" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


vendredi 23 février 2018

Une querelle autour de la pauvreté, lourde de conséquences


Giotto : Les vertus franciscaines : allégorie de la pauvreté,
détail. 1330. Fresque. Assise, église inférieure Saint François
Lorsque l’Église semble sombrer dans la décadence comme emportée par les scandales de ses fils, des voix se lèvent et comme des vents tempétueux, elles crient contre les mœurs dépravées de leur temps et les infidélités à l’amour de Dieu, prêchant pénitence et conversion. Rome est alors décrite comme une nouvelle Babylone vouée aux châtiments du ciel. Dans des discours d’une virulence inouïe, elles condamnent la décadence du clergé, déclament contre les autorités de l’Église et réclament des réformes en profondeur. Elles fulminent volontiers contre les clercs qui se préoccupent davantage de leur argent et de leurs domaines que du soin des âmes. Elles les décrient comme des esclaves empêtrés de leur richesse, trahissant les vertus évangéliques que sont l’humilité et la pauvreté. Toutes ces voix, comme inspirées de Dieu, prêchent une Église de pauvreté et dénoncent la richesse qui avilit et corrompt. La question de la pauvreté et de l’usage des biens de ce monde est ainsi souvent au cœur des critiques des réformateurs et de tous ceux qui veulent « purifier » l’Église.

Au XIVe siècle, la question de la pauvreté et de la propriété est au cœur d’une querelle à l’université d’Oxford que mène Wiclef contre les Franciscains. Sa conception de la pauvreté est même une des lignes directrices de son action et de sa pensée. Il fonde notamment le droit de propriété sur l’état de grâce et donc refuse à tout pécheur indigne la détention de bien. Mais ces discours nous rendent perplexes quand nous découvrons les sources de ses revenus comme ceux de tant prétendus réformateurs qui suivront ses pas. Ils prônent volontiers la pauvreté évangélique tout en vivant sans scrupules des bénéfices ecclésiastiques. Dans sa retraite paisible, laissé à ses loisirs, Wiclef vit paisiblement des revenus que lui donnent deux cures lucratives offertes par le roi d’Angleterre.

La question de la pauvreté est d’une grande importance au temps de Wiclef. Ce n’est pas seulement un problème d’exégèse ou de fidélité à l’égard de Notre Seigneur Jésus-Christ. Elle soulève la question du pouvoir dans l’Église et de ses rapports avec l’État. Sans richesse, comment l’Église pourrait-elle se défendre contre les prétentions des princes ? Derrière les belles idées, se trouvent souvent des faits peu recommandables. Concrètement, les critiques des réformateurs contre la pauvreté a conduit les seigneurs à confisquer les biens ecclésiastiques et à renvoyer les religieux. Elles ont éveillé la cupidité des hommes et satisfait leurs intérêts personnels. Elles ont donné naissance aux églises luthériennes et à l’Église d’Angleterre, toutes soumises aux autorités temporelles.

Pourtant, la question de la pauvreté au sein de l’Église ne date pas de Wiclef. Il ne fait que raviver une querelle beaucoup plus ancienne. Remontons donc dans le passé…

Saint François d’Assise et Dame Pauvreté



Tout commence par une belle histoire, celle de Saint François d’Assise (v.1181-1226), le « Poverello ». Un jour de février 1209, il se dépouille de tous ses biens, renonce à son héritage et ne garde pour tout vêtement qu’une tunique de toile grossière avec une ceinture. Ainsi il se fiance avec Dame Pauvreté à laquelle il restera fidèle jusqu’à la mort. La même année, il réunit autour de lui des disciples et rédige une première règle pour organiser la vie commune. Il donne ainsi naissance à l’Ordre des Franciscains. Après un accueil plutôt défavorable à Rome, Saint François d’Assise reçoit finalement la bénédiction du Pape Innocent III et son autorisation de prêcher. Vêtus d’un froc d’étoffe grossière, serré à la taille par une corde, et d’un capuchon, nu-pieds, les Franciscains prêchent la pénitence tout en la pratiquant et en vivant d’aumônes à la manière des pauvres. Peu d’année après sa naissance, le nouvel Ordre est déjà fort de plusieurs milliers de membres. C’est un incroyable succès. Saint François d’Assise songe alors à étendre le champ d’action de ses disciples, à l’apostolat auprès des Musulmans. Mais, le développement important de son Ordre n’est pas sans difficulté.

