" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


vendredi 26 octobre 2018

Et après le Grand Schisme, un nouveau conflit : le conciliarisme vs monarchie pontificale


Le concile de Constance se termine. Le schisme s’achève enfin. Grégoire XII a démissionné. Ses adversaires, les antipapes Jean XXIII et Benoît XIII ont été déposés. Après quelques tumultes, le 6 novembre 1417, un autre pape a été élu, Otton Colonna, sous le nom de Martin V. L’unité semble donc revenir dans l’Église. La paix devrait suivre. Le concile de Constance parvient donc à résoudre une crise profonde et complexe. Ce succès lui donne une certaine légitimité. Il a réussi là où les papes et les cardinaux ne sont pas parvenus à réussir. Les partisans du conciliarisme[1] s’en félicitent donc et en profitent pour défendre leur doctrine qui ne demanderait désormais qu’à être appliquée dans les faits. Mais d’autres voix moins enthousiastes rappellent le caractère exceptionnel de ce concile et soulignent donc le caractère relatif des décrets publiés. Ils n’auraient été élaborés que pour répondre aux événements. Des débats s’engagent ainsi sur la portée de ces décisions.

Un concile toujours d’actualité

Concile de Vatican II
(1962-1965)
Les discussions sur l’autorité pontificale ne s’achèvent pas au XVe siècle. Elles se poursuivent au cours des siècles suivants jusqu’à se faire encore entendre aujourd’hui. La question est notamment relancée à l’occasion du concile de Vatican II. Il a lieu au moment où l’Église fête les 550 ans du concile de Constance. Certains n’hésitent pas alors à désigner le concile de Vatican II comme le successeur de celui de Constance[2]. Dans un discours, le cardinal F. König, archevêque de Vienne, souligne que la commémoration du concile ne se limite pas à une vue purement rétrospective. On ne serait guère intéressé à un pareil souvenir « si le déroulement de Vatican II n’avait pas eu pour conséquence qu’on s’occupât du concile de Constance »[3]. Ainsi, il compare le concile de Constance à « un prélude encore éloigné » qui trouve son achèvement dans la constitution dogmatique Lumen gentium. Aujourd’hui, on fête les 600 ans de sa clôture, nouvelle occasion d’y revenir. Ainsi lors d’une cérémonie dans la cathédrale de Constance en présence de luthériens, un curé déclare que « la question de la répartition du pouvoir entre le pape et le concile reste encore actuelle »[24].

Un concile réprouvé par Luther

Jean Hus condamné par le concile de Constance
Le concile de Constance n’a pas laissé Luther indifférent mais celui-ci n’en parle que pour le condamner avec la plus grande sévérité. Il le présente en effet comme le concile qui « a erré de la façon la plus impie »[4]. En fait, il ne l’apprécie guère en raison de la condamnation que les pères conciliaires ont prononcée contre Jean Hus et contre la communion sous les deux espèces. Luther ne s’intéresse guère aux autres décrets. Il ne mentionne pas le décret Haec sancta synodus. Il en parle aussi pour montrer les contradictions des décisions conciliaires. Il évoque alors les décrets des « conciles » de Pise et de Bâle. Mais soulignons qu’il ne se préoccupe guère de savoir si l’Église les a acceptées ou les a récusées.

Il faut se rappeler que Luther ne reconnaît pas l’autorité des conciles. Cela ne l’empêche pas d’en faire appel en 1518 puis en 1520 afin que sa doctrine soit jugée en fonction de la Sainte Écriture. Certes, ne manquant pas de contradictions, il rappelle la supériorité de l’autorité des conciles[5] sur celle des papes tout en rajoutant que même s’il est au-dessus du pape, le concile n’est pas l’autorité ecclésiale suprême puisque « c’est l’Écriture qui doit être pour moi le juge des conciles »[6]. Mais il oublie vite que le fondement d’une décision conciliaire s’appuie aussi sur la Sainte Écriture. Reste qu’il faut bien une autorité pour valider son interprétation. Mais refusant tout magistère, Luther laisse à chacun le droit de l’interpréter à sa guise tant que l’interprétation ne contredise pas sa doctrine. Il ne supporte guère en effet la moindre opposition.

Qu’est-ce qu’un concile légitime ?

Depuis sa clôture, le concile de Constance a soulevé plusieurs interrogations, voire des doutes, au sein des autorités religieuses et des docteurs, sur sa légitimité et sur la portée de ses décrets. Sont-ils vraiment acceptés par l’Église ? Et s’ils le sont, ont-ils une portée absolue ou sont-ils restreints au contexte de l’époque, c’est-à-dire au cas du Grand Schisme d’Occident ? La proclamation de l’infaillibilité pontificale définie par le premier concile de Vatican[7] n’est-elle pas contradictoire avec le décret Haec Sancta Synodus[8] ? Le deuxième concile de Vatican ne fait-il que reprendre le travail du concile de Constance interrompu par plus de cinq siècles ? Ces questions sont d’importance.

Certaines « assemblées », qui se disaient « concile œcuménique », comme le fameux brigandage d’Éphèse en 449, n’ont pas été considérées par l’Église comme d’authentiques conciles puisque le pape ne l’a pas accepté. L’assemblée de Pise n’a pas non plus été retenue dans la liste des conciles œcuméniques. En effet, pour être considéré comme œcuménique ou général, un concile doit remplir quelques critères : 
- il doit être convoqué par le pape ou du moins avec son consentement ;
- être au moins présidé par un de ses représentants ;
- l’ensemble des évêques de l’Église doivent y être invités.
Le concile de Vatican II nous le rappelle encore : « il n'y a jamais de concile œcuménique que ne ce soit comme tel confirmé ou au moins reçu par le successeur de Pierre ; et c'est la prérogative du pontife romain de convoquer ces conciles, de les présider et de les confirmer »[9]
Remise en cause du concile de Constance
Concile de Constance selon Lessing
Aujourd’hui, l’Église reconnaît comme seul pape légitime Grégoire XII au temps du Grand Schisme, jusqu’à sa démission. Or par l’intermédiaire de ses mandataires, il n’a convoqué le concile qu’au cours de la treizième session. Ce n’est donc qu’à partir de ce moment-là que le concile deviendrait légitime et œcuménique. Mais le pape démissionne aussitôt. À partir de cette session, le trône pontifical est donc vacant. Que vaut alors un concile en absence d’une telle vacance ? Il faut alors attendre le 11 novembre 1147 pour que l’Église se dote d’un nouveau pape. Par conséquent, le concile est en union avec le pape qu’à partir de la quarante-unième session. Telle serait la conclusion que pourrait porter un partisan du droit.
Mais certains pourront répliquer que les pères conciliaires considéraient le « pape de Pise » Jean XXIII, qui a convoqué le concile, comme pape légitime jusqu’à sa destitution même si cela s’est avéré faux. Tous les papes semblent même être considérés comme légitimes. Par conséquent, en s’appuyant sur leur sincérité, le concile pourrait être considéré œcuménique jusqu’à la destitution du dernier « pape ».

