Le Monde quantique est bien étrange à appréhender pour
la physique classique. Comment peut-elle en effet le comprendre quand il renie
l’une de ses hypothèses fondamentales ? En effet, la science issue de Descartes
et de Newton étudient les objets comme s’ils étaient possibles de les isoler
non seulement du Monde dans lequel ils se déploient mais aussi de
l’observation. Or l’étude de l’infiniment petit montre que l’observateur
intervient dans la mesure même de l’objet qu’il observe. Le fait de connaître influe
sur l’objet de notre connaissance. Cette découverte soulève de nombreuses
questions sur l’objectivité de notre connaissance du Monde. Certains
scientifiques en viennent à remettre en cause notre connaissance, voire la
réalité elle-même.
Dans les médias, il n’est guère pensable et utile de
décrire les principes de la physique quantique[1]. Il est
aussi très difficile de les simplifier pour les rendre compréhensibles. L’opinion
ne cherche que du sens et non des théories. Il est donc souvent plus simple de
donner directement leur signification et de décrire le Monde quantique,
c’est-à-dire de leur fournir des interprétations. L’une d’entre elles est
prépondérante dans les médias et dans l’enseignement. Elle domine la communauté
scientifique même si aujourd'hui elle semble être discutée.
Il est possible de refuser cette solution en tentant de donner du sens aux théories. L’interprétation dite de Copenhague est un courant de pensées en quête de cohérence dans le Monde quantique. Une de ses variantes, moins philosophique et plus instrumentaliste, domine aujourd’hui les manuels et les écoles. Elle est considérée comme l’interprétation classique de la physique quantique. Ces deux interprétations sont centrées sur l’interaction entre l’objet à observer et l’observateur et donc sur la connaissance de la réalité.
Interprétation classique
Laser, application de la théorie quantique |
Mais ces prédictions sont fortement probabilistiques.
Les mesures sont en effet imprévisibles puisque le fait de mesurer un système
le perturbe de manière aléatoire C’est pourquoi le Monde quantique est fondamentalement
indéterministe.
Il y a deux
manières de considérer les probabilités. Dans le Monde classique, elles ont
pour but de décrire des systèmes dont nous ne pouvons connaître avec précision
l’état des éléments qui les composent. Elles reflètent donc une certaine
incapacité à déterminer les détails du système et ne font que donner des
moyennes. C’est pourquoi Laplace les considère comme un moyen de contourner
notre ignorance. Dans le Monde quantique, elles ont un rôle bien
différent : elles décrivent complètement le système. Dans l'Interprétation classique de la physique quantique, les probabilités ne sont pas un reflet de notre ignorance mais reflètent la nature même du système qu’elles
décrivent. « Les prédictions ne
peuvent être que probabilistes car le
monde est fondamentalement indéterministe ».
Pourtant
l’équation de Schrödinger est déterministe. Dans l’interprétation classique, elle
ne s’applique néanmoins qu’entre deux mesures. Ainsi entre deux observations,
le Monde quantique est parfaitement déterminé mais le fait de mesurer le rend
indéterministe. Ainsi le Monde quantique est divisé en deux parties, l’une
déterministe, parfaitement décrite par une équation quand il n’est pas objet de
mesure, l’autre indéterministe au moment même de la mesure.
« L’équation de Schrödinger est parfaitement
déterministe du point de vue mathématique, puisque la donnée d’une onde, à un
certain instant, détermine son devenir à tout instant ultérieur. Pourtant quand
cette onde se manifeste concrètement par l’arrivée d’un électron dans le
détecteur, cela ne peut être que de manière totalement aléatoire. Il s’agit
d’un hasard intrinsèque, sans qu’il n’y ait de cause ignorée ou cachée, ni de
mécanisme concevable bien qu’incontrôlé : un hasard absolu. »[2]
Comment
pouvons-nous alors concilier ces deux parties d’un même monde dont l’évolution
est différente et incompatible ? La principale difficulté réside dans la
définition de la mesure. A partir de quels critères pouvons-nous dire qu’une
observation est une mesure ? Et qu’est-ce qu’une observation ?
Suffit-il qu’un regard se porte sur un objet pour qu’il y ait interaction ?
Et quel regard ? Celui d’un animal, d’un homme ? Ce problème, dit
« problème de la mesure »,
est insoluble dans l’interprétation classique en dépit des solutions qu'on a apportées.
Mais cela
ne pose pas de problème au niveau du dispositif expérimental. « La mécanique quantique est parfaitement
convenable d'un point de vue pragmatique. Un problème existe seulement
lorsqu'on demande que la théorie et son interprétation puissent s'énoncer
clairement, de façon cohérente et sans ambiguïté »[13]. Nous retrouvons la
qualité instrumentaliste de la physique quantique. Finalement, « l'interprétation contient
seulement ce dont un physicien instrumentaliste peut avoir besoin pour utiliser
la théorie »[13].
