Qui
peut encore ignorer la crise qui sévit dans l’Église ? Les âmes les plus
clairvoyantes voient son profond abattement. Le désarroi atteint désormais la
haute hiérarchie. La discordance au niveau de la papauté ne se cache plus, elle
éclate aux yeux de tous. Son influence n’a jamais été si
basse dans la société. Les vices se déploient désormais au grand jour comme
consacré par un État qui ose empiéter un domaine qui n’est pas le sien. La
confusion atteint l’Église elle-même. À l’intérieur même de sa demeure, elle
recule et s’efface. Que dire de ces prêtres qui ouvrent leur église à des
musulmans pour qu’ils puissent faire leur culte en toute liberté ou pour recevoir
l’apostasie d’un chrétien ! Quelle âme ne se lèverait pas pour crier à
l’imposture ! Et voilà que désormais à la tête de l’Église, des
propositions inquiètent, des phrases choquent, des paroles soulèvent
l’indignation. En ce début de siècle, une plus grande tourmente frappe les
esprits. Une véritable désolation gagne les cœurs. Est-ce le signe tant attendu
de la fin des temps ?
L’Église
a déjà connu d’autres crises, aussi douloureuses. Des hommes se sont levés pour
appeler à la réforme. Dans nos précédents articles, nous en avons vu plusieurs. Savonarole, Luther, Calvin, etc. Leur histoire est riche en enseignement dans leurs tentatives de réforme.
Savonarole
et Luther
Face
aux scandales du XVe siècle, Savonarole a appelé à la pénitence et à la réforme
des mœurs. Sa voie vibrait dans les âmes. Nombreux ont alors cherché à se
réformer pour être plus fidèles à leur foi. Mais, de plus en plus virulent, il
a fini par se laisser prendre par son propre discours, par un orgueil sans
mesure. Luther a connu le même phénomène. Face au refus, il a radicalisé ses
idées, et, n’hésitant aucune audace, il a mené une politique religieuse de
rupture et de révolte. Contrairement aux paroles du Florentin, le moine
allemand n’a pas hésité à remettre en cause des vérités de foi. Ainsi
pouvons-nous refuser sans difficulté tout lien entre Savonarole, qui ne se
préoccupait que des mœurs et du salut des âmes, et Luther, qui ne songeait qu’à
se sauver lui-même et qu’à ériger une nouvelle religion. L’un a été perdu par
sa désobéissance, l’autre par ses erreurs, les deux par la virulence et les
excès de leurs paroles.
Un
des points communs que nous voudrions souligner entre ces deux hommes est leur
haine à l’égard du Pape. Certes, Savonarole s’en prend au Souverain Pontife
quand ce dernier lui demande de se taire. Il fulmine contre lui et en appelle
même à un concile pour le juger. Luther procède de la même façon. Mais si la
colère de Luther éclate au fur et à mesure du refus pontifical, elle est bien
plus profonde et sans-doute antérieure à sa rébellion. Les deux s’opposent en fait à
l’autorité de l’Église que représente le Pape.
Enfin,
dans ces deux exemples, le politique a joué un rôle important. Sans les princes
allemands et leur soutien, que serait devenu Luther, un hérésiarque de
l’histoire comme l’Église en a déjà connu ? Le destin de Savonarole, son
succès comme son échec, a été fortement dépendant de la Seigneurie de Florence, de
ses sympathies avec le roi de France en conflit avec le Pape. Et ses juges
relèvent plus des notables de la cité que du Pape !
Savonarole
a été un cri d’alarme. Il a été un signe qui ne trompe pas. John Colet l’a
parfaitement entendu. Il a compris que si la situation ne s’améliorait pas, des
hérésies allaient s’étendre. Mais il a commis suffisamment de fautes pour que
la foule et le politique l’abandonnent. Il a trop abusé de leur crédulité. Plus
subtile, Luther a maintenu et consolidé les liens qui l’ont uni aux Allemands.
Certes, le contexte était différent. L’éloignement géographique en est
certainement une cause. Mais il s’avère que Luther a bien profité et développé
la fibre nationaliste qui naissait dans son pays. Il est apparu comme un héraut
du peuple allemand qui s’oppose à la Papauté, voir le Saint Augustin de la
nation germanique ! Ce n’est pas un hasard si le luthéranisme est très lié
au peuple allemand.
L’Anglicanisme
et Luther
Le
nationalisme a aussi joué un rôle principal dans l’établissement de l’Église
anglaise qui deviendra au XIXe siècle l’Église anglicane. Elle est bien née
de la volonté d’un prince qui, face au refus du Pape d’annuler son mariage,
décide de devenir le maître de l’Église d’Angleterre. L’origine de
l’anglicanisme ne réside aucunement dans une tentative de réforme. La reine
Élisabeth ne se préoccupe guère de religion. Elle ne cherche qu’à se doter d’un
instrument de pouvoir dans le cadre d’un État fort. Les princes luthériens ont
aussi soutenu Luther pour s’affranchir de la tutelle pontificale mais aussi
impériale. Le réformateur leur donne les justifications nécessaires pour
soumettre l’Église à leur pouvoir. N’oublions pas que le luthéranisme a
introduit cette règle d’or : la foi des fidèles doit être celle de leur
prince !
Le roi anglais Henri
VIII profite aussi de ses nouveaux pouvoirs pour supprimer tous les monastères.
