" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


lundi 17 mars 2014

Principe de la complémentarité - Interprétation de Copenhague

Niels Bohr (1913-1963)
Concept ou théorie, la complémentarité est un des points centraux de la physique quantique selon l’interprétation de Copenhague. Elle est née d’abord pour répondre aux objections de ses adversaires puis à l’apparente irrationalité de la nouvelle science. Elle a suscité ou réveillé de nombreux problèmes philosophiques qui débordent le domaine de la physique pour atteindre d’autres sciences et finalement toucher le domaine de la connaissance. En insistant sur les relations d’interactions entre l’objet observé et l’observateur, en s’interrogeant sur la valeur du discours scientifique, Bohr remet en cause les bases fondamentales de la science classique et de la connaissance. Nous allons étudier davantage ce qu’est la complémentarité.
Définition de la complémentarité
Bohr est considéré comme le véritable auteur de la complémentarité. Il la présente à une conférence  au Congrès de Physique international à Côme en septembre 1927 puis lors du 5ème conseil de Physique de Solvay. Elle se définit en trois points [1] :

  • l’existence de plusieurs descriptions nécessaires d’un même phénomène ;
  • l’idée qu’il existe des couples de descriptions mutuellement exclusives, qui ne peuvent pas être appliquées simultanément ;
  • l’idée que ni l’une ni l’autre n’est suffisante pour donner une description exhaustive du phénomène en question ; et que par conséquent, une description exhaustive au sens classique est impossible.


Bohr a défini complémentaire tantôt les représentations ondulaires ou corpusculaires des objets quantiques, tantôt des variables conjuguées représentant des propriétés caractéristiques de chacune de ces représentations. Ces termes ne peuvent être employés ensemble. Nous pouvons ainsi parler de l’électron comme d’une onde ou comme d’une particule mais nous ne pouvons pas employer les deux concepts en même temps et de leurs propriétés respectives. Si nous parlons de l’électron en tant que particule, nous ne pouvons pas faire référence simultanément à sa position et à sa vitesse, deux concepts complémentaires. Ces représentations présentent néanmoins des aspects de la réalité qui doivent être prises en compte pour épuiser notre connaissance de la même réalité. « Il sera en général nécessaire de nous placer à différents points de vue pour éclairer sous toutes ses faces un seul et même objet, ce qui rend impossible une description univoque d’un même objet »[2].
La complémentarité est « en rapport avec la discussion sur la signification physique des méthodes de la théorie des quanta » [3] , c’est-à-dire du sens physique et de la réalité objective des concepts utilisés dans lediscours scientifique. Bohr aborde cette question en posant le problème au niveau de l’observation.
Si à l’origine Bohr présente la complémentarité comme un point de vue particulier, il la considérera progressivement comme un principe, une position philosophique, sans pourtant changer sa définition. Elle finit par devenir une nouvelle philosophie de la connaissance. Ce changement serait une réaction aux objections de ses adversaires, notamment d’Einstein.
Il semble que la complémentarité est devenue aujourd'hui une notion obsolète en physique quantique après avoir eu un passé prestigieux. Néanmoins, au-delà de la science, elle joue encore un rôle non négligeable dans la philosophie de la connaissance. Elle demeure une arme pour les antiréalistes.

