" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


vendredi 23 février 2018

Une querelle autour de la pauvreté, lourde de conséquences


Giotto : Les vertus franciscaines : allégorie de la pauvreté,
détail. 1330. Fresque. Assise, église inférieure Saint François
Lorsque l’Église semble sombrer dans la décadence comme emportée par les scandales de ses fils, des voix se lèvent et comme des vents tempétueux, elles crient contre les mœurs dépravées de leur temps et les infidélités à l’amour de Dieu, prêchant pénitence et conversion. Rome est alors décrite comme une nouvelle Babylone vouée aux châtiments du ciel. Dans des discours d’une virulence inouïe, elles condamnent la décadence du clergé, déclament contre les autorités de l’Église et réclament des réformes en profondeur. Elles fulminent volontiers contre les clercs qui se préoccupent davantage de leur argent et de leurs domaines que du soin des âmes. Elles les décrient comme des esclaves empêtrés de leur richesse, trahissant les vertus évangéliques que sont l’humilité et la pauvreté. Toutes ces voix, comme inspirées de Dieu, prêchent une Église de pauvreté et dénoncent la richesse qui avilit et corrompt. La question de la pauvreté et de l’usage des biens de ce monde est ainsi souvent au cœur des critiques des réformateurs et de tous ceux qui veulent « purifier » l’Église.

Au XIVe siècle, la question de la pauvreté et de la propriété est au cœur d’une querelle à l’université d’Oxford que mène Wiclef contre les Franciscains. Sa conception de la pauvreté est même une des lignes directrices de son action et de sa pensée. Il fonde notamment le droit de propriété sur l’état de grâce et donc refuse à tout pécheur indigne la détention de bien. Mais ces discours nous rendent perplexes quand nous découvrons les sources de ses revenus comme ceux de tant prétendus réformateurs qui suivront ses pas. Ils prônent volontiers la pauvreté évangélique tout en vivant sans scrupules des bénéfices ecclésiastiques. Dans sa retraite paisible, laissé à ses loisirs, Wiclef vit paisiblement des revenus que lui donnent deux cures lucratives offertes par le roi d’Angleterre.

La question de la pauvreté est d’une grande importance au temps de Wiclef. Ce n’est pas seulement un problème d’exégèse ou de fidélité à l’égard de Notre Seigneur Jésus-Christ. Elle soulève la question du pouvoir dans l’Église et de ses rapports avec l’État. Sans richesse, comment l’Église pourrait-elle se défendre contre les prétentions des princes ? Derrière les belles idées, se trouvent souvent des faits peu recommandables. Concrètement, les critiques des réformateurs contre la pauvreté a conduit les seigneurs à confisquer les biens ecclésiastiques et à renvoyer les religieux. Elles ont éveillé la cupidité des hommes et satisfait leurs intérêts personnels. Elles ont donné naissance aux églises luthériennes et à l’Église d’Angleterre, toutes soumises aux autorités temporelles.

Pourtant, la question de la pauvreté au sein de l’Église ne date pas de Wiclef. Il ne fait que raviver une querelle beaucoup plus ancienne. Remontons donc dans le passé…

Saint François d’Assise et Dame Pauvreté



Tout commence par une belle histoire, celle de Saint François d’Assise (v.1181-1226), le « Poverello ». Un jour de février 1209, il se dépouille de tous ses biens, renonce à son héritage et ne garde pour tout vêtement qu’une tunique de toile grossière avec une ceinture. Ainsi il se fiance avec Dame Pauvreté à laquelle il restera fidèle jusqu’à la mort. La même année, il réunit autour de lui des disciples et rédige une première règle pour organiser la vie commune. Il donne ainsi naissance à l’Ordre des Franciscains. Après un accueil plutôt défavorable à Rome, Saint François d’Assise reçoit finalement la bénédiction du Pape Innocent III et son autorisation de prêcher. Vêtus d’un froc d’étoffe grossière, serré à la taille par une corde, et d’un capuchon, nu-pieds, les Franciscains prêchent la pénitence tout en la pratiquant et en vivant d’aumônes à la manière des pauvres. Peu d’année après sa naissance, le nouvel Ordre est déjà fort de plusieurs milliers de membres. C’est un incroyable succès. Saint François d’Assise songe alors à étendre le champ d’action de ses disciples, à l’apostolat auprès des Musulmans. Mais, le développement important de son Ordre n’est pas sans difficulté.

Dame Pauvreté, sujet de division

De retour d’un voyage en Orient, en 1219, Saint François d’Assise découvre sa communauté divisée sur plusieurs points, en particulier sur la question de la pauvreté. Certains veulent pratiquer une pauvreté parfaite à l’image du Christ et à son exemple mais d’autres jugent la règle trop sévère et veulent des accommodements. Le deuxième point de désaccord concerne la question des études. Certains disciples veulent en effet étudier afin de réfuter les hérétiques et d’être plus efficaces dans la prédication. D’autres n’y voient aucun intérêt. Au contraire, l’étude risque de s’opposer à leur désir de pauvreté. Ils semblent ainsi suivre Saint François d’Assise qui a bâti sa règle sur deux points : l’humilité et la pauvreté, vertus qu’il croit inconciliables avec la science qui enfle l’esprit.

Attristé de ces conflits, Saint François d’Assise finit par se démettre de sa charge de chef de l’Ordre en 1220 pour se retirer ensuite sur le mont Alverne. Durant sa dernière retraite, il rédige son Testament spirituel dans lequel il maintient la pauvreté absolue comme le principe fondamental de son Ordre. 

La Règle de Saint François d’Assise impose plus précisément la renonciation au droit de propriété non seulement au religieux pris individuellement mais aussi à toute la communauté. Par le travail laborieux et la mendicité, ils doivent leur subsistance quotidienne comme au temps du christianisme primitif. La pauvreté n’est pas considérée comme une fin mais comme le premier moyen pour aller à Dieu. En outre, ce retour à la pauvreté évangélique se fait sous la direction du « seigneur Pape », de l’évêque du diocèse et des clercs de tout rang. La pauvreté ne s’oppose donc pas à l’obéissance. Elle se fait au sein de l’Église, soumise aux autorités ecclésiastiques.