Nous en connaissons les raisons. Elles sont pécuniaires et politiques. Non
seulement, l’État s’enrichit des biens qu’il s’approprie mais il fidélise aussi
les nouveaux acquéreurs, seigneurs et bourgeois. Il n’a fait qu’imiter les
seigneurs allemands. Le retour à l’ordre religieux ancien est alors rendu plus
difficile, voire impossible. La question des biens acquis empoisonne toute
tentative de rétablissement du catholicisme. Bien souvent, ce ne sont pas des
questions religieuses qui empêcheront la fin du schisme ou de la révolte. La
France a connu le même problème lors de la Révolution français et de la
Restauration avec la question des biens confisqués.
Rappelons
enfin que contrairement en Allemagne, le luthéranisme a pu se développer en
Angleterre lorsque le schisme a été consommé et que toute résistance a été
réduite. Les idées protestantes ne sont pas nées d’une nécessité de réforme mais elles se sont imposées de l’étranger. La population anglaise s’est même montrée particulièrement hostile
aux innovations que les luthériens ont apportées. Il est donc difficile de voir
dans l’anglicanisme une tentative de réforme religieuse. C’est bien plutôt la
conséquence de la situation dramatique que connaissait l’Église à cette époque,
notamment en Angleterre, en cette époque.
Les
profondes raisons de la rupture
Revenons
donc à l’intuition de John Cohen. Il prône l’urgence d’une réforme pour éviter
le développement de l’hérésie. Trois raisons expliquent le luthéranisme et l’anglicanisme.
La
première raison est l’incapacité des autorités religieuses à faire cesser la
situation dramatique qui afflige l’Église. Depuis trop longtemps, elles demandes des réformes et élaborent des décrets réformateurs mais elles ne les mettent pas en œuvre. Elles perdent
ainsi toute crédibilité. Des maladresses provenant de ces mêmes autorités ont
favorisé ou accéléré la rupture mais elles ne l’expliquent pas.
La
seconde raison est la volonté de ces mêmes autorités à s’opposer à certaines
prétentions qui remettent en cause leurs pouvoirs, c’est-à-dire à user de leurs pouvoirs. Elles doivent en effet
affronter l’émergence et le développement soit des États modernes, soit du
nationalisme. La religion est alors considérée comme une affaire d’État ou
comme un instrument de pouvoir. Après la lutte entre la Papauté et le Saint
Empire germanique, l’Église doit de nouveau combattre, non pour garantir son
universalité mais pour préserver sa liberté dans un territoire donné. Les
difficultés de la convocation du Concile de Trente en sont une manifestation de
ces nouveaux rapports de force.
La
troisième raison est l’absence d’encadrement religieux solide. Les théologiens
scolastiques sont bien éloignés des préoccupations des fidèles, s’harassant à
débattre sur des sujets sans véritable intérêt. Les évêques ne sont guère
présents dans leur diocèse. L’enseignement des prêtres n’est guère à la hauteur
des besoins. Or, avec la découverte ou la redécouverte des auteurs anciens, le
temps est propice à la diffusion de connaissances et de doctrines de tout
genre, comme le manifestent si bien Marsile Ficin ou Pic de la Mirandole. En
outre, les fidèles ont tendance à s’égarer dans des pratiques où la
superstition se mêle à la dévotion. L’époque est en effet propice à la magie,
au fétichisme, au psittacisme…
Nous
comprenons alors les raisons qui expliquent le succès du Concile de Trente :
affirmation de l’autorité pontificale et ecclésiastique, clarification de la
doctrine chrétienne, formation des prêtres, catéchisme, bréviaire, etc., sans
oublier la mise en œuvre effective des mesures par les Papes et les évêques. L’exercice
de cette réforme a été même capital. Ce n’est pas simplement en rédigeant des
constitutions que la situation a changé. Elles auraient pu être lettres mortes
comme l’ont été les textes du dernier concile de Latran. L’Église s’est en fait
mise en état de rassembler ses fidèles, de les défendre et de consolider leur
foi, et de combattre ses adversaires. Sans changer de nature, son visage a
profondément été modifié. Auparavant affaiblie et agonisante, elle est devenue
combative et zélée.
Conclusion
Le
protestantisme n’est pas une tentative de réforme. Il est avant tout la
manifestation de la crise qui a frappé l’Église. La perte de crédibilité des
autorités religieuses, l’affermissement de nouvelles puissances, l’absence
d’encadrement religieux ont permis la naissance et le développement du
luthéranisme et des autres religions réformées. Ce sont avant des révolutions
d’ordre religieux. Or une révolution ne cherche pas à réformer un ordre. Elle
cherche à le substituer par un autre. Le plus grand succès de ces nouvelles
religions est justement de se présenter comme une réforme - et donc de
présenter la réforme catholique comme une contre-réforme - c’est-à-dire de se
présenter comme l’Église réformée, par conséquent une continuité de l’Église. Or,
il est manifeste que les protestants sont en rupture avec l’Église, non pas
uniquement celle de leur temps mais avec l’Église de l’histoire.
Par
conséquent, faut-il chercher à s’unir avec les luthériens, les calvinistes et
les anglicans afin d’unir tous les Chrétiens en quête d’œcuménisme ? Cela
n’a pas de sens comme c’est parfaitement stupide de vouloir unir l’Église avec
les ariens, les novatiens, les donatistes. Cela n’est possible que s’ils
cessent d’être ariens, novatiens, donatistes et donc qu’ils cessent d’être des
protestants. L’œcuménisme est avant tout possible si les raisons de rupture
cessent. Il ne s’agit donc pas d’unir des églises séparées dans une communion
étrange et douteuse ou encore dans une sorte de coexistence communiante mais de
supprimer les causes de rupture, c’est-à-dire de se soumettre à l’autorité de
l’Église. Le véritable œcuménisme est donc le retour des fidèles séparés à
l’Église.
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