Le Monde quantique, une rupture avec le Monde classique
Dieu joue-t-il aux dés ?
Revenons d’abord aux principes sur lesquels repose la science classique depuis le XVIIIe siècle. Le déterminisme en est un des points clés. Par la connaissance précise du présent, nous pouvons prévoir l’avenir. « Si à un temps donné toutes les données du système sont connues, alors il est possible de prédire avec certitude le comportement physique du système dans le futur »[4]. La connaissance du présent nécessite de pouvoir saisir les propriétés physiques des objets puis de décrire les phénomènes observés. « Dans la théorie classique on part de certains nombres qui décrivent complètement l'état initial du système et l'on déduit d'autres nombres qui décrivent complètement l'état final. Cette théorie déterministe ne s'applique qu'à un système isolé » [17]. En effet, le déterminisme ne s’applique que sur un système isolé, indépendant de l’observateur et des conditions expérimentales. Or « toute observation des phénomènes entraîne une interaction finie avec l'instrument d'observation ». Du moment qu’il est observé, un système n’est plus isolé dans le Monde quantique. Sans mesure, il n’y a pas non plus possibilité de le connaître.
Il faut encore rappeler que l’observateur interagit avec l’objet observé au moment de la mesure. Dans le Monde infiniment petit, cette interaction n’est pas négligeable. Ce n’est pas un phénomène marginal ; il est inscrit au cœur de la théorie selon l’interprétation de Copenhague. Cette interaction conduit à « quelque chose d’arbitraire » [5] dans l’observation, à une certaine irrationalité de la description. Ce problème impose, selon Bohr, à rompre avec les habitudes de penser et les concepts de la physique classique.
L’erreur de la physique classique
La physique classique utilise des concepts que les physiciens manipulent selon un cadre rigide mis en place au XIXe siècle. « Ce cadre était formé des concepts fondamentaux de la physique classique, l'espace, le temps, la matière et la causalité ; le concept de réalité s'appliquait aux choses ou aux phénomènes que nous pouvons percevoir avec nos sens ou qui peuvent être observés au moyen des instruments perfectionnés que la technique avait fournis... Le changement le plus important dû aux résultats de la physique moderne est d'avoir brisé ce cadre rigide de concepts »[6]. Que vaut la vitesse lorsque la notion de position n’a plus de sens ? « Les résultats obtenus par la physique moderne atteignent effectivement des concepts aussi fondamentaux que celui de réalité ou ceux d'espace et de temps... il semble qu'il y ait une rupture réelle dans la structure de la science » [7].
Non seulement nous ne pouvons pas connaître exactement les grandeurs physique mais en outre nous usons d’un langage inapproprié. D'où vient cette impossibilité de décrire le Monde quantique avec les concepts classiques, impossibilité qui cause tant de contradictions et de discours irrationnels ? D'où sont forgés les concepts classiques ? 
Selon l’interprétation de Copenhague, la physique classique a créé des concepts selon l’idée qu’il traduisait l’état des choses telles qu’elles étaient perçues. « Dans la physique classique — écrit Bohr — l'idéal d'objectivité est atteint du fait que, mises à part les conventions terminologiques non essentielles, la description est fondée sur des images et des idées ancrées dans le langage ordinaire, qui est lui-même adapté à notre orientation vers les événements de la vie ordinaire »[8]. Il y aurait donc continuité et conformité entre une chose, sa perception ordinaire et le discours scientifique qui le décrit. Elle suppose donc que la conceptualisation de faits réels permet de les saisir dans leur réalité. « La structure de l'espace et du temps définie par Newton sur la base de la description mathématique de la nature était simple, cohérente et correspondait très bien à l'emploi des concepts d'espace et de temps dans la vie quotidienne ; cette correspondance était en fait si proche que les définitions de Newton pouvaient être considérées comme la traduction mathématique précise de ces concepts habituels » [9].
Cette hypothétique conformité entre la réalité et sa conceptualisation est devenue réalité aux yeux des physiciens. « Il s'agit donc, pour la physique classique, de poser métaphysiquement l'existence d'une réalité autonome afin de pouvoir rendre légitime l'idée que le discours est la traduction, toujours plus adéquate, des caractères de cette réalité ». Avec cette idéalisation, cette pseudo-évidence, la physique classique a contourné le problème ontologique de la connaissance que réveille finalement le Monde quantique.
Cela nous conduit à une remise en cause de la philosophie cartésienne. Nous serions, selon Descartes, les spectateurs du Monde qui peuvent alors s’abstraire du Monde pour pouvoir l’étudier. Les tenants de l’interprétation de Copenhague répondent que nous en sommes aussi des acteurs. Ils critiquent Descartes qui aurait dissocié « res cogitans » (l’être de l’esprit) et « res extensa » (l’être de la nature).
La complémentarité s’oppose à cette idéalisation : « d’après l’essence de la théorie des quanta, nous devons nous contenter de considérer la représentation dans l’espace-temps et le principe de causalité, dont la combinaison est caractéristique des théories classiques, comme des traits complémentaires mais s’excluant mutuellement, de la description de l’expérience, qui symbolisent l’idéalisation des possibilités d’observation et de définition » [10]. Il y a complémentarité et exclusion de la description et de la causalité. Il n’y a plus de relation comme cela existe dans la physique classique. 
Bohr demande donc de renoncer à la tradition positiviste de la science et à l’idéalisation de la physique. Il faut renoncer à l’absolu afin d’éviter les contradictions.
Un discours impossible pour décrire le Monde quantique
Selon l’interprétation de Copenhague, il n’y a pas simplement impossibilité de décrire le Monde quantique de manière cohérente avec les concepts classique, mais il y a surtout impossibilité d’en créer d’autres capables de donner un discours cohérent.
Aucun mot ne peut exprimer la réalité du Monde quantique puisque nos mots portent une perception erronée de cette réalité. « Tous les mots du langage ordinaire portent l'empreinte de nos formes habituelles d'intuition, pour lesquelles le quantum d'action est une irrationalité ; il en résulte que même des mots comme être et savoir n'ont plus un sens univoque »[11]. « Le langage humain analyse, découpe, isole des propriétés des sensations de choses, il les détermine ensuite selon les principes d'identité, d'individuation, et de raison suffisante, tous procédés irrémédiablement inadéquats à ce que décrit le formalisme mathématique »[12].