Dame Pauvreté, sujet de division

De retour d’un voyage en Orient, en 1219, Saint François d’Assise découvre sa communauté divisée sur plusieurs points, en particulier sur la question de la pauvreté. Certains veulent pratiquer une pauvreté parfaite à l’image du Christ et à son exemple mais d’autres jugent la règle trop sévère et veulent des accommodements. Le deuxième point de désaccord concerne la question des études. Certains disciples veulent en effet étudier afin de réfuter les hérétiques et d’être plus efficaces dans la prédication. D’autres n’y voient aucun intérêt. Au contraire, l’étude risque de s’opposer à leur désir de pauvreté. Ils semblent ainsi suivre Saint François d’Assise qui a bâti sa règle sur deux points : l’humilité et la pauvreté, vertus qu’il croit inconciliables avec la science qui enfle l’esprit.

Attristé de ces conflits, Saint François d’Assise finit par se démettre de sa charge de chef de l’Ordre en 1220 pour se retirer ensuite sur le mont Alverne. Durant sa dernière retraite, il rédige son Testament spirituel dans lequel il maintient la pauvreté absolue comme le principe fondamental de son Ordre. 

La Règle de Saint François d’Assise impose plus précisément la renonciation au droit de propriété non seulement au religieux pris individuellement mais aussi à toute la communauté. Par le travail laborieux et la mendicité, ils doivent leur subsistance quotidienne comme au temps du christianisme primitif. La pauvreté n’est pas considérée comme une fin mais comme le premier moyen pour aller à Dieu. En outre, ce retour à la pauvreté évangélique se fait sous la direction du « seigneur Pape », de l’évêque du diocèse et des clercs de tout rang. La pauvreté ne s’oppose donc pas à l’obéissance. Elle se fait au sein de l’Église, soumise aux autorités ecclésiastiques.

Les spirituels et les conventuels

Saint Bonaventure
La règle de pauvreté absolue est en fait difficilement applicable par tous. Dans un Ordre devenu si important que celui des Franciscains, il est bien difficile de la respecter. Les tâches nombreuses et variées lui imposent l’usage de quelques ressources matérielles. Elle donne alors lieu à la division de l’Ordre en deux parties : les Conventuels qui se résignent aux compromis et les Spirituels, ou les « zelanti », farouchement hostiles à toute accommodation. Mais de manière générale, l’esprit au sein des Franciscains semble évoluer vers une règle plus mitigée de la pauvreté

L’exemple est donné par le général de l’Ordre, lui-même, Elie de Cortone, désigné en 1221. Il allège la règle franciscaine et abandonne certaines pratiques telles que les quêtes quotidiennes. Il n’hésite pas à voyager à cheval, suivi de deux serviteurs, et fait construire de magnifiques basiliques, comme Sainte-Croix de Florence. Tout cela finit par soulever des plaintes de la part des partisans de la pauvreté, notamment de Saint Antoine de Padoue. La déposition d’Elie de Cortone ne permet pas de calmer les esprits. Le nouveau supérieur de l’Ordre, Saint Bonaventure, parvient alors à calmer les dissensions et à maintenir l’observance de la pauvreté dans tout ce qui n’est pas incompatible avec l’apostolat. Mais Saint Bonaventure mort, la querelle reprend de plus belle et menace l’unité de l’Ordre.

Des solutions de compromis

Les Papes doivent intervenir pour faire cesser les querelles. En 1230, par la bulle Quo Elongati (1230), Grégoire IX, un ami de Saint François, maintient la rigueur de la pauvreté franciscaine, tant individuelle que collective, mais en adoucit la pratique. Seuls les conseils évangéliques dûment définis dans la Règle sont à pratiquer. Enfin, il précise que le Testament spirituel de Saint François d’Assise ne présente aucune force d’obligation.

