" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 6 octobre 2018

Le conciliarisme, absolu ou contextuel, développement jusqu'au concile de Constance [2]

Concile de Constance
Certains penseurs de notre temps rêvent d’une Église gouvernée à la mode des États modernes, selon des principes démocratiques, Le pape n’assurerait que des fonctions dévolues classiquement au pouvoir exécutif alors qu’un concile œcuménique, ou général [1], deviendrait une sorte d’assemblée législative. Leur théorie s’appuie sur l’idée plus ou moins affirmée que l’autorité du concile serait supérieure à celle du pape. Cette théorie ou toute doctrine similaire portent un nom : le conciliarisme. Contrairement à la monarchie pontificale qui caractérise l’Église et à son enseignement traditionnel, il a tendance à prouver sa légitimité en se référant à des faits historiques et canoniques. Le concile de Constance, qui clôt le Grand Schisme d'Occident, est souvent évoqué comme un de ses fondements. Certes, il a été le lieu où le conciliarisme s’est manifesté de manière éclatante. Nous ne pouvons pas méconnaître les décisions qu’il a prises et l’attitude des pères conciliaires.

Mais, faut-il encore les comprendre ! Faut-il connaître les raisons qui ont conduit à la convocation du concile de Constance et le contexte très particulier dans lequel il s’est déroulé. Faut-il aussi savoir comment une telle idée a pu se développer dans l’Église au point d’être défendue par de hautes autorités ecclésiastiques et religieuses

Comme nous l’avons déjà vu à plusieurs reprises et en particulier dans le précédent article, le conciliarisme est une arme bien utile pour un roi ou un empereur en lutte contre le pape. Les conflits entre les pouvoirs religieux et temporels ont naturellement incité à développer une telle idée au profit des princes pour affaiblir les papes. Mais, les princes peuvent-ils être considérés comme les véritables auteurs ? Dans cet article, nous allons poursuivre notre étude et suivre l’évolution de cette doctrine. L’histoire nous apportera quelques éléments de réponse bien utiles.
 
Pour réformer, un nouveau mode de gouvernement de l’Église

Dans le cadre de la préparation du concile de Vienne (1311-1312), Guilielmis Durantis (mort en 1330), dit communément Guillaume Durant le petit, évêque de Mende, publie son Tractatus de modo generalis concilii celebrandi, qui se présente comme un véritable examen de conscience du monde chrétien. Après avoir décrit les abus de l’autorité pontificale, il propose comme remède de la limiter, notamment au moyen des conciles qui devraient régulièrement être convoqués afin d’approuver des décisions d’ordre universel. Le concile se présente alors comme une instance de gouvernement, ou encore une sorte d’assemblée législative.

Remettre en cause la primauté pontificale

Durant n’est pas le premier à vouloir limiter le pouvoir du pape. Rappelons que fort du décret de Gratien, des décrétistes songent à le restreindre en cas de déviation de foi. Mais Durand élargit les motifs de restrictions que pourrait imposées un concile général sur le pouvoir pontifical. Il élargit en effet ce principe à toute décision concernant le bien général de l’Église.

Un dominicain, Jean de Paris (1255-1306) remet aussi en question la primauté absolue du pape dans l’Église, notamment dans son ouvrage De Potestate. Selon son ouvrage, le pape n’est que l’égal des autres évêques, autres successeurs d’Apôtres. Toujours selon ses propos, le collège des cardinaux lui est supérieur car réunis, ils tiennent la place de l’Église. Ainsi peuvent-ils agir au nom de l’Église. Par conséquent, le pape peut être déposé pour le bien de l’Église, par exemple s’il est indigne de sa fonction ou s’il s’égare dans la foi. En fait, il voit l’Église comme une corporation et donc le pape comme son administrateur. Ainsi elle doit employer le modèle de gouvernement d’une telle institution.

Il présente la primauté pontificale comme une délégation qui émane de l’Église. Jean de Paris défend en effet l’idée que son autorité vient de l’Église. Il peut donc agir aussi longtemps qu’il cherche le bien de l’Église. Il n’existe même que pour son bien. Sa primauté lui est donc conférée par délégation humaine.

