" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


vendredi 28 mars 2014

La révolution abbasside : la fin des Omeyyades

Mahomet meurt en 632 à Médine. Après le troisième calife Othman, une lutte sanglante est engagée entre Ali, gendre de Mahomet et Moawiya, gouverneur de Syrie et homme fort de l’empire musulman naissant. Après l’assassinat d’Ali, Moawiya est proclamé calife en 660. C’est le début du règne des Omeyyades. Damas devient la nouvelle capitale de l’empire musulman. L’Islam quitte la péninsule arabique et s’installe au coeur des anciennes civilisations orientales. Un nouvel État se construit à l’imitation des empires perses et byzantins. Mais en 750, les Omeyyades sont renversés par une nouvelle dynastie, les Abbassides

La fin des conquêtes

Où en sommes-nous de l’invasion musulmane au VIIIe siècle ? Depuis la bataille de Guadalete et la prise de Saragosse (718), les troupes musulmanes ont renversé les Wisigoth et conquis l’Espagne. Une résistance s'organise au Nord de la péninsule. Elles ont ensuite traversé les Pyrénées, pris Narbonne puis Nîmes et Carcassonne (725). Elles ont lancé une razzia jusqu’à Autun. Mais depuis leur défaite à Poitiers en 732, elles se sont repliées vers la péninsule ibérique, abandonnant Narbonne en 759. Les limites occidentales de l’Empire musulman sont alors figées.

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A l’Est, maîtres du Moyen-Orient, les musulmans atteignent l’Indus en 711 et remontent la vallée pour s’emparer de l’actuel Pakistan. En 751, ils abordent le Syr-Daria. A l’Ouest, ils butent sur l’Empire Byzantin, véritable rempart inexpugnable en dépit de leurs multiples assauts. Le vieil empire romain finit par se redresser au point de menacer la puissance musulmane, gagnant encore plus de quatre siècles de vie. Une nouvelle dynastie byzantine, celle des Isauriens, relève le vieil empire romain et arrête l’avancée des musulmans. A plusieurs reprises, les troupes de l’empire abbasside sont battues. La défaite d’Akroïnon en 740 scelle la fin de l’expansion musulmane pour quelques siècles. Au Nord, l’Arménie est partiellement musulmane…

La fin de la supériorité musulmane

En 740, l’expansion musulmane est donc arrêtée à l’Ouest et se replie quand elle se poursuit vers les terres sauvages de l’Est. Cette nouvelle situation est lourde de conséquences pour les califes. Elle entraîne une baisse de revenus et de prestige pour un califat de plus en plus gourmand et affaibli.

Mosquée de Damas

Or à Damas, les califes tirent leur légitimité de leur puissance et de leur grandeur, c’est-à-dire de leurs forces. Moawiya, fondateur de la dynastie des Omeyyades, a accédé au pouvoir par la force sans avoir de filiation avec Mahomet[1] contrairement aux califes qui l’ont précédé. Sa victoire à la bataille de Sifin contre les partisans d’Ali en 657, la faiblesse de ses adversaires puis l’assassinat d’Ali et enfin le massacre de sa famille à Kerbala lui ont permis de fonder une dynastie sur un principe héréditaire. Mais les califes ont à maintes reprises lutter pour asseoir leur légitimité notamment contre des descendants d’Ali, toujours prétendants au titre. Tant qu’ils paraissaient victorieux et pourvoyeurs de richesses, leur position était encore tenable. Au VIIIe siècle, elle ne l’est plus. Pour la première fois, les forces musulmanes sont battues et doivent se replier. C’est la fin de leur supériorité



La fin de l’empire arabe

En outre, dans un empire de moins en moins arabe, leur politique discriminatoire à l’égard des non-arabes fait croître le mécontentement parmi la population musulmane. Les Omeyyades ont en effet privilégié la solidarité ethnique sur les clivages religieux. « Pour le calife, le fait d’être Arabe est plus important que la conversion à l’Islam ». Car « ce qui importe pour les Omeyyades, c’est la noblesse et la fierté arabe »[2]. Cette discrimination entre arabe et non-arabe persiste lors d’une conversion à l’Islam. Il y a bien une discrimination ethnique qui s’ajoute à celle de la religion


Mosquée de Damas

Avant d’être musulman, l’empire est avant tout arabe. La conquête a arabisé les populations et imposé la langue arabe. Les Omeyyades ont favorisé le développement de la langue arabe et de la culture arabe pour en faire un facteur d’unification des communautés de l’Empire. Sans perdre leur foi, les chrétiens ont dû parler et vivre comme des arabes…
Les arabes maintiennent aussi une autorité absolue, sans partage, alors que l’empire n’a cessé de croître, absorbant des populations non-arabes de civilisations plus prestigieuses.

Une crise financière intenable

La fin de l’expansion musulmane vers les régions opulentes de l’Occident entraîne la raréfaction des butins alors que les califes ont un besoin d’argent de plus en plus grand pour maintenir l’empire, garantir les fidélités et mener une vie digne des plus grandes cours orientales. Les conversions de masse à l’islam aboutissent aussi à une baisse de fiscalité [3] au point que les Omeyyades vont essayer de tarir le flot de conversion en limitant les exonérations fiscales qui en étaient liées. Les convertis doivent désormais continuer à payer certaines taxes. Cette situation entraîne une pression fiscale de plus en plus forte sur les populations non-musulmanes et non-arabes.

La fin des Abbassides

A partir de 740, des mouvements de révoltes importantes apparaissent et gagnent des régions de l’empire, notamment au Maghreb. Les troupes du calife rencontrent de réelles difficultés pour les réprimer. Une révolte plus sérieuse vient de Khorassan au Nord de l’Iran.

