" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


mardi 25 mars 2014

Interprétation des mondes multiples

Selon l’interprétation classique de la physique quantique, l’Univers serait composé de deux mondes aux évolutions différentes : un Monde de l’infiniment petit et un Monde macroscopique, séparés et étrangers. Le Monde quantique serait un ensemble d’états superposés, décrits sous forme de fonction d’onde, solution de l’équation de Schrödinger. Pour résoudre ce problème de discontinuité, l’interprétation de Copenhague a défini le principe de réduction d'onde : le fait d’observer un système apporte suffisamment d’informations à cet ensemble d’états probables pour que l’un d’entre eux se fixe de manière arbitraire. Mais cette solution n’apporte pas vraiment de solutions tenables. Certes elle pourrait expliquer le passage d’un Monde à un autre mais n’apporte aucune solution qui semble encore évoluer différemment. Les deux interprétations ne définissent pas non plus les limites entre les deux mondes et encore moins ce qu’est une observation.

En 1957, encore étudiant, Hugue Everett propose une solution simple à ce douloureux problème : l’équation de Schrödinger décrit complètement l’évolution des deux Mondes sans qu’il y ait distinction ou séparation. Elle s’applique à l’ensemble de l’Univers. Mais il rejette la réduction de la fonction d’onde. Car toutes les solutions de l’équation de Schrödinger sont réelles. Tous les états superposés que décrit la fonction d’onde sont des états réels. La réalité est donc faite de superposition d’états au sens où la réalité elle-même se décompose en autant de réalités parallèles qu’il y a d’états superposés. Telle est l’interprétation des mondes multiples.

Prenons l’exemple d’un détecteur Geiger qui mesure la désintégration d’une particule. Il y a deux solutions possibles : soit il détecte une désintégration, soit il n’en détecte aucune. Et l’instrument de mesure ne peut donner qu’un résultat. Selon l’interprétation d’Everett, le détecteur se met dans un des deux états correspondant au résultat de la mesure. Il détecte une désintégration car il est dans un état du Monde dans lequel effectivement la particule se désintègre. Mais il existe un autre état aussi réel dans lequel elle ne se désintègre pas. Et dans cet état, le détecteur donnera donc un résultat négatif. En fait, il n’y a pas de multiples états superposés de la particule mais une multiplicité de systèmes comprenant chacun le détecteur et la particule. Chaque système est une réalité.

Il y a donc autant de mondes que d’états superposés définis par l’équation de Schrödinger.  L’ensemble des mondes est appelé soit univers, soit multivers. Dans ce dernier cas, le monde est appelé univers. Prenons désormais le terme d’univers pour parler de cet ensemble d’états superposés que nous désignerons sous le terme de monde.

Si un physicien fait une mesure, il y aura autant de physiciens qu’il y aura de résultats possibles, chacun étant dans un monde où le résultat de la mesure est possible, chacun étant aussi réel que l’autre. Dans chaque monde, le résultat est unique et bien déterminé. Le fait d’observer conduit à la décomposition de l’univers ou dit autrement, l’existence d’un monde est relative à l’observateur.

« Nous sommes contraints de par le processus d’observation de choisir l’une de ces alternatives qui devient alors partie de ce que nous considérons comme le monde « réel » quand nous effectuons une mesure à un niveau quantique ; l’acte d’observation coupe les liens qui amalgament les réalités alternatives, et leur permet de poursuivre leurs propres parcours indépendants dans le supraespace. »[1]

Les probabilités d’états que définit l’interprétation de Copenhague n’ont alors pas de sens dans l’interprétation d’Everett puisque tous les résultats se réalisent. Elles décrivent plutôt le « pari » qu’un observateur soit dans un des mondes de l’univers. « L'objet des prédictions de la mécanique quantique concerne, selon l'interprétation d'Everett, non pas les résultats de mesures qui se produisent toujours, mais les paris que font les agents rationnels sur des événements futurs, et qui, selon l'argument, doivent être les mêmes dans tous les mondes. »[2]