Les spirituels et les conventuels

Saint Bonaventure
La règle de pauvreté absolue est en fait difficilement applicable par tous. Dans un Ordre devenu si important que celui des Franciscains, il est bien difficile de la respecter. Les tâches nombreuses et variées lui imposent l’usage de quelques ressources matérielles. Elle donne alors lieu à la division de l’Ordre en deux parties : les Conventuels qui se résignent aux compromis et les Spirituels, ou les « zelanti », farouchement hostiles à toute accommodation. Mais de manière générale, l’esprit au sein des Franciscains semble évoluer vers une règle plus mitigée de la pauvreté

L’exemple est donné par le général de l’Ordre, lui-même, Elie de Cortone, désigné en 1221. Il allège la règle franciscaine et abandonne certaines pratiques telles que les quêtes quotidiennes. Il n’hésite pas à voyager à cheval, suivi de deux serviteurs, et fait construire de magnifiques basiliques, comme Sainte-Croix de Florence. Tout cela finit par soulever des plaintes de la part des partisans de la pauvreté, notamment de Saint Antoine de Padoue. La déposition d’Elie de Cortone ne permet pas de calmer les esprits. Le nouveau supérieur de l’Ordre, Saint Bonaventure, parvient alors à calmer les dissensions et à maintenir l’observance de la pauvreté dans tout ce qui n’est pas incompatible avec l’apostolat. Mais Saint Bonaventure mort, la querelle reprend de plus belle et menace l’unité de l’Ordre.

Des solutions de compromis

Les Papes doivent intervenir pour faire cesser les querelles. En 1230, par la bulle Quo Elongati (1230), Grégoire IX, un ami de Saint François, maintient la rigueur de la pauvreté franciscaine, tant individuelle que collective, mais en adoucit la pratique. Seuls les conseils évangéliques dûment définis dans la Règle sont à pratiquer. Enfin, il précise que le Testament spirituel de Saint François d’Assise ne présente aucune force d’obligation.

En 1279, une solution semble trouver pour justifier aux Franciscains la nécessité de disposer quelques biens. Dans la bulle Exiit qui seminat (14 août 1279), Nicolas III distingue l’usage de droit, interdits aux Franciscains, et l’usage de fait, permis pour la nourriture, le vêtement, le culte, l’étude. Néanmoins, cet usage de fait doit être pauvre, c’est-à-dire modéré. En outre, la propriété n’appartient désormais qu’au Saint Siège, et, aux religieux, l’usage seulement et un usage réglé par le vœu de pauvreté. La gestion de leur bien est confiée à des procureurs désignés par le Saint Siège, l’ordinaire du lieu et le maître de l’Ordre. Mais en 1283, Martin V définit que le procureur est désormais institué et peut être révoqué par le maître de l’Ordre selon les besoins des couvents.

Constatant de graves manquements et refusant les mesures mises en place, des Spirituels quittent l’Ordre des Franciscains et fondent, avec l’autorisation du Pape Célestin IV, une nouvelle communauté, l’Ordre des Pauvres Ermites. Mais avec son successeur Boniface VIII, l’ordre est placé sous la juridiction des Franciscains et leurs dispenses révoquées.

Une doctrine qui s’étend au-delà de l’Ordre

La querelle se poursuit au sein de l’Ordre des Franciscains mais change de nature. Pierre de Jean Olivi (1248-1298), l’un des principaux chefs des Spirituels, affirme que pour réaliser la perfection évangélique et mener une vie conforme au Christ et à ses Apôtres, il faut non seulement renoncer à toute propriété mais encore user pauvrement des choses indispensables à la vie. Il s’oppose à Saint Thomas d’Aquin qui ne voit dans la pauvreté qu’un moyen d’atteindre la perfection. Une telle conception de la vie chrétienne remet en cause les Conventuels, qui estiment qu’on peut pratiquer la pauvreté tout en ayant un niveau de vie décent, mais encore les clercs qui possèdent des biens, en perçoivent des revenus, sont bien chaussés et bien vêtus… La querelle de la pauvreté dépasse alors les limites de l’Ordre franciscain. Elle touche désormais toute l’Église. Elle devient vite doctrinale…

Les Spirituels ne forment pas une seule entité. Il en existe plusieurs groupes qui se distinguent selon leur localisation. Nous pouvons en distinguer trois noyaux : le Midi de la France, la Toscane et les Marches d’Ancône. Olivi dirige les Spirituels de la Provence, Ubertin de Casale dans la marche d’Ancône. Ainsi se distinguent les Provençaux et les Italiens, les seconds étant plus intransigeants et réactifs. Des groupes plus révolutionnaires apparaissent en Italie du Nord. Ce sont par exemple les Apostolici qui se croient habilités à purifier, par la force, l’Église pour hâter l’irruption des temps nouveaux. Si les Franciscains spirituels s’opposent à ces insurgés, certains d’entre eux partage les idées de Joachim de Flore…

Joachim de Flore est un moine cistercien mort en 1202. Dans son livre Évangile éternel, il a défendu la doctrine selon laquelle l’histoire se découpe en trois âges, chaque âge correspond au règne d’une des trois Personnes divines. L’Ancien Testament est celui de Dieu le Père, Le Nouveau Testament, celui de Dieu le Fils. Ainsi les premiers apôtres ont inauguré l’âge du Saint Esprit. Fortement influencé par les écrits du moine calabrais, Gérard de Borgo San Domnino[1] en appelle à un nouvel âge de l’Esprit qu’a commencé avec Saint François d’Assise. Il identifie le Poverello à l’ange du sixième sceau de l’Apocalypse, qui doit conduire à une cité pure et fraternelle. Les Spirituels qui l’ont suivi se voient alors les défenseurs d’une Église spirituelle rénovée.