Un persan converti, Abû al-‘Abbâs, finit par rassembler tous les mécontents arabes et non-arabes. Il regroupe aussi ceux qui veulent un retour à un islam véritable. La révolte devient ainsi religieuse. Il prétend en effet prendre le pouvoir au profit d’un descendant direct d’Ali et donc du prophète. Il attire à lui les chiites en conflit contre les troupes omeyyades. Selon la tradition musulmane, sa famille appartiendrait également au clan Hachémite. Il descendrait directement d’un oncle de Mahomet. Sa légitimité est ainsi renforcée. Musulman, non-arabe et descendant du Prophète, Abû al-‘Abbâs peut légitimement porter toutes les revendications sociales, politiques et religieuses que soulève un calife affaibli et discrédité, dépossédé de tous les signes du pouvoir…

Enfin en 750, à la bataille de Kûfa, son armée écrase celle du dernier calife omeyyade et se fait proclamer calife sous le nom de « as-Saffâh ». Il organise alors un « banquet de réconciliation » au cours duquel il massacre les princes omeyyades. Un seul réussit cependant à échapper au piège. Il s’établira en Espagne où il fondera ce qui deviendra l’émirat de Cordoue.

En éliminant tous les prétendants au pouvoir, Abbas fonde une nouvelle dynastie, celle des Abbassides, qui régnera jusqu'à l’invasion des Mongols en 1258. Damas laisse sa place à Bagdad. L’empire arabe disparaît au profit d’un empire musulman…



Références
[1] Voir Émeraude, , décembre 2012, article « La douloureuse question de l’autorité dans l’Islam ».
[2] Anne-Marie Delcambre, L’islam : histoire des origines et histoire califale, 2009, www.clio.fr.
[3] Voir Émeraude, janvier 2012, article « la dhimmitude».

mardi 25 mars 2014

Interprétation des mondes multiples

Selon l’interprétation classique de la physique quantique, l’Univers serait composé de deux mondes aux évolutions différentes : un Monde de l’infiniment petit et un Monde macroscopique, séparés et étrangers. Le Monde quantique serait un ensemble d’états superposés, décrits sous forme de fonction d’onde, solution de l’équation de Schrödinger. Pour résoudre ce problème de discontinuité, l’interprétation de Copenhague a défini le principe de réduction d'onde : le fait d’observer un système apporte suffisamment d’informations à cet ensemble d’états probables pour que l’un d’entre eux se fixe de manière arbitraire. Mais cette solution n’apporte pas vraiment de solutions tenables. Certes elle pourrait expliquer le passage d’un Monde à un autre mais n’apporte aucune solution qui semble encore évoluer différemment. Les deux interprétations ne définissent pas non plus les limites entre les deux mondes et encore moins ce qu’est une observation.

En 1957, encore étudiant, Hugue Everett propose une solution simple à ce douloureux problème : l’équation de Schrödinger décrit complètement l’évolution des deux Mondes sans qu’il y ait distinction ou séparation. Elle s’applique à l’ensemble de l’Univers. Mais il rejette la réduction de la fonction d’onde. Car toutes les solutions de l’équation de Schrödinger sont réelles. Tous les états superposés que décrit la fonction d’onde sont des états réels. La réalité est donc faite de superposition d’états au sens où la réalité elle-même se décompose en autant de réalités parallèles qu’il y a d’états superposés. Telle est l’interprétation des mondes multiples.

Prenons l’exemple d’un détecteur Geiger qui mesure la désintégration d’une particule. Il y a deux solutions possibles : soit il détecte une désintégration, soit il n’en détecte aucune. Et l’instrument de mesure ne peut donner qu’un résultat. Selon l’interprétation d’Everett, le détecteur se met dans un des deux états correspondant au résultat de la mesure. Il détecte une désintégration car il est dans un état du Monde dans lequel effectivement la particule se désintègre. Mais il existe un autre état aussi réel dans lequel elle ne se désintègre pas. Et dans cet état, le détecteur donnera donc un résultat négatif. En fait, il n’y a pas de multiples états superposés de la particule mais une multiplicité de systèmes comprenant chacun le détecteur et la particule. Chaque système est une réalité.

Il y a donc autant de mondes que d’états superposés définis par l’équation de Schrödinger.  L’ensemble des mondes est appelé soit univers, soit multivers. Dans ce dernier cas, le monde est appelé univers. Prenons désormais le terme d’univers pour parler de cet ensemble d’états superposés que nous désignerons sous le terme de monde.

Si un physicien fait une mesure, il y aura autant de physiciens qu’il y aura de résultats possibles, chacun étant dans un monde où le résultat de la mesure est possible, chacun étant aussi réel que l’autre. Dans chaque monde, le résultat est unique et bien déterminé. Le fait d’observer conduit à la décomposition de l’univers ou dit autrement, l’existence d’un monde est relative à l’observateur.

« Nous sommes contraints de par le processus d’observation de choisir l’une de ces alternatives qui devient alors partie de ce que nous considérons comme le monde « réel » quand nous effectuons une mesure à un niveau quantique ; l’acte d’observation coupe les liens qui amalgament les réalités alternatives, et leur permet de poursuivre leurs propres parcours indépendants dans le supraespace. »[1]

Les probabilités d’états que définit l’interprétation de Copenhague n’ont alors pas de sens dans l’interprétation d’Everett puisque tous les résultats se réalisent. Elles décrivent plutôt le « pari » qu’un observateur soit dans un des mondes de l’univers. « L'objet des prédictions de la mécanique quantique concerne, selon l'interprétation d'Everett, non pas les résultats de mesures qui se produisent toujours, mais les paris que font les agents rationnels sur des événements futurs, et qui, selon l'argument, doivent être les mêmes dans tous les mondes. »[2]

Ainsi l’équation de Schrödinger décrit exactement l’évolution de l’univers. Comme un processus d’embranchement, l’univers se décompose en un nombre gigantesque de mondes au fur et à mesure des observations, c’est-à-dire à chaque instant. Ces mondes sont indépendants et incommunicables. Il n’est pas en effet possible de passer de l’un à l’autre. C’est pourquoi il n’est pas possible de connaître l’existence d’autres mondes ou plus exactement d’en avoir l’expérience. Nous évoluerons ainsi dans un monde comme s’il était unique…

L’univers d’Everett est parfaitement déterminé par l’équation de Schrödinger. Nous revenons donc en une science totalement déterministe. L’avenir n’est plus incertain, aléatoire. Mais il n’y a pas de sens de parler de fait ou de phénomène dans l’univers puisqu’il est relatif à un monde ou à un observateur. Ainsi il n’y a pas de résultats de mesure en soi mais relativement à un monde.