Ainsi l’équation de Schrödinger décrit exactement l’évolution de l’univers. Comme un processus d’embranchement, l’univers se décompose en un nombre gigantesque de mondes au fur et à mesure des observations, c’est-à-dire à chaque instant. Ces mondes sont indépendants et incommunicables. Il n’est pas en effet possible de passer de l’un à l’autre. C’est pourquoi il n’est pas possible de connaître l’existence d’autres mondes ou plus exactement d’en avoir l’expérience. Nous évoluerons ainsi dans un monde comme s’il était unique…

L’univers d’Everett est parfaitement déterminé par l’équation de Schrödinger. Nous revenons donc en une science totalement déterministe. L’avenir n’est plus incertain, aléatoire. Mais il n’y a pas de sens de parler de fait ou de phénomène dans l’univers puisqu’il est relatif à un monde ou à un observateur. Ainsi il n’y a pas de résultats de mesure en soi mais relativement à un monde.

L’interprétation des mondes multiples rejette la non-localité [3] dans l’univers. Rappelons que selon ce principe, deux particules éloignées s’interagissent instantanément dans le Monde quantique quelle que soit la distance qui les sépare. La modification d’une grandeur de l’une a des répercussions sur l’autre. Le fait d’observer l’une modifie ainsi l’autre. Everett précise en effet que la non-localité est vraie seulement pour un monde mais pas pour l’univers puisque l’existence d’un résultat de mesure, qui est supposé dans les démonstrations de la non-localité, n’a de sens que relativement à un monde et non à l’univers. Le Monde quantique d’Everett n’entre pas dans le cadre de ce principe et des expériences qui l’ont vérifié. Ne répondant pas à cette hypothèse, il échappe donc à la non-localité.

L’interprétation d‘Everett fournit les mêmes prédictions que celle de Copenhague, ce qui lui assure une certaine légitimité. Mais contrairement à cette dernière, elle semble apporter des réponses à de nombreux paradoxes. Elle a ainsi séduit de nombreux physiciens. Certains en arrivent même à l’idée que l’observateur choisit le monde auquel il souhaite appartenir. « C’est le choix qui décide du monde quantique que nous mesurons dans nos expériences, et en conséquence du monde dans lequel nous vivons, et non le hasard. »

Mais aussi étrange qu’elle puisse paraître, cette interprétation résolve-t-elle réellement le problème fondamental de la discontinuité ? Dans l'interprétation de Copenhague, la réduction de la fonction d’onde est une tentative d’expliquer l’état unique des mesures sans pourtant expliquer le processus qui permet de passer d’un système à états superposés en un système à unique état. Dans l'interprétation d'Everett, s'il n'y a pas de réduction de fonction d'onde, il y a multiplication de réalités. Mais quel est le processus d'embranchement ? Quelle en est la cause ? A son tour, cette multiplicité instaure une discontinuité dans l’univers entre les multiples mondes incommunicables qui le composent. Le problème semble ainsi changer de dimension mais il subsiste.

L’interprétation d’Everett pose en outre d’autres problèmes insolubles, notamment la capacité de l’univers à se décomposer de manière déterministe en un nombre infini de mondes. Quel est ce mécanisme aux pouvoirs extraordinaires qui parvient à multiplier non seulement le monde matériel mais aussi les histoires, les consciences, les vies ? Le choix n’a plus de sens, la vie non plus. Les implications philosophiques sont incommensurables. Or quelle est la crédibilité d’une interprétation fondamentalement invérifiable ? …





Références
[1] John Gribbin, Le Chat de Schrodïnger, physique quantique et réalité, Flammarion,1984. Gribbin est partisan de l’interprétation d’Everett. Au lieu de parler d’univers, il parle de supraespace.
[2] Thomas Boyer, La pluralité des interprétations d'une théorie scientifique : le cas de la mécanique quantique, thèse pour l’obtention du grade de docteur en Philosophie de l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2 décembre 2011.
[3] Voir Émeraude, février 2012, article « Les principes de la physique quantique ».

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire