Concile de Constance |
Certains penseurs de notre temps rêvent d’une
Église gouvernée à la mode des États modernes, selon des principes démocratiques, Le pape
n’assurerait que des fonctions dévolues classiquement au pouvoir exécutif alors
qu’un concile œcuménique, ou général [1], deviendrait une sorte d’assemblée
législative. Leur théorie s’appuie sur l’idée plus ou moins affirmée
que l’autorité du concile serait supérieure à celle du pape. Cette théorie ou
toute doctrine similaire portent un nom : le conciliarisme. Contrairement à la
monarchie pontificale qui caractérise l’Église et à son enseignement
traditionnel, il a tendance à prouver sa légitimité en se référant à des faits
historiques et canoniques. Le concile de Constance, qui clôt le Grand Schisme d'Occident, est
souvent évoqué comme un de ses fondements. Certes, il a été le lieu où le
conciliarisme s’est manifesté de manière éclatante. Nous ne pouvons pas
méconnaître les décisions qu’il a prises et l’attitude des pères conciliaires.
Mais, faut-il encore les comprendre ! Faut-il connaître les raisons qui ont
conduit à la convocation du concile de Constance et le contexte très
particulier dans lequel il s’est déroulé. Faut-il aussi savoir comment une
telle idée a pu se développer dans l’Église au point d’être défendue par de
hautes autorités ecclésiastiques et religieuses.
Comme nous l’avons déjà vu à plusieurs reprises et en particulier dans le précédent article, le conciliarisme est une arme bien utile pour un roi ou un empereur en lutte contre le pape. Les conflits entre les pouvoirs religieux et temporels ont naturellement incité à développer une telle idée au profit des princes pour affaiblir les papes. Mais, les princes peuvent-ils être considérés comme les véritables auteurs ? Dans cet article, nous allons poursuivre notre étude et suivre l’évolution de cette doctrine. L’histoire nous apportera quelques éléments de réponse bien utiles.
Comme nous l’avons déjà vu à plusieurs reprises et en particulier dans le précédent article, le conciliarisme est une arme bien utile pour un roi ou un empereur en lutte contre le pape. Les conflits entre les pouvoirs religieux et temporels ont naturellement incité à développer une telle idée au profit des princes pour affaiblir les papes. Mais, les princes peuvent-ils être considérés comme les véritables auteurs ? Dans cet article, nous allons poursuivre notre étude et suivre l’évolution de cette doctrine. L’histoire nous apportera quelques éléments de réponse bien utiles.
Pour réformer, un
nouveau mode de gouvernement de l’Église
Dans le cadre de la préparation du concile
de Vienne (1311-1312), Guilielmis Durantis (mort en 1330), dit communément Guillaume Durant le
petit, évêque de Mende, publie son Tractatus de modo
generalis concilii celebrandi, qui se présente comme un véritable
examen de conscience du monde chrétien. Après avoir décrit les abus de
l’autorité pontificale, il propose comme remède de la limiter, notamment au
moyen des conciles qui devraient régulièrement être convoqués afin d’approuver
des décisions d’ordre universel. Le concile se présente alors comme une
instance de gouvernement, ou encore une sorte d’assemblée législative.
Remettre en cause la
primauté pontificale
Durant n’est pas le premier à vouloir
limiter le pouvoir du pape. Rappelons que fort du décret de Gratien, des
décrétistes songent à le restreindre en cas de déviation de foi. Mais Durand
élargit les motifs de restrictions que pourrait imposées un concile général sur
le pouvoir pontifical. Il élargit en effet ce principe à toute décision
concernant le bien général de l’Église.
