" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


mardi 27 décembre 2016

Au temps de Luther



Le succès de Luther est inséparable de sa personnalité et de son intelligence. Mais l’homme ne peut par lui-même expliquer les raisons du succès du luthéranisme et plus généralement du protestantisme. Il est en effet difficile de comprendre le succès d'une hérésie sans prendre en compte le milieu dans lequel elle évolue. Née d'un esprit obstiné, l'hérésie a besoin d'un terreau pour qu'elle naisse et grandisse. La ténacité dans l'erreur ne peut tenir longtemps si elle est circonscrite à un individu. L'opposition obstinée à l'autorité de l'Église ne peut guère se développer au-delà d'un homme si cette même autorité ne fait pas l'objet d'une contestation plus générale. Si elle se réduit à un seul homme, ce dernier demeure hérétique mais l'hérésie meurt avec lui. Or nombre d'hérésies ont survécu à leur fondateur. Le luthérianisme en est exemple. L'hérétique est devenu hérésiarque, c'est-à-dire fondateur d'un mouvement hérétique. Il est donc pertinent d'étudier le milieu dans lequel est née la révolte et s'est propagée. L'hérésie ne se résume donc pas à un homme. Le cas de Luther en est une illustration. Nous allons donc nous rendre au XVème -XVIème siècle en pleine Renaissance.
Scandales dans l’Église
« Arrive, Église infâme : écoute ce que le Seigneur te dit : - Je t'ai donné de beaux vêtements, mais tu en as couvert des idoles, des vases précieux, mais tu en as exalté ton orgueil ! Mes sacrements, tu les a profanés par ta simonie ; la luxure a fait de toi une fille de joie, défigurée. Et tu ne rougis plus de tes péchés ! Ah ! Fille publique ! Assise sur le trône de Salomon, elle fait signe à tous les passants. Qui a de l'argent entre chez elle et en use à sa guise, mais qui veut le bien est jeté dehors ! »[1] Les paroles de Savonarole (1452-1498) retentissent dans la cathédrale de Florence. Nous sommes en 1497 en plein Carême. Le dominicain prêche avec passion du haut de sa chaire. L'église est remplie. Nombreux sont les fidèles qui viennent l'entendre. Sa voix vibre dans leurs âmes et dans les pierres. Nous sommes à une époque néfaste pour l'Église.
L'Église est en effet la proie à de sérieux abus. Savonarole nous en donne deux : simonie et luxure. La simonie consiste à vendre ou à acheter les choses spirituelles ou intimement liées aux spirituels en échange d'un bien temporel, pécunier ou autre. La luxure désigne l'impureté ou la tendance désordonnée à goûter à tous les plaisirs voluptueux. Au désordre des mœurs s'ajoute donc le trafic éhonté des choses saintes. Grand propriétaire de terres, le clergé régulier et séculier dispose d'une fortune considérable. Elle excite la convoitise de la noblesse mais aussi des banques. Elle rend plus difficile l'exercice des vertus dont celle de la pauvreté.
Des trafics scandaleux
Albert de Brandebourg
(1490-1545)
Le cas d'Albert de Brandebourg illustre bien la situation. Il est le prince d'une noble famille très puissante, celle des Hohenzellern. Il accumule les offices ecclésiastiques : il est à la fois archevêque de Madgebourg, à l'âge de 23 ans, et de Mayence, puis administrateur apostolique du diocèse d'Halberstadt. En 1518, il est nommé cardinal. Il n'est pas le seul. Georges, comte de Palatin du Rhin et duc de Bavière, est à la fois prévôt de la cathédrale de Mayence, chanoine de Cologne et de Trèves, prévôt de Saint-Donatien à Bruges, et enfin évêque de Spire. « Nous autres, nous voulons les dignités épiscopales comme dots pour nos enfants »[2], nous avertit le duc de Saxe.
Au temps de Luther, chaque office ecclésiastique est lié à un revenu (redevances, offrandes des fidèles, droits d'étole, etc.). Le droit de le percevoir nécessite aussi des frais. L’élection d’un évêque nécessite le paiement du droit de pallium. Le nouveau titulaire doit aussi verser au Pape une sorte d'impôt, les annates, correspondant au revenu annuel du siège. Ainsi Albert de Brandebourg peut obtenir l'archevêché de Mayence parce qu'il s'est engagé à les payer. Il aurait en effet promis à ses fidèles de payer tous les frais liés à son élection. Pour cela, il a dû contracter un emprunt auprès d’un banquier, les Fugger. Ces derniers finissent par monopoliser les opérations fiscales des diocèses allemands. Mais pour s'acquitter de sa dette, l'archevêque est autorisé à publier des indulgences dans ces trois diocèses et à percevoir la moitié du profit en promettant de remettre l'autre moitié à Rome pour la construction de la nouvelle basilique de Saint Pierre de Rome. L’empereur Maximilien intervient à son tour dans les tractations pour obtenir une part des profits. Les élections épiscopales font ainsi l'objet de marchandages.
Sur les terres de Frédéric le Sage, futur protecteur de Luther, un autre scandale. Fréderic refuse en effet les prédications des indulgences papales, non pour des raisons doctrinales, mais pour protéger ses propres revenus. Il possède en effet une riche collection de reliques qui lui apportent un profit non négligeable : parcelles de langes de l’Enfant Jésus, brins de paille de la crèche, cheveux de la Vierge, gouttes de son lait, fragments de clous ou de verges de la Passion… Il aurait collectionné plus de cinq mille reliques. Son trésor attire beaucoup de fidèles et donc un revenu. Moyennant finance, ils pouvaient obtenir des indulgences, notamment la veille de la Toussaint, jour que Luther a choisie pour afficher ses thèses.
Déclin du clergé
Dans de telles conditions, le clergé ne peut guère être exemplaire. Au XVIème siècle, peu nombreux sont les évêques dignes de ce nom. Nombreux sont les fils de famille qui entrent dans l’état ecclésiastique sans vocation, vivant plus en barons féodaux, sans culture ni formation théologique, sans piété, laissant à leurs vicaires les devoirs de leurs charges. Ils sont plus soucieux de leurs intérêts que de ceux de l’Église. Dépensant les revenus de leurs bénéfices, ils déploient un luxe extravagant au grand scandale du peuple. Devant de tels exemples, le bas clergé peut-il être mieux ? Ignorants et mal instruits, des clercs se montrent frivoles et attachés aux biens matériels.
Déclin des monastères
La vie religieuse connaît aussi une grave crise. On se faisait moine pour avoir l’existence assurée, dit-on. Le régime de la commende en est une des causes. Il conduit à la perte de crédibilité du prieur et donc à l’abaissement de la discipline. Il tend à appauvrir les monastères et les couvents dont les revenus sont détournés au profit du commendataire. Certains Ordres semblent perdre leur raison d’être. Les Cordeliers de Paris exigent ainsi en 1592 le droit d’être dotés d’un pécule. Les âmes ferventes et ardentes ne peuvent guère apprécier les exemples indignes de nombreux moines.
L’Église traverse donc une crise sérieuse. Ses autorités et ses plus fervents représentants se montrent bien indignes de leur état. Les scandales sont nombreux et le mal général. On entend de plus en plus les cris d’indignation. Le monde semble avoir envahi l’Église, notamment par les nobles et les banquiers…
