" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


lundi 28 février 2022

La Providence divine et le désastre de Lisbonne au XVIIIe siècle

« Ô malheureux mortels ! Ô terre déplorable !

Ô de tous les mortels assemblage effroyable !

D’inutiles douleurs, éternel entretien !

Philosophes trompés qui criez : « Tout est bien » ;

Accourez, contemplez ces ruines affreuses,

Ces débris, ces lambeaux, ces cendres malheureuses,

Ces femmes, ces enfants l’un sur l’autre entassés,

Sous  ces marbres rompus ces membres dispersés ;

Cent mille infortunés que la terre dévore,

Qui, sanglants, déchirés, et palpitants encore,

Enterrés sous leurs toits, terminent sans secours

Dans l’horreur des tourments leurs lamentables jours ! »[1]

Voltaire (1692-1778) pleure sur les victimes du tremblement de terre qui a ravagé la ville prestigieuse de Lisbonne dans la matinée du 1er novembre 1755. Le désastre a frappé, par son ampleur et sa brutalité, toute l’Europe, y compris les intellectuels, les philosophes et les religieux au point de rester dans la mémoire collective un événement historique majeure dans l’histoire. Sa notoriété est telle qu’il demeure encore une référence de nos jours comme l’attestent les événements qui se sont déroulés lors de l’anniversaire du désastre en 2005 et les nombreux articles qui sont encore publiés sur ce sujet. 

Le séisme et ses effets funestes n’ont guère laissé indifférents les consciences. Ils ont détruit beaucoup de certitudes, notamment philosophiques et religieuses, et provoqué de nombreuses réactions. Le tremblement de terre n’a pas seulement détruit une ville. Selon de nombreux commentateurs, il a remis en cause des doctrines et une manière de voir les choses. Comme tout autre désastre, il fait renaître d’une manière effroyable la réalité du mal au point de remettre en question l’existence d’un Dieu bon et juste mais également les pensées optimistes d’un certain humanisme. En plein siècle des Lumières, et plus que tout autre cataclysme, le tremblement de terre de Lisbonne a « définitivement troublé le monde de la pensée. »[2]

Lisbonne ravagée

Revenons d’abord aux faits. Au XVIIIe siècle, la ville de Lisbonne est la capitale prestigieuse d’un royaume puissant, sans-doute l’un des plus riches d’Europe grâce à son vaste et grandiose empire et l’or du Brésil. Elle est située à l’embouchure du Tage et s’étend sur la bande alluviale, plate et basse, qui s’étend perpendiculairement au fleuve, puis sur les flancs des collines qui l’entourent. Elle est aussi une ville très pieuse, avec ses nombreuses églises, ses cinquante couvents, ses innombrables prêtres et religieux sans oublier ses processions.

Le 1er novembre 1755, jour de la fête de la Toussaint, la population se presse pour assister aux messes et participer aux processions. Et vers 9h40, en plein office religieux, « un rugissement effrayant », venu de l’intérieur de la terre, se fait tout-à-coup entendre. Soudain la terre se met à trembler violemment. Des églises, des palais, des hôpitaux et des maisons vacillent puis s’effondrent. Le sol s’entrouvre. Puis des feux se déclarent et d’énormes flammes ravagent les rues et les habitations. La panique est générale. Nombreux sont alors ceux qui se ruent instinctivement vers le port et les navires plus sûrs semble-t-il, mais là, encore impuissante, la foule assiste à un étrange phénomène. La mer recule sur de longs kilomètres puis s’élève en une énorme vague pour s’abattre ensuite sur les bateaux et les quais, ne laissant guère de chance aux survivants. Tous les éléments naturels, terre, feu et eaux se mettent ainsi à frapper d’une violence inouïe la ville livrée à elle-même. C’est le chaos indescriptible. D’autres secousses se font encore sentir. Les bâtiments qui restent encore debout finissent par s’effondrer « avec un fracas épouvantable ». Le bilan est effroyable. Si le nombre de morts est difficile à estimer, les  études actuelles évaluent à dizaines de milliers de morts[3]. Le séisme a aussi touché d’autres villes que Lisbonne, par exemple Cadix et au Maroc.

Le déiste Voltaire

La catastrophe déclenche dans l’œuvre de Voltaire deux réactions, l’une immédiate par le Poème sur le désastre de Lisbonne, fin novembre 1755, l’autre plus tardive, dans Candide, rédigé en 1758.

Rappelons que Voltaire est un déiste. Il croit en un Être suprême aussi bon que puissant, créateur de toute chose, punissant les crimes et récompensant les actions vertueuses. Il croit donc en un ordre du monde que Dieu a conçu et qu’Il maintient pour le bien de tous, donnant finalement le monde le plus parfait. Une telle conception de Dieu et du monde, que défend par ailleurs d’autres philosophes comme le poète anglais Alexander Pope (1688-1744) et Leibniz (1646-1716), est alors une grande source d’optimisme au XVIIIe siècle. C’est pourquoi, en 1732, Voltaire adresse à Pascal et à son pessimisme de vigoureuses critiques dans ses Remarques sur Pascal.

Ainsi, pour les philosophes des Lumières, tout est bien en ce monde. Cependant, peu à peu, Voltaire reconnait que l’existence du mal remet en question ce principe tant exclamé. Le désastre de Lisbonne en est une remise en cause encore plus frappant.

L’optimisme des Lumières

       Alexander Pope     

Alexander Pope exprime son humanisme par un poème, intitulé Essai sur l’homme, qui a connu un grand succès. Son ouvrage minimise le mal qui est mal perçu par l’homme en raison de son orgueil. Ramené à un point de vue général, le mal apparent s’avère plutôt comme un bien. Au lieu de considérer notre faiblesse comme un mal, il est aussi préférable de l’interpréter comme un bien dans la mesure où toutes les facultés humaines sont adaptées à la destination que Dieu leur assigne. Il considère, en outre, que tout raisonnement prétendant entrer dans les raisons de Dieu est une conséquence directe d’un orgueil intellectuel. Il est donc à rejeter.

