Au cours
de l’histoire, des hommes ou des mouvements ont marqué leur époque par leurs
actions, leurs écrits ou par leurs pensées, par le bien ou par le mal qu’ils
ont apporté à l’humanité. Leur présence s’étend alors au-delà de leur
existence. Comme une source s’écoulant sur les flancs d’une montagne,
grossissant au fur et à mesure de son parcours jusqu’à nourrir un fleuve, ils
contribuent au développement de la société et des hommes sur plusieurs
générations. Certains finissent par être oubliés ou par être remplacés,
d’autres persistent dans notre mémoire collective. Parfois, notre regard
s’attarde tellement sur leur vie et sur leur influence que nous croyons qu’ils
ont apparu par enchantement et réussi par leur seule force. Or avec un peu plus
de recul, nous saisissons vite notre erreur. Ils naissent d’abord dans un
environnement qui leur est favorable, capable de les entendre et de les
appuyer, voire de multiplier leurs actions et de porter loin et en profondeur
leurs paroles et leurs actions. Luther aurait-il eu autant de succès au temps
des Pères de l’Église ou dans l’Espagne très catholique du XVIe siècle ?
Puis ils sont en quelques sortes préparés par d’autres qui leur aménagent et
préparent le terrain. Ce sont les précurseurs. Certains sont
proches d’eux, encore vivants, d’autres ont déjà disparu, voire oublié.
Pourtant sans eux, rien n’aurait pu se passer. L’histoire aurait continué sa
route sans être marquée ni changée en bien comme en mal.
Lorsque
nous étudions une doctrine ou un mouvement, ou encore un des hommes
marquants de l'histoire, nous devons donc porter notre regard, non seulement sur les
conditions qui ont permis leur épanouissement, conditions religieuses,
sociales, politiques, intellectuelles, etc., mais aussi sur les hommes qui ont
contribué à leur naissance et à leur développement. Ainsi, il n’est point
possible d’étudier Luther et le début du protestantisme sans connaître ses
précurseurs. Dans nos articles, un nom est souvent cité, celui de John Wiclef.
C’est pourquoi nous vous proposons de mieux le connaître.
John
Wiclef sous l’influence du maître Bradwardine
John
Wiclef, dit encore Wyclif, Wycliff ou encore Wycliffe, est né vers 1324 dans le
village de Wycliff, un petit village de Yorkshire, d’où il a tiré son
nom. Il appartient à une famille anglo-saxonne de la basse noblesse. Destiné au
clergé séculier, il étudie la philosophie et la théologie à l’Université
d’Oxford. Il a été fortement impressionné par Thomas Bradwardine. Attardons-nous
sur ce dernier.
Thomas
Brawardine (v. 1290-1349) est d’abord professeur
puis chancelier de l’Université d’Oxford avant d’être archevêque de Cantorbéry.
Il est à la fois théologien, mathématicien et physicien, auteur de nombreux traités
de logique et de science. C’est un homme passionné d’augustinisme. Dans un
traité qu’il écrit contre le pélagianisme[1], il s’oppose
à tous ceux qui défendent la volonté de l’homme au détriment de la grâce. Soulignant
la toute-puissance divine, il défend l’idée que rien ne peut s’opposer à la
volonté de Dieu et que sa volonté est maîtresse souveraine de tout, et cause
nécessitante de tout être et de tout devenir. Ainsi chaque acte de la volonté
humaine, présent ou futur, est déterminé de toute éternité. Il démontre, de
manière presque mathématique, un certain prédéterminisme en Dieu. « Tout ce qui arrive arrive par
nécessité. » [2]
Cela est vrai aussi pour le mal et le bien. « Dieu, dit-il, veut l’acte peccamineux indirectement et relativement,
tandis qu’il veut directement et absolument l’acte bon »[3]. Dieu opère
donc dans les créatures le bien et le mal. Il veut certes éviter la conclusion
que Dieu est l’auteur du mal, mais il n’y parvient clairement. Ne soulignant alors
que la toute-puissance divine, Bradwardine semble ne laisser guère de place à
la liberté humaine et au mérite. L’homme n’est en fait libre que dans la mesure
où ses actes sont indépendants de toute cause autre Dieu. « Être libre, c’est être serf de Dieu, serf
spontané, dis-je, et non contraint. »[4] Nous ne
sommes guère éloignés du protestantisme.