La lutte contre les Spirituels

Conscients du danger que présentent ces groupes, partisans intransigeants d’une nouvelle conception de l’Église, l’Église tente d’arrêter la diffusion de leurs doctrines. Depuis Boniface VIII, les Spirituels ont l’objet d’une véritable répression. Des propositions de Pierre de Jean Olivi sont ainsi condamnées par le Concile de Vienne (1274). Mais des formes de relâchement au sein de certains Conventuels sont aussi proscrites. Un Pape s’illustre dans le combat contre les Spirituels : Jean XXII ….

Jean XXII
Pape de 1316-1334
Dans la décrétale Quorumdam exigit (7 octobre 1317), Jean XXII désavoue les thèses rigoristes des Spirituels et leur demande de se soumettre à leurs supérieurs. Mais, les Spirituels refusent de lui obéir, prétextant que le Pape ne peut changer la règle primitive de Saint François d’Assise qui, selon eux, est intangible, vue qu’elle n’est autre que la règle de l’Évangile. Ainsi, ils finissent par identifier leur règle et leur interprétation avec l’Évangile lui-même. Ils considèrent alors Jean XXII comme un ennemi de l’Évangile et de ce fait avait perdu tout pouvoir de juridiction et d’ordre. Une de leurs erreurs « invente deux Église, l’une charnelle, écrasée par les richesses, débordant de richesses et souillée de méfaits, et sur laquelle règnent, disent-ils, le pontife romain et les autres prélats inférieurs ; l’autre spirituelle, pure de par sa frugalité, ornée de vertus, ceinte par la pauvreté ; dans laquelle ils se trouvent seuls avec leurs pareils, et à laquelle ils se trouvent seuls avec leurs pareils et à laquelle ils président également eux-mêmes de par le mérite d’une vie spirituelle »[2]. En 1318, le Pape dissolve leur communauté, énumère et réprouve les erreurs qu’il leur attribue. Ceux qui ne sont pas rétractés sont considérés comme des hérétiques et livrés au bras séculier pour être exécutés.

Une lutte de plus en plus doctrinale

En 1322, un autre conflit éclate au sein de l’Ordre franciscain toujours sur la question de la pauvreté. Il s’agit désormais de savoir si Notre Seigneur Jésus-Christ et les Apôtres ont pratiqué la pauvreté absolue. Il n’y aurait alors de christianisme digne de ce nom que dans le renoncement parfait aux biens matériels.

Sans attendre la décision du Pape Jean XXII, qui veut consulter les cardinaux, les théologiens et les Universités sur cette thèse, le chef de l’Ordre franciscain, Michel de Cesène, et le chapitre général affirment avec force la validité de cette proposition. Froissé de ce procédé indélicat, le Pape déclare que le Saint Siège n’est plus propriétaire des biens dont les Franciscains ont l’usage. Il leur retire ainsi la fiction derrière laquelle ils s’abritent pour se qualifier de Mendiants, tout en jouissant de revenus assurés. Puis, l’année suivante, en 1323, Jean XIII publie une bulle qui proclame que Notre Seigneur Jésus-Christ, s’il a vécu pauvrement, a néanmoins exercé le droit de propriété. Il décrète en outre comme hérétique la proposition que le Christ et les Apôtres n’ont possédé ni individuellement ni en commun.

Michel de Cesena et ses partisans parviennent alors à s’enfuir pour rejoindre l’empereur Louis de Bavière, alors en lutte ouverte contre le Pape. Ils sont accompagnés de Guillaume d’Ockham, dont ses écrits sont en cours d’examen par les théologiens pontificaux. La question de la pauvreté se mêle donc désormais à d’autres questions plus politiques…

La querelle remet en cause l’autorité du Pape

Dans notre étude, nous retrouvons encore Guillaume d’Ockham. Dans d’autres articles, nous le voyons surtout comme le maître du nominalisme [5], cette philosophie qui ne voit la réalité que dans le singulier, ce qui implique nécessairement l’impossibilité rationnelle de connaître Dieu et le divorce entre la raison et la foi. Sa philosophie a dominé les Universités au XVIe siècle. Wiclef et Luther ont été disciples de maîtres nominalistes. Cette fois, Ockham intervient dans la querelle qui oppose les Papes et les Franciscains au sujet de la pauvreté et de la propriété.

Jean XXII montre aux Franciscains qu’il n’y a pas de différences entre user une chose et en être propriétaire pour des biens consomptibles. Il n’est pas en effet possible de manquer un aliment et d’affirmer en même temps qu’on n’exerce aucun droit sur ce même aliment. De même, l’usage permanent d’un bien, qui n’est pas un prêt, revient à en être propriétaire. Ainsi les Franciscains ne peuvent croire qu’ils ont renoncé à la propriété et à la richesse. Ockham intervient alors pour sauver la position de son maître. Il va redéfinir les concepts juridiques afin de séparer le droit d’usage et la propriété. Pour cela, il définit une nouvelle source du droit …

La naissance d’une nouvelle conception de droit

Ockham[3] distingue le droit dont Dieu est la cause (« jus poli ») et le droit que les hommes définissent(« jus foi »). Le droit est le fruit du décret d’une volonté divine ou humaine octroyant à un individu un droit. Ainsi le droit est un pouvoir et non une permission comme l’entendent le droit romain et la papauté. En effet, selon la vision médiévale, le droit est une licence dont le dépositaire peut à tout moment être dépossédé. Ainsi il est une part que le souverain et, au-dessus de lui, le souverain pontife, distribue en vertu de la justice, de ce qui est juste. Chaque droit est une concession pour une durée indéfinie mais qui peut cesser si le bien commun l’exige. Le droit est donc considéré comme une permission…

Or en faisant le droit un pouvoir, et non plus une permission, Ockham en déduit que nul ne peut être privé de son droit sans cause ou sans son consentement. Ainsi i définit le « jus utendi » comme « pouvoir licite d’user d’une chose extérieure, dont on ne saurait être privé contre son gré sans faute ni cause raisonnable, sous peine de poursuite en justice de son adversaire. » Finalement, le « jus fori » n’est plus un octroi de la société mais un pouvoir naturel de l’individu. Il peut être défendu devant un tribunal au cours d’une procédure pénale.

