" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


jeudi 13 mars 2014

Interprétation de Copenhague

Le Monde quantique est bien étrange à appréhender pour la physique classique. Comment peut-elle en effet le comprendre quand il renie l’une de ses hypothèses fondamentales ? En effet, la science issue de Descartes et de Newton étudient les objets comme s’ils étaient possibles de les isoler non seulement du Monde dans lequel ils se déploient mais aussi de l’observation. Or l’étude de l’infiniment petit montre que l’observateur intervient dans la mesure même de l’objet qu’il observe. Le fait de connaître influe sur l’objet de notre connaissance. Cette découverte soulève de nombreuses questions sur l’objectivité de notre connaissance du Monde. Certains scientifiques en viennent à remettre en cause notre connaissance, voire la réalité elle-même.
Dans les médias, il n’est guère pensable et utile de décrire les principes de la physique quantique[1]. Il est aussi très difficile de les simplifier pour les rendre compréhensibles. L’opinion ne cherche que du sens et non des théories. Il est donc souvent plus simple de donner directement leur signification et de décrire le Monde quantique, c’est-à-dire de leur fournir des interprétations. L’une d’entre elles est prépondérante dans les médias et dans l’enseignement. Elle domine la communauté scientifique même si aujourd'hui elle semble être discutée.
Quand nous ne disposons que des concepts et des outils de la physique classique pour aborder le Monde quantique, nous nous confrontons rapidement à des contradictions. Pour y faire face, la plus simple des solutions pour un scientifique est de ne pas les confronter en ne voyant dans les théories que des outils pour agir sur le Monde. La vérité n’a donc plus d’intérêt et de sens pour lui. Une proposition est alors vraie lorsqu’elle apparaît utile. Un couteau aiguisé est plus ou moins vrai ou faux selon qu’il tranche ou non une viande et non dans le sens où nous disons qu’une table est rouge. Ainsi selon cette conception instrumentaliste de la science, la physique classique est vraie tant elle donne des résultats satisfaisants. La réalité en soi n’a donc pas de sens pour ce scientifique. Ce qui le préoccupe est d’agir sur cette réalité et non sur ce qu’est la réalité.

Il est possible de refuser cette solution en tentant de donner du sens aux théories. L’interprétation dite de Copenhague est un courant de pensées en quête de cohérence dans le Monde quantique. Une de ses variantes, moins philosophique et plus instrumentaliste, domine aujourd’hui les manuels et les écoles. Elle est considérée comme l’interprétation classique de la physique quantique. Ces deux interprétations sont centrées sur l’interaction entre l’objet à observer et l’observateur et donc sur la connaissance de la réalité.
Interprétation classique
Laser, application de la théorie quantique
Dans l’interprétation classique, la fonction d’onde est considérée comme un outil prédictif qui permet de déterminer les différentes probabilités d’une mesure. Si la prédiction d’une mesure de grandeur relative à un objet atteint la certitude, l’objet dispose alors de cette propriété. Les objets du Monde quantique ont donc une réalité et peuvent recevoir des propriétés. Mais certaines grandeurs ne l’atteignent pas, comme la trajectoire. Elles ne sont donc pas considérées comme des propriétés. Il n’y a donc pas de sens de les chercher dans le Monde quantique. Dans ce Monde, nous parlons donc de fait quand il concerne des résultats de mesures ou des prédictions certaines. Si à un instant t, un Geiger détecte une désintégration alors il y a bien eu désintégration d’un atome. Les propriétés d’objets peuvent donc être connues par des expériences.
Mais ces  prédictions sont fortement probabilistiques. Les mesures sont en effet imprévisibles puisque le fait de mesurer un système le perturbe de manière aléatoire C’est pourquoi le Monde quantique est fondamentalement indéterministe.
Il y a deux manières de considérer les probabilités. Dans le Monde classique, elles ont pour but de décrire des systèmes dont nous ne pouvons connaître avec précision l’état des éléments qui les composent. Elles reflètent donc une certaine incapacité à déterminer les détails du système et ne font que donner des moyennes. C’est pourquoi Laplace les considère comme un moyen de contourner notre ignorance. Dans le Monde quantique, elles ont un rôle bien différent : elles décrivent complètement le système. Dans l'Interprétation classique de la physique quantique, les probabilités ne sont pas un reflet de notre ignorance mais reflètent la nature même du système qu’elles décrivent. « Les prédictions ne peuvent  être que probabilistes car le monde est fondamentalement indéterministe ».
Pourtant l’équation de Schrödinger est déterministe. Dans l’interprétation classique, elle ne s’applique néanmoins qu’entre deux mesures. Ainsi entre deux observations, le Monde quantique est parfaitement déterminé mais le fait de mesurer le rend indéterministe. Ainsi le Monde quantique est divisé en deux parties, l’une déterministe, parfaitement décrite par une équation quand il n’est pas objet de mesure, l’autre indéterministe au moment même de la mesure.
« L’équation de Schrödinger est parfaitement déterministe du point de vue mathématique, puisque la donnée d’une onde, à un certain instant, détermine son devenir à tout instant ultérieur. Pourtant quand cette onde se manifeste concrètement par l’arrivée d’un électron dans le détecteur, cela ne peut être que de manière totalement aléatoire. Il s’agit d’un hasard intrinsèque, sans qu’il n’y ait de cause ignorée ou cachée, ni de mécanisme concevable bien qu’incontrôlé : un hasard absolu. »[2]
Comment pouvons-nous alors concilier ces deux parties d’un même monde dont l’évolution est différente et incompatible ? La principale difficulté réside dans la définition de la mesure. A partir de quels critères pouvons-nous dire qu’une observation est une mesure ? Et qu’est-ce qu’une observation ? Suffit-il qu’un regard se porte sur un objet pour qu’il y ait interaction ? Et quel regard ? Celui d’un animal, d’un homme ? Ce problème, dit « problème de la mesure », est insoluble dans l’interprétation classique en dépit des solutions qu'on a apportées.
Mais cela ne pose pas de problème au niveau du dispositif expérimental. « La mécanique quantique est parfaitement convenable d'un point de vue pragmatique. Un problème existe seulement lorsqu'on demande que la théorie et son interprétation puissent s'énoncer clairement, de façon cohérente et sans ambiguïté »[13]. Nous retrouvons la qualité instrumentaliste de la physique quantique. Finalement, « l'interprétation contient seulement ce dont un physicien instrumentaliste peut avoir besoin pour utiliser la théorie »[13].
Interprétation de Copenhague
L’interprétation de Copenhague est définie comme l’interprétation de la mécanique quantique commune à tous les scientifiques qui ont appartenu au groupe de Copenhague-Göttingen, notamment Bohr, Born, Heisenberg, Pauli, Jordan, Dirac... Généralement, Bohr est considéré comme l'un des principaux auteurs.