Le pape, un délégué de la communauté des fidèles

Dans l’ouvrage Defendis Pacis[2], publié en 1324, Marsile de Padoue et Jean de Jandun (v.1280-1328) défendent de manière générale la souveraineté du peuple, qu’ils appliquent aussi dans l’Église. Ils considèrent en effet que l’autorité de l’Église réside dans l’universalité des fidèles. Le concile général apparaît alors comme une assemblée représentative, les membres n’étant que leurs délégués. L’autorité du pape viendrait aussi des fidèles par l’intermédiaire du concile général. Cette théorie entre dans le cadre d’une théorie plus vaste, destinée à montrer la supériorité du pouvoir temporel sur le pouvoir spirituel. Comme nous l’avons noté, il est bien difficile de séparer la question de la primauté du spirituel dans la société avec celle de la primauté du pape dans l’Église.

Au XIVe siècle, Guillaume d’Ockham (1285-1347) reprend aussi l’idée selon laquelle le pape reçoit son autorité par délégation des fidèles. Ces derniers peuvent donc le destituer. De même en cas d’hérésie avérée, le pape peut être déposé par l’empereur en tant que chef et représentant des Romains.

Indigne donc illégitime ?

Prônant une certaine conception de la liberté chez le chrétien, Guillaume d’Ockham tente aussi de renier la primauté pontificale en montrant que tout chrétien peut le juger s’il affirme ou donne une opinion contraire à ce que tout fidèle est tenu de croire explicitement[5]. Un pouvoir n’est en fait légitime que s’il remplit la fonction pour laquelle elle a été établie. En cas d’incompétence, d’abus ou de dangerosité, l’individu peut être destitué de sa fonction. Le pape ne fait pas exception. En outre, dans le cadre de l’affaire de la pauvreté[6], à laquelle il participe activement, Guillaume d’Ockham n’hésite pas à demander la déposition du pape Jean XXII, soit parce qu’il est hérétique, soit parce qu’il exerce une grave injustice sur les fidèles qui s’opposent à ses opinions.

La souveraineté dans la représentativité ?

Dans sa lettre Epistola concordiae, le théologien et canoniste Konrad de Gelnhausen (1320-1390) semble aussi partager une des idées d’Ockham, et que défend surtout le Defencis Pacis. Il assimile en effet le concile à l’Église universelle en raison de la représentativité de ses membres. De même, dans sa Proposition de paix pour l’union et la réforme de l’Église, le théologien Henri de Langestein (1325-1397) est convaincu que le pouvoir véritable réside dans le peuple chrétien et que le concile formé par l’ensemble des évêques dispose du pouvoir véritable. Il n’est pas non plus nécessaire qu’un pape le convoque. « Un concile général doit être célébré sans l’autorité du pape […] pour traiter du bien commun du corps entier des fidèles ». Comme le déclare aussi Gelnhausen, le bien commun exige la convocation du concile.

C’est aussi pour cette raison que les lettres de la convocation de « l’assemblée de Pise » proclament l’équivalence entre le concile et l’Église universelle. Et par la voix de Simon de Cramaud (v. 1345-1423), patriarche latin d'Alexandrie et personnage important du clergé de France, l’« assemblée de Pise » « déclare, prononce et décrète […] que se trouve ici constitué et rassemblé par la grâce de Dieu le concile général des représentants de toute l'Église catholique universelle, selon les règles, la justice et la raison »[7]. Puisque cette assemblée s’avère une réussite en matière de participation, il devient légitime sans être couvert de l’autorité des « papes ». Ainsi se désigne-t-il comme « sacré concile général ». De même, en 1417, le concile de Constance se présente comme « le saint concile représentant l’Église universelle ».

Il est vrai que de nombreux historiens bien informés soulignent la participation nombreuse et variée à l’« assemblée de Pise ». Mais est-ce cela le fondement d’un prétendu concile ? Dans l’histoire de l’Église, des conciles œcuméniques, en particulier les premiers, ne sont guère représentatifs. Nous verrons par la suite que l’« assemblée de Pise » échouera finalement dans sa tentative d’union et ne sera pas reconnue comme « concile général » par  l’Église, comme d’autres.

Concile, l’expression de l’Église universelle ?