Leibniz considère davantage le mal moral, dont la source est le péché originel. Le monde est pour lui le plus parfait puisqu’il a donné lieu à l’œuvre de la rédemption et de la grâce. De plus, il est convaincu que Dieu agit toujours par des lois générales, et non par des décisions particulières. Et la compréhension de la rationalité du monde, qui se manifeste notamment par ses lois, nous permet de contribuer à la gloire de Dieu.

Des « philosophes trompés »

Pope et Leibniz sont sans-doute les « philosophes trompés » qu’apostrophe Voltaire. Comme le soulignent le titre puis quelques versets ironiques, son poème ne serait pas compréhensible si nous le réduisons à une lamentation ou à une touchante compassion. Il a été écrit pour s’attaquer à l’optimisme d’une certaine conception du monde, notamment aux idées de Pope et de Leibnitz. Ce dernier est même cité. « C’est l’effet des éternelles lois qui d’un Dieu libre et bon nécessitant le choix ? ». « C’est l’orgueil, dites-vous, l’orgueil séditieux, qui prétend qu’étant mal, nous pouvions être mieux. » Sa conclusion est évidente : « Tout est bien aujourd’hui, voilà l’illusion. »

Le principe du déisme fait aussi l’objet de reproches. « Ces immuables lois de la nécessité, cette chaîne des corps, des esprits et des mondes. Ô rêves des savants ! Ô chimères profondes ! Dieu tient en main la chaîne, et n’est point enchaîné. Par son choix bienfaisant tout est déterminé : Il est libre, il est juste, il n’est point implacable. Pourquoi donc souffrons-nous sous un maître équitable.»

Le poème s’en prend aussi à d’autres explications rationnelles du mal, en particulier à celles de la justice divine. Le mal ne serait que la punition d’un mal commis ? Pourtant, « l’innocent ainsi que le coupable subit également ce mal inévitable ». Il apporterait un plus grand bien ? « Ce malheur, dites-vous, est le bien d’un autre être. De mon corps tout sanglant mille insecte vont naître ; quand la mort met le comble aux maux que j’ai soufferts, le beau soulagement d’être mangés des vers ! »

Face à tout raisonnement, Voltaire dresse notre sensibilité. « Quand l’homme ose gémir d’un fléau si terrible, il n’est pas orgueilleux, hélas, il est sensible ! » La nature humaine ne peut que se révolter devant tant de malheurs. C’est même physique. « Et le sentiment prompt de ses nerfs délicats fut soumis aux douleurs sinistres du trépas. C’est là que m’apprend la voix de le Nature. »

L’impuissance de la philosophie face à la réalité du mal

Voltaire réaffirme fortement l’existence du problème et rappellent ses données que les philosophes ne parviennent pas à résoudre, lui non plus. « Je suis comme un docteur ; hélas ! je ne sais rien. » Son poème n’apporte en effet guère de solution. Pourtant, nous pourrions croire que Voltaire nous en apporte en une, l’espérance, qui achève majestueusement ses vers. Il s’agit de ne pas s’arrêter au présent mais de porter son regard sur l’avenir. « Un jour tout sera bien, voilà notre espérance. » Et pourtant, ce mot ultime ne doit pas nous faire oublier une certaine imposture ou diplomatie de la part du grand polémiste. Dans la version non publiée du poème, la fin est davantage plus pessimiste et moins religieux. Bien qu’il affirme à nombreuses reprises son respect pour Dieu et la Providence, ses vers ne nous trompent guère.

Dans son conte Candide, Voltaire s’en prend encore aux tenants de l’optimisme sans épargner la religion. Le mal tant physique que moral y est omniprésent. Le pauvre et ingénu Candide souffre de mille maux et d’invraisemblables infortunes. Il est accompagné du philosophe Pangloss qui chante que « tout va mieux dans le meilleur des mondes possibles » et de Martin, qui, manichéen et pessimiste, est convaincu que tout est au plus mal. Lors de leur voyage, il rencontre le tremblement de terre de Lisbonne.

Voltaire se moque de ces deux personnages aux convictions si opposées, qui, en dépit des épreuves, ne changeront pas de position. Il se moque de l’impuissance de la philosophie face à la réalité du mal, même s’il philosophe aussi dans son récit imaginaire. Il décrit finalement un monde irrémédiablement mauvais, injuste et stupide, dans lequel nous devons nous contenter de prendre soin de notre petit jardin discrètement, ne travaillant que pour subvenir à nos besoins. Si la pensée ne peut rien contre le mal, devons-nous encore penser le monde ?

Contre la superstition

L’évocation du tremblement de terre de Lisbonne dans Candide est aussi un moyen de ridiculiser et de critiquer l’Église comme le sait si bien faire Voltaire. « Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois quart de Lisbonne, les sages du pays n’avaient pas trouvé un moyen plus efficace pour prévenir une ruine totale, que de donner au peuple un bel autodafé. » Ces « sages », c’est-à-dire les inquisiteurs, cherchent en fait à apaiser l’inquiétude et les craintes de la population. Des boucs-émissaires sont aussi trouvés. Des chrétiens « qui n’avaient point mangé de lard », c’est-à-dire des faux convertis du judaïsme, «  furent brûlés » Et malgré cela, « la terre trembla de nouveau avec un fracas épouvantable. » En fait, pour Voltaire, ceux qui professent une telle thèse ne font que distraire les craintes de la population par la superstition. Le philosophe accuse l’Église d’user d’une puissance politique qui ne relève pas de ses compétences.

Une vengeance divine ?