De
la doctrine de Bradwardine, Wiclef retiendra l’idée de l’absolue et universelle
efficacité divine et de la prédestination qui détermine toute chose. Ce n’est
donc pas la Sainte Écriture qui est à l’origine de sa doctrine comme de celle
des protestants mais bien de la raison et encore de la scolastique contre
laquelle pourtant ils se sont fortement opposés.
Très
jeune, Wiclef connaît rapidement la renommée au-delà de l’Université d’Oxford. De
nature plutôt impulsive, il est réputé pour sa combativité, voire sa ténacité. Son
souci de réforme et ses attaques contre les scandales qui affligent l’Église le
rend populaire. Dans ses conférences et
ses sermons, il se dresse en effet avec violence contre les abus de l’Église et
la dépravation du clergé qu’il accuse d’être trop attaché aux biens de la
terre. Sa popularité s’explique aussi par un certain nationalisme. Il se fait
le défenseur de la nation anglaise en défendant les droits du royaume contre
les prétentions du Pape.
Les
Ordres mendiants, la bête noire de Wiclef
Deux
circonstances ont aussi permis à Jean Wiclef de sortir de l’anonymat et de
marquer l’histoire de son empreinte. La première concerne la désapprobation générale
qui frappe les Franciscains à l’Université d’Oxford. Une querelle les oppose aux
enseignants et au clergé séculier. Ils sont notamment accusés d’accaparer
toutes les bonnes places universitaires et d’attirer toute la jeunesse
anglaise. Dans cette querelle, Wiclef se montre virulent et acerbe. Il en est même
l’un de leurs plus violents adversaires. Son intervention sera récompensée. Ainsi
lorsqu’en 1565, l’archevêque de Cantorbéry, Islip, finit par renvoyer les
Franciscains du College Hall qu’il a fondé à Oxford, il met Wiclef à leur place.
Mais à sa mort, il est remplacé par un évêque favorable aux Franciscains. Il
les réintègre à l’école puis renvoie Wiclef. Furieux, ce dernier en appelle à
la cour pontificale mais il perd son procès en 1370. Il en éprouvera certainement
une certaine colère contre le Pape et contre la hiérarchie ecclésiastique.
Wiclef,
un défenseur des droits du royaume d’Angleterre contre les prétentions
pontificales
Une
autre circonstance permet à Wiclef de jouer un rôle important en Angleterre. Alors
que sa cause traîne en longueur au Saint-Siège installé à Avignon, une querelle
oppose Édouard III, roi d’Angleterre, et le Pape Urbain V sur le versement d’un
tribut annuel. Depuis Jean-Sans-Terre, l’Angleterre s’était en effet engagée à
payer une redevance au Pape à titre de vassal. Or, à partir de 1332, elle n’est
plus versée. En 1365, Urbain V réclame les trente-trois ans d’arrièrages. Or,
le royaume d’Angleterre est engagé dans la Guerre de Cent ans. Il ne peut se
permettre de payer un tel tribut alors que la guerre réclame sans-cesse des
ressources. En outre, l’argent que réclame le Pape, alors français, ne
risque-t-il pas d’enrichir son ennemi, le roi de France ? Le roi anglais
accuse en effet le Pape de développer la fiscalité et d’augmenter les impôts
pour mettre son trésor au service du roi de France. Ainsi, sous ce prétexte, il
refuse le tribut réclamé. Mais cela ne suffit pas. Il cherche à justifier son
refus en évoquant le droit. En mai 1366, le Parlement déclare que l’engagement
pris par Jean-Sans-Terre était un abus de droit, donc illégitime, et qu’en
acquiesçant à la demande d’Urbain V, le roi compromettrait l’indépendance du
royaume d’Angleterre, ce qui est contraire à ses devoirs. C’est à ce moment que
Wiclef intervient dans cette querelle politique.