Interprétation de Copenhague
L’interprétation
de Copenhague est définie comme l’interprétation de la mécanique quantique
commune à tous les scientifiques qui ont appartenu au groupe de
Copenhague-Göttingen, notamment Bohr, Born, Heisenberg, Pauli, Jordan, Dirac...
Généralement, Bohr est considéré comme l'un des principaux auteurs.
Elle est aussi définie comme l’interprétation exposée à l’automne de 1927 par Werner Heisenberg et Max Born à la Ve conférence de Solvay sous le titre de mécanique du quanta. Elle a aussi été présentée dans d’autres conférences. Enfin selon certaines études, elle peut aussi se définir comme l’ensemble des propositions que rejettent les adversaires du groupe de Copenhague que sont notamment Einstein et Schrödinger. « C'est surtout par opposition à ce qu'ils avaient en commun que leurs opposants ont qualifié rétrospectivement leur interprétation comme étant celle de Copenhague ».
L’interprétation
de Copenhague n’est pas un ensemble de propositions bien définies et partagées
par l’ensemble des membres. Il existe en effet des différenciations entre
Heisenberg, qui met davantage accent sur le rôle de l’observateur, et Bohr, qui
se focalise sur le langage. Bohr est plus philosophique quand Heisenberg est
davantage pragmatique.
Interaction
entre l’objet observé et l’observation
Niels Bohr |
A partie
de ce constat sont définis deux concepts : le concept de la
complémentarité, surtout défendu par Bohr et le concept de la réduction de la fonction d’onde.
Concept de la
complémentarité
Les effets
de l’observation sur l’objet observé ne sont pas négligeables dans le Monde
quantique. Le fait d’isoler un objet comme le prétend la physique classique est
donc une illusion. « En physique classique, la science partait de la croyance - ou
devrait-on dire de l'illusion? - que nous pouvons décrire le monde sans nous
faire en rien intervenir nous-mêmes »[5]. Cela
ne signifie pas que la connaissance scientifique est subjective mais que la
physique classique qui se base sur cette « croyance » n’est pas adapté au Monde quantique. « La théorique quantique ne comporte pas de
caractéristiques vraiment subjectives, car elle n'introduit pas l'esprit du
physicien comme faisant partie du phénomène atomique ; mais elle part de
la division du monde entre « objet » et reste du monde, ainsi que du
fait que nous utilisons pour notre description les concepts classiques. Cette
division est arbitraire »[6].
Un système du
Monde quantique ne peut donc être pensé hors des conditions expérimentales.
« Les propriétés d’un système
physique ne peuvent être pensées indépendamment des conditions d’observation,
qui se ramène en dernier ressort, à des dispositifs d’observation et de mesure
de caractère macroscopique, appropriés à nos sens, et faisant appel aux
grandeurs de la physique classique, supposées plus naturelles que d’autres. »[7] C’est
pourquoi nous décrivons le Monde quantique selon des concepts de la physique
classique, concepts pourtant inappropriés d'où vient le drame.
Le Monde quantique est donc étrange non
par ses « propriétés » mais
par l’usage de notre langage. Il est décrit selon des notions et des mots
inadaptés pour le décrire. Ce paradoxe est la source des contradictions
constatées.
Le Monde
quantique perd donc tout sens lorsqu'il est transcrit dans notre langage. Et il
n’existe pas de langage capable de donner du sens au Monde quantique.
Or il n’y
a pas de connaissance sans discours, sans description, sans langage. Par conséquent, la
connaissance du Monde quantique en tant que tel n’a pas de sens. « Demander que l'on « décrive ce qui se
passe » dans le processus quantique entre deux observations successives
est une contradiction in adjecto,
puisque le mot « décrire » se réfère à l'emploi des concepts
classiques, alors que ces concepts ne peuvent être appliqués dans l'intervalle
séparant deux observations » [9].
Heisenberg et Bohr © AIP-Niels Bohr Library |
La position de Heisenberg est différente.
Il donne comme rôle à la physique quantique de représenter la connaissance que
nous avons de la réalité et non la réalité en elle-même. Il se préoccupe surtout des relations
entre ce que nous percevons et non de la réalité.
Le concept de réduction de la fonction d’onde
Selon l’interprétation classique, le monde
est divisé en deux ensembles dont l’un est déterminé par l’équation de
Schrödinger, parfaitement déterministe, et l’autre qui n’est qu’une
actualisation aléatoire d’un ensemble de phénomènes possibles, deux ensembles finalement
incompatibles. La difficulté est de passer d’un ensemble à un autre.
Selon l’interprétation de Copenhague, la formule
de Schrödinger décrit un ensemble de potentialités et de possibilités d’un
phénomène hors de toute mesure. Le fait de mesurer fait qu’une de ces
possibilités se réalise du fait de l’interaction de l’observateur dans le fait
d’observer. « La transition du
« possible » au « réel » […] a lieu pendant l'acte
d'observer » [10]. Le fait d’observer un
système quantique lui donne suffisamment d’informations pour qu’il n’y ait plus
de probabilité. Ce passage entre potentialité et actualisation du phénomène est
appelé « réduction de la fonction
d’onde ».
