Scandales
dans l’Église
« Arrive,
Église infâme : écoute ce que le Seigneur te dit : - Je t'ai donné de
beaux vêtements, mais tu en as couvert des idoles, des vases précieux, mais tu
en as exalté ton orgueil ! Mes sacrements, tu les a profanés par ta
simonie ; la luxure a fait de toi une fille de joie, défigurée. Et tu ne
rougis plus de tes péchés ! Ah ! Fille publique ! Assise sur le
trône de Salomon, elle fait signe à tous les passants. Qui a de l'argent entre
chez elle et en use à sa guise, mais qui veut le bien est jeté dehors ! »[1] Les
paroles de Savonarole (1452-1498) retentissent dans la cathédrale de Florence. Nous
sommes en 1497 en plein Carême. Le dominicain prêche avec passion du haut de sa
chaire. L'église est remplie. Nombreux sont les fidèles qui viennent
l'entendre. Sa voix vibre dans leurs âmes et dans les pierres. Nous sommes à
une époque néfaste pour l'Église.
L'Église
est en effet la proie à de sérieux abus. Savonarole nous en donne deux :
simonie et luxure. La simonie consiste à vendre ou à acheter les choses
spirituelles ou intimement liées aux spirituels en échange d'un bien temporel,
pécunier ou autre. La luxure désigne l'impureté ou la tendance désordonnée à
goûter à tous les plaisirs voluptueux. Au désordre des mœurs s'ajoute donc le
trafic éhonté des choses saintes. Grand propriétaire de terres, le clergé
régulier et séculier dispose d'une fortune considérable. Elle excite la
convoitise de la noblesse mais aussi des banques. Elle rend plus difficile
l'exercice des vertus dont celle de la pauvreté.
Des
trafics scandaleux
Albert de Brandebourg (1490-1545) |
Au
temps de Luther, chaque office ecclésiastique est lié à un revenu (redevances,
offrandes des fidèles, droits d'étole, etc.). Le droit de le percevoir
nécessite aussi des frais. L’élection d’un évêque nécessite le paiement du
droit de pallium. Le nouveau titulaire doit aussi verser au Pape une sorte
d'impôt, les annates, correspondant au revenu annuel du siège. Ainsi Albert de
Brandebourg peut obtenir l'archevêché de Mayence parce qu'il s'est engagé à les
payer. Il aurait en effet promis à ses fidèles de payer tous les frais liés à
son élection. Pour cela, il a dû contracter un emprunt auprès d’un banquier,
les Fugger. Ces derniers finissent par monopoliser les opérations fiscales des
diocèses allemands. Mais pour s'acquitter de sa dette, l'archevêque est
autorisé à publier des indulgences dans ces trois diocèses et à percevoir la
moitié du profit en promettant de remettre l'autre moitié à Rome pour la
construction de la nouvelle basilique de Saint Pierre de Rome. L’empereur
Maximilien intervient à son tour dans les tractations pour obtenir une part des
profits. Les élections épiscopales font ainsi l'objet de marchandages.
Sur
les terres de Frédéric le Sage, futur protecteur de Luther, un autre scandale.
Fréderic refuse en effet les prédications des indulgences papales, non pour des
raisons doctrinales, mais pour protéger ses propres revenus. Il possède en effet
une riche collection de reliques qui lui apportent un profit non négligeable :
parcelles de langes de l’Enfant Jésus, brins de paille de la crèche, cheveux de
la Vierge, gouttes de son lait, fragments de clous ou de verges de la Passion…
Il aurait collectionné plus de cinq mille reliques. Son trésor attire beaucoup
de fidèles et donc un revenu. Moyennant finance, ils pouvaient obtenir des
indulgences, notamment la veille de la Toussaint, jour que Luther a choisie
pour afficher ses thèses.
Déclin
du clergé
Dans
de telles conditions, le clergé ne peut guère être exemplaire. Au XVIème siècle,
peu nombreux sont les évêques dignes de ce nom. Nombreux sont les fils de
famille qui entrent dans l’état ecclésiastique sans vocation, vivant plus
en barons féodaux, sans culture ni formation théologique, sans piété, laissant
à leurs vicaires les devoirs de leurs charges. Ils sont plus soucieux de leurs
intérêts que de ceux de l’Église. Dépensant les revenus de leurs bénéfices, ils
déploient un luxe extravagant au grand scandale du peuple. Devant de tels
exemples, le bas clergé peut-il être mieux ? Ignorants et mal instruits,
des clercs se montrent frivoles et attachés aux biens matériels.