Dans
un mémoire, Wiclef prouve, contre un Franciscain, le bien-fondé de la thèse du
Parlement. Il rejette toute idée de vasselage de l’Angleterre envers la
Papauté. Son écrit va encore plus loin. Il expose une doctrine qui sera ensuite
une des idées maîtresses de sa pensée : comme Dieu seul a le droit de
propriété, ceux qui possèdent tiennent de Lui leurs droits, et par conséquent,
ils ne peuvent en jouir que s’ils sont en état de grâce. Mais certains
détenteurs de bien sont en état de péché mortel donc séparés de Dieu. Certes,
ils peuvent avoir une possession de fait mais non de droit. Ainsi le pouvoir
civil est autorisé à dépouiller le clergé de ses biens si celui-ci en fait un
mauvais usage. Wiclef utilise des raisons religieuses pour justifier la
détention de biens et leur confiscation au profit de l’État. Nous pouvons
comprendre sans difficulté les conséquences d’une thèse, conséquences tant
religieuses que politiques et sociales, qui la rendra si attractive à certains
souverains. Luther l’utilisera pour justifier la sécularisation des biens
ecclésiastiques.
Le
mémoire de Wiclef le rend rapidement célèbre, surtout auprès du roi, en quête
de justification dans son combat contre la Papauté. Pour le récompenser, il devient
son chapelain et obtient une chaire de théologie à Oxford en 1372. En outre, le
roi anglais apprécie les qualités de négociations, notamment son habileté, qu’il
a manifestée au cours des discussions qu’il a menées avec le Pape. En signe de
reconnaissance, il lui accorde une nouvelle chaire à la cure lucrative de Lutter
Worth dans le comté de Leicester en 1374.
Un
violent réformateur contre les abus du clergé
Ainsi,
Wiclef peut prêcher en toute liberté, sans difficulté financière et avec le
soutien du souverain. Il n’hésite donc pas dans ses sermons et ses conférences à
attaquer la fiscalité pontificale, les biens temporels de l’Église, les
religieux mendiants et même les clercs séculiers. Ses attaques concernent
encore leur richesse et leurs biens. Ses discours sont d’une extrême violence.
Le Pape est « l’homme du péché »,
« Gog le chef du clergé
césarien », « le membre de
Lucifer » …
Mais
ses discours ne lui suffisent pas. Wiclef forme aussi des prédicateurs qu’il
envoie prêcher l’Évangile, interprétée selon sa pensée, dans les campagnes,
dans les chapelles ou sur les places publiques. Ses missionnaires se présentent
comme de véritables prêtres, vêtus de soutanes d’une grossière étoffe rouge
brun, le bâton à la main. Plus tard, ces prédicateurs formeront la secte qu’on
désignera sous le nom des Lollards. Ils répandront les doctrines de Wiclef
jusqu’à Prague…
Cependant,
les discours virulents de Wiclef contre le clergé et ses doctrines qui se
répandent sont de moins en moins appréciés par les autorités religieuses. L’évêque
de Londres le fait comparaître devant un tribunal. Les juges lui imposent le
silence sur un certain nombre de points controversés. Mais, se sentant soutenu
par la cour royale, et plus particulièrement par le fils d’Edouard III, le duc
de Lancastre, il continue d’enseigner et de prêcher ses théories sans prendre
en compte la décision ecclésiastique. Rome est alors saisie de la question. Ses
adversaires envoient à la curie romain dix-neuf propositions extraites de ses
écrits ou de son enseignement oral. Le Pape Grégoire XI demande à l’archevêque
de Cantorbéry et à l’évêque de Londres d’interroger de nouveau Wiclef sur le
sens des propositions incriminées et de le retenir en prison en attendant ses
instructions. Mais, soutenu par le duc de Lancastre, devenu régent du royaume à
la mort d’Édouard III, il n’est pas emprisonné. En outre, sur la demande du
Parlement, il démontre que les censures du Pape contre le refus du royaume
d’Angleterre d’exporter de l’argent hors du royaume sont nulles et il traite le
Souverain Pontife d’Antéchrist.