Cependant, soyons prudents, il serait injuste de généraliser et d’imputer à tous les prêtres et évêques les vices imputables à certains. Nous ne pouvons qu’ignorer l’étendue exacte des maux. Mais la perception de l’indignité est suffisamment partagée pour exposer l’Église aux attaques de ses adversaires et persuader le peuple de la véracité des pires accusations.
Une piété mal orientée
Que peut devenir le peuple chrétien s’il est encadré par un clergé si peu digne, ignorant et trop attaché à des intérêts matériels ? Les Chrétiens ne peuvent que ressembler à ses pasteurs. Certes, de manière générale, il demeure très fervent mais il témoigne d’une ignorance effrayante. Il se livre aux superstitions de plus en plus nombreuses. Sa piété se montre peu équilibrée. Le culte des saints a notamment pris une ampleur démesurée au point d’être fortement entaché d’idolâtrie. Cela explique en partie les abus de la pratique des indulgences.
Scandales sur le trôle pontifical
Jules II
Enfin, à la fin du XVème et au début du XVIème siècle, le scandale atteint le sommet de l’Église. Deux Papes célèbres montent sur le  trône pontifical : Alexandre VI (1492-1503) et de Jules II (1503-1513).
Le premier pontificat, celui de Rodrigo Borgia, est certainement le plus déplorable qu’a connu l’Église. Certes, de nombreux mensonges l’ont noirci mais il ne demeure pas moins un Pape aux mœurs scandaleuses, plus soucieux de ses intérêts que des intérêts de l’Église, même s’il sait défendre l’autorité que doit posséder le chef de l’Église.
Le second pontificat, celui de Julien della Rovere, est aussi scandaleux mais d’une autre manière. Jules II est un politique. Il défend les intérêts de la puissance de Rome comme un prince machiavélique, selon les règles que vient de décrire Machiavel. Il est le Pape casqué. Il est connu pour les combats armés qu’il mène pour unifier l’Italie sous son autorité. Il n’hésite pas à prendre lui-même les armes. Le prestige politique du Siège apostolique sort immensément grandi de ce pontificat armé mais à quel prix ! Cependant, il travaille aussi à la défense de la foi. Il envoie des missionnaires aux Amériques, facilite la conversion des Hussites de Bohême, soutient ceux qui cherchent à réformer l’Église…
Les pontificats d’Alexandre VI et de Jules II montrent une intolérable confusion entre les intérêts temporels et spirituels. Ils sont aussi le reflet de deux courants qui imprègnent la haute société de l’époque, d’abord l’humanisme puis le machiavélisme.
Une Rome accusée
Au début du XVIème siècle, le prestige religieux des Papes et de la cour pontificale est en ruine. On reproche leur népotisme, la confusion des intérêts, leurs mœurs scandaleuses, le luxe et la mondanité sans oublier l’ambition. L’historien Guichardin (1483-1540) avoue que « personne plus que lui n’avait été écœuré par l’ambition, la cupidité, la débauche des hommes d’Église. »[3] « Tout est fumier ! » s’écrit le cardinal Jean Dominici. Michel Ange abjure le Christ de ne pas revenir à Rome où tout le trahit. Le pieux chanoine Morung craint de perdre la foi en restant plus longtemps à Rome.
Les remontrances proviennent surtout de la fiscalité pontificale. On accuse les impôts d'être excessifs et de venir alimenter le trésor pontifical toujours plus gourmand. À la diète de Worms, le 21 mai 1521, sur la demande de l’empereur Charles Quint, une commission de princes ecclésiastiques et laïques présentent les principales doléances[4]. Ce rapport insiste surtout sur les abus de droit de Rome pour des intérêts uniquement pécuniaires. Il accuse l’augmentation du droit du pallium, de la création de décimes pour financer une guerre contre les Turcs, qui n’a pas eu lieu, de la multiplication des lois pour tirer profit des dispenses et des absolutions, d’avoir fait des indulgences une question d’argent… La Pape Adrien VI (1522-1523) le reconnaît lui-même. « Des actes qu’il faut détester ont été commis dans ces derniers temps et les souverains pontifes n’en peuvent rejeter la responsabilité. Nous avons à déplorer de graves abus dans les questions spirituelles, la transgression de beaucoup de lois existantes, sans parler des illégalités et des scandales. »[5]
Rome concentre tous les mécontentements. Le politique de centralisation que mènent les Papes ne peut que les exacerber. Depuis le XIVème siècle, ils centralisent l’administration pontificale, améliorent la fiscalité et progressent en exigence. Si ces réformes aboutissent à une nette efficacité et mettent fin à des intrigues locales, elles obligent aussi les regards des mécontents à se tourner vers Rome, à concentrer la colère vers le Pape.
La colère contre Rome est aussi historique. Elle date au moins de la lutte du Sacerdoce et du l’Empire quand les deux pouvoirs de l’époque se heurtent violemment. Les Italiens et les Germaniques se détestent. On accuse la Curie romaine d’exploiter les Allemands, de les ruiner, de les mépriser. 
Impuissance de l’autorité impériale
Alors que l’autorité religieuse du Pape s’amenuise, une autre autorité connaît un grave déclin, celle de l’autorité impériale. Les empereurs ont voulu relever l’empire romain. Ils cherchent à unifier des terres au-delà des territoires de langue germanique, notamment en Italie. Face à eux, les souverains allemands ont lutté pour garder leur autonomie et pour s’opposer à toute unification et centralisation. Ils favorisent alors la politique impériale car elle éloigne l’empereur de ses terres. Étrange paradoxe. Pendant que des empereurs guerroient en Italie pour y implanter leur domination, les princes allemands se comportent en seigneurs de plus en plus indépendantsAu début du XVIème siècle, alors que l’empereur s’efforce de reconstituer l’empire, le monde germanique est un morcellement d’états de dimensions diverses, sans cohérence ni cohésion. On en compte quatre cents.
Épuisés par les conflits et des tâches de plus en plus démesurées, les empereurs finissent par perdre toute autorité réelle. Lorsque Charles Quint demandera à ses seigneurs d’appliquer l’édit de Worms, qui met Luther au ban de l’empire, il ne sera pas obéi. Le prince Frédéric de Saxe le mettra même sous sa protection, défiant alors l’autorité impériale.
Pratiquement libérée de toute autorité impériale, la grande noblesse, c’est-à-dire une dizaine de familles, règnent dans un empire incohérent. Face à elle, s’opposent des villes, de plus en plus riches et puissantes. Cologne, Augsbourg, Strasbourg en sont des exemples.
Or face au morcellement et à l’émiettement allemands, des États s’organisent, se développent, se modernisent. La France, l’Angleterre, l’Espagne se constituent en états modernes. Le temps des nations est en effet arrivé. L’idée d’universalisme et de chrétienté n’inspirent plus les monarques. Les Allemands sont conscients de cette situation qui les rend si faibles. « Pas de nation plus méprisée que l’allemande ! », s’écrie Luther. Ils se sentent méprisés par les Italiens, les Français, les Anglais.
Émergence du capitalisme