Francesco Zarabella
(1360-1417)

Nous retrouvons aussi cette idée d’équivalence entre le concile et l’Église universelle dans un traité intitulé De schismate du juriste Francesco Zabarella , cardinal en 1411. Pour être plus exact dans les termes, il démontre plutôt que l’Église s’exprime par le concile général. Il est ainsi plus proche des idées d’Ockham et de Marsile de Padoue. Ces derniers l’ont sans-doute inspiré. Il distingue en effet dans l’autorité pontificale celui qui l’exerce, le pape, et son fondement, la communauté des fidèles (« congregatio fideum »). Dans le cas où le pape mène l’Église dans une situation périlleuse, ou en cas de scandale avéré, il revient à la communauté des fidèles d’agir. Il en appelle alors au concile pour mettre fin à la crise. Certes, selon les lois de l’Église, le concile doit être convoqué par le pape. Mais si ce dernier refuse, c’est aux cardinaux de le faire et en dernier lieu l’empereur en tant que représentant le plus qualifié de la « congregatio fideum ». Le pape n’a donc d’autorité que par délégation de la communauté des fidèles. « La plénitude des pouvoirs réside dans la masse des fidèles, et dans le pape seulement en tant que principal agent d’exécution »[8]. Zabarella synthétise ainsi les différentes idées conciliaristes de son temps dans une théorie cohérente.

Rappel du droit : le droit de convocation d’un concile appartient au pape seul

Néanmoins, à l’« assemblée de Pise », des ambassadeurs du « pape de Rome »,  Grégoire XII, rappellent le droit : seul le pape peut convoquer un concile. Par conséquent, même si le nombre de participants est nombreux et s’ils proviennent de nombreuses contrées, leur réunion en une assemblée ne peut légitimement être considérée comme un concile sans l'accord du pape. Il est donc illégitime. Pour répondre à cette accusation, le juriste Pietro d'Ancarano (1330-1416) présente à l’assemblée tous les arguments en faveur de la légitimité du concile. Et parmi ces arguments, notons la représentativité de l’Église réunie pour une bonne et légitime intention : « en l'absence de convocation, si tous les prélats s'assemblent en un lieu pour extirper un schisme et défendre la foi, on dit à bon droit que se trouve là l'Église universelle s'ils sont venus en vue du bien public »[9]. Le nombre et la diversité des membres ne suffisent donc pas pour légitimer un concile. Il doit aussi répondre à une bonne intention. Ainsi, un concile a le droit de juger le pape s’il vient à nuire au bien commun qu’il a mission de fortifier. Et parmi les nuisances, il compte la prolongation du schisme. Le conciliarisme triomphe ainsi à l’assemblée de Pise puis plus tard au concile de Constance…
 
Le conciliarisme, une arme auprès des adversaires du pape

Revenons aussi sur l’attitude de Philippe le Bel à l’égard de Boniface VIII[10]. Ses chanceliers ne se permettent-ils pas de juger de l’orthodoxie du pape et de l’accuser d’hérétique au point de vouloir l’emprisonner et le faire juger[11] ? Mais, le roi de France n’est pas le seul « prince » à vouloir juger un pape. Dans les terribles luttes qui ont opposé la Papauté et l’Empire, à plusieurs reprises, le pape a été accusé d’hérétique ou d’intrus au point de voir se dresser devant lui des antipapes. À une période de l’histoire, l’Empereur faisait et défaisait les papes. En outre, afin de rester maîtres de son royaume, y compris dans le domaine ecclésiastique, des rois ne peuvent que remettre en cause l’autorité du pape dans l’Église qui se trouve dans leur domaine. La lutte pour la collation des bénéfices en est une illustration.

L’idée que le pape peut être jugé par une instance supérieure ne date pas du Grand Schisme. Elle s’est surtout affirmée dans le cadre des conflits entre les pouvoirs spirituel et temporel afin d’affaiblir l’autorité pontificale et d’affermir celle des empereurs ou des rois.

L’affirmation d’un conciliarisme absolu

Mais, au XIVe siècle, cette idée n’est pas seulement une arme que brandit le prince pour affaiblir son adversaire. Le Defendis pacis lui apporte une doctrine. Il déclare notamment que l’autorité du pape réside dans la communauté des fidèles qui elle-même s’exprime par le concile, ce qui conduit à affirmer la supériorité de l’autorité conciliaire sur celle du pape. Néanmoins, elle reste incluse dans une volonté de démontrer la supériorité de l’empereur puisque celui-ci apparaissant comme le représentant du peuple, le pape lui est donc soumis. Mais l’argument de la primauté conciliaire reste valable en soi. Il peut donc fonder une doctrine à part entière. Soulignons qu’elle est surtout définie de manière absolue, indépendant de tout contexte, de tout événementt. Ainsi, cette doctrine peut-elle être considérée comme un conciliarisme absolu.