Elle est aussi définie comme l’interprétation exposée à l’automne de 1927 par Werner Heisenberg et Max Born à la Ve conférence de Solvay sous le titre de mécanique du quanta. Elle a aussi été présentée dans d’autres conférences. Enfin selon certaines études, elle peut aussi se définir comme l’ensemble des propositions que rejettent les adversaires du groupe de Copenhague que sont notamment Einstein et Schrödinger. « C'est surtout par opposition à ce qu'ils avaient en commun que leurs opposants ont qualifié rétrospectivement leur interprétation comme étant celle de Copenhague ».
L’interprétation de Copenhague n’est pas un ensemble de propositions bien définies et partagées par l’ensemble des membres. Il existe en effet des différenciations entre Heisenberg, qui met davantage accent sur le rôle de l’observateur, et Bohr, qui se focalise sur le langage. Bohr est plus philosophique quand Heisenberg est davantage pragmatique.
Interaction entre l’objet observé et l’observation
Niels Bohr
L’interprétation de Copenhague se concentre principalement sur l’interaction existant entre un objet et l’instrument de mesure. « Le postulat quantique (…) exprime que toute observation des phénomènes entraîne une interaction finie avec l’instrument d’observation ; on ne peut pas par conséquent attribuer ni aux phénomènes ni à l’instrument d’observation une réalité physique autonome au sens ordinaire du mot. De toute façon, le concept d’observation contient un élément arbitraire : il dépend du choix des objets comptés comme faisant partie du système observé. »[3] L’objet ne peut pas être étudié sans prendre en compte l’instrument de mesure. Ils forment un seul système contrairement à la physique classique qui les dissocie. « Isoler une partie des phénomènes atomiques pour étudier en eux-mêmes n’est qu’une idéalisation. On a affaire à une totalité inséparable ». Vouloir étudier l’infiniment petit selon les principes de la physique classique revient en effet à idéaliser la science. Cette idéalisation est possible dans le monde macroscopique à cause de « la petitesse du quantum d’action vis-à-vis des actions qui interviennent dans nos perceptions ordinaires »[4]Ainsi toute mesure se définit en fonction des conditions expérimentales et n’a de sens que par rapport à ces conditions. L’observation d’un phénomène est donc dépendante de l’expérimentation.
A partie de ce constat sont définis deux concepts : le concept de la complémentarité, surtout défendu par Bohr et le concept de la réduction de la fonction d’onde.
Concept de la complémentarité
Les effets de l’observation sur l’objet observé ne sont pas négligeables dans le Monde quantique. Le fait d’isoler un objet comme le prétend la physique classique est donc une illusion. «  En physique classique, la science partait de la croyance - ou devrait-on dire de l'illusion? - que nous pouvons décrire le monde sans nous faire en rien intervenir nous-mêmes »[5]. Cela ne signifie pas que la connaissance scientifique est subjective mais que la physique classique qui se base sur cette « croyance » n’est pas adapté au Monde quantique. « La théorique quantique ne comporte pas de caractéristiques vraiment subjectives, car elle n'introduit pas l'esprit du physicien comme faisant partie du phénomène atomique ; mais elle part de la division du monde entre « objet » et reste du monde, ainsi que du fait que nous utilisons pour notre description les concepts classiques. Cette division est arbitraire »[6].
Un système du Monde quantique ne peut donc être pensé hors des conditions expérimentales. « Les propriétés d’un système physique ne peuvent être pensées indépendamment des conditions d’observation, qui se ramène en dernier ressort, à des dispositifs d’observation et de mesure de caractère macroscopique, appropriés à nos sens, et faisant appel aux grandeurs de la physique classique, supposées plus naturelles que d’autres. »[7] C’est pourquoi nous décrivons le Monde quantique selon des concepts de la physique classique, concepts pourtant inappropriés d'où vient le drame.
Le Monde quantique est donc étrange non par ses « propriétés » mais par l’usage de notre langage. Il est décrit selon des notions et des mots inadaptés pour le décrire. Ce paradoxe est la source des contradictions constatées.
Le principe d’incertitude vient ainsi non de la réalité mais traduit les limites de notre connaissance. « Toute expérience physique, qu'il s'agisse de phénomènes de la vie quotidienne ou de phénomènes atomiques, se décrit forcément en termes de physique classique. Les concepts de physique classique forment le langage grâce auquel nous décrivons les conditions dans lesquelles se déroulent nos expériences et communiquons leurs résultats. Il nous est impossible de remplacer ces concepts par d'autres et nous ne devrions pas le tenter. Or, l'application de ces concepts est limitée par les relations d'incertitude et, quand nous utilisons ces concepts classiques, nous ne devons jamais perdre de vue leur portée limitée, sans pour cela pouvoir ou devoir essayer de les améliorer »[8].
Le Monde quantique perd donc tout sens lorsqu'il est transcrit dans notre langage. Et il n’existe pas de langage capable de donner du sens au Monde quantique
Or il n’y a pas de connaissance sans discours, sans description, sans langage. Par conséquent, la connaissance du Monde quantique en tant que tel n’a pas de sens. « Demander que l'on « décrive ce qui se passe » dans le processus quantique entre deux observations successives est une contradiction in adjecto, puisque le mot « décrire » se réfère à l'emploi des concepts classiques, alors que ces concepts ne peuvent être appliqués dans l'intervalle séparant deux observations » [9].
Heisenberg et Bohr
© AIP-Niels Bohr Library
Selon Bohr, nous ne pouvons donc connaître le Monde quantique que lorsqu'il fait l’objet d’une mesure et la description que nous en tirons use de concepts inadaptés puisqu'ils sont tirés de la physique classique. Et il n’en existe pas d’autres. Par conséquent, la science est incapable de nous faire connaître le Monde quantique.
La position de Heisenberg est différente. Il donne comme rôle à la physique quantique de représenter la connaissance que nous avons de la réalité et non la réalité en elle-même. Il se préoccupe surtout des relations entre ce que nous percevons et non de la réalité.