Concernant le « jus poli », le pouvoir provient de Dieu et il est inhérent à tout homme. Le Créateur fait de chaque individu le titulaire d’un droit particulier. Ainsi un décret divin garantit à l’homme un accès libre aux éléments lui permettant de survivre comme la nourriture, la boisson, les vêtements. Cette concession divine assure ainsi la subsistance de chacun tout en se situant en amont de la propriété. Le « jus poli » permet ainsi de justifier le pouvoir d’user d’un bien sans en être propriétaire.

Ainsi, le « jus fori » procède d’une convention humaine et donc dépend de la société. L’avoir et donc la propriété relèvent de ce droit. Le « jus poli » est ancré dans la nature même de l’individu. Il est du côté de l’être. L’usage des subsistances les plus essentielles relève de ce droit. Ainsi Ockham parvient à distinguer le droit d’usage de la propriété, le premier étant antérieur que le second. En concédant à chaque individu un droit d’usage sur les biens nécessaires à sa subsistance, il s’appuie sur un concept de Dieu tout-puissant comme la source d’un droit sans propriété, contrairement au droit de son époque qui ne tolère pas qu’on puisse user d’un bien sans en être le propriétaire.

En outre, avec cette distinction, l’homme est considéré comme porteur d’un droit qui ne relève pas d’une relation, d’un dominant. C’est un droit subjectif. Une partie du droit, le « jus poli », devient inaccessible à tout souverain, y compris à l’empereur et au Pape. Ainsi nous voyons Wiclef et Luther s’opposer aux sentences des Papes car contraires au droit divin…

Pour défendre la position des Franciscains, et non des prétendus droits de l’homme, Ockham modifie donc les définitions classiques du droit et construit un nouveau droit qui ne correspond plus à la justice. Pour cela, il s’appuie en particulier sur ses convictions religieuses et sur une lecture de la Sainte Écriture, sans s’inspirer des sources de droit classiques de son époque.

Que tout semble flou et si peu pratique en réalité ! Comment pouvons-nous définir les éléments qui permettent à l’homme de survivre ? Ockham ne parle ni de la qualité du logis ni celle des vêtements. L’aspect pratique ne l’intéresse guère en fait. Il ne songe qu’à défendre son Ordre.

Mais, ne nous trompons pas. L’ouvrage dans lequel il expose ce nouveau droit, Opus Nonante dierum, n’a probablement pas eu d’influence sur ses contemporains. Néanmoins, tout cela est en germe dans le nominalisme…

Une conséquence du nominalisme

Selon l’idée d’Aristote, alors dominant, le droit est l’objet de la justice. Et la justice a pour fonction d’ordonner l’homme en ce qui est relatif à autrui, nous rappelle Saint Thomas d’Aquin[4]. Elle ajuste les éléments d’un tout. Elle n’a donc de sens que dans des rapports. Le droit est aussi objectif. Il n’est pas ancré dans un individu. Il existe dans le monde. La mission du souverain et du juge est justement de le rechercher dans les rapports entre les hommes et entre les parties du litige. Un droit subjectif n’a donc pas de sens dans une telle conception

Or selon le principe même du nominalisme, Ockham ne voit la réalité que dans le singulier. La famille, la ville, le monde n’ont pas de véritable existence dans sa philosophie. Il ne peut donc que refuser toute réalité à une relation ontologique et donc à un droit objectif. Toute théorie juridique qui se base sur des rapports entre les hommes n’est pas concevable dans le nominalisme. Le droit ne peut donc être subjectif. C’est un renversement de valeur qui remet en cause la base même de la société médiévale …

Conclusion

La querelle sur la pauvreté dans l’Ordre franciscain est un exemple de ces histoires qui transforment une question d’abord restreinte et d’ordre pratique à une remise en cause fondamentale d’une pensée ou d’une doctrine. Les contestataires se radicalisent et diffusent des doctrines contraires à celles enseignées par la foi. Ainsi après avoir réclamé le respect d’une pauvreté absolue, les Spirituels ne considéreront l’Église que comme une société spirituelle dont les membres ne sont que les véritables pauvres. La pauvreté devient même le sceau du salut. Luther s’en souviendra …

Un brillant docteur, comme Ockham, intervient alors dans cette histoire pour les secourir, construisant, par la dialectique, tout un système permettant de justifier leur position. Il ne songe pas évidemment à renverser la société mais se contente de défendre l’Ordre auquel il appartient. Mais cela ne peut guère nous surprendre. Son système n’est qu’une conséquence du nominalisme, qui, progressivement, renverse les fondements de la société en dissociant la raison et la foi. Wiclef, Huss puis Luther sont les fils de cette philosophie destructrice…

Mais ne soyons pas dupe. Ockham est auprès de l’empereur Louis de Bavière en lutte aussi contre la Papauté. Son système lui sert également à affaiblir la position d’un ennemi commun, le Pape, comme il va être aussi employé par les seigneurs eux-mêmes pour séculariser les biens de l’Église






Notes et références


[1] Sa doctrine est présentée dans son ouvrage Introductorius in Evangelium Aeternum, Introduction à l’Évangile éternel. Le terme d’évangile éternel est la reprise du verset de l’Apocalypse, XIV, 6.
[2] Jean XXII, Constitution Gloriosam Ecclesiam, §14, 23 janvier 1318, Denz. 911.
[3] Nous nous inspirons fortement de l’article Le nominalisme de Guillaume d’Ockham et la naissance du concept des droits de l’homme, Yann Kergunteuil, Université catholique de Lyon, Master 2006.
[4] Saint Thomas d’Aquin, Sommes théologiques, Iia, IIae, qu, 57, a, 1.
[5] Voir Émeraude, juin 2017, article "la révolution intellectuelle du XIVe siècle, prélude à la rupture religieuse".