Soulignons que jusqu’à la cinquième session, toutes les obédiences ne sont pas représentées au concile. Certains en déduisent qu’il ne peut donc être œcuménique. Or, pour être œcuménique, il n’est pas nécessaire que toute l’Église y soit représentée. Le point essentiel réside dans la convocation de l’ensemble des évêques de l’Église. Si les personnes convoquées ne veulent point y participer pour diverses raisons, cela n’enlève en rien à l’œcuménicité du concile.

Enfin, le pape Martin V a bien déclaré dans la bulle Inter Cunctas du 22 février, qui confirme la condamnation de Wiclef et de Jean Hus, que : « les fidèles doivent approuver et tenir ce que le concile de Constance, représentant l’Église universelle, a approuvé et approuve en faveur de la foi et pour le salut des âmes, et qu’ils doivent tenir pour condamné ce qu’il a condamné et condamne comme contraire à la foi et aux bonnes mœurs. » Les paroles sont suffisamment claires. Le doute ne peut guère subsister. Comment peut-il encore subsister quand l’Église considère le concile de Constance comme le XVIe concile œcuménique ? La véritable question porte plutôt sur la validité de ses décisions...

Remise en cause de la légitimité des décrets du concile de Constance


Un décret publié par un concile œcuménique n’est pas nécessairement reconnu et accepté dans l’Église. Pour être valides, il faut en effet que les décisions conciliaires soient confirmées par le pape. Le 24e canon du concile de Chalcédoine, concile authentiquement œcuménique, n’a jamais été ratifié. Il proclame la supériorité du siège de Constantinople sur celui de Rome. C’est un exemple d’un concile œcuménique légitime qui a publié des décrets qui n’ont pas tous été reconnus par l’Église. Or si la légitimité du concile de Constance est une certitude, il est plus délicat de se prononcer sur la réception de ses décrets.
Un pape les a-t-il confirmés ? La réponse paraît ne pas être évidente. Martin V a eu en effet une attitude qui manque de clarté. Certes, il semble avoir approuvé tout ce que le concile a édicté mais sa déclaration est suffisamment ambiguë pour qu’elle fasse l’objet d’un nombre intarissable de débats. Voici ce que dit pourtant un spécialiste du concile de Constance en 1970 : « Il paraît maintenant acquis que Martin V n'a pas donné une approbation solennelle in forma au concile de Constance. »[10] En effet dans la dernière session, il déclare « admettre, approuver et ratifier, et il promet de garder intégralement tout ce qui a été établi, conciliariter circa materiam fidei »[11] « mais non pas autrement et d’une autre façon »[12]. Toute la difficulté provient du terme « concilariter », qui signifie de « manière conciliaire » ou encore « conciliairement ». Cela signifierait, selon certains commentateurs, que sont confirmés seulement les décrets établis selon les règles normalement en usage dans les conciles, c’est-à-dire approuvés en session générale et par tout le concile. Mais, le déroulement du concile de Constance ainsi que les modes de vote ne ressemblent guère aux autres conciles. C’est notamment la première fois qu’un concile œcuménique vote par nation. Or le vote par nation n’est pas un vote par tout le concile. Lors du vote du décret Haec Sancta Synodus, certains cardinaux refusent d’y assister, d’autres protestent. Une partie notable du concile refuse aussi.

Par ailleurs, il est nécessaire de situer le contexte dans lequel Martin V s’exprime. Les représentants de la Pologne et de la Lituanie réclament la condamnation solennelle et publique d’un ouvrage du dominicain Jean Falkenberg. Or le pape refuse de les écouter. Ils protestent alors puisque s’il a ratifié les erreurs de Wiclef et de Hus, pourquoi ne le ferait-il pas avec ce dominicain ? Et pour faire cesser le tumulte, Martin V fait sa fameuse déclaration. Alors la question vient naturellement : ses paroles s’appliquent-elles exclusivement à cette affaire particulière ou au concile dans sa totalité ? Le doute ne subsiste guère pour Héfélé-Leclercq et Noël Valois. Les erreurs de Wiclef et de Hus ont été condamnées par le concile en session solennelle, c’est-à-dire « conciliater ». « Il serait indigne d'une critique sérieuse d'exploiter les paroles tombées ainsi de la bouche du Saint Père au cours d'une session tumultueuse, pour les détourner de leur sens évident, en étendre arbitrairement la portée et en conclure à l'acceptation par le pape du principe de la suprématie conciliaire. »[13]

Remarquons aussi que Martin V a bien confirmé officiellement certains décrets : celui de la condamnation des erreurs de Wiclef et de Jean Hus, d’une proposition erronée sur le tyrannicide, et sur la communion sous les seules espèces du pain.



L’ambiguïté de Martin V peut s’expliquer en raison de sa situation à l’égard du concile. Il tient en effet sa légitimité de ce concile, d’une élection particulière de cardinaux des trois obédiences et de représentants de nations. « Un pape qui eût pris parti dans la question du schisme et condamné rétrospectivement une des anciennes obédiences eût détruit, en un jour, l'œuvre de dix années : à l'apaisement aurait soudain succédé la discorde ; toutes les anciennes querelles se seraient réveillées ; l'intérêt, l'amour-propre, la jalousie auraient de nouveau disloqué cette catholicité si péniblement reconstruite. »[14] Et fort de son succès, le concile ne peut guère être remis en question sans que cela ne cause un nouveau conflit et génère un nouveau schisme. Le pape doit être prudent et suffisamment subtil pour ne pas provoquer un nouveau conflit. Mais comme la résolution du schisme a nécessité du temps, de même il faut attendre encore pour que ce problème trouve sa solution.

Finalement, « en somme, ni Martin V n'a ratifié, d'une manière générale, tous les décrets du concile de Constance, ni les pères n'ont sollicité semblable ratification. »[15] Comment des conciliaristes auraient-ils pu accepter une telle dépendance à l’égard du pape ?

Des positions défavorables à la confirmation générale des décrets

Peu après la clôture du concile, Martin V a l’occasion de s’exprimer une nouvelle fois sur le sujet. Mécontentent de ne pas avoir obtenu la condamnation de Falkenberg selon leurs souhaits, les ambassadeurs polonais font appel au prochain concile, que prévoit le décret Frequens[8]. Au cours d’un consistoire public, tenu le 10 mai 1418, le pape fait lire une bulle[17], qui n’a jamais été publiée, dans laquelle il annule l’appel des Polonais en s’appuyant sur le principe suivant : « Il n’est permis à personne d’en appeler du juge suprême, c’est-à-dire du Saint-Siège, du pontife romain, vicaire de Jésus-Christ, ni de se dérober à son jugement dans les affaires de la foi ; celles-ci, en effet, étant plus importantes, doivent être déférées au tribunal du pape. »[18] Il rappelle ainsi le principe déjà établi par Saint Gélase[19] au IVe siècle. Le théologien Jean Gerson, partisan d’une certaine forme de conciliarisme, ne se trompe pas sur la déclaration du pape. Il remarque judicieusement qu’elle renverse l’œuvre du concile de Constance[20]. Ne voulant pas rompre avec Martin V, Gerson finit par conclure que la bulle du pape répondait à son tour à un cas particulier. Il déclare alors que si un pape régnant mène correctement sa tâche, l’appel à un concile est alors condamnable. 