Une
remise en cause des dogmes
Le
combat que mène Wiclef contre l’Église change de nature. Après avoir remis en
cause, dans un premier temps, l’autorité pontificale et celle du clergé, ainsi
que leur droit de propriété, il s’attaque désormais à certains dogmes. Il
affirme notamment avec force que la Sainte Bible est l’unique source de la foi
et que le droit de l’interpréter n’est pas réservé au Pape et aux évêques. L'homme simple peut mieux l’entendre qu’un savant si Dieu l’a destiné au bien. Certes,
les Docteurs peuvent éclairer parfois sur le sens de certains versets mais leur
interprétation n’est acceptable que si elle ne contredit pas la moindre phrase
de la Sainte Bible. Encore une idée que Luther reprendra… En 1378, il commence
à traduire la Sainte Écriture en langue anglaise.
La
même année, dans son traité sur l’Église, il en vient à remettre en cause la
notion même de l’Église. Wiclef distingue avec beaucoup de force l’Église
hiérarchique de l’Église invisible mais bien réelle. Il
considère cette dernière comme l’assemblée des élus et eux seuls alors que la
première est composée de baptisés qui sont attirés par la mal sans savoir s’ils
seront sauvés. Le Pape, les évêques et les prêtres ne peuvent pas non plus être
sûrs de leur salut, leur autorité ne peut non plus être sûre. Seuls les
prédestinés peuvent en fait jouir du sacerdoce surnaturel. Néanmoins, l’Église
institutionnelle est nécessaire pour les fidèles car elle leur communique la
grâce incluse dans la Sainte Écriture et les Sacrements.
Or,
selon Wiclef, l’Église visible s’est arrogé des pouvoirs qui ne lui reviennent
pas, développant des institutions superflues et recommandant des pratiques
stériles. « Prélats et abbé, moines,
chanoines et religieux mendiant, tous les tonsurés, même s’ils vivent
mal ? »[5]
L’autorité ecclésiastique est-elle encore valable en état de péché ? Que
deviennent l’autorité des clercs s’ils bafouent l’humilité et la
pauvreté ? Le déclin de l’Église a commencé au moment où Constantin et
Silvestre se sont entendus pour l’enliser dans la puissance temporelle. Le
remède est alors simple. C’est aux rois de dépouiller l’Église de sa richesse
et de lui faire respecter la loi de l’Évangile. Il leur appartient de la
purifier. Ainsi elle doit se réformer sous la contrainte que l’État doit exercer
sur elle.
Dans
son De
officio regis, Wiclef établit une théorie du droit royal divin
indépendant de la souveraineté ecclésiastique. Ainsi le pouvoir politique le
soutient fortement.
En
1381, Wiclef s’attaque à la doctrine des sacrements, notamment sur l’Eucharistie.
« L’hostie consacrée, que nous
voyons sur l’autel, n’est ni Christ ni en tout ni en parti, mais un signe
efficace de sa présence. » Il défend l’idée que le pain est encore
présent avec le Corps de Notre Seigneur Jésus-Christ. Cette doctrine sera aussi
celle de Luther…
Vers
une paisible condamnation
La
doctrine de Wiclef inquiète l’archevêque de Cantorbéry. Une commission de
l’Université d’Oxford juge en effet ses idées hérétiques. Le chancelier
l’interdit donc de les enseigner dans les écoles. De nouveau, Wiclef n’en tient pas
en compte. Il se sent bien trop protégé pour en être inquiété. Ainsi
continue-t-il de les prêcher et de poursuivre ses diatribes. Mais, contrairement
à ce qu’il pense, le duc de Lancastre refuse désormais de le soutenir sur le
terrain des dogmes. Il finit par lui retirer son appui. Il peut tolérer son
combat en faveur des droits de la société civile contre le Pape mais il refuse
toute attaque sur les dogmes.