samedi 17 février 2018

Wiclef, un précurseur de Luther

Au cours de l’histoire, des hommes ou des mouvements ont marqué leur époque par leurs actions, leurs écrits ou par leurs pensées, par le bien ou par le mal qu’ils ont apporté à l’humanité. Leur présence s’étend alors au-delà de leur existence. Comme une source s’écoulant sur les flancs d’une montagne, grossissant au fur et à mesure de son parcours jusqu’à nourrir un fleuve, ils contribuent au développement de la société et des hommes sur plusieurs générations. Certains finissent par être oubliés ou par être remplacés, d’autres persistent dans notre mémoire collective. Parfois, notre regard s’attarde tellement sur leur vie et sur leur influence que nous croyons qu’ils ont apparu par enchantement et réussi par leur seule force. Or avec un peu plus de recul, nous saisissons vite notre erreur. Ils naissent d’abord dans un environnement qui leur est favorable, capable de les entendre et de les appuyer, voire de multiplier leurs actions et de porter loin et en profondeur leurs paroles et leurs actions. Luther aurait-il eu autant de succès au temps des Pères de l’Église ou dans l’Espagne très catholique du XVIe siècle ? Puis ils sont en quelques sortes préparés par d’autres qui leur aménagent et préparent le terrain. Ce sont les précurseurs. Certains sont proches d’eux, encore vivants, d’autres ont déjà disparu, voire oublié. Pourtant sans eux, rien n’aurait pu se passer. L’histoire aurait continué sa route sans être marquée ni changée en bien comme en mal.

Lorsque nous étudions une doctrine ou un mouvement, ou encore un des hommes marquants de l'histoire, nous devons donc porter notre regard, non seulement sur les conditions qui ont permis leur épanouissement, conditions religieuses, sociales, politiques, intellectuelles, etc., mais aussi sur les hommes qui ont contribué à leur naissance et à leur développement. Ainsi, il n’est point possible d’étudier Luther et le début du protestantisme sans connaître ses précurseurs. Dans nos articles, un nom est souvent cité, celui de John Wiclef. C’est pourquoi nous vous proposons de mieux le connaître.

John Wiclef sous l’influence du maître Bradwardine

John Wiclef, dit encore Wyclif, Wycliff ou encore Wycliffe, est né vers 1324 dans le village de Wycliff, un petit village de Yorkshire, d’où il a tiré son nom. Il appartient à une famille anglo-saxonne de la basse noblesse. Destiné au clergé séculier, il étudie la philosophie et la théologie à l’Université d’Oxford. Il a été fortement impressionné par Thomas Bradwardine. Attardons-nous sur ce dernier.

Thomas Brawardine (v. 1290-1349) est d’abord professeur puis chancelier de l’Université d’Oxford avant d’être archevêque de Cantorbéry. Il est à la fois théologien, mathématicien et physicien, auteur de nombreux traités de logique et de science. C’est un homme passionné d’augustinisme. Dans un traité qu’il écrit contre le pélagianisme[1], il s’oppose à tous ceux qui défendent la volonté de l’homme au détriment de la grâce. Soulignant la toute-puissance divine, il défend l’idée que rien ne peut s’opposer à la volonté de Dieu et que sa volonté est maîtresse souveraine de tout, et cause nécessitante de tout être et de tout devenir. Ainsi chaque acte de la volonté humaine, présent ou futur, est déterminé de toute éternité. Il démontre, de manière presque mathématique, un certain prédéterminisme en Dieu. « Tout ce qui arrive arrive par nécessité. » [2] Cela est vrai aussi pour le mal et le bien. « Dieu, dit-il, veut l’acte peccamineux indirectement et relativement, tandis qu’il veut directement et absolument l’acte bon »[3]. Dieu opère donc dans les créatures le bien et le mal. Il veut certes éviter la conclusion que Dieu est l’auteur du mal, mais il n’y parvient clairement. Ne soulignant alors que la toute-puissance divine, Bradwardine semble ne laisser guère de place à la liberté humaine et au mérite. L’homme n’est en fait libre que dans la mesure où ses actes sont indépendants de toute cause autre Dieu. « Être libre, c’est être serf de Dieu, serf spontané, dis-je, et non contraint. »[4] Nous ne sommes guère éloignés du protestantisme.

De la doctrine de Bradwardine, Wiclef retiendra l’idée de l’absolue et universelle efficacité divine et de la prédestination qui détermine toute chose. Ce n’est donc pas la Sainte Écriture qui est à l’origine de sa doctrine comme de celle des protestants mais bien de la raison et encore de la scolastique contre laquelle pourtant ils se sont fortement opposés.

Très jeune, Wiclef connaît rapidement la renommée au-delà de l’Université d’Oxford. De nature plutôt impulsive, il est réputé pour sa combativité, voire sa ténacité. Son souci de réforme et ses attaques contre les scandales qui affligent l’Église le rend populaire.  Dans ses conférences et ses sermons, il se dresse en effet avec violence contre les abus de l’Église et la dépravation du clergé qu’il accuse d’être trop attaché aux biens de la terre. Sa popularité s’explique aussi par un certain nationalisme. Il se fait le défenseur de la nation anglaise en défendant les droits du royaume contre les prétentions du Pape.

Les Ordres mendiants, la bête noire de Wiclef

Deux circonstances ont aussi permis à Jean Wiclef de sortir de l’anonymat et de marquer l’histoire de son empreinte. La première concerne la désapprobation générale qui frappe les Franciscains à l’Université d’Oxford. Une querelle les oppose aux enseignants et au clergé séculier. Ils sont notamment accusés d’accaparer toutes les bonnes places universitaires et d’attirer toute la jeunesse anglaise. Dans cette querelle, Wiclef se montre virulent et acerbe. Il en est même l’un de leurs plus violents adversaires. Son intervention sera récompensée. Ainsi lorsqu’en 1565, l’archevêque de Cantorbéry, Islip, finit par renvoyer les Franciscains du College Hall qu’il a fondé à Oxford, il met Wiclef à leur place. Mais à sa mort, il est remplacé par un évêque favorable aux Franciscains. Il les réintègre à l’école puis renvoie Wiclef. Furieux, ce dernier en appelle à la cour pontificale mais il perd son procès en 1370. Il en éprouvera certainement une certaine colère contre le Pape et contre la hiérarchie ecclésiastique.