Notons enfin qu’après le Defendis pacis, se développe des thèses radicales, notamment celles limitant l’autorité du pape à Rome. Diedrich de Niem (1345-1418) en est sans-doute le représentant le plus véhément.

Le conciliarisme contextuel



Cependant, ce n’est pas vraiment cette doctrine qui s’affirme lors du Grand Schisme. La supériorité conciliaire apparaît en effet comme une solution à une crise terrible qui divise la chrétienté depuis de très longues années. Elle est conçue comme l’une des voies qui permet de faire cesser un scandale dont souffre l’Église. Il ne s’agit pas d’établir une nouvelle hiérarchie dans l’Église mais de répondre à une crise ponctuelle. Nous pouvons alors parler d’un conciliarisme contextuel.

Konrad de Gelnhausen, tente de le démontrer dans une lettre ouverte qu’il adresse au roi de France. Publiée en 1380, elle est connue sous le nom d’Epistola concordiae. D’abord, il rappelle que le concile traite des questions de foi et des hérésies. Or s’appuyant sur Saint Jérôme, il montre qu’un schisme est très souvent lié à l’hérésie. Il est vrai que selon Saint Augustin, « un schisme invétéré est une hérésie »[12]. Enfin, le décret de Gratien suggère que le pape peut être jugé s’il dévie de la foi. Il défend donc l’idée que le pape peut être hérétique. Ainsi il en conclut que le concile peut juger un pape d’hérésie.

Un adage souvent utilisé mais si peu compris

À plusieurs reprises, l’adage de Saint Augustin est utilisé pour accuser les « papes » d’hérésie. Mais faut-il bien l’entendre. Il est en effet bien facile de reposer son argumentation sur une citation et finalement de l’autorité de son auteur pour défendre des idées, qui finalement demeurent bien éloignées de son intention. Ainsi par la voix d’une autorité, il est possible de tout dire, y compris ce qu’elle a voulu combattre. Reprenons donc sa citation. Elle se trouve dans un livre que Saint Augustin a écrit pour répondre à des accusations d’un donatiste nommé Cresconius. C’est donc dans le cadre du combat qu’il mène contre le donatisme qu’il faut l’entendre.

Cresconius nie qu’il existe entre les catholiques et les donatistes une divergence doctrinale ou de pratique chrétienne. Il ne s’agit donc pour lui que d’un schisme, qu’il définit alors comme la division de personnes partageant la même doctrine au contraire de l’hérésie. Saint Augustin n’est pas de son avis. Le donatisme est, au-delà du schisme qu’il constitue, une véritable hérésie. Dans son discours, il en vient à préciser la définition des termes de schisme et d’hérésie. « J’aimerais mieux la distinction faisant du schisme une division récente que crée dans une société la différence d’opinions – il ne peut se produire de schisme sans différence d’idées chez ses auteurs -, tandis que l’hérésie est un schisme invétéré. »[13] Saint Augustin cherche ainsi à différencier le schisme de l’hérésie à partir de l’idée d’obstination, qui implique une certaine permanence de la division dans la durée. Un schisme pourrait donc dégénérer en hérésie quand il s’incruste dans le temps parce que la désobéissance obstinée à l’Église catholique et toute opposition opiniâtre à sa discipline constitueraient une hérésie[14]. Le schisme ne serait donc pas seulement un refus obstiné d’une vérité révélée ou une corruption de la foi. L’histoire montre en effet que plus des schismatiques persistent dans leur refus, plus ils adhèrent à des erreurs de foi. Un cœur divisé conduit inévitablement à celle de l’esprit. L’inverse est aussi vrai…

Tout cela montre en fait la difficulté de définir ce qu’est une hérésie. L’idée que les chrétiens s’en faisaient de l’hérésie n’était pas encore suffisamment claire au temps de Saint Augustin, ce qui n’est pas le cas pour les contemporains du Grand Schisme. Ainsi faut-il être prudent lorsque certains commentateurs s’appuient sur sa citation pour démontrer ce que le Père de l’Église ne veut point affirmer aussi clairement. Des termes semblables utilisés en des temps différents peuvent signifier des choses bien différentes…