Le concept de réduction de la fonction d’onde
Selon l’interprétation classique, le monde est divisé en deux ensembles dont l’un est déterminé par l’équation de Schrödinger, parfaitement déterministe, et l’autre qui n’est qu’une actualisation aléatoire d’un ensemble de phénomènes possibles, deux ensembles finalement incompatibles. La difficulté est de passer d’un ensemble à un autre.
Selon l’interprétation de Copenhague, la formule de Schrödinger décrit un ensemble de potentialités et de possibilités d’un phénomène hors de toute mesure. Le fait de mesurer fait qu’une de ces possibilités se réalise du fait de l’interaction de l’observateur dans le fait d’observer. « La transition du « possible  » au « réel » […] a lieu pendant l'acte d'observer » [10]. Le fait d’observer un système quantique lui donne suffisamment d’informations pour qu’il n’y ait plus de probabilité. Ce passage entre potentialité et actualisation du phénomène est appelé « réduction de la fonction d’onde ».
Cela signifie concrètement que la valeur d’une grandeur physique n’existe pas hors de la mesure. C’est le fait même de mesurer qui donne existence à cette valeur. Le processus de la mesure impose le phénomène à prendre une valeur précise. Un phénomène n’a donc pas de propriétés intrinsèques. Ces dernières sont créées à partir de l’observation. Comme dans l’interprétation classique, la détermination de cette valeur est en outre aléatoire. Elle est arbitraire. Nous sommes donc très loin de la physique classique qui suppose que les valeurs mesurées soient attachées au système qu’elles décrivent, indépendantes de toutes observations.
Ainsi l’interprétation de Copenhague différencie un phénomène selon qu’il est observé ou non :
  •  s’il n’est pas observé, il n’est pas possible de le connaître. Seule l’équation de Schrödinger donne les différents états du système ;
  • s’il est observé, le fait même d’observer apporte suffisamment d’éléments au système observé pour qu’il se manifeste sous une des potentialités décrites par la formule de Schrödinger.
En conclusion, entre deux mesures, il n’est pas possible de connaître quoi que ce soit sur le Monde quantique. Et lors de la mesure, nous ne faisons que décrire le système comprenant le phénomène d’étude et l’observateur, et non le phénomène en lui-même. En clair, la connaissance objective d’un phénomène est impossible.

