difficilement capable de porter un jugement sûr, sans lequel toute liberté est impossible. Sollicité en permanence, interconnecté dans le « cyberespace », il perd déjà progressivement le recul nécessaire pour construire son « monde intérieur », là où il se forme et élabore son jugement. Nous sommes loin aujourd’hui d’une élévation de conscience tant promise par Teilhard…

Est-ce alors le moment de proposer à nos contemporains une conception du Monde en évolution, où tout doit se mouvoir et s’unir sous le pouvoir attractif d'un point Omega si abstrait et sans saveur ? N'est-ce pas plutôt le moment de leur faire ressentir qu'au-delà des apparences, se trouve un point fixe, inaltérable, non pas dans le devenir mais dans le présent ? N'est-ce pas finalement le moment de leur montrer ce qu'est l'être ? De les aider à protéger leur monde intérieur ? En un mot, à éveiller leur conscience ! 


Références
(1) Teilhard, L'avenir de l'homme, chap. I, édition du Seuil, Oeuvres de Pierre Teilhard de Chardin, tome 5, Paris, 1959.
(2) Teilhard, La vision du passé, édition du Seuil, 1ère édition (1957), cité dans Teilhard de Chardin, Mémoire (blog Frad), 29 octobre 2012.
(3) Voir Compte rendu des réunions du Groupe d'étude Teilhard de Chardin de Basse Normandie.
(4) On parle en effet d'entropie de l'information. Les sciences actuelles tournent autour de deux notions : l'énergie et l'information, notions fortement dépendantes. Il semble que Teilhard ne conçoit le monde que sous la vision de l'énergie. Si cela est vrai, elle paraît très réductrice au regard même de la science.

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