Ce récit grotesque nous renvoie aussi à l’idée que le cataclysme serait en fait la manifestation de la colère divine ou encore la sanction de la justice de Dieu en raison de nos péchés. Il est donc indispensable d’apaiser cette colère par la pénitence et la conversion. Telle est par exemple la conviction du père jésuite Gabriel Malagrida (1689-1761) après le désastre de Lisbonne[4]. Les pasteurs protestants[5], en Angleterre et en Allemagne, pensent aussi que le séisme était un fléau divin que Dieu a envoyé pour punir la ville. Si Malagrida voyait les péchés commis comme cause du désastre, ils accusaient la superstition des catholiques, l’existence de l’Inquisition et de ses autodafés. Enfin, la population est persuadée de l’imminence du Jugement dernier.

Mais comme Kant (1724-1804) nous le rappelle, « ce serait une grave erreur de toujours regarder de semblables destins comme une punition qui serait infligée aux cités dévastées, en raison de leurs crimes, et de considérer comme l’objet de la vengeance de Dieu ces infortunés sur lesquels s’exercerait la colère de sa justice. Cette sorte d’opinion est d’une condamnable impertinence, qui présume de sonder les desseins des décrets divins et de les interpréter d’après son jugement personnel. »[6]

Kant explique cette « grave erreur » par la peur qui dérobe à l’homme son jugement et par son orgueil. L’homme « se croit être dans sa totalité […] le digne objet de la sagesse divine et de ses institutions »[7], et prétend même entrer dans le conseil de Dieu. « Nous en sommes une partie et nous voulons être un tout. On ne considère pas les règles de la perfection de la nature dans son ensemble, et l’on croit que tout devrait être purement et simplement en relation de convenance avec nous. »[8]

Et dans la correspondance de Voltaire ?

Dans ses correspondances, Voltaire réagit aussi au désastre de Lisbonne qu’il considère comme « un terrible argument contre l’optimisme »[9]. Dans une lettre à M. Tronchin, éditeur lyonnais, il ironise sur l’optimisme des philosophes qui seraient « bien embarrassés à deviner comment les lois du mouvement opèrent des désastres si effroyables dans le meilleur des mondes possibles »[10]. Dans une autre[11], il souligne que le désastre de Lisbonne est suffisamment sérieux pour faire taire l’optimisme des Lumières, citant l’un des philosophes partisans : « Si Pope avait été à Lisbonne, aurait-il osé dire : Tut est bien ? » Il souligne la fragilité humaine. « Quel triste jeu de hasard que le jeu de la vie humaine ! » 12] Il se satisfait néanmoins que les mauvais, c’est-à-dire les « inquisiteurs », soient aussi victimes du drame.

Dans une lettre qu’il adresse à la duchesse de Saxe-Gotha, Voltaire s’oppose à ceux qui croient que « le mal moral serait bien au-dessus du mal physique, et ce serait bien pis qu’un tremblement de terre. »[13]

Enfin, le pessimisme de Voltaire est bien plus affirmé dans ses lettres que dans Candide et son poème. Vivre consiste pour lui désormais à « tirer parti de cette courte et misérable vie »[14].

La réponse de Rousseau

Le 18 août 1756, Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) est choqué par le pessimisme qu’affiche Voltaire dans son poème. En réaction, il lui écrit une longue lettre sur la Providence. « Vous reprochez à Pope et à Leibniz d’insulter à nos maux en soutenant que tout est bien, et vous chargez tellement le tableau de nos misère que vous en aggravez le sentiment : au lieu des consolations que j’espérais, vous ne faites que m’affliger. On dirait que vous craigniez que je ne sois pas combien je suis malheureux ; et vous croiriez, me semble-t-il, me tranquilliser beaucoup en me prouvant que tout est mal. »[15] Alors que, poursuit-il, « le poème de Pope adoucit mes maux et me porte à la patience ; le vôtre, aigrit mes peines, m’excite au murmure, et m’ôtant tout, hors une espérance ébranlée, il me réduit au désespoir. » Finalement, Rousseau lui demande s’il abuse du sentiment ou de la raison, entre ce qu’il éprouve et ce qu’il prouve. Pour répondre au scandale du mal, c’est-à-dire à la réalité du mal confrontée à l’existence de Dieu, Voltaire altère, selon Rousseau, les perfections divines en justifiant la puissance de Dieu au détriment de sa bonté.

Pour Rousseau, la plupart de nos maux physique est l’ouvrage de l’homme. Le séisme de Lisbonne aurait en effet fait moins de morts et de dégâts si les hommes ne s’étaient pas aussi concentrés dans un espace si restreint, habitant dans des logements aux nombreux étages. La panique qui a résulté du tremblement de terre ou encore la volonté de sauver leur richesse ont aussi fait de nombreuses victimes. Par conséquent, le mal physique se fonde sur des maux moraux liés aux progrès, à la cupidité ou à bien d’autres vices.

Enfin, Rousseau traite de la perception du mal. « Il y a des événements qui nous frappent plus ou moins selon les faces par lesquelles on les considère, et qui perdent beaucoup d’horreur qu’ils inspirent au premier aspect. »[16] Un mal peut ainsi éviter de plus grands maux. Il s’agit de placer l’événement perçu comme un mal dans le système dans lequel il appartient, non à un instant, mais dans le temps. Et ramenée à la vérité de l’immortalité de l’âme, qu’est-ce qu’une vie humaine ici-bas ? Finalement, « tout est bien pour le tout ».