Potentialité de réalité
La réalité selon l’interprétation de Copenhague est encore plus extravagante. En effet, elle ne traite pas simplement de connaissance mais aussi de réalité. La formule de Schrödinger ne décrit pas des possibilités au sens où il s’agirait des descriptions possibles que nous pouvons avoir de l’observation mais bien des véritables potentialités de réalité. « Dans le point de vue orthodoxe, la fonction d’onde donne bien la description ultime de toutes les propriétés physiques existantes du système ; elle n’est en rien, ni contextuelle, ni relative à un observateur ou à un autre »[11]. Comme notre langage est incapable de saisir ce que cela signifie réellement, nous ne pouvons pas saisir ce qu’il se passe hors de toute mesure. Le fait même de mesurer rend finalement la réalité connaissable au sens où elle devient descriptible, intelligible. En clair, l’observation crée de la réalité connaissable. Ou dit autrement, hors de l’observation, rien n’est intelligible. Ou selon une variante extrême de l’interprétation de Copenhague, hors de l’observation, rien n’est réel.
Une théorie complète
L’interprétation de Copenhague a été présentée comme une « théorie complète » : « Nous tenons la mécanique des quanta pour une théorie complète, dont les hypothèses fondamentales, physiques et mathématiques, ne sont plus susceptibles de modification »[12]. Elle est complète non pas relativement à une réalité mais à l’expérience. Elle n’est pas censée décrire la réalité car elle prétend que l’homme est fondamentalement incapable de le faire.
Finalement aux difficultés physiques du Monde quantique, l"interprétation de Copenhague associe un problème philosophique qu’est celui de la connaissance. Elle conduit donc à renouveler une réflexion sur ce sujet et même à l’étendre au-delà de la physique quantique. Enfin, Bohr et surtout Heisenberg posent en principe une limite à cette connaissance. Bohr suggère même que la réalité physique telle que nous la connaissons dépend du contexte dans lequel elle est observée. L’interprétation de Copenhague dénie alors toute possibilité de décrire une réalité physique indépendante, objective. C’est pourquoi elle fut notamment refusée par Schrödinger et par Einstein qui défendirent le réalisme scientifique…


Références
[1] Nous les avons décrits dans Émeraude, février 2014.
[2] Roland Omnès, Comprendre la mécanique quantique, EDP. 
[3] Bohr, La théorie atomique et la description des phénomènes cité dans Les fondements philosophiques de la mécanique quantique de Grete Hermann, Librairie philosophique J. Vrin, 1966.
[4] Bohr, La théorie atomique et la description des phénomènes. 
[5] Werner Heisenberg, Physique et Philosophie, éditions Albin Michel, 1971.
[6] Werner Heisenberg, Physique et Philosophie.
[7] Michel Pathy, Interprétations et significations en physique quantique in Revue internationale de philosophie, n°212, 2000.
[8] Werner Heisenberg, Physique et Philosophie.
[9] Werner Heisenberg, Physique et Philosophie.
[10] Werner Heisenberg, Physique et Philosophie.
[11] F. Laloë, Comprenons-nous vraiment la mécanique quantique ?, Département physique de l’ENS.
[12] Born et Heisenberg, Électrons et photons, cité dans Interprétations et significations en physique quantique de Michel Pathy, in Revue internationale de philosophie, n°212, 2000.
[13] Thomas Boyer, La pluralité des interprétations d'une théorie scientifique : le cas de la mécanique quantique, thèse pour l’obtention du grade de docteur en Philosophie de l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2 décembre 2011. 

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