Enfin, quand Martin V doit convoquer un concile conformément au décret Frequens, il nomme des présidents en leur donnant le pouvoir de transférer le concile en une autre ville, de le proroger ou même de le dissoudre si les circonstances leur paraissent l’exiger. Il est clair que « pour Martin, le pape était au-dessus du concile, et non le concile au-dessus du pape. »[21] Tel est aussi l’avis de Noël Valois. « Ces formules sont éloquentes. Elles prouvent la volonté du pape de demeurer, par ses représentants, le chef agissant et dirigeant de l’assemblée. »[22]

Certes, plus tard, en 1446, le pape Eugène VI, successeur de Martin V, est contraint de ratifier le concile de Constance tout entier et tous ses décrets mais il en fait une réserve importante : « sauf ceux qui lèsent les droits, la dignité et la prééminence du Saint-Siège. »

Ainsi au lendemain du concile de Constance, toute l’attitude pontificale est marquée par la prudence et l’intelligence de la situation favorable aux partisans du conciliarisme. Tout cela indique, comme l’usage du mot « conciliater », que Martin V puis son successeur ne veulent pas approuver tous les décisions du concile, notamment le décret Haec Sancta Synodus s’il est compris dans son sens absolu hors du cas particulier du Grand Schisme. Le doute ne subsiste guère. C’est donc l’interprétation de ce décret qui soulève leur réticence.

Décrets absolus ou restreints à un contexte particulier ?

La question principale qui soulève de nombreux débats concerne principalement la portée du décret Haec Sancta Synodus. Elle varie en effet selon le regard de celui qui l’interprète, et plus précisément, selon ses rapports avec le conciliarisme. Si nous oublions le contexte dans lequel ils ont été écrits, nous pourrons penser que le concile détient une autorité absolue. Mais si nous les replaçons dans ce temps douloureux, temps d’incertitude et de déchirement, temps où rien ne semble mettre fin au grand scandale du schisme, ce décret peut être interprété comme un remède extraordinaire à une crise extraordinaire.

Il est vraisemblable que ce malentendu ait aussi subsisté au sein du concile de Constance. Certaines positions montrent en effet que des pères conciliaires n’ont point voulu porté atteinte à la primauté pontificale mais seulement chercher une solution à une crise profonde. Lorsque le cardinal d’Ailly veut que le concile condamne par lui-même les erreurs de Wiclef et de Jean Hus sans que la mention du pape ne soit apportée à la condamnation, il soulève de nombreuses protestations au point qu’il abandonne sa proposition. Ces protestataires ont ainsi voulu souligner que les prérogatives du concile sont limitées et ne peuvent enfreindre celles du pape.

Remarquons qu’au lieu de présenter le décret Haec Sancta Synodus tel qu’il a été voté à la cinquième session, certains ouvrages[23] présentent le décret sous sa première forme avant qu’elle n’ait été modifiée puis validée par le concile. La proposition du décret élargit la supériorité du concile sur le pape en matière de réforme. Or le décret final ne porte que sur la foi et la résolution du schisme.

Pourtant, les conciliaristes s’appuient sur le décret Haec Sancta Synodus pour restreindre l’autorité pontificale alors que leurs adversaires minimisent son aspect dogmatique et les accusent de les interpréter de bien mauvaises façons. Finalement, le temps sera aussi nécessaire pour les départager.

Un décret dépendant du contexte

Or, revenons au fait. Au moment où le concile promulgue le décret, l’Église dispose de trois hommes qui se disent « pape ». La question de leur légitimité ne se pose plus tant elle paraît insoluble. Mais, le retour de l’unité de l’Église passe nécessairement par la reconnaissance d’un seul pape. Remarquons que les pères conciliaires reconnaissent que le pape est garant de l’unité de l’Église.

En absence de démission de deux « papes » au profit d’un seul pour le bien de l’Église, il apparaît alors nécessaire que les trois abandonnent leurs prétentions et qu’un pape soit désormais élu de façon à emporter l’adhésion de toute la chrétienté. En raison de leur obstination, la seule solution réside finalement dans leur déposition. Mais de quel droit est-il possible de le déposer puisqu’un pape légitime ne relevant d’aucune autorité ne peut être destitué ? En outre, les trois individus sont sûrs de leurs droits. Ils peuvent donc s’appuyer sur la primauté pontificale pour s’accrocher à leur trône. Mais qui des trois disposent légitimement de cette primauté ? Nul ne le sait. Nul ne veut le savoir. Ainsi le décret Haec Sancta Synodus est élaboré et voté pour destituer les « papes douteux ». Il est un instrument aux mains des pères conciliaires pour dénouer un problème inextricable.

Pire encore. Il est voté après la fuite de Jean XXIII. Voyant en effet sa position s’affaiblir et craignant sa perte, il a quitté le concile pour se réfugier auprès d’un allié sûr. Les pères conciliaires peuvent alors craindre à une réaction de sa part, par exemple à la dissolution du concile qu’il l’a lui-même convoqué. Il est donc nécessaire de pallier à ce danger par un acte d’autorité fort et implacable. Tel est l’origine du décret Haec Sancta Synodus.

Quel en est l’issue ? Jean XXIII se résigne à abandonner sa charge. Grégoire XII démissionne. Et après avoir été abandonné par tous, qui peut encore croire à la légitimité de Pedro de Luna ? En un mot, le décret n’a touché aucun pape… Puis Martin V apparaît comme un pape légitimement élu par les partisans de toutes les obédiences. L’unité est enfin retrouvée. Le Grand Schisme s’est achevé car on a trouvé un moyen d’obtenir la démission des trois « papes » ou de les rendre impuissants. Et ce moyen a été rendu possible car la chrétienté s’est enfin unie pour faire cesser le scandale. Elle a fini par prendre conscience du drame et par réagir. La solution s'appuie donc sur leur entente. Telle est la réussite du concile de Constance. Ce n’est pas celle du conciliarisme…

Vers une Église de nouveau divisée au détriment de la réforme tant désirée ?

L’entente est néanmoins bien fragile. Quand elle est fondée sur un danger, elle dure autant que dure la perception de ce même danger. Les premières dissensions apparaissent aussi quand cette entente ne permet pas de s’opposer à un danger plus grand ou au contraire quand elle le nourrit et l’affermit.