Wiclef, un défenseur des droits du royaume d’Angleterre contre les prétentions pontificales

Une autre circonstance permet à Wiclef de jouer un rôle important en Angleterre. Alors que sa cause traîne en longueur au Saint-Siège installé à Avignon, une querelle oppose Édouard III, roi d’Angleterre, et le Pape Urbain V sur le versement d’un tribut annuel. Depuis Jean-Sans-Terre, l’Angleterre s’était en effet engagée à payer une redevance au Pape à titre de vassal. Or, à partir de 1332, elle n’est plus versée. En 1365, Urbain V réclame les trente-trois ans d’arrièrages. Or, le royaume d’Angleterre est engagé dans la Guerre de Cent ans. Il ne peut se permettre de payer un tel tribut alors que la guerre réclame sans-cesse des ressources. En outre, l’argent que réclame le Pape, alors français, ne risque-t-il pas d’enrichir son ennemi, le roi de France ? Le roi anglais accuse en effet le Pape de développer la fiscalité et d’augmenter les impôts pour mettre son trésor au service du roi de France. Ainsi, sous ce prétexte, il refuse le tribut réclamé. Mais cela ne suffit pas. Il cherche à justifier son refus en évoquant le droit. En mai 1366, le Parlement déclare que l’engagement pris par Jean-Sans-Terre était un abus de droit, donc illégitime, et qu’en acquiesçant à la demande d’Urbain V, le roi compromettrait l’indépendance du royaume d’Angleterre, ce qui est contraire à ses devoirs. C’est à ce moment que Wiclef intervient dans cette querelle politique.

Dans un mémoire, Wiclef prouve, contre un Franciscain, le bien-fondé de la thèse du Parlement. Il rejette toute idée de vasselage de l’Angleterre envers la Papauté. Son écrit va encore plus loin. Il expose une doctrine qui sera ensuite une des idées maîtresses de sa pensée : comme Dieu seul a le droit de propriété, ceux qui possèdent tiennent de Lui leurs droits, et par conséquent, ils ne peuvent en jouir que s’ils sont en état de grâce. Mais certains détenteurs de bien sont en état de péché mortel donc séparés de Dieu. Certes, ils peuvent avoir une possession de fait mais non de droit. Ainsi le pouvoir civil est autorisé à dépouiller le clergé de ses biens si celui-ci en fait un mauvais usage. Wiclef utilise des raisons religieuses pour justifier la détention de biens et leur confiscation au profit de l’État. Nous pouvons comprendre sans difficulté les conséquences d’une thèse, conséquences tant religieuses que politiques et sociales, qui la rendra si attractive à certains souverains. Luther l’utilisera pour justifier la sécularisation des biens ecclésiastiques.

Le mémoire de Wiclef le rend rapidement célèbre, surtout auprès du roi, en quête de justification dans son combat contre la Papauté. Pour le récompenser, il devient son chapelain et obtient une chaire de théologie à Oxford en 1372. En outre, le roi anglais apprécie les qualités de négociations, notamment son habileté, qu’il a manifestée au cours des discussions qu’il a menées avec le Pape. En signe de reconnaissance, il lui accorde une nouvelle chaire à la cure lucrative de Lutter Worth dans le comté de Leicester en 1374.

Un violent réformateur contre les abus du clergé

Ainsi, Wiclef peut prêcher en toute liberté, sans difficulté financière et avec le soutien du souverain. Il n’hésite donc pas dans ses sermons et ses conférences à attaquer la fiscalité pontificale, les biens temporels de l’Église, les religieux mendiants et même les clercs séculiers. Ses attaques concernent encore leur richesse et leurs biens. Ses discours sont d’une extrême violence. Le Pape est « l’homme du péché », « Gog le chef du clergé césarien », « le membre de Lucifer » …

Mais ses discours ne lui suffisent pas. Wiclef forme aussi des prédicateurs qu’il envoie prêcher l’Évangile, interprétée selon sa pensée, dans les campagnes, dans les chapelles ou sur les places publiques. Ses missionnaires se présentent comme de véritables prêtres, vêtus de soutanes d’une grossière étoffe rouge brun, le bâton à la main. Plus tard, ces prédicateurs formeront la secte qu’on désignera sous le nom des Lollards. Ils répandront les doctrines de Wiclef jusqu’à Prague…

Cependant, les discours virulents de Wiclef contre le clergé et ses doctrines qui se répandent sont de moins en moins appréciés par les autorités religieuses. L’évêque de Londres le fait comparaître devant un tribunal. Les juges lui imposent le silence sur un certain nombre de points controversés. Mais, se sentant soutenu par la cour royale, et plus particulièrement par le fils d’Edouard III, le duc de Lancastre, il continue d’enseigner et de prêcher ses théories sans prendre en compte la décision ecclésiastique. Rome est alors saisie de la question. Ses adversaires envoient à la curie romain dix-neuf propositions extraites de ses écrits ou de son enseignement oral. Le Pape Grégoire XI demande à l’archevêque de Cantorbéry et à l’évêque de Londres d’interroger de nouveau Wiclef sur le sens des propositions incriminées et de le retenir en prison en attendant ses instructions. Mais, soutenu par le duc de Lancastre, devenu régent du royaume à la mort d’Édouard III, il n’est pas emprisonné. En outre, sur la demande du Parlement, il démontre que les censures du Pape contre le refus du royaume d’Angleterre d’exporter de l’argent hors du royaume sont nulles et il traite le Souverain Pontife d’Antéchrist.