Les images par lesquels nous pensons notre rapport au monde est indissociable à l’usage du langage. Le sens que porte le langage est en fait déjà inscrit dans le langage. Or, dans la physique quantique, il est notamment impossible de se former des images. Il faut « renoncer à cette revendication enfantine de la visualisation »[13]. Le postulat selon lequel la compréhension exige une représentation visuelle des phénomènes n’est plus valable dans le Monde quantique. Ainsi faut-il s’en passer. C’est pourquoi notre compréhension ne doit plus se fonder sur les représentations du langage ordinaire mais sur le formalisme mathématique, qui, lui-seul, est capable de dépasser la visualisation. Est donc intuitif et visualisable ce qui n’est pas contradictoire dans le langage mathématique. C’est ce qui est parfois appelé la mathématisation de l’intuition…
Ainsi selon l’interprétation de Copenhague, la physique quantique ne peut plus présupposer que le réel soit représentable dans la perception ordinaire. Au lieu de penser la chose, nous pensons à l’image que nous avons tirée de la chose, image devenue concept. Le Monde quantique ne fonctionne pas selon ce postulat.
La complémentarité au secours de la rationalité du discours
Pourtant nous sommes dans l’obligation d’avoir un discours cohérent et compréhensible que ne peut donner le formalisme mathématique et que seul peut donner un langage classique. La situation est ainsi paradoxale. Nous sommes en effet faces à une double impossibilité fondamentale : celle d’utiliser des termes de la physique classique dans leur emploi habituel et celle de reconstruire un langage propre à une description adéquate de la physique quantique. « Le vrai problème — écrit ainsi Heisenberg — est qu'il n'y a pas de langage pour exprimer de façon cohérente la nouvelle situation »[14].
Bohr élabore alors le principe de complémentarité. Cela consiste à « éviter l'emploi simultané des concepts par lesquels on déterminait, en mécanique ou en électromagnétisme classiques, les conditions initiales de l'état d'un système : cet emploi simultané, en effet, produit contradiction dès lors que l'on ne peut plus identifier le phénomène à un système isolé »[15].
Bohr illustre sa thèse à partir du principe d’Heisenberg. En 1927, ce principe ne sert pas à justifier la complémentarité mais à le révéler, à le manifester. Plus tard, en 1939, Bohr veut montrer que la complémentarité explique le principe de Heisenberg. « Ce qui explique que les quantités conjuguées ne puissent être fixées, dans aucune mesure concevable, avec une précision plus grande que celle données par Δp. Δq ≈ h, c’est le caractère complémentaire des images employées dans la description de tout agent auxiliaire semblable, employé dans le processus de mesure. » [16]
Vision classique de l'atome
Par la complémentarité, il s’agit d’éviter de donner une signification absolue aux attributs physiques conventionnelles ( masse, quantité de mouvement, etc.) . La théorie consiste en effet à enlever tout sens absolu au concept classique. Son usage « s'accompagne d'une restriction mentale, qui traduit une modification complète du rapport du langage à son objet : cette restriction consiste à poser qu'il n'existe pas de choses correspondant aux concepts utilisés, et que ces concepts ne sont qu'un effort pour adapter le langage et la perception humains à la réalité propre d'objets quantiques qui ne se laisse, au mieux, exprimer que dans le formalisme. » [17]
Bohr refuse donc l’idéalisation de la physique et la valeur absolue de grandeurs physiques. Il décrète des concepts en apparence contradictoires et complémentaires mais exclusifs afin de gagner de l’information. « En réalité, il ne s’agit pas ici de conceptions contradictoires des phénomènes, mais de conceptions complémentaires, qui ne fournissent que par leurs combinaisons une généralisation naturelle du mode de description classique. » [18]