La réponse de Kant

Comme nous l’avons déjà évoqué, Kant s’oppose à tous ceux qui voient dans le tremblement de terreau la vengeance de Dieu et défend la cause naturelle des phénomènes de la nature. Dans sa recherche des causes, il ne cherche pas à répondre à la finalité des choses, c’est-à-dire « en vue de quoi », mais à leurs causes mécaniques, c’est-à-dire au « comment », ce qui implique d’écarter Dieu du champ du discours scientifique. Contrairement aux savants qui le précèdent, Kant demande à la science de ne s’intéresser qu’aux causes formelles. Cependant, cela ne doit pas nous d’empêcher de louer Dieu, même dans les drames que nous vivons. « Même des conjectures valent la peine d’être acceptées lorsqu’elles ont pour conséquence d’inciter les hommes à la gratitude envers l’Être suprême qui, même lorsqu’Il châtie, mérite révérence et amour. »[17]

De même, rompant avec ses contemporains, il évite dans ses écrits le pathétique et les discours alarmants. Il se détache ainsi de toute sensiblerie pour se consacrer à l’étude. C’est pourquoi il ne s’intéresse pas uniquement au tremblement de terre de Lisbonne mais au séisme de manière général, ne le prenant que comme exemple, pour éviter de s’enfermer dans un cas particulier.

Comme Rousseau, il évoque l’hypothèse d’une aggravation du drame en raison de l’homme par la localisation de la ville et demande qu’« aucune ville située dans une région ayant connu plusieurs fois de tremblements de terre dont la direction peut être déduite grâce à l’expérience, ne devrait être édifiée dans une direction parallèle à celle qu’emprunte les séismes. »[18] Pour se prémunir de tels maux physiques, l’homme doit mieux connaître les phénomènes naturels.

Cependant, Kant n’oublie pas que dans tout mal physique, l’homme peut retirer un bien. « Quels que soient les dommages occasionnés aux hommes à cause des tremblements de terre, cela peut facilement être compensé, avec usure, d’un autre côté. »[19]

Conclusions

Comme l’attestent Voltaire et bien d’autres contemporains du tremblement de terre de Lisbonne, le drame que la ville prestigieuse a subi provoque naturellement une vive émotion et une profonde compassion en Europe à l’égard de toutes les victimes. Par notre nature sensible, nous ne pouvons pas en effet rester indifférents à l’égard de tant de douleurs et de souffrances. Tout raisonnement qui justifierait le cataclysme et ses effets terribles, même les plus justes, n’est alors guère audible pour tous ceux qui l’ont vécu et qui ont tant de mal à panser leurs plaies. Il y a un temps pour réfléchir comme il y a un temps pour pleurer, un temps pour consoler. Il est donc vain de vouloir donner du sens à l’événement quand le souvenir du drame est si pesant puisqu’aucune parole rationnelle ne peut être entendue. Cependant, contrairement à Voltaire, qui philosophe lui-même, cela ne signifie pas que la raison est impuissante à surmonter l’épreuve. Car finalement, l’homme a besoin de donner du sens à sa vie et plus particulièrement dans ses épreuves les plus difficiles. Il ne peut ne pas y réfléchir…

En cherchant à justifier ce qui paraît inacceptable, nous risquons aussi de voir notre jugement aveuglé par notre nature sensible et de nous égarer dans des explications erronées ou exagérées. Nous sommes alors parfois tentés de voir uniquement le mal dans l’existence humaine et nous perdre alors dans un pessimisme outré au point de nous replier sur nous-mêmes. Notre regard n’est finalement porté que sur nous-mêmes au point d’oublier de prendre de la hauteur et de considérer l’événement à sa juste valeur. Nous pourrons ainsi nous apercevoir que les maux subis ou du moins leur aggravation ne sont qu’une conséquence de négligence ou d’insouciance humaines, voire de vices. Dieu fera-t-Il changer ses lois pour pallier à nos faiblesses et nos suffisances ? Notre planète serait alors ingouvernable… Comme il pleut sur les bons et les mauvais, les phénomènes naturels n’épargnent pas non plus ses fidèles.

Dans notre égarement, penserions-nous peut-être que la calamité est un fléau divin, justement mérité pour nos péchés comme si nous étions capables par nous-mêmes de deviner les desseins de Dieu ? Si le Tout-Puissant ne nous révèle pas ses intentions, qui saura les percevoir ? « Ô homme, qui es-tu pour contester avec Dieu ? »(Épître aux Romains, IX, 17) Le drame éveille en nous toutes nos faiblesses et nos erreurs, notre petitesse et nos vanités. Qui sommes-nous en effet pour croire que Dieu nous laisserait en dehors de ses lois ? Nous prenons ainsi conscience de notre nature de créature et par conséquent limitée et vulnérable, et notre âme ne peut que revenir à Dieu, louant davantage sa miséricorde. Ce juste retour est un des plus grands biens que nous pouvons retirer du mal.

Il existe beaucoup d’autres biens qui attendent les survivants et les témoins du drame. Le soin des blessés et des âmes, l’enterrement des morts et la reconstruction de la ville détruite en sont des exemples. La recherche d’explications scientifiques pour prémunir de tels dangers et éviter que l’homme y aggrave les conséquences en sont d’autres. Nous nous rendons alors compte par là que les souffrances ne sont pas vaines ou que les maux physiques n’ont pas le dernier mot. Comme notre vie n’est pas à l’abri d’épreuves et d’infortunes, de pleurs et de larmes, en raison même de notre nature, et qu’elle est destinée à s’achever ici-bas, aujourd’hui ou dans trente ans, le plus important n’est pas de recevoir des coups mais de les surmonter en restant fidèle à Dieu et de profiter de nos maux pour grandir dans son amour. L’important n’est donc pas de deviner la volonté de Dieu mais de vivre selon sa volonté. Face à la désolation, c’est notre réaction qui importe le plus, et nos pensées vaines. C’est dans les circonstances les plus durs que notre amour à son égard se révèle comme le montre l’exemple de Job. L’éternité est à ce prix…

 


Notes et références

[1] Voltaire, Poème sur le Désastre de Lisbonne, ou examen de cet axiome Tout est Bien, dans Œuvres complètes de Voltaire, Garbier, 1877, tome 9, Wikisource.