Or la crise a permis aux différentes doctrines conciliaristes de grandir et de s’imposer au sein de l’Église. La réussite du concile de Constance leur donne une certaine notoriété. Ses partisans peuvent en effet désormais s’appuyer sur ses décisions pour imposer leurs idées au détriment des partisans de la monarchie pontificale. Ainsi ce qui paraît comme une solution urgente à une crise sans précédent devient un principe sur lequel peuvent s’affirmer les doctrines conciliaires. La suprématie conciliaire est ainsi ouvertement prônée au détriment de la suprématie pontificale, s’opposant ainsi à la doctrine que l’Église enseignait avant le Grand Schisme. Or au lendemain de l’élection de Martin V, cet enseignement traditionnel est toujours considéré valable par une partie de l’Église et de la chrétienté. L’entente ne peut alors guère durer…

Après le concile de Constance, le décret Haec Sancta Synodus n’est pourtant pas l’objet des préoccupations. C’est plutôt le décret Frequens qui occupe les pensées. Par son aspect pratique, il est beaucoup plus important. En érigeant une obligation de convoquer de manière fréquente un concile, une nouvelle méthode de gouvernement se met en place. Nous dirions aujourd’hui, avec une analogie sans-doute très approximative, que la monarchie absolue du pape s’effrite concrètement au profit d’un régime parlementaire.

Toutefois les conciles se montrent rapidement impuissants. Le premier s’ouvre à Pavie le 23 avril 1423. Peu de prélats y assistent. Les Italiens sont étrangement absents. Mais une peste éclate et touche la ville, ce qui oblige le pape à le transférer dans la ville de Sienne. Le nouveau concile est à peine ouvert en juillet 1423 qu’un conflit éclate entre le pape et des membres du concile, puis entre les partisans du pape et les conciliaristes. Rapidement, deux partis se font face. Dans ce contexte, il n’est guère envisageable de mener efficacement  des réformes.

Conclusions

Le Grand Schisme naît d’une confrontation entre un pape et des membres du Sacré Collège. Il apparaît en effet comme le lieu d’affrontement entre le Souverain Pontife et les cardinaux. Dans ce conflit, les cardinaux finissent par perdre toute crédibilité au point que leur existence est remise en cause. Le concile de Constance met finalement un terme au schisme comme il sonne le glas à la tentative oligarchique des cardinaux.

Mais la réussite du concile fait naître de nouvelles interrogations et surtout un nouvel affrontement pour le gouvernement de l’Église. L’idée d’une sorte de gouvernement de type parlementaire s’affirme face au monarchisme pontifical. Deux courants de pensée se font face. Deux partis se forment. Si au concile de Constance, ils demeurent dans un curieux équilibre, équilibre forcé il est vrai du fait de la nécessité de trouver une solution à la situation tragique dans laquelle gémit l’Église depuis de très longues années, ils ne peuvent guère coexister, la paix retrouvée. Fatalement, ils se livreront bataille. Deux clans s’affronteront : les partisans de la monarchie pontificale et ceux du conciliarisme radical. 

Mais ne nous trompons pas. La véritable question touche surtout la nature même de l’Église. N’est-elle qu’une association ou encore une corporation ? Doit-elle alors choisir un représentant ou un délégué pour la diriger, confiant à l’un de ses membres un certain pouvoir pour son bien ? Ou est-elle un corps gouverné par une tête dont la légitimité viendrait du Christ Lui-même ? …

Mais pour quelles raisons des conciles doivent-ils être convoqués si fréquemment ? L’une des raisons évoquées est la réforme de l’Église. Remarquons alors un changement considérable qui s’affirme au fur et à mesure que le schisme  perdure. Alors que les esprits s’agitent pour mettre fin au Grand Schisme, la nécessité d’une réforme dans l’Église apparaît de plus en plus nettement. Au lendemain du concile de Constance, tous les regards se tournent dorénavant vers cet objectif. Mais que voit-on dans ce mot si ce n’est la volonté de réduire les pouvoirs du pape ? Que cherchent tous ceux qui veulent « purifier » l’Église si ce n’est restreindre ses droits en terme financier et fiscal ? Les partisans de la réforme parlent de bénéfices, d’annates, de taxes diverses et variées. Pour quelles raisons ?

Les conflits entre la papauté et les États ainsi que le Grand Schisme révèlent le sens profond et véritable de la réforme dont a besoin l’Église dans son chef et ses membres. Que voyons-nous dans tout cela si ce n’est le désir du gain, l’intérêt purement personnel et temporel, l’ambition effrénée des États et des individus ? Ces crises reflètent un mal terrible qui ne cesse de grandir et de toucher les membres de l’Église : le fort esprit de cupidité et d’orgueil qui habitent dans le cœur des autorités religieuses et temporelles. Là commence la véritable réforme. Que les prélats s’occupent davantage des âmes qui relèvent de leur responsabilité au lieu d’accumuler des sources de revenus et de vivre dans des palais bien loin de leurs brebis ! Ce n’est qu’une affaire de pureté de cœur, qu’un retour aux valeurs chrétiennes. Mais le cœur atteint, est-il possible que la pensée en sort indemne ? Devons-nous alors voir la cause de tant d’abus dans la nature du gouvernement de l’Église ? Combat pernicieux que mène le conciliarisme. Qui en sortira vainqueur ? Si ce n’est l’esprit du monde…