La
situation de Wiclef devient encore plus difficile lorsqu’en 1558, dans le
soulèvement dit des Travailleurs, des paysans se révoltent contre les seigneurs
au nom de ses idées. Ils pillent les châteaux et les maisons des seigneurs
ecclésiastiques et laïques. L’archevêque de Cantorbéry et sa famille sont
massacrés. Excités par des clercs rebelles et vagabonds, ils veulent appliquer
à leur façon les idées de Wiclef. Ce dernier se trouve alors gravement
compromis. Il est naturellement rendu responsable des troubles qui agitent
l’Angleterre. Beaucoup de ses partisans finissent par l’abandonner.
Le
18 novembre 1382, Wiclef est cité à comparaître devant le concile afin de
s’expliquer sur la question de l’Eucharistie. Il est exclu de l’Université.
Mais aucune autre mesure n’est définie contre lui. Ainsi, il peut librement se
retirer dans sa cure de Lutterworth, où il meurt deux années après. Pendant son
séjour, il achève son grand ouvrage, le Trialogus.
Le
Trialogus
Le
Trialogus
est l’ouvrage majeur de Wiclef. Il est un dialogue à trois voix entre la
Vérité, le Mensonge et la Prudence. Il professe un certain panthéisme. Dieu
serait tout dans tout, et tout serait Dieu. De cette idée, il en vient à la
double prédestination. Les hommes sont « prédestinés » au salut ou « préconnus » à la damnation. Aucun ne peut changer sa destinée.
Si les prédestinés au salut peuvent pécher, ils se convertiront et recouvreront
la grâce, au moins à l’heure de leur mort. Les « préconnus » n’auront jamais le don de persévérance. Cette
doctrine a une conséquence sur sa conception de l’Église. Elle est décrite
comme une société purement spirituelle, composée uniquement des prédestinées au
salut. Les sacrements ne servent donc à rien. Son idée maîtresse impose
logiquement à la déconstruction du christianisme. Il en vient à remettre en
cause la place des clercs dans la société. Il condamne la propriété
ecclésiastique, ce qui induit la suppression de la dîme et la confiscation des
biens ecclésiastiques.
Vers
d’autres foyers de révolte
Après
la mort de Wiclef, les Lollards continuent leur propagande violemment
anticléricale, allant jusqu’à afficher des placards injurieux pour l’Église sur
les portes de Westminster et de Saint-Paul. Un décret du Parlement déclenche
une violente persécution contre eux. Des Lollards périssent dans les flammes,
d’autres fuient l’Angleterre et se réfugient en Europe où ils pourront
continuer à prêcher avant de se perdre dans le protestantisme.
En
1415, le Concile de Constance examine les quarante-huit propositions de Wiclef
et les condamne. Son corps est déterré et brûlé en 1424. Il se rend compte de
l’importance de cet homme et de ses idées. Ses thèses se sont répandues non
seulement en Angleterre mais aussi dans toute l’Europe. Il s’est notamment
implanté en Bohème avec Jean Huss et son fidèle compagnon, Jacques de Prague.
Conclusion
De
nombreuses idées qui constituent à l’origine le luthéranisme ne viennent pas
directement de Luther. Nombreuses sont déjà défendues par l’anglais Wiclef,
voire par son maître à l’Université d’Oxford, un occamisme renommé. N’oublions
pas que Gabriel Bucer, autre nominaliste, influencera Luther. Remarquons aussi le
patriotisme ou le nationalisme de Wiclef. Il défend avec virulence la nation
anglaise contre le Pape en un temps où se construit le royaume d’Angleterre.
Soulignons sa condamnation de la propriété ecclésiastique qui conduit
nécessairement à la sécularisation des biens ecclésiastiques. Wiclef est assez
habile pour regrouper autour de lui le roi, les seigneurs, les bourgeois et une
grande partie de la population. Il mêle ainsi à sa doctrine de nombreux
éléments politiques, financiers et sociaux qui répondent à de nombreux intérêts et envies. Sa diatribe violente et provocatrice est enfin un bel
instrument pour toucher les cœurs et soulever les passions. Wiclef utilise donc
un ensemble d’ingrédients bien choisis pour répandre ses idées en toute
tranquillité. Luther agira de même.