Une remise en cause des dogmes

Le combat que mène Wiclef contre l’Église change de nature. Après avoir remis en cause, dans un premier temps, l’autorité pontificale et celle du clergé, ainsi que leur droit de propriété, il s’attaque désormais à certains dogmes. Il affirme notamment avec force que la Sainte Bible est l’unique source de la foi et que le droit de l’interpréter n’est pas réservé au Pape et aux évêques. L'homme simple peut mieux l’entendre qu’un savant si Dieu l’a destiné au bien. Certes, les Docteurs peuvent éclairer parfois sur le sens de certains versets mais leur interprétation n’est acceptable que si elle ne contredit pas la moindre phrase de la Sainte Bible. Encore une idée que Luther reprendra… En 1378, il commence à traduire la Sainte Écriture en langue anglaise.

La même année, dans son traité sur l’Église, il en vient à remettre en cause la notion même de l’Église. Wiclef distingue avec beaucoup de force l’Église hiérarchique de l’Église invisible mais bien réelle. Il considère cette dernière comme l’assemblée des élus et eux seuls alors que la première est composée de baptisés qui sont attirés par la mal sans savoir s’ils seront sauvés. Le Pape, les évêques et les prêtres ne peuvent pas non plus être sûrs de leur salut, leur autorité ne peut non plus être sûre. Seuls les prédestinés peuvent en fait jouir du sacerdoce surnaturel. Néanmoins, l’Église institutionnelle est nécessaire pour les fidèles car elle leur communique la grâce incluse dans la Sainte Écriture et les Sacrements.

Or, selon Wiclef, l’Église visible s’est arrogé des pouvoirs qui ne lui reviennent pas, développant des institutions superflues et recommandant des pratiques stériles. « Prélats et abbé, moines, chanoines et religieux mendiant, tous les tonsurés, même s’ils vivent mal ? »[5] L’autorité ecclésiastique est-elle encore valable en état de péché ? Que deviennent l’autorité des clercs s’ils bafouent l’humilité et la pauvreté ? Le déclin de l’Église a commencé au moment où Constantin et Silvestre se sont entendus pour l’enliser dans la puissance temporelle. Le remède est alors simple. C’est aux rois de dépouiller l’Église de sa richesse et de lui faire respecter la loi de l’Évangile. Il leur appartient de la purifier. Ainsi elle doit se réformer sous la contrainte que l’État doit exercer sur elle.

Dans son De officio regis, Wiclef établit une théorie du droit royal divin indépendant de la souveraineté ecclésiastique. Ainsi le pouvoir politique le soutient fortement.

En 1381, Wiclef s’attaque à la doctrine des sacrements, notamment sur l’Eucharistie. « L’hostie consacrée, que nous voyons sur l’autel, n’est ni Christ ni en tout ni en parti, mais un signe efficace de sa présence. » Il défend l’idée que le pain est encore présent avec le Corps de Notre Seigneur Jésus-Christ. Cette doctrine sera aussi celle de Luther…

Vers une paisible condamnation

La doctrine de Wiclef inquiète l’archevêque de Cantorbéry. Une commission de l’Université d’Oxford juge en effet ses idées hérétiques. Le chancelier l’interdit donc de les enseigner dans les écoles. De nouveau, Wiclef n’en tient pas en compte. Il se sent bien trop protégé pour en être inquiété. Ainsi continue-t-il de les prêcher et de poursuivre ses diatribes. Mais, contrairement à ce qu’il pense, le duc de Lancastre refuse désormais de le soutenir sur le terrain des dogmes. Il finit par lui retirer son appui. Il peut tolérer son combat en faveur des droits de la société civile contre le Pape mais il refuse toute attaque sur les dogmes.

La situation de Wiclef devient encore plus difficile lorsqu’en 1558, dans le soulèvement dit des Travailleurs, des paysans se révoltent contre les seigneurs au nom de ses idées. Ils pillent les châteaux et les maisons des seigneurs ecclésiastiques et laïques. L’archevêque de Cantorbéry et sa famille sont massacrés. Excités par des clercs rebelles et vagabonds, ils veulent appliquer à leur façon les idées de Wiclef. Ce dernier se trouve alors gravement compromis. Il est naturellement rendu responsable des troubles qui agitent l’Angleterre. Beaucoup de ses partisans finissent par l’abandonner.







Le nouvel archevêque de Cantorbéry, Guillaume de Courtenay, juge alors le moment opportun pour mettre fin aux prédications de Wiclef. En mai 1382, un concile, qu’il a convoqué, examine vingt-quatre propositions extraites de ses écrits. Après quelques jours de délibération, il en condamne dix comme hérétiques et les autres comme erronées. Quelques jours après, dans une ordonnance, l’archevêque interdit toute personne de prêcher ces propositions et menace d’arrêter tout contrevenant. Un décret royal donne ensuite l’ordre au chancelier de l’Université d’Oxford d’exclure de son sein tout docteur qui les enseignerait. Les principaux disciples de Wiclef sont arrêtés ou excommuniés. Mais voyant que le roi Richard II soutient les décisions du concile, ils se soumettent à ses décisions et se rétractent.

Le 18 novembre 1382, Wiclef est cité à comparaître devant le concile afin de s’expliquer sur la question de l’Eucharistie. Il est exclu de l’Université. Mais aucune autre mesure n’est définie contre lui. Ainsi, il peut librement se retirer dans sa cure de Lutterworth, où il meurt deux années après. Pendant son séjour, il achève son grand ouvrage, le Trialogus.

Le Trialogus

Le Trialogus est l’ouvrage majeur de Wiclef. Il est un dialogue à trois voix entre la Vérité, le Mensonge et la Prudence. Il professe un certain panthéisme. Dieu serait tout dans tout, et tout serait Dieu. De cette idée, il en vient à la double prédestination. Les hommes sont « prédestinés » au salut ou « préconnus » à la damnation. Aucun ne peut changer sa destinée. Si les prédestinés au salut peuvent pécher, ils se convertiront et recouvreront la grâce, au moins à l’heure de leur mort. Les « préconnus » n’auront jamais le don de persévérance. Cette doctrine a une conséquence sur sa conception de l’Église. Elle est décrite comme une société purement spirituelle, composée uniquement des prédestinées au salut. Les sacrements ne servent donc à rien. Son idée maîtresse impose logiquement à la déconstruction du christianisme. Il en vient à remettre en cause la place des clercs dans la société. Il condamne la propriété ecclésiastique, ce qui induit la suppression de la dîme et la confiscation des biens ecclésiastiques.