Un dominicain, Jean de Paris (1255-1306) remet aussi
en question la primauté absolue du pape dans l’Église, notamment dans son
ouvrage De Potestate. Selon son ouvrage, le pape n’est que
l’égal des autres évêques, autres successeurs d’Apôtres. Toujours selon ses
propos, le collège des cardinaux lui est supérieur car réunis, ils tiennent la
place de l’Église. Ainsi peuvent-ils agir au nom de l’Église. Par conséquent,
le pape peut être déposé pour le bien de l’Église, par exemple s’il est indigne
de sa fonction ou s’il s’égare dans la foi. En fait, il voit l’Église comme une
corporation et donc le pape comme son administrateur. Ainsi elle doit employer
le modèle de gouvernement d’une telle institution.
Il présente la primauté pontificale
comme une délégation qui émane de l’Église. Jean de Paris défend en effet
l’idée que son autorité vient de l’Église. Il peut donc agir aussi longtemps
qu’il cherche le bien de l’Église. Il n’existe même que pour son bien. Sa
primauté lui est donc conférée par délégation humaine.
Le pape, un délégué de
la communauté des fidèles
Dans l’ouvrage Defendis Pacis[2], publié en 1324, Marsile de Padoue et
Jean de Jandun (v.1280-1328) défendent de manière générale la souveraineté du
peuple, qu’ils appliquent aussi dans l’Église. Ils considèrent en effet que
l’autorité de l’Église réside dans l’universalité des fidèles. Le concile
général apparaît alors comme une assemblée représentative, les membres n’étant
que leurs délégués. L’autorité du pape viendrait aussi des fidèles par
l’intermédiaire du concile général. Cette théorie entre dans le cadre d’une
théorie plus vaste, destinée à montrer la supériorité du pouvoir temporel sur le pouvoir
spirituel. Comme nous l’avons noté, il est bien difficile de
séparer la question de la primauté du spirituel dans la société avec celle de
la primauté du pape dans l’Église.
Au XIVe siècle, Guillaume d’Ockham (1285-1347) reprend
aussi l’idée selon laquelle le pape reçoit son autorité par délégation des
fidèles. Ces derniers peuvent donc le destituer. De même en cas d’hérésie
avérée, le pape peut être déposé par l’empereur en tant que chef et
représentant des Romains.
Indigne donc
illégitime ?
Prônant une certaine conception de la
liberté chez le chrétien, Guillaume d’Ockham tente aussi de renier la primauté
pontificale en montrant que tout chrétien peut le juger s’il affirme ou donne une
opinion contraire à ce que tout fidèle est tenu de croire explicitement[5]. Un pouvoir n’est en fait légitime que
s’il remplit la fonction pour laquelle elle a été établie. En cas
d’incompétence, d’abus ou de dangerosité, l’individu peut être destitué de sa
fonction. Le pape ne fait pas exception. En outre, dans le cadre de l’affaire
de la pauvreté[6], à
laquelle il participe activement, Guillaume d’Ockham n’hésite pas à demander la
déposition du pape Jean XXII, soit parce qu’il est hérétique, soit parce qu’il
exerce une grave injustice sur les fidèles qui s’opposent à ses opinions.
La souveraineté dans la
représentativité ?
Dans sa lettre Epistola
concordiae, le théologien et canoniste Konrad de Gelnhausen (1320-1390) semble aussi partager une des
idées d’Ockham, et que défend surtout le Defencis Pacis. Il
assimile en effet le concile à l’Église universelle en raison de la
représentativité de ses membres. De même, dans sa Proposition de
paix pour l’union et la réforme de l’Église, le théologien Henri de Langestein (1325-1397) est
convaincu que le pouvoir véritable réside dans le peuple chrétien et que le
concile formé par l’ensemble des évêques dispose du pouvoir véritable. Il n’est
pas non plus nécessaire qu’un pape le convoque. « Un concile général
doit être célébré sans l’autorité du pape […] pour traiter du bien commun du
corps entier des fidèles ». Comme le déclare aussi Gelnhausen, le bien
commun exige la convocation du concile.