Notes et références
[1] Le conciliarisme est un mouvement de pensée qui défend l’idée que l’autorité du concile est supérieure à celle du pape. On distingue le conciliarisme absolu du conciliarisme contextuel. Le premier défend le conciliarisme de manière absolue quand le second ne le défend que pour résoudre une crise, comme le Grand Schisme d’Occident.
[2] Voir A. Franzen,
[3] Herder Korr, Konzil der Einheit, dans Cinq siècles et demi après Constance, Travaux récents sur le Concile de Constance (1414-1418), J.-H. Walty, Revue des sciences philosophiques et théologiques, vol. 51, n°4, octobre 1967, www. Jstor.org.
[4] Luther, De captivate babylonica.
[5] Notamment dans Tractatus de libertate christiana, Luther.
[6] Luther, Du commentaire de l’Épître romain, dans Luther et la Réforme à la Messe allemande, sous la direction de Jean-Marie Valentin, éditions Desjonquère, 2001.
[7] Voir Constitution dogmatique Pastor aeternus sur l’Église du Christ, 1er concile du Vatican, 4e session, 18 juillet 1870, Denzinger n° 3052.
[8] Voir Émeraude, octobre 2018, article "Le concile de Concile : un événement, une révolution ?".
[9] Concile de Vatican II, Constitution dogmatique Lumen Gentium, 5ème session, Chap. III, 22, 21 novembre 1964, Denz. 4146.
[10] De Vooght Paul,  Les controverses sur les pouvoirs du concile et l'autorité du pape au Concile de Constance dans la Revue théologique de Louvain, 1 année, fasc. 1, 1970.
[11] Cité par Les controverses sur les pouvoirs du concile et l'autorité du pape au Concile de Constance dans la Revue théologique de Louvain, De Vooght Paul.
[12] Dans Histoire générale de l’Église, Tome II, Le Moyen-âge, Volume VI, De Clément V à la Réforme 1305-1517, Abbé A. Boulenger, Emmanuel Vitte, 1936
[13] Noël Valois, La crise religieuse du Ve siècle, Le Pape et le concile (1418, 1450), Tome I, Introduction, 1909.
[14] Noël Valois, La crise religieuse du Ve siècle, Le Pape et le concile (1418, 1450), Tome I, Introduction.
[15] Noël Valois, La crise religieuse du Ve siècle, Le Pape et le concile (1418, 1450), Tome I, Introduction.
[17] Bossuet a remis en cause cette histoire. Pourtant, elle est relatée par Gerson et par Pierre de Wormedith, peu disposé à la monarchie pontificale. Bossuet croyait que le consistoire avait eu le 10 mars, au lieu du 10 mai, suite à une erreur de copie.
[18] Dans Histoire générale de l’Église, Tome II, Le Moyen-âge, Volume VI, De Clément V à la Réforme 1305-1517, Abbé A. Boulenger, chap. IV, n°74.
[19] Voir Émeraude, avril 2018, article "Église et État au temps de l'Empire romain chrétien avant la chute de Rome".
[20] Voir Gerson, Opera, II, II.
[21] Joseph Gille, S. J., Constance et Bâle-Florence, Bâle, chap. I, éditions de l’Orante, 1962.
[22] Noël Valois, La crise religieuse du Ve siècle, Le Pape et le concile (1418, 1450), Tome I, chap.I.
[23] Voir par exemple Encyclopédie théologique, volume 33, dictionnaire théologique dogmatique, tome I, Migne, article « Constance », 1850.
[24] Mathias Trennert-Helwig, curé de la Cathédrale Notre-Dame (Münster) à Constance,Voir article Allemagne: Jubilé pour les 600 ans du Concile de Constance, 19.03.2014 par webmaster@kath.ch, https://www.cath.ch/newsf/evenements-oecumeniques-culturels-et-artistiques-de-2014-a-2018/.


samedi 20 octobre 2018

Le concile de Constance, un événement, une révolution ?


Dans la bulle de convocation, datée du 9 décembre 1413, le « pape de Pise » Jean XXIII définit au concile de Constance trois objectifs : la suppression du schisme, l’extinction des hérésies et la réforme dans l’Église dans son chef et dans ses membres. En ce début du XVe siècle, on est préoccupé de l’état de l’Église et des abus qui l’affligent. Le mal est aussi doctrinal. On veut condamner des erreurs qui commencent à se diffuser et à prendre de l’ampleur. Ce sont celle de Wyclif, de Jean Hus et de Jérôme de Prague. Mais le véritable problème à résoudre est la division de la Chrétienté. Le Grand Schisme d’Occident perdure depuis l’élection du « pape » Clément VII en 1378. Jusqu’en 1409, deux hommes se disent encore pape et se comportent comme tel, chacun gouvernant une partie de l’Église. Tous les remèdes ont échoué pour résoudre cette division insupportable. La guerre n’a pas apporté de solution. Aucune négociation entre les « papes » n’a abouti. Aucun « pape » ne veut démissionner. C’est l’impasse…

Certes, ce n’est pas la première fois qu’un homme se prétend être pape. Mais quand un antipape surgissait dans le passé, il finissait par perdre toute crédibilité et; abandonné, il abandonnait son combat. Sa mort suffisait parfois à faire cesser la querelle. Mais dans le cas du Grand Schisme, chaque « pape » maintient l’équilibre de pouvoir. Aucun ne parvient à dominer et à écraser l’autre. En outre, à peine mort, des cardinaux élisent un successeur qui fait ainsi perdurer le scandale. Et les « papes » se montrent bien réticents à quitter leur trône en dépit de leurs promesses. Alors le concile apparaît comme la meilleure voie pour résoudre la tourmente qui frappe l’Église. Mais de quelle autorité peut-il intervenir dans cette affaire pour faire cesser la division de la Chrétienté ?

Face à l’obstination des « papes », la solution passe nécessairement par leur déposition volontaire ou non. Or la destitution d’une personne à une charge n’est possible que par une autorité supérieure à la sienne. Cela signifie clairement que le concile ne peut le révoquer que si son autorité est supérieure à celle du pape. Par conséquent, la solution conciliaire repose sur l’idée de la supériorité du concile sur le pape, ce qui revient à remettre en cause la monarchie pontificale de l’Église telle qu’elle existe depuis les origines.

La remise en question de l’autorité absolue du pape

Comme nous l’avons évoqué dans un précédent article[1], en s’appuyant sur les gloses du décret de Gratien, l’idée qu’un pape puisse être jugé en cas de déviation de foi est communément acceptée dès le XIIe siècle. Or, Notre Seigneur Jésus-Christ n’a-t-il pas déclaré que Saint Pierre ne pouvait pas défaillir en matière de foi ? Mais certains commentateurs voient dans cette promesse non pas le pape et ses successeurs mais l’Église en elle-même. Ils s’appuient en effet sur une interprétation erronée d’un texte de Saint Augustin. Les pouvoirs qui sont conférés à Saint Pierre et donc aux papes ne lui appartiennent pas à titre personnel mais comme une délégation de l’Église par disposition du Christ Lui-même. Ainsi le pape peut errer en matière de foi. Cela signifie aussi que l’Église peut le déposséder de son pouvoir. Or le concile n’est-il pas le lieu où l’Église est représentée ? Ou mieux encore, le concile n’est-il pas l’Église ? Ainsi, on en vient à déclarer qu’un concile peut juger un pape et le déposer en cas d’hérésie. Néanmoins, certains théologiens et canonistes étendent le motif de déposition. Si l’Église est en danger en raison de l’attitude d’un pape, ne faut-il pas le déposer pour le bien commun ? Si une personne en charge d’une fonction en devient indigne, ne faut-il pas la renvoyer ?

Ces idées ne forment pas une doctrine. À l’origine, ce n’étaient que des opinions et des interprétations qui se diffusaient dans les Universités. Mais à partir des querelles qui opposaient les princes et les papes, certaines d’entre elles, plus radicales, sont devenus publiques. C’étaient des armes aux mains des adversaires de la papauté pour affaiblir sa position. Le roi de France Philippe le Bel comme l’empereur Louis de Bavière n’ont eu aucun scrupule à les utiliser. Mais quand éclate le Grand-Schisme, ces idées sont revenues en force, non plus portées par des princes dans le cadre de leur conflit, mais au sein même de l’Église. Elles apportent dorénavant une base juridique pour remédier à la crise que les « papes » ne peuvent résoudre.