Déclin
des monastères
La
vie religieuse connaît aussi une grave crise. On se faisait moine pour avoir
l’existence assurée, dit-on. Le régime de la commende en est une des causes. Il
conduit à la perte de crédibilité du prieur et donc à l’abaissement de la
discipline. Il tend à appauvrir les monastères et les couvents dont les revenus
sont détournés au profit du commendataire. Certains Ordres semblent perdre leur
raison d’être. Les Cordeliers de Paris exigent ainsi en 1592 le droit d’être
dotés d’un pécule. Les âmes ferventes et ardentes ne peuvent guère apprécier les
exemples indignes de nombreux moines.
L’Église
traverse donc une crise sérieuse. Ses autorités et ses plus fervents
représentants se montrent bien indignes de leur état. Les scandales sont
nombreux et le mal général. On entend de plus en plus les cris d’indignation. Le
monde semble avoir envahi l’Église, notamment par les nobles et les banquiers…
Cependant,
soyons prudents, il serait injuste de généraliser et d’imputer à tous les
prêtres et évêques les vices imputables à certains. Nous ne pouvons qu’ignorer
l’étendue exacte des maux. Mais la perception de l’indignité est suffisamment
partagée pour exposer l’Église aux attaques de ses adversaires et persuader le
peuple de la véracité des pires accusations.
Une
piété mal orientée
Que
peut devenir le peuple chrétien s’il est encadré par un clergé si peu digne,
ignorant et trop attaché à des intérêts matériels ? Les Chrétiens ne
peuvent que ressembler à ses pasteurs. Certes, de manière générale, il demeure
très fervent mais il témoigne d’une ignorance effrayante. Il se livre aux
superstitions de plus en plus nombreuses. Sa piété se montre peu équilibrée. Le
culte des saints a notamment pris une ampleur démesurée au point d’être
fortement entaché d’idolâtrie. Cela explique en partie les abus de la pratique
des indulgences.
Scandales
sur le trôle pontifical
Jules II |
Le
premier pontificat, celui de Rodrigo Borgia, est certainement le plus
déplorable qu’a connu l’Église. Certes, de nombreux mensonges l’ont noirci mais
il ne demeure pas moins un Pape aux mœurs scandaleuses, plus soucieux de ses
intérêts que des intérêts de l’Église, même s’il sait défendre l’autorité que
doit posséder le chef de l’Église.
Le
second pontificat, celui de Julien della Rovere, est aussi scandaleux mais
d’une autre manière. Jules II est un politique. Il défend les intérêts de la
puissance de Rome comme un prince machiavélique, selon les règles que vient de décrire Machiavel. Il est le Pape casqué. Il est connu pour les combats armés
qu’il mène pour unifier l’Italie sous son autorité. Il n’hésite pas à prendre lui-même
les armes. Le prestige politique du Siège apostolique sort immensément grandi
de ce pontificat armé mais à quel prix ! Cependant, il travaille aussi à
la défense de la foi. Il envoie des missionnaires aux Amériques, facilite la conversion
des Hussites de Bohême, soutient ceux qui cherchent à réformer l’Église…
Les
pontificats d’Alexandre VI et de Jules II montrent une intolérable confusion
entre les intérêts temporels et spirituels. Ils sont aussi le reflet de deux
courants qui imprègnent la haute société de l’époque, d’abord l’humanisme puis
le machiavélisme.
Une
Rome accusée
Les
remontrances proviennent surtout de la fiscalité pontificale. On accuse les
impôts d'être excessifs et de venir alimenter le trésor pontifical toujours plus
gourmand. À la diète de Worms, le 21 mai 1521, sur la demande de l’empereur Charles
Quint, une commission de princes ecclésiastiques et laïques présentent les
principales doléances[4].