Les motifs de déposition d’un pape

S’appuyant sur la citation de Saint Augustin, l’Université de Paris trouve dans la prolongation du schisme un motif d’accusation d’hérésie. Elle le dit clairement dans la lettre qu’elle adresse au roi de France Charles VII après avoir évoqué les principales voies possibles pour remédier à la crise, le 6 juin 1394. « Ce schisme pestilentiel » est « devenu une espèce d’hérésie du fait de sa longue durée »[15]. En 1407, à la demande du légat pontifical,des théologiens de l’Université de Bologne déclarent publiquement que celui qui nourrit le schisme et viole son engagement de le résoudre, y compris le « vrai pape », vire à l’hérésie et ne doit pas être obéi. Des juristes confirment leurs propos.

L’accusation d’hérésie pour cause de division est encore plus élargie dans un sermon du théologien Gilles des Champs (1350-1411) qu’il adresse à la cour royale de Charles VII. Celui qui ne travaille pas pour l’union alors qu’il peut y contribuer commet un péché mortel. Celui qui empêche cette union alors qu’il peut y travailler est un hérétique. Enfin, c’est tenter Dieu de ne se fondre ses espoirs d’union que dans la prière. En un mot, selon ses propos, un bon fidèle doit travailler activement à l’union.

Cependant, y compris au XVe siècle, pour qu’il y ait hérésie, il faut une obstination dans l’erreur à l’égard d’une vérité de foi. Or le fait de prolonger un schisme ne semble pas répondre à cette définition, surtout si le motif de division est légitime. C’est pourquoi, dans sa déclaration contre Piedro de Luna (Benoît XIII), le concile de Constance considère la prolongation volontaire de schisme comme une négation de l’unité et de la sainteté de l’Église. Comme ces deux caractères forment un  article du Credo, il est accusé d’être un « violateur invétéré de l’article de foi unam sanctam catholicam Ecclesiam »[16]. L’accusation d’hérésie peut donc être recevable en cas d’obstination dans le schisme.

Telle est aussi la position du grand canoniste Henri de Suse, dit Hostiensis (1200-1271), cardinal-évêque d'Ostie en 1262. Tout en distinguant « hérésie » et « schisme », l’hérésie ayant en son principe même un dogme pervers contrairement au schisme, le schisme peut mener à l’hérésie puisque celui qui fait durer volontairement et sciemment le schisme pèche contre la foi, contre l’article du credo « Credo in Spiritum Sanctum et unam sanctam ecclesiam catholicam »[17].

Cependant, cette position est très fragile, voire intenable. Comment est-il d’abord possible de déclarer un des « papes » schismatiques sans d’abord désigner celui qui est légitime ? Un pape serait-il en outre taxé d’hérésie lorsqu’il s’obstine à ne pas reconnaître un intrus sur le siège pontifical pour faire valoir son bon droit ? La question de légitimité demeure. L’accusation de schisme revient à celui qui se dit « pape » sans l’être légitimement. Or là réside toute la difficulté du Grand Schisme, difficulté qu’il ne veut point résoudre en raison de sa complexité.

Désobéissance ou destitution ?

Antipape Benoît XIII

Dans son traité justifiant la soustraction d’obédience[18], Simon de Cramaud accuse les « papes » d’être hérétiques, non plus à cause du schisme en lui-même, mais à cause du scandale dont ils sont les auteurs. Ils ont en effet placé l’Église dans une situation lamentable et « mettent en péril d’innombrables âmes » alors qu’ils sont censés être les pasteurs de l’Église.

Simon de Cramaud veut justifier la soustraction d’obédience que le roi pourrait choisir si le « pape d’Avignon » Benoît XIII refuse d’accepter la voie de cession, c’est-à-dire son abdication à la dignité pontificale. Or est jugé d’hérétique « l’opinion de ceux qui disent ne pas être tenus à la cession pour donner union et paix à l’Église et qui, de ce fait, maintiennent l’Église divisée en état de schisme, parce que l’hérésie consiste précisément à faire le choix d’une opinion par laquelle l’Église est divisée ou par laquelle quelqu’un est exclu de l’unité »[20] Ainsi il conclue à la nécessité de la désobéissance. Or, comme il le déclare lui-même, le refus de reconnaître l’autorité du pape est aussi une hérésie. Que devient donc son argument si Benoît XIII est le vrai pape ou considéré comme tel ? Il est de plus bien difficile de vouloir accuser d’un tel crime celui qui refuse la voie de cession, celle-ci n’étant pas un article de foi.