Au XVème siècle, face à l’empereur, aux nobles et à l’Église se développe une nouvelle puissance, celle de la bourgeoisie d’affaire. Le capitalisme se développe dans les villes allemandes. Il est porté par de grandes familles. Nous avons déjà parlé des Fugger, qui se spécialisent dans les revenus ecclésiastiques. Nous pouvons aussi parler des Welser à Augbsourg ou des Ehinger à Constance… Leurs comptoirs sont nombreux en Europe et se développent dans les Amériques. Ce sont « les rois d’un monde nouveau qui a renversé l’échelle des vieilles valeurs. Les villes, d’où ils sortent : l’orgueil de l’Allemagne. »[6]
Les bourgeois s’enrichissent. Ils gagnent en puissance et leur rôle augmente dans la société. Mais leur développement économique est freiné par les princes et le morcellement politique, par la concurrence entre les villes, par les campagnes, pauvres et prêtes à la révolte, par l’Église et ses lois. L’interdiction du prêt à intérêt, de prendre un loyer sur l’argent, la notion de juste prix, l’esprit de pauvreté et de justice… Ce sont certainement de véritables obstacles au développement du capitalisme. L’Église et l’esprit chrétien gênent les grands bourgeois et les grands banquiers…
Désarroi de la société allemande
La petite noblesse allemande ne connaît guère la vie luxueuse des grandes familles nobles. Elle est endettée et ruinée. Leurs propriétés sont morcelées par hérédité. Leur maigre fortune fond dans les plaisirs et le luxe. Certains nobles n’hésitent pas à faire fortune sur les chemins. Des chevaliers deviennent des brigands. Ils se révolteront plus tard en 1523…
Le bas clergé forme « une sorte de prolétariat ecclésiastique »[7]. Il est pauvre, parfois réduit à exercer des métiers peu compatibles avec l’état sacerdotal. Le nombre de prêtres est par ailleurs très important. Nombreux sont ceux qui entrent dans les ordres et dans les cloîtres. En 1480, la cathédrale de Meissen compte 88 prêtres. La petite ville de Memmingen a 66 prêtres avant la Réforme. Certains n’ont probablement ni vocation ni formation. Au lendemain de la révolution de Luther, « les défections se produiront en masse, comme les fruits mûrs tombent un jour de grand vent. »[8]
Enfin, les ouvriers des villes et les paysans souffrent de la puissance des grandes compagnies commerciales qui se développent, des chevaliers brigands qui déciment les campagnes, des taxes et des corvées, etc. Des révoltes se produisent en 1461, 1470, 1476, 1492. « Les princes allemands dévorent le peuple, mais un jour, c’est le peuple qui les dévorera. »[9] Elles annoncent la guerre des paysans en 1525…
Au début du XVIème siècle, en terres germaniques, les abus et les mécontentements sont donc nombreux. Pendant que le haut clergé accumule les bénéfices, nombre de prêtres ne pratiquent guère les vertus évangéliques et se montrent indignes de leur état. Les fidèles ne peuvent guère apprécier une telle situation. Ils nourrissent à l’égard de leur pasteur une réelle aversion. Le peuple est donc plus enclin à écouter les idées qui lui prônent plus d’égalité, de liberté et de bien-être...