À partir des travaux des siècles passés, le cardinal Zarabella réunit toutes les idées pour en former un corps de pensées cohérentes. Il affirme ainsi qu’en cas de vacances ou « quasi-vacances » du Saint-Siège, l’autorité de l’Église réside dans la congrégation des fidèles qui s’exprime par le concile général, c’est-à-dire par les plus raisonnables, c’est-à-dire par les meilleurs de l’Église. Néanmoins, d’autres commentateurs soulignent la représentativité du concile général. Il est en effet l’institution qui représente au mieux l’Église par le nombre et la diversité de ses membres. En un mot, il est l’institution représentative de l’Église. Enfin, une troisième opinion contourne l’obstacle de la monarchie pontificale. En cas d’hérésie ou de scandales, le concile ne fait en effet qu’interpréter la volonté de Dieu, ou déclarer la déchéance du pape puisque le pape lui-même s’est exclu de sa dignité pontificale.

Reste un dernier problème. Dans le cadre du Grand-Schisme, qui correspond au cas de « quasi-vacances », qui peut convoquer un concile ? Car selon les règles de l’Église, seul le pape peut convoquer un concile. Selon les décrétistes, notamment Zarabella, le Sacré-Collège pourrait être l’instance la plus appropriée. Si ces derniers refusent, ce serait la communauté chrétienne elle-même et en dernier recours l’Empereur.

Le cas du « concile de Pise »

Devant les attitudes de leurs « papes », des cardinaux des deux obédiences se réunissent et convoquent un concile à Pise pour le bien de l’Église. Ils appliquent ainsi la solution qu'a notamment proposée Zarabella. Mais les cardinaux révoltés ont besoin que leur assemblée soit représentative de l’Église afin de légitimer leur convocation, étant en effet conscients des difficultés canoniques que soulève leur convocation. Il est vrai, aux dires des témoins, que cette « assemblée » a brillamment répondu à leurs vœux par le nombre de participants, même si les « papes » de Rome et d’Avignon n’y sont pas représentés. Cependant, le « concile de Pise » demeure un échec. La déposition des deux « papes » et l’’élection d’Alexandre V ne conduisent pas à la fin du schisme. Au contraire, elles l’aggravent en donnant à l’Église une troisième tête. Ainsi en 1414, trois « papes » gouvernent l’Église : Ange Correr (Grégoire XII), Pierre de Luna (Benoît XIII) et Balthazar Cossa (Jean XXII), chacun se reconnaissant comme étant le seul pape légitime.

Au concile de Constance, la question de la légitimité du « concile de Pise » est de nouveau posée. Est-il en effet possible de déposer Jean XXIII alors que son élection est le résultat indirect du concile de Pise ? Et c’est en raison des décisions du « concile de Pise » que Jean XXIII est dans l’obligation de convoquer le concile de Constance. Ainsi, comme le déclare le cardinal Pierre d’Ailly, la légitimité du concile de Constance tire de celle du « concile de Pise ». Mais après un brusque changement de position, le même cardinal déclare que ce qu’un concile peut faire pour le bien de l’Église, un autre peut le défaire. Il en vient même à penser que le concile n’est pas infaillible. Comment une solution serait-elle possible sans cette nouvelle astuce juridique ?

Un concile porteur d’innovations, annonciatrice de bouleversement dans le gouvernement de l’Église

Constance, bâtiment du concile
Pour l’aider dans la réforme et l’union de l’Église, des mémoires circulent dans la ville de Constance. L’un provient des Allemands. Il demande la suppression des innombrables réservations pontificales et de bien d’autres dispositifs qui permettent au pape de disposer de la collation de presque tous les bénéfices. Il réclame aussi que le droit de votation au concile ne soit pas réservé aux évêques et aux abbés mais que ce privilège soit accordé aux représentants des évêques, des abbés, des chapitres, des universités, des maîtres, docteurs et envoyés des princes.


Le second mémoire d’origine française expose l’ensemble des solutions pour unir l’Église et présente la démission des trois « papes » comme étant la meilleure. Il propose aussi que si Jean XXII refuse de démissionner, le concile devra le déposer, car, dit-il, le concile lui est supérieur dans ce qui relève de l’universalité de l’Église. Selon ce mémoire, c’est bien la valeur de « représentativité » qui lui donne sa légitimité.

Il est alors demandé que les décisions du concile ne soient pas votées par les seuls évêques mais par tous ceux qui représentent une autorité, c’est-à-dire les pasteurs d’âmes, et par les détenteurs d’un savoir théologique ou canoniste. L’idée que le concile est une représentation de l’Église s’affirme ainsi concrètement. L’évêque, c’est-à-dire le successeur des Apôtres, n’est plus considéré comme la seule voix décisionnelle de l’Église comme le considéraient tous les conciles œcuméniques précédents. Un discours du cardinal Pierre d’Ailly justifie ce changement. Il l’explique en effet par leurs fonctions de chargeur d’âme et d’enseignement. Le jugement d’un docteur n’est-il pas plus efficace que celui d’un prélat ignorant ? Il prend comme jurisprudence le cas des conciles de Pise et de Rome où ils avaient en effet une voix active. Il défend aussi ce droit pour les représentants des rois et des princes. Défendue par d’autres cardinaux, en particulier par le cardinal Guillaume Filastre, cette opinion finit par prévaloir. Tout ce qui représente une autorité ou un savoir a droit au vote. Cela change le visage du concile et le fondement de son autorité. L’Esprit Saint souffle-t-il mieux dans de telles têtes ? …

La question de vote fait soulever une autre demande. Doit-on voter par tête ou par nation ? En raison du nombre important de représentants italiens, au moins la moitié des électeurs, ils devraient emporter la majorité des voix et imposer leur volonté au concile. Or les Italiens sont généralement partisans de Jean XXIII. Ils peuvent donc exploiter leur avantage pour faire pérenniser la situation et ainsi bloqué toute solution viable - entendons par là sa destitution. Pour éviter une telle emprise, il est décidé que le vote se fera par nation, chacune représentant finalement une voix dans les débats. Ainsi les votes sont regroupés en cinq nations : les Italiens, les Français, les Anglais, les Allemands et les Espagnols. Ce mode de scrutin a aussi pour conséquence de donner plus de valeur au « nationalisme » dans l’Église. Ce n’est plus un évêque qui vote en tant que chef d’une Église située dans un diocèse mais une autorité représentant une nation particulière. L’Église serait-elle finalement une union d’Églises nationales, le concile, une assemblée de nations ?

Or, comme le déclare le cardinal Pierre d’Ailly, comment les Anglais peuvent-ils représenter une nation, compte-tenu de leur faible proportion dans la Chrétienté ? Sa position entraîne une vive dispute au sein du concile, qui faillit l’interrompre, mais pour bien de l’union de l’Église, elle n’est pas retenue par la majorité des membres.

Ce « nationalisme » est encore renforcé par les résultats du concile. Celui-ci donnera lieu à des concordats, c’est-à-dire à des accords entre l’Église et un État comme puissances séparées et indépendantes. Le mode de scrutin et ces concordats donnent alors une certaine consistance à l’idée d’une Église nationale.