C’est aussi pour cette raison que les
lettres de la convocation de « l’assemblée de Pise »
proclament l’équivalence entre le concile et l’Église universelle. Et par la
voix de Simon de Cramaud (v. 1345-1423), patriarche latin d'Alexandrie et personnage important du clergé de France, l’« assemblée de Pise » « déclare,
prononce et décrète […] que se trouve ici constitué et
rassemblé par la grâce de Dieu le concile général des représentants de toute
l'Église catholique universelle, selon les règles, la justice et la
raison »[7]. Puisque
cette assemblée s’avère une réussite en matière de participation, il devient
légitime sans être couvert de l’autorité des « papes ». Ainsi
se désigne-t-il comme « sacré concile général ». De même, en
1417, le concile de Constance se présente comme « le saint concile
représentant l’Église universelle ».
Il est vrai que de nombreux historiens
bien informés soulignent la participation nombreuse et variée à l’« assemblée
de Pise ». Mais est-ce cela le fondement d’un prétendu concile ?
Dans l’histoire de l’Église, des conciles œcuméniques, en particulier les
premiers, ne sont guère représentatifs. Nous verrons par la suite que l’« assemblée
de Pise » échouera finalement dans sa tentative d’union et ne sera pas
reconnue comme « concile général » par l’Église,
comme d’autres.
Concile, l’expression de
l’Église universelle ?
Francesco Zarabella (1360-1417) |
Nous retrouvons aussi cette idée
d’équivalence entre le concile et l’Église universelle dans un traité
intitulé De schismate du juriste Francesco Zabarella , cardinal en 1411.
Pour être plus exact dans les termes, il démontre plutôt que l’Église s’exprime par
le concile général. Il est ainsi plus proche des idées d’Ockham et de Marsile
de Padoue. Ces derniers l’ont sans-doute inspiré. Il distingue en effet dans
l’autorité pontificale celui qui l’exerce, le pape, et son fondement, la
communauté des fidèles (« congregatio fideum »). Dans le cas
où le pape mène l’Église dans une situation périlleuse, ou en cas de scandale
avéré, il revient à la communauté des fidèles d’agir. Il en appelle alors au
concile pour mettre fin à la crise. Certes, selon les lois de l’Église, le
concile doit être convoqué par le pape. Mais si ce dernier refuse, c’est aux
cardinaux de le faire et en dernier lieu l’empereur en tant que représentant le
plus qualifié de la « congregatio fideum ». Le pape n’a donc
d’autorité que par délégation de la communauté des fidèles. « La
plénitude des pouvoirs réside dans la masse des fidèles, et dans le pape
seulement en tant que principal agent d’exécution »[8]. Zabarella synthétise ainsi les
différentes idées conciliaristes de son temps dans une théorie cohérente.
Rappel du droit :
le droit de convocation d’un concile appartient au pape seul
Néanmoins, à l’« assemblée de Pise »,
des ambassadeurs du « pape de Rome », Grégoire XII,
rappellent le droit : seul le pape peut convoquer un concile. Par
conséquent, même si le nombre de participants est nombreux et s’ils proviennent
de nombreuses contrées, leur réunion en une assemblée ne peut légitimement être
considérée comme un concile sans l'accord du pape. Il est donc illégitime. Pour répondre à cette
accusation, le juriste Pietro d'Ancarano (1330-1416) présente à l’assemblée tous les arguments en
faveur de la légitimité du concile. Et parmi ces arguments, notons la
représentativité de l’Église réunie pour une bonne et légitime intention :
« en l'absence de convocation, si tous les prélats s'assemblent en un
lieu pour extirper un schisme et défendre la foi, on dit à bon droit que se
trouve là l'Église universelle s'ils sont venus en vue du bien public »[9]. Le nombre et la diversité des
membres ne suffisent donc pas pour légitimer un concile. Il doit aussi répondre
à une bonne intention. Ainsi, un concile a le droit de juger le pape s’il vient
à nuire au bien commun qu’il a mission de fortifier. Et parmi les nuisances, il
compte la prolongation du schisme. Le conciliarisme triomphe ainsi à
l’assemblée de Pise puis plus tard au concile de Constance…
Le conciliarisme, une
arme auprès des adversaires du pape
Revenons aussi sur l’attitude de Philippe
le Bel à l’égard de Boniface VIII[10]. Ses chanceliers ne se permettent-ils pas de juger de
l’orthodoxie du pape et de l’accuser d’hérétique au point de vouloir
l’emprisonner et le faire juger[11] ? Mais, le roi de France n’est pas le seul
« prince » à vouloir juger un pape. Dans les terribles luttes
qui ont opposé la Papauté et l’Empire, à plusieurs reprises, le pape a été
accusé d’hérétique ou d’intrus au point de voir se dresser devant lui des
antipapes. À une période de l’histoire, l’Empereur faisait et défaisait les
papes. En outre, afin de rester maîtres de son royaume, y compris dans le
domaine ecclésiastique, des rois ne peuvent que remettre en cause l’autorité du
pape dans l’Église qui se trouve dans leur domaine. La lutte pour la collation
des bénéfices en est une illustration.