Ainsi, au moment où Luther apparaît, la situation générale, et plus spécialement en Allemagne, est explosive. On souffre d’une crise religieuse, politique, sociale. Des autorités anciennes s'affaiblissent quand de nouveaux pouvoirs veulent se développer et s'affermir. Les convoitises sont nombreuses, les colères prêtes à s’enflammer, … Les idées de Luther n’auraient peut-être pas eu le succès que nous connaissons sans un terrain si propice à la révolte.
Et Luther en est pleinement conscient. Il profite en effet de la situation pour renforcer sa position et gagner des cœurs. Il a accusé l’Église de tous les maux et dénoncé les vices du clergé. Il a appelé les Allemands à se réveiller face aux autres nations et à s’opposer aux ambitions romaines. Il a soutenu la bourgeoisie capitaliste naissante tout en fortifiant l’esprit d’indépendance de la noblesse. Il a appelé à la liberté du peuple et à sa fierté. Mais de tels appels ne sont pas sans contradiction. Il finira par abandonner les paysans à la répression. Il laissera les nobles s’emparer de la vie des communautés religieuses. Les règles religieuses seront modifiées en faveur de la bourgeoisie d’affaire. Sans cette situation explosive, Luther n’aurait pas eu un tel succès, sa parole seule n’aurait pas suffit. Mais si le contexte religieux, politique, social a favorisé le succès du luthérianisme, elle n’explique pas Luther



Notes et références
[1] Savonarole, dans L'Église de la Renaissance et de la Réforme, Une révolution protestante, Daniel-Rops, chap. V, Fayard, 1955.
[2] Dans L'Église de la Renaissance et de la Réforme, Une révolution protestante, Daniel-Rops, chap. V.
[3] Dans L'Église de la Renaissance et de la Réforme, Une révolution protestante, Daniel-Rops, chap. IV.
[4] Rapport « gravamina nationis germanicae », 102 griefs.
[5] Pape Adrien VI, Lettre aux princes et aux ordres, 23 novembre 1522 dans
[6] Lucien Fèbvre, Martin Luther, un destin.
[7] Abbé A. Boulanger, Histoire générale de l’Église, tome III, Les temps modernes, volume VII, XVIe – XVIIème siècle, 1ère partie, La réforme protestante, I, n°8A, librairie catholique Emmanuel Vitte, 1938.
[8] L. Cristiani, article « Réforme », Dictionnaire d’Alès, dans Histoire générale de l’Église, Abbé A. Boulanger, tome III, Les temps modernes, volume VII, XVIe – XVIIème siècle, 1ère partie, La réforme protestante, I, n°8A.
[9] Nicolas de Cues dans l'Église de la Renaissance et de la Réforme, Une révolution protestante, Daniel-Rops, chap. V.

vendredi 16 décembre 2016

Luther (1483-1546)

« Luther est un des plus grands génies religieux de toute l’humanité. Je le mets à cet égard sur le même plan que Saint Augustin, Saint Thomas d’Aquin ou Pascal. D’une certaine manière, il est encore plus grand. Il a repensé tout le christianisme. Il en a donné une nouvelle synthèse, une nouvelle interprétation. »[1] Comment un théologien catholique peut-il s’exprimer ainsi ? Cela nous étonne et nous effraie. L’Église catholique en condamnant Luther a-t-elle commis une erreur ? Le luthéranisme est-il alors dans le vrai ? Le conflit qui divise les catholiques et les protestants depuis cinq siècles n’est-il finalement qu’un malentendu ? Le mouvement œcuménique aurait donc pour objectif de faire cesser cette méprise pour unir de nouveau les Chrétiens. Aujourd’hui, il n’est pas rare d’entendre des propositions similaires et de voir des comportements allant dans ce sens, cherchant la réconciliation par des rencontres et des gestes symboliques. Or la réalité n’est pas aussi simple…

Dans l’article précédent, nous avons décrit les événements de 1517 à 1520 qui ont conduit à la rupture. Trois ans ont suffit pour bouleverser l’Église et semer la zizanie. Un homme a été au centre de ce bouleversement : Luther. Génie ou fou ? Les avis divergent. Mais tous admettent son rôle prédominant, voire fondamental, dans la situation actuelle. Il n’est alors guère envisageable de comprendre l’histoire et donc la situation actuelle sans mieux le connaître. Notre article a pour objet la vie de Luther jusqu’en 1517.

Sources

Nous avons peu de sources d’informations sur Luther avant 1517. Nous sommes souvent tributaires de son propre témoignage qu'il nous a laissé dans ses nombreux ouvrages bien des années après les événements. Pour nos articles, nous avons utilisé des ouvrages provenant d’historiens tant catholiques que protestants.