[2] Olinda Kleiman, Le désastre de Lisbonne, un teras, En guise d’introduction du dossier Le tremblement de terre de Lisbonne de 1755, Perceptions d’un événement, sous la coordination d’Olinda Kleiman, Philippe Rousseau, André Belo, Atlante, n° 1, automne 2014, Université Lille 3, Laboratoire CECILLE, atlante.univ-lille.fr. Le dossier résulte des journées d’étude tenues à l’Université de Lille les 24 et 25 novembre 2005 pour commémorer le 250ème anniversaire de la catastrophe.

[3] 10 000 est le chiffre estimé des morts par Jean-Pierre Poirier dans Le tremblement de Terre de Lisbonne, Odile Jacob, 2005. Selon une étude de Jean-Marc Rohrbasser (Le tremblement de terre de Lisbonne : un mal pour un bien ?, Annales de démographie historique, 2012, n°),  il serait de 74 000, évalué à partir du nombre de feux et d’âmes dans les paroisses touchées avant et après 1755. Au XVIIIe siècle, le nombre de morts était évalué à 100 000.

[4] Voir Jugement sur la cause véritable du tremblement de terre qui advint à Lisbonne le premier novembre 1755, Gabriel Malagrida, 1756. Le père jésuite est livré en 1759à l’Inquisition par le ministre Caravalho comme « faux prophète et faux dévot ». Il est étranglé puis brûlé lors d’un autodafé en 1760 sur ordre de ce ministre, grand défenseur des Lumières.

[5] Voir en particulier le méthodiste Wesley qui met en garde les impies qui pensent que les tremblements de terre ont une cause naturelle. Voir Sérieuses pensées occasionnées par le tremblement de terre à Lisbonne, Wesley, publié en 1756.

[6] Kant, Histoire et description des plus remarquables événements relatifs au tremblement de terre qui a secoué une grande partie de la terre à la fin de l’année 1755, trad. de J.-P. Poirier, dans Cahiers philosophiques, 1999.

[7] Kant, Histoire et description des plus remarquables événements relatifs au tremblement de terre qui a secoué une grande partie de la terre à la fin de l’année 1755.

[8] Kant, Histoire et description des plus remarquables événements relatifs au tremblement de terre qui a secoué une grande partie de la terre à la fin de l’année 1755.

[9] Voltaire, À M. Bertrand, de Lyon, lettre n°3069, Aux délices le 30 novembre 1755, dans Voltaire, Correspondance : année 1755, Œuvres complètes de Voltaire, tome 38, Garnier, 1877.

[10] Voltaire, À M. Tronchin, de Lyon, lettre n°3065, Aux délices le 24 novembre 1755, dans Voltaire, Correspondance : année 1755, Œuvres complètes de Voltaire, tome 38.

[11] Voltaire, À M. Bertrand, Aux Délices, 28 novembre 1755, lettre n°3067, , dans Voltaire, Correspondance : année 1755. M. Bertrand est un pasteur de l’église française à Berne, ami de Voltaire.

[12] Voltaire, À M. Tronchin, de Lyon, lettre n°3065, aux Délices, 24 novembre 1755, dans Voltaire, Correspondance : année 1755, Œuvres complètes de Voltaire, tome 38.

[13] Voltaire, À Madame la duchesse de Saxe-Gotha, Aux Délices, près de Genève, 9 mars 1776, lettre n°3130, dans Voltaire, Correspondance : année 1756, Œuvres complètes de Voltaire, tome 39.

[14] Voltaire, À M. le comte d’Argental, lettre n°3069, Aux Délices, le 1er décembre 1875.

[15] Rousseau, Lettre à M. Voltaire, le 18 août 1756, dans Lettres sur divers sujets de philosophie, de moral et de politique, dans Collection complète des œuvres de J.-J. Rousseau, tome 12, 1782.

[16] Rousseau, Lettre à M. Voltaire, le 18 août 1756, dans Lettres sur divers sujets de philosophie, de moral et de politique, dans Collection complète des œuvres de J.-J. Rousseau, tome 12.

[17] Kant, Histoire et description des plus remarquables événements relatifs au tremblement de terre qui a secoué une grande partie de la terre à la fin de l’année 1755.

[18] Kant, Sur les causes des tremblements de terre, à l’occasion du désastre qui a frappé les contrées occidentales de l’Europe, à la fin de l’année dernière, traduction de l’allemand par Elise Lanoë, Université Lille 3, Deux écrits de Kant dans Atlante, n° 1.

[19] Kant, Histoire et description des plus remarquables événements relatifs au tremblement de terre qui a secoué une grande partie de la terre à la fin de l’année 1755, traduction de J.-P. Poirier, Cahier philosophique, n°78, mars 1999 dans Atlante, n° 1.


samedi 12 février 2022

Le problème du mal, une question déterminante

La crise dans laquelle nous sommes plongés en raison d’une épidémie qui ne connaît pas de frontière a remis en cause notre manière de vivre, voire les fondements de notre société. Pour espérer d’en être délivré, la plupart des dirigeants politiques misent tout sur l’efficacité du vaccin et le décrivent comme la solution du bien-être retrouvé tout en mettant en place des mesures qui limitent sa propagation et par conséquent nos échanges et nos mouvements au risque de remettre en cause nos libertés. Le vaccin apparaît tellement comme la solution unique et incontournable de la crise que ceux qui le refusent sont accusés d’en être des inconscients, des irresponsables, voire les propagateurs du virus comme si finalement ils étaient les complices d’un mal dont ils sont en fait, comme les autres, des victimes. Leur crime est si intolérable, y compris au sommet de l’État, que leur citoyenneté est même remise en cause. Ils sont pires que des criminels. Et pourtant, parallèlement à cette chasse aux sorcières, des aides soutiennent davantage et encouragent l’avortement et l’euthanasie…