Les tenants de l’interprétation de Copenhague recherchent de la signification dans leur science afin de préserver leur rapport avec le Monde. La difficulté est de trouver du sens à la Nature sans qu’il soit déjà inscrit dans le langage. Ainsi inventent-ils un art du discours afin de compenser l'impossibilité de trouver un langage quantique adéquat à des objets qui ne se présentent plus comme des choses du monde ordinaire.
L’ambiguïté, le prix de la rationalité
Mais en contrepartie, cette solution rend le langage équivoque. « Ce paradoxe est associé un raisonnement qui, par le détour d'une analyse de la physique classique, conduit à l'idée que la relation de complémentarité, si elle permet bien d'éviter les contradictions, se paie toutefois d'une équivocité irréductible dans le discours de la physique, d'un « flottement » et d'un « vague » du langage »[19].
« Le concept de complémentarité — écrit Heisenberg en 1955 —introduit par Bohr dans l'interprétation de la théorie quantique, a encouragé les physiciens à utiliser un langage ambigu plutôt que non ambigu, à utiliser les concepts d'une manière plutôt vague en conformité avec le principe d'indétermination, à appliquer alternativement différents concepts classiques qui mèneraient à des contradictions si on les utilisait simultanément »[20]. Le discours devient nécessairement ambigu, équivoque. C’est refuser « une corrélation clairement et complètement définie entre un phénomène et un concept »[21].
Finalement, « les concepts n'ont qu'un sens relatif, dépendant du choix arbitraire de notre point de vue »[22]. Le langage crée en notre esprit des images et la notion que ces images ne sont qu’un vague rapport avec la réalité. « Les concepts classiques deviennent des images, des paraboles, des métaphores ... Lorsque nous voulons décrire dans le langage naturel les conséquences de l'ordre des phénomènes, nous sommes réduits à nous servir de paraboles, c'est-à-dire de modes d'interprétation complémentaires qui contiennent des paradoxes et des contradictions apparentes »[23]. Ce n’est pas étonnant que certains scientifiques usent tant de poésie dans leurs ouvrages. Cette ambiguïté est le prix à payer pour tenir un discours en apparence rationnel.
Au-delà du langage, une démarche expérimentale
La théorie de complémentarité ne concerne pas uniquement le langage mais aussi la démarche expérimentale. Il n’est pas possible de construire une expérience pouvant montrer des phénomènes complémentaire comme le démontre le principe de Heisenberg. Dans l’élaboration d’un dispositif expérimental, il faut choisir quel phénomène étudié. Dans l’expérience de Young, le dispositif des deux fentes amène à employer le langage des ondes et le détecteur oblige à l’envisager comme une particule d’où des contradictions dans les résultats.
Bohr en vient alors à définir ce qu’est finalement un phénomène : « Comme une façon plus appropriée de s’exprimer, il est possible de plaider fortement en faveur de la limitation de l’usage du mot phénomène pour se référer exclusivement à des observations obtenues dans des circonstances spécifiées incluant la prise en compte de la totalité des conditions expérimentales. »[24] Un phénomène n’est pas seulement le fait observé. Il inclut les conditions expérimentales qui le révèlent.
Nous revenons donc à l’idée centrale de l’interprétation de Copenhague. Il n’est pas possible de connaître un objet sans préciser ses conditions expérimentales. La connaissance d’un objet est donc inséparable de l’observateur. Il n’y a pas de connaissance en dehors de l’observation. Il n’y a même aucun sens à vouloir connaître en dehors des conditions d’observation.
Le rôle du physicien est donc primordial dans l’étude d’un objet puisque ses choix conditionnent les résultats de son expérience. « Je souhaite à nouveau souligner ici que le libre choix de l’observateur peut produire l’une ou l’autre de deux traces et que chaque phénomène ou trace est accompagné par un changement imprédictible et irréversible dans l’horizon profond » [25].
Au-delà de la physique quantique