Luther avant l’entrée dans la vie religieuse

Né le 10 novembre 1483, à Eisleben, en Saxe, Martin Luther est le second de huit enfants. Son père, Hans, est un homme pieux, aux mœurs irréprochables, prompt à la colère. D’origine paysanne, il quitte le travail de la terre pour être mineur puis ouvrier et ensuite contremaître avant de devenir entrepreneur en fonderie. Si au début, la famille de Luther est plutôt pauvre, sa situation change au fur et à mesure de l’élévation sociale du père. Sa femme, Marguerite, fait marcher ses enfants d’une main ferme. Selon les propos de Luther, son enfance est durement frappée par la sévérité de ses parents et par la discipline qu’ils exigent de leurs enfants. Les coups de fouet ne sont pas rares.

Martin est un homme intelligent. Après une éducation classique, il poursuit ses études dans le droit. Pendant un an, il est l’élève des Frères de la vie commune. En 1501, à dix-huit ans, il entre à l’Université d’Erfurt. Très brillant, il obtient la maîtrise ès art. Survient alors un fait qui le bouleverse. Le 2 juillet 1505, sur la route de Manfeld à Erfurt, il est surpris par un orage d’une violence inouïe. Il fait alors un vœu à Sainte Anne : « Si tu m’aides, je me ferai moine. » Tel est le récit traditionnel qui explique l’origine de la vocation religieuse de Luther. Il est néanmoins très improbable que son vœu ait été aussi spontané que cela. La mort, il l’a côtoyée bien souvent. La crainte de son devenir dans l’au-delà, il l’a déjà connue. La vie monastique serait-elle alors une réponse à ses angoisses ? Légendaire ou non, le récit nous révèle un des traits de la personnalité de Luther : sa  vive sensibilité. Il nous dévoile aussi les troubles qui le hantent et ne cesseront de le hanter par la suite. Quinze jours après, il réalise son vœu. Il frappe à la porte du couvent des Ermites de Saint Augustin. Ces derniers appartiennent à la branche de stricte observance de l’ordre.

Une brillante carrière religieuse





Luther est un novice zélé. Il multiplie les pratiques ascétiques et les œuvres de piété.  En 1521, il dira « si jamais moine était entré au ciel par sa moinerie, j’y serais allé tout droit. »[2] En raison de son zèle, le temps de son noviciat est réduit. Il prononce ses vœux en 1506, puis l’année suivante, il devient prêtre. En 1508, il est transféré à Wittemberg pour y enseigner la philosophie et y acquérir le titre de bachelier l’année suivante. Il devient un homme éminent. En 1510, il est désigné pour aller à Rome soumettre aux supérieurs de son ordre les remontrances des Augustins de la stricte observance. Ces derniers refusent en effet le projet selon lequel ils devraient obéir à la branche de la large observance. Selon la légende, la ville de Rome aurait provoqué en lui un tel scandale qu’il en était revenu en fervent partisan d’une réforme. En racontant ses souvenirs vingt-ans après la rupture avec Rome, il nous décrit des confesseurs ignorants, des prêtres bâclant les messes, la tenue éhontée des femmes dans les églises… Pourtant, au cours de son séjour, il se montre très pieux et très dévot.

À son retour, Luther est affecté au couvent de Wittemberg. En 1512, il est promu docteur en théologie. Il se voit confier la chaire d’Écriture sainte à l’Université. Il commente dans ses cours le livre des Psaumes (1513-1515), ainsi que l’Épître aux Romains (1515-1516), l’Épître aux Galates (1516-1517) et l’Épître aux Hébreux (1517-1518). Ses cours connaissent un vif succès. Également prédicateur, il se fait aimer de son auditoire. Il est nommé vicaire de district, à la tête de onze maisons.

En 1517, Luther est donc un homme estimé et prestigieux dans son Ordre comme dans son université. « C’est le Christ qui parle par votre bouche », ose lui dire son supérieur Staupitz, vicaire général pour le district allemand.

Un homme tourmenté

Pendant quinze ans, Luther se livre à des jeûnes et des pratiques ascétiques très sévères. D’où vient ce désir de mortification ? Il cherche certainement à apaiser son âme tant il est angoissé par son salut. Il voit en effet dans ses exercices un moyen de répondre à un vif sentiment religieux. « J’ai moi-même été moine pendant quinze ans, sans compter la manière dont j’ai vécu avant. J’ai lu avec zèle tous leurs livres et j’ai fait ce que je pouvais. À aucun moment je n’ai pu me consoler de mon baptême, mais j’ai toujours pensé : quand seras-tu une fois pieux et feras-tu assez, pour avoir un Dieu qui te fait grâce ? De telles pensées m’ont poussé vers la « moinerie » et m’ont tourmenté et supplicié par le jeûne, le froid et une vie sévère »[3]

Luther est un homme scrupuleux, tourmenté par une inquiétude profonde, hanté par l’idée d’un Dieu exigeant. Dieu lui apparaît comme un Juge sévère. « Quand feras-tu assez pour obtenir que Dieu soit clément ? »[4] La colère divine et la crainte du jugement dernier le conduisent parfois à de véritables crises d’abattement. Lors de son noviciat, au cours d’une célébration d’une messe, au moment de l’offertoire, il est souvent pris d’une angoisse terrible. Il a pu poursuivre son office avec l’aide de son prieur ou du maître des novices. Dieu l’accepte-t-il ? Pardonne-t-il ses péchés ? La majesté divine l’écrase.