L’interprétation des mondes multiples rejette la non-localité [3] dans l’univers. Rappelons que selon ce principe, deux particules éloignées s’interagissent instantanément dans le Monde quantique quelle que soit la distance qui les sépare. La modification d’une grandeur de l’une a des répercussions sur l’autre. Le fait d’observer l’une modifie ainsi l’autre. Everett précise en effet que la non-localité est vraie seulement pour un monde mais pas pour l’univers puisque l’existence d’un résultat de mesure, qui est supposé dans les démonstrations de la non-localité, n’a de sens que relativement à un monde et non à l’univers. Le Monde quantique d’Everett n’entre pas dans le cadre de ce principe et des expériences qui l’ont vérifié. Ne répondant pas à cette hypothèse, il échappe donc à la non-localité.

L’interprétation d‘Everett fournit les mêmes prédictions que celle de Copenhague, ce qui lui assure une certaine légitimité. Mais contrairement à cette dernière, elle semble apporter des réponses à de nombreux paradoxes. Elle a ainsi séduit de nombreux physiciens. Certains en arrivent même à l’idée que l’observateur choisit le monde auquel il souhaite appartenir. « C’est le choix qui décide du monde quantique que nous mesurons dans nos expériences, et en conséquence du monde dans lequel nous vivons, et non le hasard. »

Mais aussi étrange qu’elle puisse paraître, cette interprétation résolve-t-elle réellement le problème fondamental de la discontinuité ? Dans l'interprétation de Copenhague, la réduction de la fonction d’onde est une tentative d’expliquer l’état unique des mesures sans pourtant expliquer le processus qui permet de passer d’un système à états superposés en un système à unique état. Dans l'interprétation d'Everett, s'il n'y a pas de réduction de fonction d'onde, il y a multiplication de réalités. Mais quel est le processus d'embranchement ? Quelle en est la cause ? A son tour, cette multiplicité instaure une discontinuité dans l’univers entre les multiples mondes incommunicables qui le composent. Le problème semble ainsi changer de dimension mais il subsiste.

L’interprétation d’Everett pose en outre d’autres problèmes insolubles, notamment la capacité de l’univers à se décomposer de manière déterministe en un nombre infini de mondes. Quel est ce mécanisme aux pouvoirs extraordinaires qui parvient à multiplier non seulement le monde matériel mais aussi les histoires, les consciences, les vies ? Le choix n’a plus de sens, la vie non plus. Les implications philosophiques sont incommensurables. Or quelle est la crédibilité d’une interprétation fondamentalement invérifiable ? …





Références
[1] John Gribbin, Le Chat de Schrodïnger, physique quantique et réalité, Flammarion,1984. Gribbin est partisan de l’interprétation d’Everett. Au lieu de parler d’univers, il parle de supraespace.
[2] Thomas Boyer, La pluralité des interprétations d'une théorie scientifique : le cas de la mécanique quantique, thèse pour l’obtention du grade de docteur en Philosophie de l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2 décembre 2011.
[3] Voir Émeraude, février 2012, article « Les principes de la physique quantique ».

vendredi 21 mars 2014

L'interprétation de Bohm-Broglie, continuité avec la physique classique ?

Enseignée dans tous les manuels, l’interprétation classique de Copenhague a longtemps dominé dans la communauté scientifique. Mais cela ne reste qu’une interprétation parmi tant d’autres. Il n’existe pas en effet une seule interprétation de la physique quantique compte tenu de la forte abstraction et du formalisme importants d’une théorie si peu intuitive. Pour continuer notre voyage dans le Monde quantique, nous allons présenter dans cet article une autre interprétation, celle dite de Bohm-Broglie.\\

Rappel sur l’interprétation de Copenhague

L’interprétation de Copenhague prétend décrire le Monde quantique de manière complète grâce à un outil prédictible, appelé fonction d’onde. Donnant des résultats probabilistiques, elle conduit à croire que la physique quantique est indéterministe. En outre, elle juge qu'en absence de langage adapté, nous sommes bien incapables de décrire le Monde quantique et donc de le rendre intelligible. Nous sommes trop ancrés dans une physique classique du Monde, incompatible et inadéquate pour comprendre le Monde quantique d’où les phénomènes quantiques en apparence si étranges. Certains physiciens se sont opposés à cette interprétation si peu réaliste et si instrumentaliste. D'autres ont développé une autre vision du Monde quantique avant même que l’interprétation de Copenhague ne soit développée.

Revenons à la dualité onde-corpuscule. Selon l’interprétation de Copenhague, les natures corpusculaires ou ondulatoires ne sont que des faces complémentaires d’une même réalité. D'autres physiciens ont émis une autre interprétation plus réaliste de ce principe.

Schrödinger : une mécanique ondulatoire

Auteur de la formule qui porte son nom et qui est au cœur de la physique quantique, Schrödinger conteste l’existence des corpuscules, ne considérant réelles que les ondes. Pour expliquer les phénomènes corpusculaires observés, il présente les objets quantiques comme étant des petits trains d’onde. Ainsi pouvons-nous appliquer au Monde quantique la physique classique des ondes. Mais cette interprétation ne tient pas devant les caractéristiques d’une onde, notamment sa capacité à s’étendre dans l’espace.


Louis de Broglie
(1892-1987)

La théorie « double solution »

Une troisième interprétation de la dualité onde-corpuscule, toute aussi concrète, vient de Louis de Broglie. Partant des découvertes multiples du début du XXe siècle, notamment d’Einstein sur les natures ondulatoire et corpusculaire de la lumière, Louis de Broglie en propose une synthèse. Il applique cette dualité à la matière et associe à tout mouvement de corpuscule la propagation d’une onde.


En effet, au lieu de les séparer et de les considérer comme des aspects différents d’un même phénomène, de Broglie associe concrètement les deux aspects. « Je m'imaginais donc tout naturellement le corpuscule comme une sorte de singularité au sein d'un phénomène ondulatoire étendu, le tout ne formant qu'une seule réalité physique. »[1] Selon les grandeurs du phénomène, un objet se comporte alors comme un corpuscule ou une onde, les deux étant réels mais non perceptible en même temps.