Dans un autre discours, conscient des faiblesses de son argumentation, Simon de Cramaud accuse désormais Benoît XIII de « destructeur de l’Église » ou de « faiseur de schisme ». La désobéissance à l’égard d’un pape est nécessaire quand il commet un préjudice sur l’Église alors qu’il a pour fonction de l’édifier. Nous revenons en fait aux propos d’Ockham : une personne doit être destituée de son poste si elle ne remplit pas la fonction qu’elle est censée remplir, qu’elle soit pape ou non…

Les trois tendances conciliaristes

Trois tendances se dégagent donc des différentes théories. La première considère que le pape peut être dévié de la foi, et donc, en pareil cas, un concile a le droit de le sanctionner, voire de le déposer. L'autre tendance, plus modérée, considère que, tout en reconnaissant que le pape possède la plénitude des pouvoirs, le concile a le droit de le juger s'il outrepasse les limites de son ministère et abuse de son pouvoir. Il est donc une institution suprême de manière exceptionnelle. Dans les deux cas, chacun s'appuie sur le bien de l'Église qui est plus décisif que l'immunité du Pape. Ainsi, si dans des circonstances normales, seul le pape peut convoquer un concile, dans les cas de nécessité, une telle convocation doit pouvoir se faire sans lui. C'est ce que nous avons appelé "conciliarisme contextuel".

Dans la troisième tendance, plus radicale, le pape est membre de l'Église. C'est donc à elle qu'appartient radicalement tous les pouvoirs. Deux théories se développent alors sur la nature pratique de l’autorité dans l’Église : soit elle réside dans la communauté et dans chaque fidèle, soit elle se trouve dans sa représentativité. Dans le premier cas, le pape est un délégué choisi par les fidèles qui peuvent donc le juger et le destituer. Dans le second, par sa représentativité, le concile est l’expression de l’Église. Le conciliariste use alors d’une formule éloquente : le concile est le représentant de l’Église. Donc tous, y compris le pape, doivent s’y soumettre. Le pape reçoit ses pouvoirs par délégation. Il peut donc être destitué. Cette théorie, nous l'appelons "conciliarisme absolu".

Au concile de Constance, les deux premières convictions vont se combiner : la convocation d'un concile comme seule remède à la crise et la supériorité du concile sur le pape. Le conciliarisme contextuel triomphe. Avec le Grand Schisme, la théorie est dépassée. Nous sommes désormais au niveau de la pratique.

Cependant, cette position soulève une question : est-il possible de distinguer le pouvoir lié à une fonction au pouvoir lié à la personne qui l’exerce ? La remise en cause du pouvoir attaché à la personne touche inévitablement au pouvoir lié à la fonction. Destituer le « pape » Jean XXIII, c’est destituer un pape reconnu par un plus grand nombre comme légitime. En fait, le concile se considère comme détentrice du pouvoir lié à la fonction.

Conclusion

Pour se défaire d’hommes qui se disent papes et s’obstinent dans leur position, il ne semble pas avoir d’autres choix pour les contemporains que de les destituer en s’appuyant sur deux principes : un pape perd sa fonction pontificale en cas d’indignité et l’autorité conciliaire prime sur celle du souverain pontife dans des cas exceptionnels. Ainsi, associés, ces deux principes permettent au concile de Constance de déposer un pape. Les partisans d’un conciliarisme absolu défendent aussi ces deux principes tout en voulant les appliquer en tout temps. Néanmoins, s’il est moins abrupt que ce dernier, à Pise et à Constance, le conciliarisme conjecturel ne borne pas son action à la fin du schisme et à l’élection d’un nouveau pape ; il met aussi en place une structure permanente qui tend finalement au même résultat : la fin du monarchisme pontifical au profit d’un gouvernement représentatif ou parlementaire. Et quelle que soit sa portée, absolue ou contextuelle, le conciliarisme conduit nécessairement à une remise en cause de la nature même de l’Église.