En 1279, une solution semble trouver pour justifier aux Franciscains la nécessité de disposer quelques biens. Dans la bulle Exiit qui seminat (14 août 1279), Nicolas III distingue l’usage de droit, interdits aux Franciscains, et l’usage de fait, permis pour la nourriture, le vêtement, le culte, l’étude. Néanmoins, cet usage de fait doit être pauvre, c’est-à-dire modéré. En outre, la propriété n’appartient désormais qu’au Saint Siège, et, aux religieux, l’usage seulement et un usage réglé par le vœu de pauvreté. La gestion de leur bien est confiée à des procureurs désignés par le Saint Siège, l’ordinaire du lieu et le maître de l’Ordre. Mais en 1283, Martin V définit que le procureur est désormais institué et peut être révoqué par le maître de l’Ordre selon les besoins des couvents.

Constatant de graves manquements et refusant les mesures mises en place, des Spirituels quittent l’Ordre des Franciscains et fondent, avec l’autorisation du Pape Célestin IV, une nouvelle communauté, l’Ordre des Pauvres Ermites. Mais avec son successeur Boniface VIII, l’ordre est placé sous la juridiction des Franciscains et leurs dispenses révoquées.

Une doctrine qui s’étend au-delà de l’Ordre

La querelle se poursuit au sein de l’Ordre des Franciscains mais change de nature. Pierre de Jean Olivi (1248-1298), l’un des principaux chefs des Spirituels, affirme que pour réaliser la perfection évangélique et mener une vie conforme au Christ et à ses Apôtres, il faut non seulement renoncer à toute propriété mais encore user pauvrement des choses indispensables à la vie. Il s’oppose à Saint Thomas d’Aquin qui ne voit dans la pauvreté qu’un moyen d’atteindre la perfection. Une telle conception de la vie chrétienne remet en cause les Conventuels, qui estiment qu’on peut pratiquer la pauvreté tout en ayant un niveau de vie décent, mais encore les clercs qui possèdent des biens, en perçoivent des revenus, sont bien chaussés et bien vêtus… La querelle de la pauvreté dépasse alors les limites de l’Ordre franciscain. Elle touche désormais toute l’Église. Elle devient vite doctrinale…

Les Spirituels ne forment pas une seule entité. Il en existe plusieurs groupes qui se distinguent selon leur localisation. Nous pouvons en distinguer trois noyaux : le Midi de la France, la Toscane et les Marches d’Ancône. Olivi dirige les Spirituels de la Provence, Ubertin de Casale dans la marche d’Ancône. Ainsi se distinguent les Provençaux et les Italiens, les seconds étant plus intransigeants et réactifs. Des groupes plus révolutionnaires apparaissent en Italie du Nord. Ce sont par exemple les Apostolici qui se croient habilités à purifier, par la force, l’Église pour hâter l’irruption des temps nouveaux. Si les Franciscains spirituels s’opposent à ces insurgés, certains d’entre eux partage les idées de Joachim de Flore…

Joachim de Flore est un moine cistercien mort en 1202. Dans son livre Évangile éternel, il a défendu la doctrine selon laquelle l’histoire se découpe en trois âges, chaque âge correspond au règne d’une des trois Personnes divines. L’Ancien Testament est celui de Dieu le Père, Le Nouveau Testament, celui de Dieu le Fils. Ainsi les premiers apôtres ont inauguré l’âge du Saint Esprit. Fortement influencé par les écrits du moine calabrais, Gérard de Borgo San Domnino[1] en appelle à un nouvel âge de l’Esprit qu’a commencé avec Saint François d’Assise. Il identifie le Poverello à l’ange du sixième sceau de l’Apocalypse, qui doit conduire à une cité pure et fraternelle. Les Spirituels qui l’ont suivi se voient alors les défenseurs d’une Église spirituelle rénovée.