Un problème bien pratique : les bénéfices

Le deuxième point à noter est l’insistance des pères conciliaires à s’attaquer au problème des bénéfices[9], c’est-à-dire à réduire les prérogatives du pape dans leur collation. La demande a déjà été faite au « concile de Pise » sans réussite. Au concile de Constance, ils obtiennent satisfaction. Le problème de la fiscalité est considéré comme une des causes de la crise qui frappe l’Église. Mais qui sortira vainqueur de la désignation des bénéfices ? Souvenons-nous de la soustraction d’obédience dans le royaume de France[2]. D’abord satisfait d’une plus grande liberté, le clergé d’abord naïf a ensuite vite compris son malheur et tous les inconvénients de son autonomie face à des seigneurs beaucoup plus réalistes. Ils ont rapidement déchanté.

Toucher aux collations revient à combattre une pratique qui tend au clientélisme. Le concile prétend ainsi combattre un abus qui s’est répandu dans l’Église. Mais il ne fait que déplacer le problème, voire  le multiplier. Certes le clientélisme ne sera plus au niveau du sommet de l’Église mais il demeurera au niveau local. C’est en fait un retour en arrière. Car pourquoi le pape s’est-il arrogé un droit qui relevait effectivement de l’évêque ou du chapitre ? Est-ce par cupidité ? Revenons en arrière. Les élections d’abbé pouvaient faire l’objet de bataille au sein du monastère. Le seigneur pouvait aussi y intervenir pour imposer son protégé. La situation dans un diocèse pouvait être pire. Un diocèse pouvait être divisé entre les fidèles en raison du choix d’un évêque indigne. Ces disputes donnaient alors lieu à des procès au tribunal pontifical. Le pape devait alors intervenir pour faire cesser ces et ses interventions ont réduit ces querelles et apporté une certaine sérénité dans l’Église. C’est en fait l’abus de la collation du bénéfice qui doit être réprimé, un abus qui nourrit le clientélisme et le népotisme. Quand ce droit sera remis aux États, l’Église connaîtra vite le désarroi …

La proposition réduit aussi une des principales sources de revenus du pape. Elle affaiblisse ainsi son pouvoir et par conséquent son autorité. Les pères conciliaires cherchent-ils à répondre aux besoins financiers de la papauté au moment même où on lui demande tant de choses, où les regards se tournent si souvent vers ses services, où le gouvernement de l’Église doit être à la hauteur d’un gouvernement moderne ? Certes, cette mesure impose de réduire le train de vie de la cour pontificale mais est-ce vraiment le fond du problème ? La véritable question ne concerne-t-elle pas plutôt la fiscalité pontificale en elle-même ?

Cette proposition répond au mécontentement qu’a provoqué le développement de la fiscalité pontificale et la multiplication des taxes et des impôts au temps de la papauté à Avignon. Désormais, le concile veut l’encadrer. Telle était aussi le vœu des cardinaux lorsqu’avant l’élection d’Innocent VI, ils ont essayé d’imposer leur autorité dans le gouvernement de l’Église [10]. Le concile est dans la même logique. Il ne peut gouverner sans contrôler les revenus pontificaux…

Les modalités de vote ainsi que la volonté du concile de maîtriser la collation des bénéficies sont des points importants du concile de Constance. Pourtant lorsque celui-ci est évoqué, on ne parle guère de ces petites révolutions. On traite surtout de deux décrets, Haec Sancta Synodus et Frequens, qui bouleversent encore plus l’Église…

Le décret Haec Sancta Synodus (6 avril 1415)

Chronique du concile de Constance
Remise de la mitre par
le antipape Jean XXIII à un Abbé
Le mode de scrutin adopté ouvre de belles portes d’opportunité. Il empêche les partisans de Jean XXIII de défendre sa légitimité et d’empêcher sa déposition. Mais cela ne suffit pas. Au moment même où le « pape de Pise » s’enfuit de Constance, le concile publie dans sa cinquième session le décret Haec Sancta Synodus : « Ce synode légitimement assemblé dans le Saint-Esprit, formant concile général et représentant l’Église catholique militante, tient son pouvoir immédiatement du Christ [3] ; tous, de quelque état ou dignité qu’ils soient, celle-ci fut-elle papale, sont tenus de lui obéir pour ce qui concerne la foi et l’extirpation dudit schisme ».

Conscient d’être un concile œcuménique et convaincu de son autorité divine, le concile de Constance exige l’obéissance de tous les fidèles en matière de foi et de schisme, y compris le pape. Celui-ci est donc justifiable devant lui sur ces deux sujets. La plénitude du pouvoir pontificale est donc encadrée par l’autorité du concile. Le concile déclare aussi qu’il représente l’Église.

Le décret Haec Sancta Synodus est tiré d’une proposition des trois nations réunies que sont la française, l’allemande et l’anglaise. Néanmoins, elle n’a pas été prise dans sa totalité. Elle comprend en effet une partie qui oblige le pape à obéir aussi à tout ce qui touche « la réforme de l’Église dans son chef et dans ses membres », ce qui aurait alors donné à ce décret une plus grande portée. Sur l’intervention de plusieurs cardinaux, cette mention a été supprimée.

Le décret Haec Sancta Synodus a fait l’objet de nombreux débats et interprétations sur la portée doctrinale qu’il peut avoir. Selon Pichler[4] ou de Vooght[5], il n’est pas lié aux circonstances et dicte véritablement un principe alors que Baudrillart[6] admet qu’il n’a pas une portée absolue, qu’il n’est qu’une mesure d’urgence. D’autres lui renient toute portée doctrinale en se fondant sur l’absence d’un formalisme précis. Il est vrai que le décret n’a pas la forme usuelle d’une définition dogmatique[8]. La plupart des théologiens soulignent enfin sa nouveauté, l’excluant ainsi de la tradition quand d’autres démontrent sa cohérence avec les textes anciens, y compris avec les Évangiles. Dans tous les cas, sans ce décret, le concile de Constance n’aurait pas pu déposer deux « papes » et pousser le troisième à la démission. Cependant, le texte est suffisamment ambigu pour qu’il génère autant de discussions. Instaure-t-il une autorité supérieure à celle du pape dans le gouvernement de l’Église ou le concile intervient-il uniquement en cas d’erreurs, de scandales, d’abus ? Selon le cardinal Zarabella, le concile devrait prendre sur le pas sur le pape lorsque son autorité ne s’exerce plus ou mal. 

Le décret Frequens du 9 octobre 1417

Par le décret Frequens, le concile de Constance met en place une périodicité des conciles : le premier concile doit être convoqué au bout de cinq ans, le second dans les sept années suivantes, les autres, par la suite, de dix en dix ans. Ainsi, le concile devient une assemblée qui ne dépend plus de la convocation d’un pape. Il fait partie prenante du gouvernement de l’Église.

Un concile peut aussi se réunir d’urgence en cas de nouveau schisme, sans même être convoqué, et il demeure seul juge du conflit. Sa supériorité sur le pape est ainsi mise en pratique mais se limite dans le cas précis d’un événement exceptionnel. Dans ce cas, le concile demeure alors l’instance suprême dans l’Église.