Ce rapport insiste surtout sur les abus de droit de Rome pour des intérêts
uniquement pécuniaires. Il accuse l’augmentation du droit du pallium, de la
création de décimes pour financer une guerre contre les Turcs, qui n’a pas eu
lieu, de la multiplication des lois pour tirer profit des dispenses et des
absolutions, d’avoir fait des indulgences une question d’argent… La Pape Adrien
VI (1522-1523) le reconnaît lui-même. « Des
actes qu’il faut détester ont été commis dans ces derniers temps et les
souverains pontifes n’en peuvent rejeter la responsabilité. Nous avons à
déplorer de graves abus dans les questions spirituelles, la transgression de
beaucoup de lois existantes, sans parler des illégalités et des
scandales. »[5]
Rome concentre tous les mécontentements. Le politique de centralisation que mènent les Papes ne peut que les exacerber. Depuis le XIVème siècle, ils centralisent l’administration pontificale, améliorent la fiscalité et
progressent en exigence. Si ces réformes aboutissent à une nette efficacité et mettent fin à des intrigues locales, elles obligent aussi les regards des mécontents à
se tourner vers Rome, à concentrer la colère vers le Pape.
La
colère contre Rome est aussi historique. Elle date au moins de la lutte du
Sacerdoce et du l’Empire quand les deux pouvoirs de l’époque se heurtent
violemment. Les Italiens et les Germaniques se détestent. On accuse la Curie
romaine d’exploiter les Allemands, de les ruiner, de les mépriser.
Impuissance
de l’autorité impériale
Alors
que l’autorité religieuse du Pape s’amenuise, une autre autorité connaît un
grave déclin, celle de l’autorité impériale. Les empereurs ont voulu relever
l’empire romain. Ils cherchent à unifier des terres au-delà des territoires de
langue germanique, notamment en Italie. Face à eux, les souverains allemands
ont lutté pour garder leur autonomie et pour s’opposer à toute unification et
centralisation. Ils favorisent alors la politique impériale car elle éloigne l’empereur de
ses terres. Étrange paradoxe. Pendant que des empereurs guerroient en Italie
pour y implanter leur domination, les princes allemands se comportent en
seigneurs de plus en plus indépendants. Au début du XVIème siècle, alors que
l’empereur s’efforce de reconstituer l’empire, le monde germanique est un
morcellement d’états de dimensions diverses, sans cohérence ni cohésion. On en
compte quatre cents.
Épuisés
par les conflits et des tâches de plus en plus démesurées, les empereurs
finissent par perdre toute autorité réelle. Lorsque Charles Quint demandera à
ses seigneurs d’appliquer l’édit de Worms, qui met Luther au ban de l’empire,
il ne sera pas obéi. Le prince Frédéric de Saxe le mettra même sous sa
protection, défiant alors l’autorité impériale.
Pratiquement
libérée de toute autorité impériale, la grande noblesse, c’est-à-dire une
dizaine de familles, règnent dans un empire incohérent. Face à elle, s’opposent des villes, de plus en plus riches et puissantes. Cologne, Augsbourg,
Strasbourg en sont des exemples.
Or
face au morcellement et à l’émiettement allemands, des États s’organisent, se
développent, se modernisent. La France, l’Angleterre, l’Espagne se constituent
en états modernes. Le temps des nations est en effet arrivé. L’idée
d’universalisme et de chrétienté n’inspirent plus les monarques. Les Allemands
sont conscients de cette situation qui les rend si faibles. « Pas de nation plus méprisée que
l’allemande ! », s’écrie Luther. Ils se sentent méprisés par les
Italiens, les Français, les Anglais.