Le corpuscule est au centre d’un phénomène ondulatoire. Son mouvement est guidé par une onde dont la phase correspond à celle de la fonction d’onde de Schrödinger. L’amplitude de l’onde de la fonction d’onde représente la probabilité de la position du corpuscule. Elle se modifie en fonction de son environnement, et notamment en fonction des informations fournies par l’observation. Ainsi, le corpuscule dépend de l’évolution du phénomène ondulatoire et de toutes les circonstances que ce phénomène rencontrerait dans sa propagation dans l’espace





Mais de Broglie ne parvient pas à résoudre des problèmes mathématiques complexes et à éclaircir cet étrange mélange de statistique et d’individualité. En 1927, il expose une théorie plus simple, appelé « onde pilote ». La fonction d’onde décrit l’onde guidant le mouvement du corpuscule. 

Mais il reçoit peu d’audience de la communauté scientifique. Prenant conscience des difficultés mathématiques que génère sa théorie, il finit par adhérer à l’interprétation de Copenhague.

L’interprétation de Bohm-Broglie ou des variables cachées

En 1951, Bohm redécouvre la théorie de l’onde-pilote et en développe les bases mathématiques. Ainsi se développe l’interprétation dit de Bohm-Broglie ou encore mécanique bohmienne. Le Monde quantique est défini comme des systèmes de particules décrits par deux grandeurs : la fonction d’onde qui évolue selon l’équation de Schrödinger et les positions, dites « variables cachées »[2], de ces particules qui évoluent selon une équation particulière.

La fonction d’onde est « aussi réelle et objective que, par exemple, les champs électromagnétique de Maxwell »[3]. Elle est authentiquement physique et n’est pas simplement un outil. La fonction d’onde elle-seule guide l’évolution des particules. Elle influe sur les particules sans que ces dernières n’influent sur la fonction d’onde. L’interprétation de Bohm-Broglie respecte la non-localité, elle en donne même une explication : les positions de particules sont interdépendantes par la fonction d’onde. Le changement de l’une modifie donc l’autre.

Les particules ont une position précise. Elles peuvent être définies à tout instant en fonction de leurs positions initiales. Néanmoins, leurs positions initiales ne sont pas connues mais distribuées aléatoirement dans l’espace selon une probabilité donnée par le carré du module de la fonction d’onde. C'est pourquoi ces positions sont dites variables cachées.

Tous les objets quantiques peuvent s’exprimer au moyen de cette position et leur détermination revient finalement à la connaître. Les positions des corpuscules déterminent le résultat d’une mesure qui définit bien des faits réels mais dépendent du contexte de l’expérimentation.


Selon cette interprétation, la physique quantique apparaît donc totalement déterministe. Mais compte tenu de notre ignorance sur la valeur de la position initiale et sur d’autres grandeurs non encore connues, nous sommes dans l’obligation d’utiliser les probabilités. Si chaque position d’une particule est déterminée, si sa trajectoire est aussi définie, il n’est pas possible de connaître l’ensemble des particules constituant le système. Nous sommes donc dans la même situation qu’en mécanique statistique classique. Nous ne pouvons connaître que des moyennes. La fonction d’onde impose aussi une limite dans la connaissance, ce qui ne permet pas d’améliorer les prédictions… Ainsi, la physique quantique est incomplète pour décrire le Monde quantique.

En pratique, l’interprétation de Bohm-Broglie donnent les mêmes prédictions que celle de l’interprétation classique, les équations étant équivalentes. Elle permet d’expliquer des phénomènes comme ceux qui se manifestent dans l’expérience des fentes de Young. Néanmoins, les bases sur lesquels elle s’appuie sont différentes de celles de l'interprétation classique. Pour cette dernière, les probabilités sont inhérentes au Monde quantique, fondamentale. La fonction d’onde le décrit parfaitement. Pour l’interprétation de Bohm-Broglie, elles ne reflètent que notre ignorance, que l’incomplétude de la fonction d’onde. Si sous l’aspect instrumentaliste, les deux interprétations sont équivalentes, elles diffèrent radicalement dans la vision du Monde quantique…

Comme elle fournit les mêmes prédications que celles de l’interprétation classique tout en étant moins manipulable, l’interprétation de Bohm-Broglie n’a guère eu de succès chez les physiciens. Pourtant, elle a un intérêt qui est d’être ontologiquement interprétable. Elle conserve un certain réalisme que ne possède pas l’interprétation classique. Elle rejette la réduction de la fonction d’onde qui donne un résultat aléatoire de la mesure. Nous retrouvons les principes fondamentaux de la physique classique. Néanmoins, son réalisme est limité et elle rencontre les mêmes obstacles que ceux de l’interprétation classique sans apporter de véritables réponses.









Références
[1] Louis de Broglie, La physique quantique restera-t-elle indéterministe ? dans Revue d’histoire des sciences et de leurs applications, 1952, Tome 5, n°4, www.persee.fr.
[2] Ces « variables cachées » sont observables mais non manipulables. Les ondes sont manipulables mais non observables.
[3] J.S. Bell, physicien, cité dans [3] Thomas Boyer, La pluralité des interprétations d'une théorie scientifique : le cas de la mécanique quantique, thèse pour l’obtention du grade de docteur en Philosophie de l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2 décembre 2011.

lundi 17 mars 2014

Principe de la complémentarité - Interprétation de Copenhague

Niels Bohr (1913-1963)
Concept ou théorie, la complémentarité est un des points centraux de la physique quantique selon l’interprétation de Copenhague. Elle est née d’abord pour répondre aux objections de ses adversaires puis à l’apparente irrationalité de la nouvelle science. Elle a suscité ou réveillé de nombreux problèmes philosophiques qui débordent le domaine de la physique pour atteindre d’autres sciences et finalement toucher le domaine de la connaissance. En insistant sur les relations d’interactions entre l’objet observé et l’observateur, en s’interrogeant sur la valeur du discours scientifique, Bohr remet en cause les bases fondamentales de la science classique et de la connaissance. Nous allons étudier davantage ce qu’est la complémentarité.
Définition de la complémentarité
Bohr est considéré comme le véritable auteur de la complémentarité. Il la présente à une conférence  au Congrès de Physique international à Côme en septembre 1927 puis lors du 5ème conseil de Physique de Solvay. Elle se définit en trois points [1] :

  • l’existence de plusieurs descriptions nécessaires d’un même phénomène ;
  • l’idée qu’il existe des couples de descriptions mutuellement exclusives, qui ne peuvent pas être appliquées simultanément ;
  • l’idée que ni l’une ni l’autre n’est suffisante pour donner une description exhaustive du phénomène en question ; et que par conséquent, une description exhaustive au sens classique est impossible.