Peut-il par ses propres œuvres jouir de la paix de l’âme ? Telle est la question que se pose Luther. « Sous le couvert de cette sainteté et de cette confiance en ma justice propre, je nourrissais une perpétuelle défiance, des doutes, une crainte, une envie de haïr et de blasphémer Dieu. »[5] En dépit de sa sincérité et de son zèle, il ne parvient pas à surmonter ses angoisses. « Quand je le regardais sur la croix, je croyais qu’il était pour moi comme la foudre. Quand on prononçait son nom, j’aurais préféré entendre nommer le diable, car je croyais qu’il me fallait faire des bonnes œuvres jusqu’à ce que le Christ me fût par elles rendu favorable. »[6] Il constate donc l’impuissance de ses exercices et finalement de sa volonté. Luther soulève alors une nouvelle question : l’homme dispose-t-il finalement du libre-arbitre pour accomplir la loi ? Son expérience personnelle se traduit par une sérieuse interrogation sur l’homme.

La volonté humaine à la merci de l’arbitraire de Dieu

Gabriel Biel (1420 et 1425- 1495)



Au cours de ses études à l’Université d’Erfurt, Luther découvre l’ockhamisme au travers de Gabriel Biel. Selon le franciscain Occam (1285-1347), l’homme peut surmonter le péché et ses actes peuvent être méritoires. Ses forces naturelles resteraient intactes après le péché originel. L’homme pourrait donc observer la loi et accomplir les commandements de Dieu. À la conception volontariste d'Occam, Biel ajoute l’idée de la toute puissance de Dieu : pour que ses œuvres soient méritoires, il faut nécessairement que Dieu les accepte. Les péchés seraient des péchés parce que Dieu le veut ainsi. L’efficacité des œuvres humaines est donc remise en cause. Si l’homme faisait ce qu’il pouvait, Dieu lui donnerait-il sa grâce puisque tout dépend finalement de la volonté divine ? Cela n’était pas évident. Et si la volonté humaine devenait défaillante, que se passerait-il ? Que pense alors Luther, lui qui éprouve tant de difficultés pour accomplir les œuvres de la vie monacale tel qu’il les conçoit, dans toute sa rigueur ? Dieu l’accepterait-t-Il ? Étranges pensées que celles de Gabriel Biel. Elle exalte la volonté et la raison humaines, puis les humilie devant l’arbitraire de Dieu. « Elle ne tendait les forces d’espérance du moine que pour les mieux briser, et le laisser pantelant, dans l’impuissance tragique de sa débilité. » [7]

Une vive sensibilité religieuse

Luther ne voit cependant dans ses repentances et ses contritions aucune efficacité. L’amour propre, l’égoïsme, les convoitises qu’il éprouve lui font douter de son salut. Les concupiscences qui le tourmentent en dépit de son zèle ascétique le font douter de son salut. Ne serait-il pas réprouvé, se dit-il ? Ses exercices ascétiques ne lui donnent aucune certitude. « La permanence du péché l’acculait au désespoir. »[8] Il se sent abandonné par Dieu. « Impossible de fuir, pas moyen de trouver une consolation, ni en soi-même, ni au-dehors : de tous côtés, ce n’est qu’une accusation »[9]. Il se sent alors incapable de surmonter le jugement de Dieu. «  Je me suis martyrisé par la prière, le jeûne, les veilles, le froid, écrira Luther en 1537… Qu’ai-je cherché par là, sinon Dieu ? Il sait comment j’ai observé ma règle et quelle vie sévère j’ai menée… Je ne croyais pas au Christ, mais je le prenais pour un juge sévère et terrible, tel qu’on le peint siégeant sur l’arc-en-ciel. »[10]

Terrible crise. Tout sent le désespoir. Sa soif d’absolu est extrême. Son âme tumultueuse et scrupuleuse à l’excès n’est pas satisfaite. Il « exagère la gravité de ses moindres péchés, sans cesse penché sur sa conscience, occupé à en scruter les mouvements secrets, hanté du reste par la pensée du jugement, nourrissait de son indignité un sentiment d’autant plus violent et redoutable, qu’aucun des remèdes qu’on lui offrait ne pouvait, ne savait alléger ses souffrances. »[11] Est-il élu par Dieu ? ...

L’influence des lectures

Luther lit beaucoup. Il cherche probablement à puiser dans ses lectures de quoi surmonter ses crises. Avec Saint Augustin, il ne retient que la corruption de l’homme. L’homme doit s’affirmer comme pécheur devant Dieu. Il doit donc s’accuser avec sévérité. Sa conception du péché sera opposée à celle de l’Église. Ce que l’Église catholique dit de la concupiscence est pour Luther le péché lui-même. Il accusera l’Église catholique de minimiser le péché. Dans les œuvres de Saint Augustin contre le pélagianisme, il découvre aussi la toute-puissance de la grâce. Il conçoit alors entièrement le salut comme œuvre de la grâce de Dieu.

Dans la Théologie allemande[12], ouvrage mystique dont on ignore l’auteur, il découvre le rôle de la foi au Christ Rédempteur. Selon cet ouvrage, l’homme doit s’ouvrir à l’action de Dieu et la subir, ne rien faire pour y résister. Telle est la mystique allemande qui s’impose à Luther. Contrairement au volontarisme prôné par l’ockhamisme, elle s’oppose à toute efficacité des œuvres. L’homme serait incapable par lui-même à se rendre juste.

En 1511, Luther quitte la stricte observance. Dans les cours qu’il donne sur les Psaumes, il n’hésite pas à dire que tous les hommes pêchent et sont toujours impurs. Il traite les Augustins de la stricte observance d’« orgueilleux en sainteté ».

La théorie de justification de Luther

Dans la préface de l’édition de ses œuvres en 1545, Luther nous raconte que l’étude de l’Épître aux Romains libère enfin ses angoisses. Grâce à une illumination de la grâce, nous dit-il, il découvre au travers du verset 17 du chapitre I que « la justice de Dieu, c’est celle qui nous justifie et non celle qui nous condamne c’est celle dont vit le juste par le bienfait de Dieu, c’est-à-dire par la foi. »[13] Dieu n’est plus pour Luther un juge qui exerce une justice punissable. Une lecture de Saint Augustin le réconforte dans son interprétation.