La lutte contre les Spirituels

Conscients du danger que présentent ces groupes, partisans intransigeants d’une nouvelle conception de l’Église, l’Église tente d’arrêter la diffusion de leurs doctrines. Depuis Boniface VIII, les Spirituels ont l’objet d’une véritable répression. Des propositions de Pierre de Jean Olivi sont ainsi condamnées par le Concile de Vienne (1274). Mais des formes de relâchement au sein de certains Conventuels sont aussi proscrites. Un Pape s’illustre dans le combat contre les Spirituels : Jean XXII ….

Jean XXII
Pape de 1316-1334
Dans la décrétale Quorumdam exigit (7 octobre 1317), Jean XXII désavoue les thèses rigoristes des Spirituels et leur demande de se soumettre à leurs supérieurs. Mais, les Spirituels refusent de lui obéir, prétextant que le Pape ne peut changer la règle primitive de Saint François d’Assise qui, selon eux, est intangible, vue qu’elle n’est autre que la règle de l’Évangile. Ainsi, ils finissent par identifier leur règle et leur interprétation avec l’Évangile lui-même. Ils considèrent alors Jean XXII comme un ennemi de l’Évangile et de ce fait avait perdu tout pouvoir de juridiction et d’ordre. Une de leurs erreurs « invente deux Église, l’une charnelle, écrasée par les richesses, débordant de richesses et souillée de méfaits, et sur laquelle règnent, disent-ils, le pontife romain et les autres prélats inférieurs ; l’autre spirituelle, pure de par sa frugalité, ornée de vertus, ceinte par la pauvreté ; dans laquelle ils se trouvent seuls avec leurs pareils, et à laquelle ils se trouvent seuls avec leurs pareils et à laquelle ils président également eux-mêmes de par le mérite d’une vie spirituelle »[2]. En 1318, le Pape dissolve leur communauté, énumère et réprouve les erreurs qu’il leur attribue. Ceux qui ne sont pas rétractés sont considérés comme des hérétiques et livrés au bras séculier pour être exécutés.

Une lutte de plus en plus doctrinale

En 1322, un autre conflit éclate au sein de l’Ordre franciscain toujours sur la question de la pauvreté. Il s’agit désormais de savoir si Notre Seigneur Jésus-Christ et les Apôtres ont pratiqué la pauvreté absolue. Il n’y aurait alors de christianisme digne de ce nom que dans le renoncement parfait aux biens matériels.

Sans attendre la décision du Pape Jean XXII, qui veut consulter les cardinaux, les théologiens et les Universités sur cette thèse, le chef de l’Ordre franciscain, Michel de Cesène, et le chapitre général affirment avec force la validité de cette proposition. Froissé de ce procédé indélicat, le Pape déclare que le Saint Siège n’est plus propriétaire des biens dont les Franciscains ont l’usage. Il leur retire ainsi la fiction derrière laquelle ils s’abritent pour se qualifier de Mendiants, tout en jouissant de revenus assurés. Puis, l’année suivante, en 1323, Jean XIII publie une bulle qui proclame que Notre Seigneur Jésus-Christ, s’il a vécu pauvrement, a néanmoins exercé le droit de propriété. Il décrète en outre comme hérétique la proposition que le Christ et les Apôtres n’ont possédé ni individuellement ni en commun.

Michel de Cesena et ses partisans parviennent alors à s’enfuir pour rejoindre l’empereur Louis de Bavière, alors en lutte ouverte contre le Pape. Ils sont accompagnés de Guillaume d’Ockham, dont ses écrits sont en cours d’examen par les théologiens pontificaux. La question de la pauvreté se mêle donc désormais à d’autres questions plus politiques…

La querelle remet en cause l’autorité du Pape

Dans notre étude, nous retrouvons encore Guillaume d’Ockham. Dans d’autres articles, nous le voyons surtout comme le maître du nominalisme [5], cette philosophie qui ne voit la réalité que dans le singulier, ce qui implique nécessairement l’impossibilité rationnelle de connaître Dieu et le divorce entre la raison et la foi. Sa philosophie a dominé les Universités au XVIe siècle. Wiclef et Luther ont été disciples de maîtres nominalistes. Cette fois, Ockham intervient dans la querelle qui oppose les Papes et les Franciscains au sujet de la pauvreté et de la propriété.