Cela signifie concrètement que la valeur d’une
grandeur physique n’existe pas hors de la mesure. C’est le fait même de mesurer
qui donne existence à cette valeur. Le processus de la mesure impose le
phénomène à prendre une valeur précise. Un phénomène n’a donc pas de propriétés
intrinsèques. Ces dernières sont créées à partir de l’observation. Comme dans
l’interprétation classique, la détermination de cette valeur est en outre
aléatoire. Elle est arbitraire. Nous sommes donc très loin de la physique
classique qui suppose que les valeurs mesurées soient attachées au système
qu’elles décrivent, indépendantes de toutes observations.
- s’il n’est pas observé, il n’est pas possible de le connaître. Seule l’équation de Schrödinger donne les différents états du système ;
- s’il est observé, le fait même d’observer apporte suffisamment d’éléments au système observé pour qu’il se manifeste sous une des potentialités décrites par la formule de Schrödinger.
Potentialité de réalité
La réalité selon l’interprétation de
Copenhague est encore plus extravagante. En effet, elle ne traite pas
simplement de connaissance mais aussi de réalité. La formule de Schrödinger ne
décrit pas des possibilités au sens où il s’agirait des descriptions possibles
que nous pouvons avoir de l’observation mais bien des véritables potentialités
de réalité. « Dans le point de vue
orthodoxe, la fonction d’onde donne bien la description ultime de toutes les
propriétés physiques existantes du système ; elle n’est en rien, ni
contextuelle, ni relative à un observateur ou à un autre »[11]. Comme
notre langage est incapable de saisir ce que cela signifie réellement, nous ne
pouvons pas saisir ce qu’il se passe hors de toute mesure. Le fait même de
mesurer rend finalement la réalité connaissable au sens où elle devient
descriptible, intelligible. En clair, l’observation crée de la réalité
connaissable. Ou dit autrement, hors de l’observation, rien n’est intelligible.
Ou selon une variante extrême de l’interprétation de Copenhague, hors de l’observation,
rien n’est réel.
Une théorie complète
L’interprétation de Copenhague a été
présentée comme une « théorie
complète » : « Nous
tenons la mécanique des quanta pour une théorie complète, dont les hypothèses
fondamentales, physiques et mathématiques, ne sont plus susceptibles de
modification »[12]. Elle
est complète non pas relativement à une réalité mais à l’expérience. Elle n’est
pas censée décrire la réalité car elle prétend que l’homme est fondamentalement
incapable de le faire.
Finalement aux difficultés physiques du
Monde quantique, l"interprétation de Copenhague associe un problème philosophique qu’est celui de la
connaissance. Elle conduit donc à renouveler une réflexion sur ce sujet et même
à l’étendre au-delà de la physique quantique. Enfin, Bohr et surtout Heisenberg
posent en principe une limite à cette connaissance. Bohr suggère même que la
réalité physique telle que nous la connaissons dépend du contexte dans lequel
elle est observée. L’interprétation de Copenhague dénie alors toute
possibilité de décrire une réalité physique indépendante, objective. C’est
pourquoi elle fut notamment refusée par Schrödinger et par Einstein qui
défendirent le réalisme scientifique…
Références
[1] Nous les avons décrits dans Émeraude, février 2014.
[2] Roland Omnès, Comprendre la mécanique quantique, EDP.
[3] Bohr, La théorie atomique et la description des phénomènes cité dans Les fondements philosophiques de la mécanique quantique de Grete Hermann, Librairie philosophique J. Vrin, 1966.
[4] Bohr, La théorie atomique et la description des phénomènes.
[5] Werner Heisenberg, Physique et Philosophie, éditions Albin Michel, 1971.
[6] Werner Heisenberg, Physique et Philosophie.
[7] Michel Pathy, Interprétations et significations en physique quantique in Revue internationale de philosophie, n°212, 2000.
[8] Werner Heisenberg, Physique et Philosophie.
[9] Werner Heisenberg, Physique et Philosophie.
[10] Werner Heisenberg, Physique et Philosophie.
[11] F. Laloë, Comprenons-nous vraiment la mécanique quantique ?, Département physique de l’ENS.
[12] Born et Heisenberg, Électrons et photons, cité dans Interprétations et significations en physique quantique de Michel Pathy, in Revue internationale de philosophie, n°212, 2000.
[13] Thomas Boyer, La pluralité des interprétations d'une théorie scientifique : le cas de la mécanique quantique, thèse pour l’obtention du grade de docteur en Philosophie de l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2 décembre 2011.
[13] Thomas Boyer, La pluralité des interprétations d'une théorie scientifique : le cas de la mécanique quantique, thèse pour l’obtention du grade de docteur en Philosophie de l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2 décembre 2011.
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