Constatons enfin que le conciliarisme, de type absolu ou conjecturel, se nourrit de l’offensive que mènent les pouvoirs temporels pour affermir leur autorité devant celle de la papauté. Ils s’appuient aussi sur l’imprécision du droit canonique du XIVe siècle et sur la faiblesse de l’autorité pontificale. Ils soulèvent enfin les ambitions de certains acteurs dans le gouvernement de l’Église. Néanmoins, ils mettent fin aux prétentions des cardinaux. Le concile est alors apparu comme un élément déterminant à l’image des parlements dans une république. Mais qu’est-ce que le concile au-delà des concepts et des mots ? Au concile de Constance, ce n’est qu’une représentation des clergés nationaux. Le futur empereur Sigismond en est le véritable maître d’œuvre comme aux beaux jours de Charlemagne. Le concile de Trente sera un succès de la papauté. Le concile ne dispose pas d’autorité en lui-même. 

Et lorsque l’autorité pontificale sera de nouveau raffermie et suffisamment forte pour s’imposer, le concile perdra son pouvoir et sa prestance, même si les questions qu’a soulevées le Grand Schisme n’ont point toutes obtenu de réponse. Certes, certains rois feront encore brandir la menace d’un concile pour faire plier un pape à leurs revendications, mais le monachisme pontifical demeurera solide en dépit des menaces. Mais que devient le gouvernement de l’Église si les papes se défont d’eux-mêmes de leur autorité ? Les vieux démons qui ont surgi au cours du Grand Schisme ainsi que toutes les questions qui n’ont point reçu de réponses peuvent alors se réveiller et susciter des troubles aux conséquences funestes pour l’Église.


Notes et références

[1] À partir  du 1er concile de Latran (1123), le concile œcuménique est parfois appelé concile général afin de souligner l'absence des "Grecs" depuis le schisme d'Orient.
[2] Voir Émeraude, mars 2018, article "Marsile de Padoue : de la suprématie du pouvoir temporel sur le pouvoir spirituel".
[5] Voir Émeraude, mars 2018, article "Ockham : contre l'autorité du Pape".
[6] Voir Émeraude, février 201, article  "Une querelle autour de la pauvreté, lourde de conséquences".
[7] J. Vincke, Acta concilii Pisani, dans Romanche Quartalschrift, 46, 1938, dans La représentativité, source de la légitimité du concile de Pise (1409), Hélène Millet.
[8] Zabarella, La Juridiction impériale, dans L’Église de renaissance et de la réforme, Une révolution religieuse :la réforme protestante, chap. I, Fayard, 1955.
[9] Mansi, Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio, Florence et Venise, 1759-1798, t. 27 dans La représentativité, source de la légitimité du concile de Pise (1409), Hélène Millet.
[10] Voir Émeraude, juillet 2018, article "Boniface VIII et Philippe le Bel, des démêlés révélateurs".
[11] Voir Émeraude, juillet 2018, "L'attentat d'Anagnie, un Pape humilié, une Église meurtrie"
[12] Saint Augustin, Contra Cresconius, livre II, n° 9.
[13] Saint Augustin, Contra Cresconium, II, 7, 9 dans Le donatisme et saint Augustin ou la défense de l’Unité, abbé Denis le Pivain, octobre-décembre 2003, www.revue-kephas.org.
[14] Voir Du Pin, Traité de la doctrine chrétienne orthodoxe dans Démonstrations évangéliques, Migne, chap. XXII, 1843.
[15] Chronique du Religieux de Saint-Denys, éd. L. Bellaguet, réimpr. avec une préface de B. Guenée, 3 vol., Paris, 1994 (1ère impr. 1839-1852), 1, II,dans De l’Église aux Églises : réflexions sur le schisme aux Temps modernes - Tours et détours des objets de dévotion catholiques (XVIe-XXIe siècles), De l’Église aux Églises : réflexions sur le schisme aux Temps modernes, 2014, https://journals.openedition.org.
[16] Mansi, Sacrorum Conciliorum nova et amplissima collectio, t. 27, Venise, 1784– 27 dans L’hérésie contre l’article de foi unam sanctam Ecclesiam, Hélène Millet.
[17] Voir Henri de Suse, Summa Aurea, Venise, 1574.
[18] Voir De substractione obedienciae, Simon de Cramaud, écrit en 1396-1397.
[20]Simon de Cramaud, De substractione obediencie, éd. H. Kaminsky, Cambridge, 1984, version électronique : http://obediences.net dans L’hérésie contre l’article de foi unam sanctam Ecclesiam, Hélène Millet.


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