Vers d’autres foyers de révolte

Après la mort de Wiclef, les Lollards continuent leur propagande violemment anticléricale, allant jusqu’à afficher des placards injurieux pour l’Église sur les portes de Westminster et de Saint-Paul. Un décret du Parlement déclenche une violente persécution contre eux. Des Lollards périssent dans les flammes, d’autres fuient l’Angleterre et se réfugient en Europe où ils pourront continuer à prêcher avant de se perdre dans le protestantisme.

En 1415, le Concile de Constance examine les quarante-huit propositions de Wiclef et les condamne. Son corps est déterré et brûlé en 1424. Il se rend compte de l’importance de cet homme et de ses idées. Ses thèses se sont répandues non seulement en Angleterre mais aussi dans toute l’Europe. Il s’est notamment implanté en Bohème avec Jean Huss et son fidèle compagnon, Jacques de Prague.

Conclusion

De nombreuses idées qui constituent à l’origine le luthéranisme ne viennent pas directement de Luther. Nombreuses sont déjà défendues par l’anglais Wiclef, voire par son maître à l’Université d’Oxford, un occamisme renommé. N’oublions pas que Gabriel Bucer, autre nominaliste, influencera Luther. Remarquons aussi le patriotisme ou le nationalisme de Wiclef. Il défend avec virulence la nation anglaise contre le Pape en un temps où se construit le royaume d’Angleterre. Soulignons sa condamnation de la propriété ecclésiastique qui conduit nécessairement à la sécularisation des biens ecclésiastiques. Wiclef est assez habile pour regrouper autour de lui le roi, les seigneurs, les bourgeois et une grande partie de la population. Il mêle ainsi à sa doctrine de nombreux éléments politiques, financiers et sociaux qui répondent à de nombreux intérêts et envies. Sa diatribe violente et provocatrice est enfin un bel instrument pour toucher les cœurs et soulever les passions. Wiclef utilise donc un ensemble d’ingrédients bien choisis pour répandre ses idées en toute tranquillité. Luther agira de même.

Ainsi, la doctrine de Wiclef comme celle de Luther ne peut s’expliquer sans prendre en compte :
- l’occamisme qui manifeste un réalisme outré, et conduit dans ses excès au double prédestinatianisme ;
- le nationalisme, qui ne peut supporter l’autorité pontificale et tente de renforcer la puissance de l’État au détriment de la puissance de l’Église ;
- la cupidité, envieuse des biens de l’Église ;
- l’habilité de ces hommes brillants orateurs, capables d’éveiller les passions humaines et d’attiser la colère populaire en un moment où le clergé n’est guère fidèle aux vertus chrétiennes.

Soulignons encore ce paradoxe extraordinaire. La doctrine de Bradwardine est sans aucune doute à l’origine de la doctrine de la double prédestination. Elle est donc fille de la théologie scolastique, de la logique et de la raison. La Sainte Écriture n’en donc pas à la source de la nouvelle religion. Une lecture déjà bien orientée des textes sacrés ne fait que la justifier...

Qui peut alors encore croire que le luthéranisme est une continuité du christianisme ou son développement ? Il est œuvre de la raison. Qui peut encore imaginer qu’il est une réponse aux besoins spirituels de l’époque ou à la crise qui frappe l’Église ? Il est le fruit de la pensée qui s’est développée dans les écoles. N’oublions pas en effet que la doctrine de Wiclef est née dans les universités, ce qui est nouveau au Moyen-âge. « Au lieu de se développer chez des simples ou de se conserver parmi des populations réfugiées en quelques vallées inaccessibles, […] [cette hérésie] se manifestait dans une des premières Universités d’Europe, d’où elle pouvait aisément se répandre parmi les clercs de toute nation. »[6] Le protestantisme voit donc son origine reculée au XIVe siècle à l’Université d’Oxford…

Le mouvement de Wicleff n’est aussi qu’un instrument en faveur d’intérêts particuliers qui ne relèvent aucunement de la foi et du salut des âmes. Mais cet instrument est difficilement maîtrisable. En exaltant les esprits, Wiclef comme Luther ont indirectement provoqué des révoltes, par ailleurs durement réprimées. Cela explique l’intervention de l’autorité politique, soit pour mettre fin à leurs rêves, soit pour les soumettre à sa raison. Wyclef a perdu ses soutiens auprès des seigneurs. Luther s’est soumis à leurs pouvoirs. Ainsi leur « église » ne peut-elle prétendre à aucune catholicité et est voué à se diviser en de multiples opinions. Elle n’est ni l’Église ni une partie de l’Église…

Notes et Références
[1]De causa Dei contra Pelagium et de virtute causarum, La cause de Dieu contre Pélage, 1618.
[2] Brawardine, De causa Dei contra Pelagium dans Bibliothèque de l’école des Chartes, Tome 152, Librairie Droz, 1994.
[3] Brawardine, De causa Dei contra Pelagium dans Dictionnaire des philosophes médéviaux, Benoît Patar, Fides, 2006.
[4] Brawardine, De causa Dei contra Pelagium, III, 9, dans De Duns Scot à Suarez : histoire de la pensée, Jacques Chevalier, Vol. 4, Éditions universitaires, Fleurus, 1992.
[5] Wiclef, Traité de l’Église, dans L’Église de la Renaissance et de la Réforme, Une révolution religieuse : la réforme protestante, III, Fayard, 1955,
[6] Bernard Quillet, L’acharnement théologique : Histoire de la grâce en Occident (IIIe-XXIe siècle), Fayard, 2007.