Jean XXII montre aux Franciscains qu’il n’y a pas de différences entre user une chose et en être propriétaire pour des biens consomptibles. Il n’est pas en effet possible de manquer un aliment et d’affirmer en même temps qu’on n’exerce aucun droit sur ce même aliment. De même, l’usage permanent d’un bien, qui n’est pas un prêt, revient à en être propriétaire. Ainsi les Franciscains ne peuvent croire qu’ils ont renoncé à la propriété et à la richesse. Ockham intervient alors pour sauver la position de son maître. Il va redéfinir les concepts juridiques afin de séparer le droit d’usage et la propriété. Pour cela, il définit une nouvelle source du droit …

La naissance d’une nouvelle conception de droit

Ockham[3] distingue le droit dont Dieu est la cause (« jus poli ») et le droit que les hommes définissent(« jus foi »). Le droit est le fruit du décret d’une volonté divine ou humaine octroyant à un individu un droit. Ainsi le droit est un pouvoir et non une permission comme l’entendent le droit romain et la papauté. En effet, selon la vision médiévale, le droit est une licence dont le dépositaire peut à tout moment être dépossédé. Ainsi il est une part que le souverain et, au-dessus de lui, le souverain pontife, distribue en vertu de la justice, de ce qui est juste. Chaque droit est une concession pour une durée indéfinie mais qui peut cesser si le bien commun l’exige. Le droit est donc considéré comme une permission…

Or en faisant le droit un pouvoir, et non plus une permission, Ockham en déduit que nul ne peut être privé de son droit sans cause ou sans son consentement. Ainsi i définit le « jus utendi » comme « pouvoir licite d’user d’une chose extérieure, dont on ne saurait être privé contre son gré sans faute ni cause raisonnable, sous peine de poursuite en justice de son adversaire. » Finalement, le « jus fori » n’est plus un octroi de la société mais un pouvoir naturel de l’individu. Il peut être défendu devant un tribunal au cours d’une procédure pénale.

Concernant le « jus poli », le pouvoir provient de Dieu et il est inhérent à tout homme. Le Créateur fait de chaque individu le titulaire d’un droit particulier. Ainsi un décret divin garantit à l’homme un accès libre aux éléments lui permettant de survivre comme la nourriture, la boisson, les vêtements. Cette concession divine assure ainsi la subsistance de chacun tout en se situant en amont de la propriété. Le « jus poli » permet ainsi de justifier le pouvoir d’user d’un bien sans en être propriétaire.

Ainsi, le « jus fori » procède d’une convention humaine et donc dépend de la société. L’avoir et donc la propriété relèvent de ce droit. Le « jus poli » est ancré dans la nature même de l’individu. Il est du côté de l’être. L’usage des subsistances les plus essentielles relève de ce droit. Ainsi Ockham parvient à distinguer le droit d’usage de la propriété, le premier étant antérieur que le second. En concédant à chaque individu un droit d’usage sur les biens nécessaires à sa subsistance, il s’appuie sur un concept de Dieu tout-puissant comme la source d’un droit sans propriété, contrairement au droit de son époque qui ne tolère pas qu’on puisse user d’un bien sans en être le propriétaire.

En outre, avec cette distinction, l’homme est considéré comme porteur d’un droit qui ne relève pas d’une relation, d’un dominant. C’est un droit subjectif. Une partie du droit, le « jus poli », devient inaccessible à tout souverain, y compris à l’empereur et au Pape. Ainsi nous voyons Wiclef et Luther s’opposer aux sentences des Papes car contraires au droit divin…

Pour défendre la position des Franciscains, et non des prétendus droits de l’homme, Ockham modifie donc les définitions classiques du droit et construit un nouveau droit qui ne correspond plus à la justice. Pour cela, il s’appuie en particulier sur ses convictions religieuses et sur une lecture de la Sainte Écriture, sans s’inspirer des sources de droit classiques de son époque.