Mais « construite pour conserver l'usage des concepts classiques sans conserver le concept philosophique d'objet qui leur était associé, la complémentarité modifie en effet la manière dont on définit le rapport du discours scientifique à ce qu'il décrit » [26]. Le discours scientifique ne traduit pas la réalité, il ne la recherche même pas. La recherche de la vérité scientifique n’est plus non plus sur la réduction de l’écart qui existe entre la réalité et le discours. Car il n’y a plus de réalité extérieure à l’homme.
Le principe de complémentarité n’est pas réservée à la physique. Bohr tente d’étendre son concept à d’autres sciences comme la biologie, la sociologie, la psychologie. « En biologie, Bohr interprète le vieux conflit du mécanisme et du finalisme : l’approche physico-chimique du vivant est incompatible avec l’approche téléologique de la totalité de l’organisme. Les deux aspects sont également féconds mais s’excluent mutuellement ». [27] Il propose alors aux biologistes de mener des programmes de recherche en prenant en compte ces deux modèles mais de manière séparée. Il voit aussi la raison et l’instinct comme deux concepts complémentaires, l’hérédité et le milieu, l’inné et l’acquis, le déterminisme et la liberté… Il finit par associer des termes antagonistes et par rechercher un équilibre entre forces opposées. La complémentarité devient « une vague formule universelle de compromis ».[28]
En extrapolant cette idée dans d’autres sciences, des philosophes ou scientifiques en viennent à renier toute possibilité de connaître la réalité. « Rien ne nous autorise à penser que notre connaissance, même à ses dernières frontières, soit davantage qu’un horizon de connaissance ; que les dernières « réalités » que nous ayons conçues soient davantage qu’un horizon de réalité » [29]. 
La complémentarité, principe de connaissance
Dès le départ, la complémentarité est pensée comme un principe d’une théorie de la connaissance. Dès 1927, Bohr suggère en effet une analogie avec « les difficultés générales de la formation des notions humaines, basées sur la séparabilité des notions d’objet et de sujet. »[30] Elle puise ses racines dans des considérations étrangères à la physique quantique. Bohr a pu être influencé par Kierkegaard, via son professeur de philosophie, Hoffding. Kierkegaard « dénonçait l’objectivité du savoir et affirmait qu’on ne pouvait parvenir à la vérité qu’en incorporant le subjectif ». [31] Est-ce pour cette raison qu’il a généralisé la complémentarité aux sciences au point de la penser « comme un élément fédérateur de toutes les sciences, comme la clé de leur unité » [32] ? Quel fut le rôle de ces influences dans le développement de la pensée de Bohr ? « Ce point de vue […] est […] l’expression d’une synthèse rationnelle de toute la somme d’expérience accumulée dans ce domaine. » [33]
En conclusion, l’interprétation de Copenhague renonce à l’idéal classique de description de la réalité que suit la physique classique. Ce sont des postulats inadaptés au Monde quantique.  « La contradiction apparente — écrit ainsi Bohr — ne fait en réalité que mettre en évidence l'incapacité essentielle de la perspective habituelle de la philosophie naturelle à fournir un compte rendu rationnel des phénomènes physiques ... dont traite la théorie quantique. » [34].
Ce principe remet en cause notre capacité de connaître la réalité. « Ce trait nouveau de la philosophie naturelle signifie une révision radicale de notre attitude à l'égard de la réalité physique »[35]. Elle dénonce la perception que nous avons de la réalité et l’incapacité du langage à la décrire. Le principe de complémentarité n’est donc pas seulement une tentative de donner un mode d’emploi pour construire un discours approximativement vrai et cohérent mais porte à croire à l’impossibilité de connaître et de décrire la réalité. Dans le Monde quantique, il est même difficile de déterminer des critères de vérité dans les énoncés de physique. Dépassant son rôle de concept ou de théorie, la complémentarité est devenue une philosophie de la connaissance à part entière. Heisenberg en vient à comparer la physique à l’art. La théorie ressemble à une œuvre d’art qui prétend décrire la réalité mais qu’elle modifie d’une manière partiellement incontrôlable.