Émergence
du capitalisme
Les
bourgeois s’enrichissent. Ils gagnent en puissance et leur rôle augmente dans
la société. Mais leur développement économique est freiné par les princes et le
morcellement politique, par la concurrence entre les villes, par les campagnes,
pauvres et prêtes à la révolte, par l’Église et ses lois. L’interdiction du
prêt à intérêt, de prendre un loyer sur l’argent, la notion de juste prix,
l’esprit de pauvreté et de justice… Ce sont certainement de véritables
obstacles au développement du capitalisme. L’Église et l’esprit chrétien gênent
les grands bourgeois et les grands banquiers…
Désarroi
de la société allemande
La
petite noblesse allemande ne connaît guère la vie luxueuse des grandes familles
nobles. Elle est endettée et ruinée. Leurs propriétés sont morcelées par
hérédité. Leur maigre fortune fond dans les plaisirs et le luxe. Certains
nobles n’hésitent pas à faire fortune sur les chemins. Des chevaliers
deviennent des brigands. Ils se révolteront plus tard en 1523…
Le
bas clergé forme « une sorte de prolétariat ecclésiastique »[7]. Il
est pauvre, parfois réduit à exercer des métiers peu compatibles avec l’état
sacerdotal. Le nombre de prêtres est par ailleurs très important. Nombreux sont ceux qui entrent dans les ordres et dans les cloîtres. En 1480, la cathédrale de
Meissen compte 88 prêtres. La petite ville de Memmingen a 66 prêtres avant la
Réforme. Certains n’ont probablement ni vocation ni formation. Au lendemain de
la révolution de Luther, « les
défections se produiront en masse, comme les fruits mûrs tombent un jour de
grand vent. »[8]
Enfin,
les ouvriers des villes et les paysans souffrent de la puissance des grandes
compagnies commerciales qui se développent, des chevaliers brigands qui
déciment les campagnes, des taxes et des corvées, etc. Des révoltes se
produisent en 1461, 1470, 1476, 1492. « Les princes allemands dévorent le peuple, mais un jour, c’est le peuple
qui les dévorera. »[9]
Elles annoncent la guerre des paysans en 1525…
Au
début du XVIème siècle, en terres germaniques, les abus et les mécontentements
sont donc nombreux. Pendant que le haut clergé accumule les bénéfices, nombre de
prêtres ne pratiquent guère les vertus évangéliques et se montrent indignes de
leur état. Les fidèles ne peuvent guère apprécier une telle situation. Ils
nourrissent à l’égard de leur pasteur une réelle aversion. Le peuple est donc
plus enclin à écouter les idées qui lui prônent plus d’égalité, de liberté et
de bien-être...
Ainsi, au moment où Luther apparaît, la situation générale,
et plus spécialement en Allemagne, est explosive. On souffre d’une crise religieuse, politique, sociale. Des autorités anciennes s'affaiblissent quand de
nouveaux pouvoirs veulent se développer et s'affermir. Les convoitises sont nombreuses, les
colères prêtes à s’enflammer, … Les idées de Luther n’auraient peut-être pas eu
le succès que nous connaissons sans un terrain si propice à la révolte.
Et Luther en est pleinement conscient. Il profite en effet de la
situation pour renforcer sa position et gagner des cœurs. Il a accusé l’Église
de tous les maux et dénoncé les vices du clergé. Il a appelé les Allemands à se
réveiller face aux autres nations et à s’opposer aux ambitions romaines. Il a
soutenu la bourgeoisie capitaliste naissante tout en fortifiant l’esprit
d’indépendance de la noblesse. Il a appelé à la liberté du peuple et à sa fierté. Mais de tels
appels ne sont pas sans contradiction. Il finira par abandonner les paysans à la
répression. Il laissera les nobles s’emparer de la vie des communautés
religieuses. Les règles religieuses seront modifiées en faveur de la bourgeoisie
d’affaire. Sans
cette situation explosive, Luther n’aurait pas eu un tel succès, sa parole seule
n’aurait pas suffit. Mais si le contexte religieux, politique, social a
favorisé le succès du luthérianisme, elle n’explique pas Luther.
Notes et références
[1]
Savonarole, dans L'Église de la Renaissance et de la Réforme,
Une révolution protestante, Daniel-Rops, chap. V, Fayard, 1955.
[2]
Dans L'Église de la Renaissance et de la Réforme, Une
révolution protestante, Daniel-Rops, chap. V.
[3]
Dans L'Église de la Renaissance et de la Réforme, Une
révolution protestante, Daniel-Rops, chap. IV.
[4]
Rapport « gravamina nationis
germanicae », 102 griefs.
[5]
Pape Adrien VI, Lettre aux princes et aux ordres, 23 novembre 1522 dans
[6] Lucien Fèbvre,
Martin Luther, un destin.
[7] Abbé A. Boulanger, Histoire
générale de l’Église, tome III, Les temps modernes, volume VII, XVIe
– XVIIème siècle, 1ère partie, La réforme protestante,
I, n°8A, librairie catholique Emmanuel Vitte, 1938.
[8] L. Cristiani,
article « Réforme », Dictionnaire d’Alès, dans Histoire générale de l’Église,
Abbé A. Boulanger, tome III, Les temps modernes, volume VII, XVIe
– XVIIème siècle, 1ère partie, La réforme protestante,
I, n°8A.
[9] Nicolas de Cues
dans l'Église de la Renaissance et de la Réforme, Une
révolution protestante, Daniel-Rops, chap. V.
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