Luther élabore sa théorie de la justification : Dieu juge les hommes non sur leurs œuvres mais sur leur foi en lui et dans la rédemption du Christ. Le croyant justifié est juste tout en demeurant pécheur. Il est justifié parce que Dieu renonce à lui imputer ses péchés et par la foi, lui met au bénéfice de sa justice. Il est pécheur car la convoitise subsiste en lui. Tous les hommes sont corrompus par le péché. Le péché originel n’est pas détruit au baptême. Atteints du péché, tous les hommes sont privés du libre arbitre et de ce fait ne peuvent être responsable de leurs actes, bons ou mauvais. Incapables de faire le bien, ils ne peuvent donc être justifiés par leurs œuvres. Ils ne peuvent l’être que par la foi. Il n’y a en fait qu’une seule justice, une justice extérieure à l’homme, une justice qui le sauve. Par la grâce du Christ, toutes les souillures de l’âme sont comme recouvertes d’une chape de lumière. Il faut donc se confier en Lui et se raccrocher à Lui. « La foi qui justifie, c’est celle qui saisit Jésus-Christ. »[14] Tout ce que peut faire l’homme est donc dérisoire.

Que cette doctrine peut être apaisante pour une âme si tourmentée que celle de Luther ! « Aussitôt, je me sentis renaître, et il me sembla être entré par les portes grandes ouvertes, au paradis même. » [15] Il se sent pécheur mais le Christ a pris sur Lui tous les péchés. Les exercices de piété qu’il mène avec si grand opiniâtreté mais inefficacité ne servent à rien. Les raisonnements théologiques subtils auxquels il a recours sont aussi bien inutiles. Pour être sauvé, il faut porter en soi la certitude du salut par la foi. Mais de même qu’il s’oppose à la conception catholique du péché, il confond la notion classique de foi avec le sentiment de confiance.

Un homme sûr de lui


Depuis son illumination, Luther se sent possédé de Dieu. Sa réputation grandissante, le soutien qu’il obtient auprès de ses supérieures et des autorités politiques, et la réussite de sa carrière ne peuvent que le renforcer dans sa conviction. « Il sait d’instinct que, quant au fond, il ne se trompe pas. Et comment se tromperait-il ? Il enseigne ce qu’il croit. Et ce qu’il croit, c’est Dieu qui le lui a révélé. »[16] Il se glorifie du titre de valet du Christ et d’évangéliste. Ses disciples le confirment dans ses convictions. Il est pour eux le héraut de la vérité.

Naturellement, toute opposition provoque en lui colère et fureur. Comme ses pensées lui semblent claires, d’une incroyable vérité, Luther ne voit dans toute opposition que méchanceté ou ignorance. Les opposants seraient même des maudits. D’où « des injures violentes, brutales, sans mesure et sans esprit, d’une grossièreté qui bientôt passera toutes les bornes, à mesure que la contrainte des mœurs monastiques cessera, petit à petit, de faire frein sur Luther. »[17] Ses paroles sont aussi exagérées que ne l’étaient ses exercices de mortification.

Sa fougue et son agressivité imprègnent ses discours et ses écrits. Érasme voit en lui une impétuosité excessive et dangereuse. C’est parfois la violence de son langage qu’il condamne. Selon un de ses biographes, son tempérament peut « passer de l’abattement à l’exaltation la plus vive, de même une violence extrême ne reculant pas devant l’obscénité alternant avec une grande douceur. »[18] Voyant que ses appels ne reçoivent aucun écho chez les Juifs, Luther se lance à la fin de sa vie dans une vive polémique contre eux, demandant même qu’on brûle les synagogues et qu’on les expulse. Des moyens toujours excessifs lorsque son discours rencontre des résistances et une vive opposition. De même, lorsqu'il rencontre des résistances , sa doctrine se radicalise.

Au fur et à mesure des discussions et des attaques de ses adversaires, Luther développe ainsi ses pensées et étend sa doctrine sur tout le christianisme. Plus l’adversité est grande, plus il avance dans la critique et dans les affirmations. « Moi, plus ils montrent de fureur, plus je m’avance loin ! J’abandonne mes premières positions, pour qu’ils aboient après ; je me porte aux plus avancées, pour qu’ils les aboient aussi. »[19] Pour se défendre, il se justifie par l’attitude de ses opposants. « Que je le veuille ou non, je suis bien contraint de devenir chaque jour plus savant, avec tant et de si hauts maîtres pour me pousser et m’exciter à l’envi !  »[20]

Un homme face à l’Église

Dispute de Leipzig

(27 juin-16 juillet 1519)
À partir de son expérience personnelle et enfermé dans ses certitudes, Luther remet finalement en cause toute la doctrine catholique. À plusieurs reprises, les autorités de l’Église catholique lui demandent de se rétracter. Pour justifier son refus, il évoque sa conscience. « Ma conscience est captive de la Parole divine »[21]. Les tourments que procure sa conscience le rendent malades. Ils donnent lieu à de véritables crises. « J’ai laissé faiblir en moi l’Esprit, au lieu de me dresser, nouvel Elie, contre les idoles. » [22]

Selon les maîtres ockhamistes de l’Université d’Erfurt, tout Chrétien est compétent pour réformer l’Église. Exagérant probablement leur enseignement, Luther étend l’autorité du Chrétien. Il peut s’opposer au Pape et aux Conciles. Il peut se dresser seul devant l’Église. Comme Luther…  « Un ami lui disait un jour qu’il était le libérateur de la chrétienté. « Oui, répondit-il, je le suis, je l’ai été. Mais comme un cheval aveugle qui ne sait où son maître le conduit.  »[23]

Conclusion

Il n’est pas difficile à démontrer que la conception de la justice divine qu’avait Luther avant son « illumination », un Dieu châtiant le pécheur, n’est pas celle de l’Église catholique. Cela démontre sans doute une formation théologique bien médiocre des Universités. L’influence des différents courants volontaristes tels que l’ockhamisme ne fait qu’amplifier cette conception d’un Dieu terrifiant et capricieux, donnant ou refusant sa grâce. Chez un homme si scrupuleux qu’était Luther, une telle connaissance de la justice divine ne pouvait guère lui donner la paix de l’âme. Sa vie monacale a été un échec. Il cherche de la certitude. Il la trouve dans sa pensée, en lui-même.