Bohr a défini complémentaire tantôt les représentations ondulaires ou corpusculaires des objets quantiques, tantôt des variables conjuguées représentant des propriétés caractéristiques de chacune de ces représentations. Ces termes ne peuvent être employés ensemble. Nous pouvons ainsi parler de l’électron comme d’une onde ou comme d’une particule mais nous ne pouvons pas employer les deux concepts en même temps et de leurs propriétés respectives. Si nous parlons de l’électron en tant que particule, nous ne pouvons pas faire référence simultanément à sa position et à sa vitesse, deux concepts complémentaires. Ces représentations présentent néanmoins des aspects de la réalité qui doivent être prises en compte pour épuiser notre connaissance de la même réalité. « Il sera en général nécessaire de nous placer à différents points de vue pour éclairer sous toutes ses faces un seul et même objet, ce qui rend impossible une description univoque d’un même objet »[2].
La complémentarité est « en rapport avec la discussion sur la signification physique des méthodes de la théorie des quanta » [3] , c’est-à-dire du sens physique et de la réalité objective des concepts utilisés dans lediscours scientifique. Bohr aborde cette question en posant le problème au niveau de l’observation.
Si à l’origine Bohr présente la complémentarité comme un point de vue particulier, il la considérera progressivement comme un principe, une position philosophique, sans pourtant changer sa définition. Elle finit par devenir une nouvelle philosophie de la connaissance. Ce changement serait une réaction aux objections de ses adversaires, notamment d’Einstein.
Il semble que la complémentarité est devenue aujourd'hui une notion obsolète en physique quantique après avoir eu un passé prestigieux. Néanmoins, au-delà de la science, elle joue encore un rôle non négligeable dans la philosophie de la connaissance. Elle demeure une arme pour les antiréalistes.

Le Monde quantique, une rupture avec le Monde classique
Dieu joue-t-il aux dés ?
Revenons d’abord aux principes sur lesquels repose la science classique depuis le XVIIIe siècle. Le déterminisme en est un des points clés. Par la connaissance précise du présent, nous pouvons prévoir l’avenir. « Si à un temps donné toutes les données du système sont connues, alors il est possible de prédire avec certitude le comportement physique du système dans le futur »[4]. La connaissance du présent nécessite de pouvoir saisir les propriétés physiques des objets puis de décrire les phénomènes observés. « Dans la théorie classique on part de certains nombres qui décrivent complètement l'état initial du système et l'on déduit d'autres nombres qui décrivent complètement l'état final. Cette théorie déterministe ne s'applique qu'à un système isolé » [17]. En effet, le déterminisme ne s’applique que sur un système isolé, indépendant de l’observateur et des conditions expérimentales. Or « toute observation des phénomènes entraîne une interaction finie avec l'instrument d'observation ». Du moment qu’il est observé, un système n’est plus isolé dans le Monde quantique. Sans mesure, il n’y a pas non plus possibilité de le connaître.
Il faut encore rappeler que l’observateur interagit avec l’objet observé au moment de la mesure. Dans le Monde infiniment petit, cette interaction n’est pas négligeable. Ce n’est pas un phénomène marginal ; il est inscrit au cœur de la théorie selon l’interprétation de Copenhague. Cette interaction conduit à « quelque chose d’arbitraire » [5] dans l’observation, à une certaine irrationalité de la description. Ce problème impose, selon Bohr, à rompre avec les habitudes de penser et les concepts de la physique classique.
L’erreur de la physique classique
La physique classique utilise des concepts que les physiciens manipulent selon un cadre rigide mis en place au XIXe siècle. « Ce cadre était formé des concepts fondamentaux de la physique classique, l'espace, le temps, la matière et la causalité ; le concept de réalité s'appliquait aux choses ou aux phénomènes que nous pouvons percevoir avec nos sens ou qui peuvent être observés au moyen des instruments perfectionnés que la technique avait fournis... Le changement le plus important dû aux résultats de la physique moderne est d'avoir brisé ce cadre rigide de concepts »[6]. Que vaut la vitesse lorsque la notion de position n’a plus de sens ? « Les résultats obtenus par la physique moderne atteignent effectivement des concepts aussi fondamentaux que celui de réalité ou ceux d'espace et de temps... il semble qu'il y ait une rupture réelle dans la structure de la science » [7].
Non seulement nous ne pouvons pas connaître exactement les grandeurs physique mais en outre nous usons d’un langage inapproprié. D'où vient cette impossibilité de décrire le Monde quantique avec les concepts classiques, impossibilité qui cause tant de contradictions et de discours irrationnels ? D'où sont forgés les concepts classiques ? 
Selon l’interprétation de Copenhague, la physique classique a créé des concepts selon l’idée qu’il traduisait l’état des choses telles qu’elles étaient perçues. « Dans la physique classique — écrit Bohr — l'idéal d'objectivité est atteint du fait que, mises à part les conventions terminologiques non essentielles, la description est fondée sur des images et des idées ancrées dans le langage ordinaire, qui est lui-même adapté à notre orientation vers les événements de la vie ordinaire »[8]. Il y aurait donc continuité et conformité entre une chose, sa perception ordinaire et le discours scientifique qui le décrit. Elle suppose donc que la conceptualisation de faits réels permet de les saisir dans leur réalité. « La structure de l'espace et du temps définie par Newton sur la base de la description mathématique de la nature était simple, cohérente et correspondait très bien à l'emploi des concepts d'espace et de temps dans la vie quotidienne ; cette correspondance était en fait si proche que les définitions de Newton pouvaient être considérées comme la traduction mathématique précise de ces concepts habituels » [9].
Cette hypothétique conformité entre la réalité et sa conceptualisation est devenue réalité aux yeux des physiciens. « Il s'agit donc, pour la physique classique, de poser métaphysiquement l'existence d'une réalité autonome afin de pouvoir rendre légitime l'idée que le discours est la traduction, toujours plus adéquate, des caractères de cette réalité ». Avec cette idéalisation, cette pseudo-évidence, la physique classique a contourné le problème ontologique de la connaissance que réveille finalement le Monde quantique.
Cela nous conduit à une remise en cause de la philosophie cartésienne. Nous serions, selon Descartes, les spectateurs du Monde qui peuvent alors s’abstraire du Monde pour pouvoir l’étudier. Les tenants de l’interprétation de Copenhague répondent que nous en sommes aussi des acteurs. Ils critiquent Descartes qui aurait dissocié « res cogitans » (l’être de l’esprit) et « res extensa » (l’être de la nature).
La complémentarité s’oppose à cette idéalisation : « d’après l’essence de la théorie des quanta, nous devons nous contenter de considérer la représentation dans l’espace-temps et le principe de causalité, dont la combinaison est caractéristique des théories classiques, comme des traits complémentaires mais s’excluant mutuellement, de la description de l’expérience, qui symbolisent l’idéalisation des possibilités d’observation et de définition » [10]. Il y a complémentarité et exclusion de la description et de la causalité. Il n’y a plus de relation comme cela existe dans la physique classique. 
Bohr demande donc de renoncer à la tradition positiviste de la science et à l’idéalisation de la physique. Il faut renoncer à l’absolu afin d’éviter les contradictions.
Un discours impossible pour décrire le Monde quantique
Selon l’interprétation de Copenhague, il n’y a pas simplement impossibilité de décrire le Monde quantique de manière cohérente avec les concepts classique, mais il y a surtout impossibilité d’en créer d’autres capables de donner un discours cohérent.
Aucun mot ne peut exprimer la réalité du Monde quantique puisque nos mots portent une perception erronée de cette réalité. « Tous les mots du langage ordinaire portent l'empreinte de nos formes habituelles d'intuition, pour lesquelles le quantum d'action est une irrationalité ; il en résulte que même des mots comme être et savoir n'ont plus un sens univoque »[11]. « Le langage humain analyse, découpe, isole des propriétés des sensations de choses, il les détermine ensuite selon les principes d'identité, d'individuation, et de raison suffisante, tous procédés irrémédiablement inadéquats à ce que décrit le formalisme mathématique »[12].