Que tout semble flou et si peu pratique en réalité ! Comment pouvons-nous définir les éléments qui permettent à l’homme de survivre ? Ockham ne parle ni de la qualité du logis ni celle des vêtements. L’aspect pratique ne l’intéresse guère en fait. Il ne songe qu’à défendre son Ordre.

Mais, ne nous trompons pas. L’ouvrage dans lequel il expose ce nouveau droit, Opus Nonante dierum, n’a probablement pas eu d’influence sur ses contemporains. Néanmoins, tout cela est en germe dans le nominalisme…

Une conséquence du nominalisme

Selon l’idée d’Aristote, alors dominant, le droit est l’objet de la justice. Et la justice a pour fonction d’ordonner l’homme en ce qui est relatif à autrui, nous rappelle Saint Thomas d’Aquin[4]. Elle ajuste les éléments d’un tout. Elle n’a donc de sens que dans des rapports. Le droit est aussi objectif. Il n’est pas ancré dans un individu. Il existe dans le monde. La mission du souverain et du juge est justement de le rechercher dans les rapports entre les hommes et entre les parties du litige. Un droit subjectif n’a donc pas de sens dans une telle conception

Or selon le principe même du nominalisme, Ockham ne voit la réalité que dans le singulier. La famille, la ville, le monde n’ont pas de véritable existence dans sa philosophie. Il ne peut donc que refuser toute réalité à une relation ontologique et donc à un droit objectif. Toute théorie juridique qui se base sur des rapports entre les hommes n’est pas concevable dans le nominalisme. Le droit ne peut donc être subjectif. C’est un renversement de valeur qui remet en cause la base même de la société médiévale …

Conclusion

La querelle sur la pauvreté dans l’Ordre franciscain est un exemple de ces histoires qui transforment une question d’abord restreinte et d’ordre pratique à une remise en cause fondamentale d’une pensée ou d’une doctrine. Les contestataires se radicalisent et diffusent des doctrines contraires à celles enseignées par la foi. Ainsi après avoir réclamé le respect d’une pauvreté absolue, les Spirituels ne considéreront l’Église que comme une société spirituelle dont les membres ne sont que les véritables pauvres. La pauvreté devient même le sceau du salut. Luther s’en souviendra …

Un brillant docteur, comme Ockham, intervient alors dans cette histoire pour les secourir, construisant, par la dialectique, tout un système permettant de justifier leur position. Il ne songe pas évidemment à renverser la société mais se contente de défendre l’Ordre auquel il appartient. Mais cela ne peut guère nous surprendre. Son système n’est qu’une conséquence du nominalisme, qui, progressivement, renverse les fondements de la société en dissociant la raison et la foi. Wiclef, Huss puis Luther sont les fils de cette philosophie destructrice…

Mais ne soyons pas dupe. Ockham est auprès de l’empereur Louis de Bavière en lutte aussi contre la Papauté. Son système lui sert également à affaiblir la position d’un ennemi commun, le Pape, comme il va être aussi employé par les seigneurs eux-mêmes pour séculariser les biens de l’Église






Notes et références


[1] Sa doctrine est présentée dans son ouvrage Introductorius in Evangelium Aeternum, Introduction à l’Évangile éternel. Le terme d’évangile éternel est la reprise du verset de l’Apocalypse, XIV, 6.
[2] Jean XXII, Constitution Gloriosam Ecclesiam, §14, 23 janvier 1318, Denz. 911.
[3] Nous nous inspirons fortement de l’article Le nominalisme de Guillaume d’Ockham et la naissance du concept des droits de l’homme, Yann Kergunteuil, Université catholique de Lyon, Master 2006.
[4] Saint Thomas d’Aquin, Sommes théologiques, Iia, IIae, qu, 57, a, 1.
[5] Voir Émeraude, juin 2017, article "la révolution intellectuelle du XIVe siècle, prélude à la rupture religieuse".

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