 « On ne dira jamais assez combien chez Luther la vie et la pensée se rejoignent et font un. »[24] Les crises d’angoisses devant l’incertitude de son salut, son effroi devant une conception terrifiante de Dieu, ses doutes et son impuissance sont la raison même de sa théologie. Pourtant, dans ses écrits, pour justifier sa doctrine, il en appelle à l’Évangile mais c’est un Évangile lu au travers d’une âme profondément angoissée.

La doctrine de Luther est naturellement centrée sur l’expérience humaine, personnelle, intime. Elle n’écoute pas la doctrine de l’Église. Elle ne veut qu’apaiser une âme tumultueuse, excessive, inquiète à mourir. Elle est impulsive et intempérante, passionnée et sûre d’elle-même, intransigeante, redoutablement excessive. Elle s’est développée selon sa vive sensibilité et les différentes influences qu’il a subies lors de sa formation et d’une lecture livrée à elle-même. Elle est en fait le résultat d’un « interaction continue d’un tempérament très caractérisé et d’une dogmatique qui, tout à la fois, en procède et l’exalte. »[25] Face à ses adversaires, Luther ne défend pas sa doctrine. Il se défend. Sa doctrine et lui ne font qu’un. La doctrine de Luther est en effet inséparable de son être et de son expérience. Elle ne naît pas de Dieu. … Toute la violence des guerres de religion est déjà là ……




Note et références
[1] P. Congar, Une vie pour la vérité. Jean PUYO interroge le P. Congar, Paris 1975 dans Les différends anthropologiques dans la séparation entre catholiques et protestants. Approche historique, systématique, et œcuménique, Maryvonne Nivoit, Mémoire de thèse pour le grade de docteur de théologie catholique de l’université de Strasbourg, 8 septembre 2015.
[2] Luther, dans Histoire générale de l’Église, Abbé A. Boulanger, Les Tempes modernes, volume VII, XVIe et XVIIe siècles, 1ère partie : La réforme protestante, n°14.
[3] WA 37, 661, 20, publié par Cruciger.
[4] Luther dans L’Église de la renaissance et de la réforme, Une révolution religieuse : la réforme protestante, Daniel-Rops, V, Fayard, 1955.
[5] Luther, Commentaire sur l’Épître aux Galates, 1531 dans  La Réforme, Stauffer Richard, Introduction, Paris, Presses Universitaires de France, Que sais-je ?, 2003, www.cairn.info.
[6] Luther, Commentaire de Saint Mathieu, 1539, dans  La Réforme, Stauffer Richard, Introduction.
[7] Lucien Fèbvre, Martin Luther, un destin.
[8] Lienhard, Marc Liénard, Luther : un temps, une vie, une œuvre, un message.
[9] WA1, 557, 25-39.
[10] Exeg. d. Schr., XLIX, 27 (1537) dans Martin Luther, un destin, Lucien Fèbvre, PUF, 4ème édition, 1968, 1ère édition 1928 et W145, 482, traduit par Henri Stohl.
[11] Lucien Fèbvre, Martin Luther, un destin.
[12] Theologia Germanica.
[13] Luther dans Histoire générale de l’Église, Abbé A. Boulanger, Les Temps modernes, volume VII, XVIe et XVIIe siècles, 1ère partie : La réforme protestante, n°14.
[14] Luther, Commentaire sur l’Épître aux Romains dans L’Église de la renaissance et de la réforme, Une révolution religieuse : la réforme protestante, Daniel-Rops, V.
[15] Luther, Commentaire sur l’Épître aux Romains dans L’Église de la renaissance et de la réforme, Une révolution religieuse : la réforme protestante, Daniel-Rops, V, et dans Le dictionnaire de l’Histoire du Christianisme, article « Luther ».
[16] Lucien Fèbvre, Martin Luther, un destin.
[17] Lucien Fèbvre, Martin Luther, un destin.
[18] Marc Liénard, Luther : un temps, une vie, une œuvre, un message dans Les différends anthropologiques dans la séparation entre catholiques et protestants. Approche historique, systématique, et œcuménique, Maryvonne Nivoit.
[19] Luther, Lettre de Luther à Sylvius Egranus, mars 1518, dans Martin Luther, un destin, Lucien Fèbvre.
[20] Luther, De Captivitate, 1520, dans Martin Luther, un destin, Lucien Fèbvre.
[21] Luther dans L’Église de la renaissance et de la réforme, Une révolution religieuse : la réforme protestante, Daniel-Rops, V.
[22] Luther dans L’Église de la renaissance et de la réforme, Une révolution religieuse : la réforme protestante, Daniel-Rops, V.
[23] Mathesius, VII dans Martin Luther, un destin, Lucien Fèbvre, PUF, 4ème édition, 1968, 1ère édition 1928.
[24] Liénard
[25] Lucien Fèbvre, Martin Luther, un destin.