Comme l’a déjà noté Socrate, l’homme n’agit que pour le bien ou plutôt ce qu’il considère comme le bien. Comme l’illustrent toutes les mesures mises en œuvre durant la crise et que démontre encore la campagne publicitaire sur la vaccination, des hommes et des femmes se vaccinent uniquement pour continuer à se rendre au cinéma, au restaurant et à toutes sortes de distraction ou simplement pour vivre socialement, ne plus revivre de confinement. Le bien pour eux est le bien-être, une vie de plaisir et de confort, une vie sociale, sans contrainte ni ennui. Nous pouvons alors comprendre que le confinement a été pour eux une épreuve terrible. D’autres, affolés par l’ampleur de l’épidémie ou par les chiffres monstrueux des statistiques, ont peur de la souffrance et de la mort. La santé est un bien qui mérite bien des sacrifices. Enfin, par mimétisme ou encore par habitudes inconscientes, poussés par leurs proches ou apeurés d’être à contre-courant du monde, d’autres encore ont simplement suivi les autres, ne se posant nulle question, ne résistant à aucune pression. Nous agissons aussi pour éviter ce qui pourrait porter atteinte à ce que nous considérons comme un bien, ou plus clairement pour éviter ce qui nous considérons comme un mal.

La question du mal est déterminante dans notre manière de vivre et donc dans notre manière de penser. Elle est même la question fondamentale en matière de vie religieuse. Nombreux de nos contemporains refusent ainsi de croire en Dieu en raison du mal persistant qui règne dans notre monde et qu’ils connaissent eux-mêmes dans leur chair. L’idée de Dieu, d’un Dieu juste et tout-puissant, et leur expérience du mal leur paraissent incompatibles. Suffit-il de dire qu’il s’agit là d’un mystère insondable auquel nous ne pouvons pas répondre pour surmonter les difficultés ? Il est donc temps de nous préoccuper de ce problème difficile et pourtant crucial. Pour initier notre étude, nous vous proposons de suivre l’un de ceux qui ont été sans-doute le plus préoccupé de ce problème, Saint Augustin

Une question préoccupante pour Saint Augustin

Saint Augustin est en effet l’un de ceux qui ont été fortement préoccupé du problème du mal que cause l’homme, et plus précisément du mal moral, c’est-à-dire de celui du péché dans notre monde. Un de ses amis, Evodius, lui demande d’expliquer la cause du péché. « Tu soulèves là un problème qui m’a violemment agité dans mon adolescence et qui, de guerre lasse, m’a poussé vers l’hérésie et m’y a précipité. »[1] Il est convaincu qu’un Dieu parfaitement juste et infiniment aimant ne peut être la cause du mal. « Nous croyons tout ce qui existe vient d’un seul Dieu, et cependant que Dieu n’est pas l’auteur des péchés. » Comme Platon et bien d’autres philosophes, il exclut les réponses des religions païennes qui voient le mal comme une action divine ou la manifestation de la puissance arbitraire des dieux. « D’où vient le mal ? »[2]

Auquel le manichéisme et tout système dualiste apportent des réponses incohérentes…

Le problème du mal a tourmenté Saint Augustin dès ses plus jeunes années. Il croit d’abord que le manichéisme[3] peut lui apporter une réponse à ses angoisses et à ses doutes. Cette religion explique l’origine du mal par deux principes d’être opposés, celui du Bien et celui du Mal. Tout ce qui existe ici-bas est alors un mélange d’éléments bons et mauvais qui résultent de ces deux principes. Le mal existe en nous nécessairement tant que l’élément bon ne se détache pas de l’élément mauvais. Le manichéisme conçoit ainsi un système dualiste que nous retrouvons dans de nombreuses religions ou tendances religieuses, y compris actuelles.

Mais comme Saint Augustin l’a souligné, le fait de reporter l’origine du mal dans un principe mauvais implique non seulement à disculper Dieu de tout mal mais aussi à nous disculper du mal dont nous sommes pourtant la cause. Il conclue aussi que dans ce système, le Bien est une puissance passive au contraire du Mal qui, seule puissance active, absolue et agressive, a toute l’initiative, ce qui ne donne pas une belle image de la puissance de Dieu. La réponse qu’apporte le manichéisme s’avère alors pour Saint Augustin insatisfaisante et incapable de répondre à l’expérience du mal. Son manque de rigueur philosophique finit par le détacher de cette religion.

L’opinion des manichéens sur le mal est manifestement un contre-sens, reconnaît Saint Augustin. Le mal n’est pas un être et au contraire, il est le contraire même de l’être, comme il le découvre dans le néoplatonisme.

Contrairement au néoplatonisme, plus rigoureux…

Saint Augustin trouve dans le néoplatonisme des idées plus solides et constructives. Les philosophes néoplatoniciens cherchent aussi à expliquer la cause du mal qu’ils ne peuvent que constater. C’est aussi un problème redoutable puisqu’eux-aussi, ils sont convaincus de l’existence d’un principe premier et divin qui ne peut être responsable du mal. Selon Plotin (205-270), qui identifie le « nous » à notre âme, c’est-à-dire à notre partie intellectuelle, le mal est lié à notre existence tant que nous sommes attachés à la matière. « Nous ne sommes pas le principe de nos maux, mais les maux existent avant nous : le mal possède l’homme malgré lui »[4]. Mais « la vie dans le corps est elle-même un mal »[5]. Le mal n’est donc pas un être. Dans son système, l’âme « descend » dans la matière, l’« illumine » et lui donne la vie.  En tant que non-être, la matière est dépourvue de bien. Dans ce système trop brièvement décrit, l’âme est aussi « affranchie de toute responsabilité dans les fautes que l’homme commet et dans les maux qu’il subit… »