Ainsi,
la doctrine de Wiclef comme celle de Luther ne peut s’expliquer sans prendre en
compte :
- l’occamisme
qui manifeste un réalisme outré, et conduit dans ses excès au double
prédestinatianisme ;
- le
nationalisme, qui ne peut supporter l’autorité pontificale et tente de
renforcer la puissance de l’État au détriment de la puissance de
l’Église ;
- la
cupidité, envieuse des biens de l’Église ;
- l’habilité
de ces hommes brillants orateurs, capables d’éveiller les passions humaines et
d’attiser la colère populaire en un moment où le clergé n’est guère fidèle aux
vertus chrétiennes.
Soulignons
encore ce paradoxe extraordinaire. La doctrine de Bradwardine est sans aucune
doute à l’origine de la doctrine de la double prédestination. Elle est donc
fille de la théologie scolastique, de la logique et de la raison. La Sainte
Écriture n’en donc pas à la source de la nouvelle religion. Une lecture déjà
bien orientée des textes sacrés ne fait que la justifier...
Qui
peut alors encore croire que le luthéranisme est une continuité du
christianisme ou son développement ? Il est œuvre de la raison. Qui peut
encore imaginer qu’il est une réponse aux besoins spirituels de l’époque ou à
la crise qui frappe l’Église ? Il est le fruit de la pensée qui s’est
développée dans les écoles. N’oublions pas en effet que la doctrine de Wiclef
est née dans les universités, ce qui est nouveau au Moyen-âge. « Au lieu de se développer chez des simples ou
de se conserver parmi des populations réfugiées en quelques vallées
inaccessibles, […] [cette hérésie] se manifestait dans une des premières
Universités d’Europe, d’où elle pouvait aisément se répandre parmi les clercs
de toute nation. »[6] Le
protestantisme voit donc son origine reculée au XIVe siècle à l’Université
d’Oxford…
Le
mouvement de Wicleff n’est aussi qu’un instrument en faveur d’intérêts
particuliers qui ne relèvent aucunement de la foi et du salut des âmes. Mais
cet instrument est difficilement maîtrisable. En exaltant les esprits, Wiclef
comme Luther ont indirectement provoqué des révoltes, par ailleurs durement réprimées. Cela explique
l’intervention de l’autorité politique, soit pour mettre fin à leurs rêves,
soit pour les soumettre à sa raison. Wyclef a perdu ses soutiens auprès des
seigneurs. Luther s’est soumis à leurs pouvoirs. Ainsi leur « église » ne peut-elle prétendre à
aucune catholicité et est voué à se diviser en de multiples opinions. Elle
n’est ni l’Église ni une partie de l’Église…
Notes et Références
Notes et Références
[1]De
causa Dei contra Pelagium et de virtute causarum, La
cause de Dieu contre Pélage, 1618.
[2]
Brawardine, De causa Dei contra Pelagium dans Bibliothèque de l’école des
Chartes, Tome 152, Librairie Droz, 1994.
[3]
Brawardine, De causa Dei contra Pelagium dans Dictionnaire des philosophes
médéviaux, Benoît Patar, Fides, 2006.
[4]
Brawardine, De causa Dei contra Pelagium, III, 9, dans De Duns Scot à Suarez :
histoire de la pensée, Jacques Chevalier, Vol. 4, Éditions
universitaires, Fleurus, 1992.
[5]
Wiclef, Traité de l’Église, dans L’Église de la Renaissance et de la Réforme,
Une révolution religieuse : la réforme protestante, III, Fayard,
1955,
[6]
Bernard Quillet, L’acharnement théologique : Histoire de la grâce en Occident
(IIIe-XXIe siècle), Fayard, 2007.
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