Les images par lesquels nous pensons notre rapport au monde est indissociable à l’usage du langage. Le sens que porte le langage est en fait déjà inscrit dans le langage. Or, dans la physique quantique, il est notamment impossible de se former des images. Il faut « renoncer à cette revendication enfantine de la visualisation »[13]. Le postulat selon lequel la compréhension exige une représentation visuelle des phénomènes n’est plus valable dans le Monde quantique. Ainsi faut-il s’en passer. C’est pourquoi notre compréhension ne doit plus se fonder sur les représentations du langage ordinaire mais sur le formalisme mathématique, qui, lui-seul, est capable de dépasser la visualisation. Est donc intuitif et visualisable ce qui n’est pas contradictoire dans le langage mathématique. C’est ce qui est parfois appelé la mathématisation de l’intuition…
Ainsi selon l’interprétation de Copenhague, la physique quantique ne peut plus présupposer que le réel soit représentable dans la perception ordinaire. Au lieu de penser la chose, nous pensons à l’image que nous avons tirée de la chose, image devenue concept. Le Monde quantique ne fonctionne pas selon ce postulat.
La complémentarité au secours de la rationalité du discours
Pourtant nous sommes dans l’obligation d’avoir un discours cohérent et compréhensible que ne peut donner le formalisme mathématique et que seul peut donner un langage classique. La situation est ainsi paradoxale. Nous sommes en effet faces à une double impossibilité fondamentale : celle d’utiliser des termes de la physique classique dans leur emploi habituel et celle de reconstruire un langage propre à une description adéquate de la physique quantique. « Le vrai problème — écrit ainsi Heisenberg — est qu'il n'y a pas de langage pour exprimer de façon cohérente la nouvelle situation »[14].
Bohr élabore alors le principe de complémentarité. Cela consiste à « éviter l'emploi simultané des concepts par lesquels on déterminait, en mécanique ou en électromagnétisme classiques, les conditions initiales de l'état d'un système : cet emploi simultané, en effet, produit contradiction dès lors que l'on ne peut plus identifier le phénomène à un système isolé »[15].
Bohr illustre sa thèse à partir du principe d’Heisenberg. En 1927, ce principe ne sert pas à justifier la complémentarité mais à le révéler, à le manifester. Plus tard, en 1939, Bohr veut montrer que la complémentarité explique le principe de Heisenberg. « Ce qui explique que les quantités conjuguées ne puissent être fixées, dans aucune mesure concevable, avec une précision plus grande que celle données par Δp. Δq ≈ h, c’est le caractère complémentaire des images employées dans la description de tout agent auxiliaire semblable, employé dans le processus de mesure. » [16]
Vision classique de l'atome
Par la complémentarité, il s’agit d’éviter de donner une signification absolue aux attributs physiques conventionnelles ( masse, quantité de mouvement, etc.) . La théorie consiste en effet à enlever tout sens absolu au concept classique. Son usage « s'accompagne d'une restriction mentale, qui traduit une modification complète du rapport du langage à son objet : cette restriction consiste à poser qu'il n'existe pas de choses correspondant aux concepts utilisés, et que ces concepts ne sont qu'un effort pour adapter le langage et la perception humains à la réalité propre d'objets quantiques qui ne se laisse, au mieux, exprimer que dans le formalisme. » [17]
Bohr refuse donc l’idéalisation de la physique et la valeur absolue de grandeurs physiques. Il décrète des concepts en apparence contradictoires et complémentaires mais exclusifs afin de gagner de l’information. « En réalité, il ne s’agit pas ici de conceptions contradictoires des phénomènes, mais de conceptions complémentaires, qui ne fournissent que par leurs combinaisons une généralisation naturelle du mode de description classique. » [18]
Les tenants de l’interprétation de Copenhague recherchent de la signification dans leur science afin de préserver leur rapport avec le Monde. La difficulté est de trouver du sens à la Nature sans qu’il soit déjà inscrit dans le langage. Ainsi inventent-ils un art du discours afin de compenser l'impossibilité de trouver un langage quantique adéquat à des objets qui ne se présentent plus comme des choses du monde ordinaire.
L’ambiguïté, le prix de la rationalité
Mais en contrepartie, cette solution rend le langage équivoque. « Ce paradoxe est associé un raisonnement qui, par le détour d'une analyse de la physique classique, conduit à l'idée que la relation de complémentarité, si elle permet bien d'éviter les contradictions, se paie toutefois d'une équivocité irréductible dans le discours de la physique, d'un « flottement » et d'un « vague » du langage »[19].
« Le concept de complémentarité — écrit Heisenberg en 1955 —introduit par Bohr dans l'interprétation de la théorie quantique, a encouragé les physiciens à utiliser un langage ambigu plutôt que non ambigu, à utiliser les concepts d'une manière plutôt vague en conformité avec le principe d'indétermination, à appliquer alternativement différents concepts classiques qui mèneraient à des contradictions si on les utilisait simultanément »[20]. Le discours devient nécessairement ambigu, équivoque. C’est refuser « une corrélation clairement et complètement définie entre un phénomène et un concept »[21].
Finalement, « les concepts n'ont qu'un sens relatif, dépendant du choix arbitraire de notre point de vue »[22]. Le langage crée en notre esprit des images et la notion que ces images ne sont qu’un vague rapport avec la réalité. « Les concepts classiques deviennent des images, des paraboles, des métaphores ... Lorsque nous voulons décrire dans le langage naturel les conséquences de l'ordre des phénomènes, nous sommes réduits à nous servir de paraboles, c'est-à-dire de modes d'interprétation complémentaires qui contiennent des paradoxes et des contradictions apparentes »[23]. Ce n’est pas étonnant que certains scientifiques usent tant de poésie dans leurs ouvrages. Cette ambiguïté est le prix à payer pour tenir un discours en apparence rationnel.