D’où viennent alors les fautes, se demande Plotin ? « Nos fautes viennent de la victoire que remporte sur nous-mêmes la partie la plus mauvaise de l’être multiple que nous sommes […] Nous faisons donc le mal en cédant aux pires éléments de la nature. »[6] C’est donc par la vertu que nous pouvons vaincre le mal, « non pas en vivant le composé, mais en se séparant déjà. »[7] Par nos propres efforts, par l’intelligence, nous pouvons donc vaincre le mal et parvenir au bien. Contrairement aux manichéens, le Bien dans le système de Plotin est une puissance active qui ne permet pas au mal d’exister isolément, un mal dont l’existence ne remet pas en cause l’ordre des choses, un mal qui suppose même cet ordre. Le mal n’est finalement qu’un aspect particulier d’un univers beaucoup plus riche. La conclusion est naturellement enthousiasmante et optimiste. Ainsi, Saint Augustin se lance dans les études philosophiques comme une véritable entrée en religion. « Sans désemparer je rentrais en moi tout entier. »[8]

Vers l’autonomie spirituelle et le volontarisme

Mais, rapidement, Saint Augustin comprend que la voie que trace Plotin conduit à une véritable autonomie spirituelle et au volontarisme. « Je m’efforce de faire remonter ce qu’il y a de divin en nous à ce qu’il y a de divin dans l’univers. » Il n’y a point de libération mais une prise de conscience. C’est le cœur de tout système platonicien. « Les platoniciens s’étaient toujours sentis capables de proposer une vision de Dieu à laquelle l’homme puisse accéder de lui-même, sans aide extérieure, par la seule « ascension » rationnelle de son esprit vers le royaume des Idées. »[9]

Plus tard, Saint Augustin perçoit les conséquences du néoplatonisme et, sans-doute songeant à lui-même ou aux chrétiens qui se sont égarés dans cette voie, il nous avertit : « Il y a des gens qui pensent atteindre à la contemplation de Dieu et s’unir à Dieu en se purifiant par leurs moyens »[10] Ces « orgueilleux » ne peuvent alors comprendre que nous puissions connaître Dieu par la foi.

La réponse du néoplatonisme au problème du mal, plus riche et plus profond que celle du manichéisme, paraît encore insatisfaisante pour Saint Augustin. En ne comptant que sur soi-même, elle ne répond guère à une réalité que nous expérimentons tous, celle de l’expérience du mal, un mal qui se réalise malgré et contre notre volonté. Nous pouvons aussi concevoir que la voix que trace Plotin n’est propre qu’à ceux qui philosophent et donc à une élite, fermant ainsi la voie à la plupart des hommes et des femmes. Or, la réalité est tout autre. Le mal est parfois plus présent chez des philosophes que chez des ignorants…

Comme le pélagianisme, bien trop optimiste et simpliste

Saint Augustin rencontre aussi d’autres chrétiens qui sont convaincus que naturellement, l’homme a la capacité de choisir entre le bien et le mal et que Dieu lui a donné la force nécessaire pour faire le bon choix depuis l’œuvre de la Création. Le mal résulte donc de la seule mauvaise utilisation de la liberté de l’homme. Il en assume seule toute la lourde responsabilité. Ainsi, selon le pélagianisme[11], Dieu, infiniment bon et puissant, accorde le pouvoir à la volonté humaine d’agir pour le bien comme pour le mal sans remettre en question sa bonté et sa toute puissance. Mais Saint Augustin note que les idées pélagiennes laissent intact le problème du mal.

D’où vient en effet le mal ? Si l’homme a été créé naturellement bon et qu’il est capable de choisir le bien et de ne pas commettre le péché, la cause du mal réside nécessairement à l’extérieur de l’homme, par exemple dans la force contraignante des habitudes sociales selon les pélasgiens. Pélasge peut ainsi affirmer qu’un riche est sûr d’être damné. Bien plus tard, de nombreux philosophes développeront l’idée selon laquelle la société humaine rend mauvais l’homme, de nature naturellement bonne.

Telle est par exemple l’idée de Rousseau, idée en soi peu originale. Mais, contrairement à la doctrine pélagienne, il propose comme remède au mal, non de fuir la société et de mener de réels efforts pour vivre dans la vertu et l’obéissance à Dieu, mais de réformer la société elle-même et de disposer d’un gouvernement capable de régénérer l’homme. Or, c’est oublier que la société est aussi œuvre humaine. De telles philosophies reportent alors le problème du mal de l’homme vers les hommes sans le résoudre. Car finalement, le péché n’est pas une idée ou un concept comme peut l’être l’idée de l’homme. Elle est une réalité qui n’existe que par les hommes…

Et le mal physique ?

Le mal n’est pas seulement moral. Il est aussi physique. Saint Augustin ne néglige pas cette distinction. Les événements historiques dont il est témoin, c’est-à-dire la prise de Rome et le pillage de la Ville par Alaric et ses Goths, bouleversent les Romains, et notamment les païens qui accusent les chrétiens d’en être responsables en raison de l’abandon du culte des dieux ancestraux.