 Références

[1] Bernadette Bensaude-Vincent, L’évolution de la complémentarité dans les textes de Bohr (1927-1939) in Revue d’histoire des sciences, 1985, Tome 38,n°3-4, www.persee.fr.
[2] Bohr, La théorie atomique et la description des phénomènes cité dans Les fondements philosophiques de la mécanique quantique de Grete Hermann, Librairie philosophique J. Vrin, 1966.
[3] Bohr cité dans L’évolution de la complémentarité dans les textes de Bohr (1927-1939).
[4] W. Heisenberg, « Die Rolle der Unbestimmtheitsrelationen in der modernen Physik », 1931, cité dans Complémentarité et langage dans l'interprétation de Copenhague de Catherine Chevalley.
[5] Bohr cité dans L’évolution de la complémentarité dans les textes de Bohr (1927-1939).
[6] W. Heisenberg, Physique et philosophie.
[7] W. Heisenberg, Physique et philosophie.
[8] N. Bohr, « Physical Science and the Study of Religions » dans Mélanges de Pedersen, 1953.
[9] W. Heisenberg, Physique et philosophie.
[10] Bohr cité dans L’évolution de la complémentarité dans les textes de Bohr (1927-1939).
[11] Bohr dans Ta 
cité dans Complémentarité et langage dans l'interprétation de Copenhague de Catherine Chevalley.
[12] Catherine Chevalley, Complémentarité et langage dans l'interprétation de Copenhague.
[13] W. Heisenberg, « The nature of elementary particles ».
[14] W. Heisenberg, Physique et philosophie.
[15] N. Bohr, « Quantum Physics and Philosophy » (1958), in Essays 1958-1962, 1963 et « Le postulat quantique et le dernier développement de la théorie quantique », in Ta cité dans Complémentarité et langage dans l'interprétation de Copenhague de Catherine Chevalley.
[16] Bohr cité dans L’évolution de la complémentarité dans les textes de Bohr (1927-1939).

[17] Catherine Chevalley, Complémentarité et langage dans l'interprétation de Copenhague.
[18] Bohr cité dans L’évolution de la complémentarité dans les textes de Bohr (1927-1939).
[19] Catherine Chevalley, Complémentarité et langage dans l'interprétation de Copenhague.
[20] Heisenberg, Physique et philosophie.
[21] Catherine Chevalley, Complémentarité et langage dans l'interprétation de Copenhague.
[22] Bohr, « Wirkungsquantum vmd Naturbeschreibung », 1929, trad, franc., in Ta, p. 91.
[23] Bohr, On the notions of Causality and Complementarity dans Dialectica, 1948.
[24] Bohr, Dialectica, août-novembre 1948 cité dans Gilles Cohen-Tannoudji, Laboratoire de recherche sur les sciences de la matière (LARSIM, CEA Saclay), À propos de Remarque sur l’idée de complémentarité de Ferdinand Gonseth.
[25] Pauli, Dialectica, août-novembre 1948 cité dans Gilles Cohen-Tannoudji, À propos de Remarque sur l’idée de complémentarité de Ferdinand Gonseth.
[26] Catherine Chevalley, Complémentarité et langage dans l'interprétation de Copenhague.
[27] Bernadette Bensaude-Vincent, L’évolution de la complémentarité dans les textes de Bohr (1927-1939).
[28] Bernadette Bensaude-Vincent, L’évolution de la complémentarité dans les textes de Bohr (1927-1939).
[29] Ferdinand Gonseth, La Géométrie et le problème de l’espace, éditions du Griffon, 1949, cité dans Gilles Cohen-Tannoudji, À propos de Remarque sur l’idée de complémentarité de Ferdinand Gonseth.
[30] Bohr cité dans L’évolution de la complémentarité dans les textes de Bohr (1927-1939).
[31] Bernadette Bensaude-Vincent, L’évolution de la complémentarité dans les textes de Bohr (1927-1939).
[32] Bernadette Bensaude-Vincent, L’évolution de la complémentarité dans les textes de Bohr (1927-1939).
[33] Bohr (1937) cité dans L’évolution de la complémentarité dans les textes de Bohr (1927-1939).
[34] N. Bohr, « Can quantum-mechanical description of physical reality be considered complete ? »
[35] N. Bohr, « Can quantum-mechanical description of physical reality be considered complete ? »

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