Le concile de Constance ordonne aussi au futur pape de mener des réformes en relation avec le concile ou du moins avec des députés de nations qu’elles désigneraient.

Lors de la 12e session, le concile publie un décret qui décide qu’aucune élection pontificale ne pourra avoir lieu dans le consentement du concile, quelle que soit la raison de la vacance du trône.

Finalement, le concile est désormais considéré comme une institution permanente de l’Église, une institution qui partage avec le pape le gouvernement de l’Église, mettant ainsi fin à la plénitude des pouvoirs du Souverain Pontife. Il est même perçu comme une institution suprême dans certains cas. La condamnation de Jean XXIII est assez significative. Le concile l’accuse d’avoir « mal rempli ses fonctions de gouverneur de l’Église »[9]. Le pape n’est-il réduit qu’à être un gouverneur ? Et de quoi est-il accusé ? Il est jugé indigne de sa fonction. Son sceau papal est brisé en raison de ses mœurs et d’accusation de simonie. Il ne s’agit plus de prouver qu’il a dévié de sa foi ou qu’il est hérétique. Les pères conciliaires vont plus loin que ceux du « concile de Pise » et du décret de Gratien.

Au cours du concile de Constance, un projet de réforme est établi. Il préconise qu’un concile général pourra destituer un pape « non seulement pour cause d’hérésie, mais aussi pour simonie ou pour tout autre crime, quel que fût le scandale causé dans l’Église de Dieu, s’il ne s’amendait pas dans l’année suivant l’admonition qui lui en serait faite ». L’admonition doit être faire par les deux tiers du Sacré-Collège ou par trois synodes nationaux. Le concile se déclare bien comme une instance suprême.

Remarquons enfin l’attitude de Jean XXIII quand une commission du concile notifie la décision de sa déposition. Résigné, il s’exclame : « le concile ne peut pas se tromper ». Est-il donc par lui-même infaillible ?

Conclusions

Les doctrines désignées communément sous le nom unique de conciliarisme dominent le concile de Constance. Elles apparaissent comme un remède de circonstance à la crise que connaît l’Église. Elles sont clairement influencées par les idées de Marsile de Padoue et de Guillaume d’Ockham sans atteindre néanmoins leur radicalité. Ce n’est pas seulement le gouvernement de l’Église qui est remise en cause mais également l’idée même de l’Église.

Le conciliarisme défend la supériorité de l’autorité du concile sur celle du pape. Il se fonde sur l’idée que le concile est l’Église universelle par sa représentativité ou, dit autrement, elle est l’expression de l’ensemble des fidèles, « la congrégation des fidèles », qui est l’Église. Ainsi le pape reçoit son pouvoir du peuple chrétien, non pas directement, mais par le concile.

Son autorité se fonde aussi sur celle de Notre Seigneur Jésus-Christ comme le déclare le décret Haec Sancta Synodus. Néanmoins, il est suffisamment ambigu pour voir dans ce texte soit la définition dogmatique d’un principe, soit la solution que se donne le concile en raison du contexte du Grand Schisme et de l’attitude des « papes », notamment de celle de Jean XXIII. Tout dépend finalement du regard qui le scrute et de l’interprétation qui en est faite. Pour un partisan du conciliarisme absolu, ce décret exprimerait clairement leur thèse. Pour ses adversaires, son périmètre n’est réduit qu’à un événement, sans aucune portée dogmatique et absolue. Le conciliarisme ne serait donc que contextuel…

Cependant, le décret Frequens est sans aucun-doute un texte plus important, plus clair dans son intention. Il  insère en effet le concile dans le gouvernement de l’Église. Le pape ne peut plus régner seul. C’est alors une victoire subtile d’une certaine forme de conciliarisme. Il réussit à encadrer l’autorité pontificale par la mise en place d’une assemblée représentative de l’Église.

Ainsi le Grand Schisme a pour conséquence de limiter l’autorité du pape par une instance qui, à vrai dire, se croit suprême. Le Souverain Pontife est désormais justifiable devant lui. Certes, au concile de Constance, il s’agit de résoudre une grave crise. Pourtant, c’est bien une révolution qui fait fi de plus de dix siècles d’histoire et de pratiques. Mais ce succès est-il durable ? Que se passera-t-il quand à la place des papes sans envergure ou douteux, se trouvera sur le siège de Rome des personnalités fortes et plus conscientes de la dignité pontificale ? Que deviendra l’Église si les partisans du conciliarisme poursuivent leur logique au point d’enlever toute ambiguïté et d’imposer sa souveraineté sur celle du chef de l’Église ?

Mais, dans tout cela, qui est le véritable vainqueur ? Le concile est-il en effet une réalité autonome en soi, qui réfléchit et agit par lui-même comme s’il était un corps à part entière ? Qui se cache derrière tel cardinal influent, tel clan qui se forme ? Qui impose à l’assemblée de suivre telle voie ou de rejeter tel autre ? Car dans cette assemblée qu’on veut représentative, nous voyons une volonté politique ou une opinion dominante intervenir dans les débats, créant des partis, bougeant les uns et menaçant les autres. Le Saint Esprit y souffle-t-il aussi librement qu’on veut bien le dire, surtout quand elle se prend finalement comme le seul maître du jeu ?


Notes et références
[1] Voir Émeraude, septembre 2018, article "Le conciliarisme, une doctrine contre la suprématie pontificale [1] : est-il né du Grand Schisme ?".
[2] Voir Émeraudeseptembre 2018, article "Le Grand Schisme, la fin, victoire de la voie conciliaire".
[3] Concile de Constance, 5e session, Denzinger, préambule du § de Grégoire XII, tiré de COD 408. Il existe plusieurs traductions.
[4] Voir Die Verbindlichkeit der Konstanzer Dekrete, J. Pichler, Vienne, 1967.
[5] Voir Les controverses sur les pouvoirs du concile et l'autorité du pape au Concile de Constance, de Vooght, dans Revue théologique de Louvain, 1er année, fasc. 1, 1970, dans www.persee.fr.
[6] A. Baudrillart, Constance (Concile de), dans Dictionnaire de Théologie catholique, 3,
[7] En effet, le décret ne contient par les termes habituellement utilisés : « ordonne, définit, établit, décrète et déclare ». Puis, il n'anathématise pas ceux qui n’y adhère pas.
[8] Concile de Constance, 10e session, Histoire des conciles œcuméniques, Constance et Bâle-Florence, Josep Gill, S. J., Chap. I, éditions de l’Orante, 1965.
[9] Voir Émeraude, août 2018, article "La révolution religieux, un problème de taxe : la fiscalité pontificale, source de bien de mécontentement au XIVe siècle".
[10] Voir Émeraudeseptembre 2018, article "Les leçons du Grand Schisme, pape et cardinaux, attitudes irresponsables au sommet de l'Église".