Dans la Cité de Dieu, reprenant le cours de l’histoire humaine, qui n’a pas été épargnée par d’autres calamités en dépit des différents cultes, Saint Augustin présente ces maux comme une épreuve salutaire ou comme de justes peines que Dieu nous inflige. Nous les regardons d’un œil étroit, sans le recul nécessaire ni une véritable vision d’ensemble. La douleur légitime qu’ils créent en nous restreint encore plus notre perception de la réalité. « Quand un homme sans instruction est dans l’atelier d’un artiste, il y voit beaucoup d’instruments dont il ignore l’usage, et s’il est tout-à-fait insensé, il les regarde comme superflus. Si, par mégarde, il tombe dans une fournaise ou s’il blesse en touchant maladroitement un fer acéré, il pensera sans-doute qu’il y a des choses pernicieuses et nuisibles. Mais l’artiste instruit  de leur usage se rira de la sottise de son visiteur et, sans s’inquiéter de ses propos impertinents, il continuera l’exercice de ses travaux. »[12]

C’est donc notre ignorance qui explique notre manière de voir et de percevoir le mal dans les événements. L’homme est un élément d’un ensemble dont il ne mesure pas les dimensions et la subtile organisation. Ce qui peut apparaître un mal pour lui n’est finalement qu’un bien pour la Création à laquelle il appartient. « Il y a des hommes qui, n’osant blâmer chez un ouvrier mortel les instruments qu’ils ne connaissent pas, se résolvent à les jugers nécessaires et préparés pour un usage déterminé, mais qui, dans ce monde où tout nous dit que c’est Dieu qui en est le créateur et l’administrateur, sont assez insensés pour oser reprendre bien des choses dont ils ne connaissent pas l’usage, et pour vouloir paraître savoir ce qui leur échappe dans les œuvres et les instruments de l’Artiste tout-puissant. »[13]

Saisissons bien la pensée de Saint Augustin. Il ne prétend pas que le mal est nécessaire dans la Création. Mais puisqu’il existe, et en raison même de nos limites et de notre impuissance à embrasser d’un seul regard l’ensemble des choses, nous ne pouvons que trouver une explication fragmentaire et nécessairement imparfaite. « Dans l’impuissance où est leur faible esprit d’embrasser et d’envisage la liaison et l’harmonie universelles, quand ils sont blessés d’une chose, ils s’imaginent, parce qu’elle a pour eux de l’importance, que c’est un grand désordre de l’univers. »[14]

Conclusions

La réalité du mal nous semble peu compatible avec l’idée d’un Dieu tout-puissant, juste et miséricordieux. Comment l’auteur de tout bien, Créateur et maître de toute chose, peut-Il permettre le mal, moral et physique, alors qu’Il est la bonté même. De nombreuses religions et philosophies tentent d’apporter une réponse à ce problème déterminant. C’est par leur réponse à cette question si essentielle que nous pouvons déterminer leur véracité et leur pertinence.

La perception que nous avons du mal se fonde sur notre conception de Dieu et celle de la nature humaine. Les théories optimistes du pélagianisme ne convainquent par Saint Augustin, bien trop ancré dans la réalité et trop proche de la misère humaine pour croire l’homme capable par lui-seul d’éviter le mal. Le volontarisme du néoplatonisme ne peut non plus le satisfaire, refusant de concevoir le bien réservé à une élite intellectuelle. Les réponses que les pélagiens et les néoplatoniciens nous donnent se fondent sur une idée de l’homme qui contredise notre expérience du mal, en particulier du mal que nous commettons malgré nous en dépit de notre volonté et de nos efforts. Le dualisme manichéenne est trop incohérente et simpliste pour être pris au sérieux, même si elle peut séduire dans une première approche. En valorisant le mal et en lui donnant une existence, il tend à réduire l’efficacité du bien et finalement la crédibilité de Dieu.

Il n’est guère possible de penser au problème du mal sans soulever la question de notre responsabilité dans le mal que nous faisons. Alors que le manichéisme nous disculpe de toute culpabilité, le néoplatonisme et le pélagianisme nous attribuent seuls la faute. La question du mal trouve là tout son poids et sa véritable signification.

Enfin, comme le montre Saint Augustin dans sa réponse au mal physique, nous apportons souvent de mauvaises réponses au mal qui se présente à nous en raison de nos limites. Notre ignorance ainsi que nos souffrances nous empêchent de prendre du recul nécessaire pour relativiser ce qui nous touche et le situer dans un ensemble beaucoup plus vaste que nous pouvons appréhender.

Finalement, la question du mal n’est pas un problème isolé. Elle est nécessairement liée à d’autres questions essentielles qui l’influencent et qu’elle nourrit. Elle est aussi exigeante puisque non seulement elle répond à une cohérence d’ensemble embrassant tous les aspects de la vie humaine mais aussi à l’expérience que nous avons du mal, aux douleurs ou souffrances qu’il porte en nous et finalement à notre vécu le plus intime, le plus fondamental. Une philosophie ou une religion qui n’apportent pas de réponses satisfaisante sur le mal ne peuvent guère nous intéresser…

 

Notes et références

[1] Saint Augustin, De Libero Arbitrio, I, 2, 4.

[2] Saint Augustin, Confessions, VII, 7, 11.

[3] Voir Émeraude, décembre 2013, article « Le Manichéisme ».

[4] Plotin, Sur l’origine et la nature des maux, I, 8.

[5] Plotin, Sur l’origine et la nature des maux, I, 7.

[6] Plotin, Sur l’origine et la nature des maux, I, 8.

[7] Plotin, Sur l’origine et la nature des maux, I, 7.

[8] Saint Augustin, Contre Acadius, II, 2.

[9] Peter Brown, La vie de Saint Augustin, §10, nouvelle édition, trad. par H. Marrou, éditions du Seuil, 2001.

[10] Saint Augustin, De la Trinité, IV, 15.

[11] Voir Émeraude, mars 2013, articles « Le pélagianisme : son histoire » et « Le pélagianisme : sa doctrine ».

[12] Saint Augustin, Sur la Genèse contre les Manichéens, I, 16, 25, P. L. 34 dans La raison d’être du mal d’après Saint Augustin, Gérard Philips, Museul Lessianume, section théologique n°17.

[13] Saint Augustin, Sur la Genèse contre les Manichéens, I, 16, 25.

[14] Saint Augustin, De Ordine, I, I, 2, P. L. 32 dans La raison d’être du mal d’après Saint Augustin, Gérard Philips.