Au-delà du langage, une démarche expérimentale
La théorie de complémentarité ne concerne pas uniquement le langage mais aussi la démarche expérimentale. Il n’est pas possible de construire une expérience pouvant montrer des phénomènes complémentaire comme le démontre le principe de Heisenberg. Dans l’élaboration d’un dispositif expérimental, il faut choisir quel phénomène étudié. Dans l’expérience de Young, le dispositif des deux fentes amène à employer le langage des ondes et le détecteur oblige à l’envisager comme une particule d’où des contradictions dans les résultats.
Bohr en vient alors à définir ce qu’est finalement un phénomène : « Comme une façon plus appropriée de s’exprimer, il est possible de plaider fortement en faveur de la limitation de l’usage du mot phénomène pour se référer exclusivement à des observations obtenues dans des circonstances spécifiées incluant la prise en compte de la totalité des conditions expérimentales. »[24] Un phénomène n’est pas seulement le fait observé. Il inclut les conditions expérimentales qui le révèlent.
Nous revenons donc à l’idée centrale de l’interprétation de Copenhague. Il n’est pas possible de connaître un objet sans préciser ses conditions expérimentales. La connaissance d’un objet est donc inséparable de l’observateur. Il n’y a pas de connaissance en dehors de l’observation. Il n’y a même aucun sens à vouloir connaître en dehors des conditions d’observation.
Le rôle du physicien est donc primordial dans l’étude d’un objet puisque ses choix conditionnent les résultats de son expérience. « Je souhaite à nouveau souligner ici que le libre choix de l’observateur peut produire l’une ou l’autre de deux traces et que chaque phénomène ou trace est accompagné par un changement imprédictible et irréversible dans l’horizon profond » [25].
Au-delà de la physique quantique
Mais « construite pour conserver l'usage des concepts classiques sans conserver le concept philosophique d'objet qui leur était associé, la complémentarité modifie en effet la manière dont on définit le rapport du discours scientifique à ce qu'il décrit » [26]. Le discours scientifique ne traduit pas la réalité, il ne la recherche même pas. La recherche de la vérité scientifique n’est plus non plus sur la réduction de l’écart qui existe entre la réalité et le discours. Car il n’y a plus de réalité extérieure à l’homme.
Le principe de complémentarité n’est pas réservée à la physique. Bohr tente d’étendre son concept à d’autres sciences comme la biologie, la sociologie, la psychologie. « En biologie, Bohr interprète le vieux conflit du mécanisme et du finalisme : l’approche physico-chimique du vivant est incompatible avec l’approche téléologique de la totalité de l’organisme. Les deux aspects sont également féconds mais s’excluent mutuellement ». [27] Il propose alors aux biologistes de mener des programmes de recherche en prenant en compte ces deux modèles mais de manière séparée. Il voit aussi la raison et l’instinct comme deux concepts complémentaires, l’hérédité et le milieu, l’inné et l’acquis, le déterminisme et la liberté… Il finit par associer des termes antagonistes et par rechercher un équilibre entre forces opposées. La complémentarité devient « une vague formule universelle de compromis ».[28]
En extrapolant cette idée dans d’autres sciences, des philosophes ou scientifiques en viennent à renier toute possibilité de connaître la réalité. « Rien ne nous autorise à penser que notre connaissance, même à ses dernières frontières, soit davantage qu’un horizon de connaissance ; que les dernières « réalités » que nous ayons conçues soient davantage qu’un horizon de réalité » [29]. 
La complémentarité, principe de connaissance
Dès le départ, la complémentarité est pensée comme un principe d’une théorie de la connaissance. Dès 1927, Bohr suggère en effet une analogie avec « les difficultés générales de la formation des notions humaines, basées sur la séparabilité des notions d’objet et de sujet. »[30] Elle puise ses racines dans des considérations étrangères à la physique quantique. Bohr a pu être influencé par Kierkegaard, via son professeur de philosophie, Hoffding. Kierkegaard « dénonçait l’objectivité du savoir et affirmait qu’on ne pouvait parvenir à la vérité qu’en incorporant le subjectif ». [31] Est-ce pour cette raison qu’il a généralisé la complémentarité aux sciences au point de la penser « comme un élément fédérateur de toutes les sciences, comme la clé de leur unité » [32] ? Quel fut le rôle de ces influences dans le développement de la pensée de Bohr ? « Ce point de vue […] est […] l’expression d’une synthèse rationnelle de toute la somme d’expérience accumulée dans ce domaine. » [33]
En conclusion, l’interprétation de Copenhague renonce à l’idéal classique de description de la réalité que suit la physique classique. Ce sont des postulats inadaptés au Monde quantique.  « La contradiction apparente — écrit ainsi Bohr — ne fait en réalité que mettre en évidence l'incapacité essentielle de la perspective habituelle de la philosophie naturelle à fournir un compte rendu rationnel des phénomènes physiques ... dont traite la théorie quantique. » [34].
Ce principe remet en cause notre capacité de connaître la réalité. « Ce trait nouveau de la philosophie naturelle signifie une révision radicale de notre attitude à l'égard de la réalité physique »[35]. Elle dénonce la perception que nous avons de la réalité et l’incapacité du langage à la décrire. Le principe de complémentarité n’est donc pas seulement une tentative de donner un mode d’emploi pour construire un discours approximativement vrai et cohérent mais porte à croire à l’impossibilité de connaître et de décrire la réalité. Dans le Monde quantique, il est même difficile de déterminer des critères de vérité dans les énoncés de physique. Dépassant son rôle de concept ou de théorie, la complémentarité est devenue une philosophie de la connaissance à part entière. Heisenberg en vient à comparer la physique à l’art. La théorie ressemble à une œuvre d’art qui prétend décrire la réalité mais qu’elle modifie d’une manière partiellement incontrôlable.




 Références

[1] Bernadette Bensaude-Vincent, L’évolution de la complémentarité dans les textes de Bohr (1927-1939) in Revue d’histoire des sciences, 1985, Tome 38,n°3-4, www.persee.fr.
[2] Bohr, La théorie atomique et la description des phénomènes cité dans Les fondements philosophiques de la mécanique quantique de Grete Hermann, Librairie philosophique J. Vrin, 1966.
[3] Bohr cité dans L’évolution de la complémentarité dans les textes de Bohr (1927-1939).
[4] W. Heisenberg, « Die Rolle der Unbestimmtheitsrelationen in der modernen Physik », 1931, cité dans Complémentarité et langage dans l'interprétation de Copenhague de Catherine Chevalley.
[5] Bohr cité dans L’évolution de la complémentarité dans les textes de Bohr (1927-1939).
[6] W. Heisenberg, Physique et philosophie.
[7] W. Heisenberg, Physique et philosophie.
[8] N. Bohr, « Physical Science and the Study of Religions » dans Mélanges de Pedersen, 1953.
[9] W. Heisenberg, Physique et philosophie.
[10] Bohr cité dans L’évolution de la complémentarité dans les textes de Bohr (1927-1939).
[11] Bohr dans Ta 
cité dans Complémentarité et langage dans l'interprétation de Copenhague de Catherine Chevalley.
[12] Catherine Chevalley, Complémentarité et langage dans l'interprétation de Copenhague.
[13] W. Heisenberg, « The nature of elementary particles ».
[14] W. Heisenberg, Physique et philosophie.
[15] N. Bohr, « Quantum Physics and Philosophy » (1958), in Essays 1958-1962, 1963 et « Le postulat quantique et le dernier développement de la théorie quantique », in Ta cité dans Complémentarité et langage dans l'interprétation de Copenhague de Catherine Chevalley.
[16] Bohr cité dans L’évolution de la complémentarité dans les textes de Bohr (1927-1939).

[17] Catherine Chevalley, Complémentarité et langage dans l'interprétation de Copenhague.
[18] Bohr cité dans L’évolution de la complémentarité dans les textes de Bohr (1927-1939).
[19] Catherine Chevalley, Complémentarité et langage dans l'interprétation de Copenhague.
[20] Heisenberg, Physique et philosophie.
[21] Catherine Chevalley, Complémentarité et langage dans l'interprétation de Copenhague.
[22] Bohr, « Wirkungsquantum vmd Naturbeschreibung », 1929, trad, franc., in Ta, p. 91.
[23] Bohr, On the notions of Causality and Complementarity dans Dialectica, 1948.
[24] Bohr, Dialectica, août-novembre 1948 cité dans Gilles Cohen-Tannoudji, Laboratoire de recherche sur les sciences de la matière (LARSIM, CEA Saclay), À propos de Remarque sur l’idée de complémentarité de Ferdinand Gonseth.
[25] Pauli, Dialectica, août-novembre 1948 cité dans Gilles Cohen-Tannoudji, À propos de Remarque sur l’idée de complémentarité de Ferdinand Gonseth.
[26] Catherine Chevalley, Complémentarité et langage dans l'interprétation de Copenhague.
[27] Bernadette Bensaude-Vincent, L’évolution de la complémentarité dans les textes de Bohr (1927-1939).
[28] Bernadette Bensaude-Vincent, L’évolution de la complémentarité dans les textes de Bohr (1927-1939).
[29] Ferdinand Gonseth, La Géométrie et le problème de l’espace, éditions du Griffon, 1949, cité dans Gilles Cohen-Tannoudji, À propos de Remarque sur l’idée de complémentarité de Ferdinand Gonseth.
[30] Bohr cité dans L’évolution de la complémentarité dans les textes de Bohr (1927-1939).
[31] Bernadette Bensaude-Vincent, L’évolution de la complémentarité dans les textes de Bohr (1927-1939).
[32] Bernadette Bensaude-Vincent, L’évolution de la complémentarité dans les textes de Bohr (1927-1939).
[33] Bohr (1937) cité dans L’évolution de la complémentarité dans les textes de Bohr (1927-1939).
[34] N. Bohr, « Can quantum-mechanical description of physical reality be considered complete ? »
[35] N. Bohr, « Can quantum-mechanical description of physical reality be considered complete ? »