L’idée que le pape peut être jugé par une
instance supérieure ne date pas du Grand Schisme. Elle s’est surtout affirmée
dans le cadre des conflits entre les pouvoirs spirituel et temporel afin
d’affaiblir l’autorité pontificale et d’affermir celle des empereurs ou des
rois.
L’affirmation d’un
conciliarisme absolu
Mais, au XIVe siècle, cette idée n’est pas
seulement une arme que brandit le prince pour affaiblir son adversaire. Le Defendis pacis lui
apporte une doctrine. Il déclare notamment que l’autorité du pape réside dans
la communauté des fidèles qui elle-même s’exprime par le concile, ce qui
conduit à affirmer la supériorité de l’autorité conciliaire sur celle du pape.
Néanmoins, elle reste incluse dans une volonté de démontrer la supériorité de
l’empereur puisque celui-ci apparaissant comme le représentant du peuple, le
pape lui est donc soumis. Mais l’argument de la primauté conciliaire reste
valable en soi. Il peut donc fonder une doctrine à part entière. Soulignons
qu’elle est surtout définie de manière absolue, indépendant de tout contexte, de tout événementt.
Ainsi, cette doctrine peut-elle être considérée comme un conciliarisme absolu.
Notons enfin qu’après le Defendis
pacis, se développe des thèses radicales, notamment celles limitant
l’autorité du pape à Rome. Diedrich de Niem (1345-1418) en est sans-doute le représentant
le plus véhément.
Le conciliarisme
contextuel
Cependant, ce n’est pas vraiment cette
doctrine qui s’affirme lors du Grand Schisme. La supériorité conciliaire
apparaît en effet comme une solution à une crise terrible qui divise la
chrétienté depuis de très longues années. Elle est conçue comme l’une des voies
qui permet de faire cesser un scandale dont souffre l’Église. Il ne s’agit pas
d’établir une nouvelle hiérarchie dans l’Église mais de répondre à une crise
ponctuelle. Nous pouvons alors parler d’un conciliarisme contextuel.
Konrad de Gelnhausen, tente de le démontrer dans une
lettre ouverte qu’il adresse au roi de France. Publiée en 1380, elle est connue
sous le nom d’Epistola concordiae. D’abord, il rappelle que le
concile traite des questions de foi et des hérésies. Or s’appuyant sur Saint
Jérôme, il montre qu’un schisme est très souvent lié à l’hérésie. Il est vrai
que selon Saint Augustin, « un schisme invétéré est une hérésie »[12]. Enfin, le décret de Gratien suggère que
le pape peut être jugé s’il dévie de la foi. Il défend donc l’idée que le pape
peut être hérétique. Ainsi il en conclut que le concile peut juger un pape
d’hérésie.
Un adage souvent utilisé
mais si peu compris
À plusieurs reprises, l’adage de Saint
Augustin est utilisé pour accuser les « papes » d’hérésie.
Mais faut-il bien l’entendre. Il est en effet bien facile de reposer son
argumentation sur une citation et finalement de l’autorité de son auteur pour
défendre des idées, qui finalement demeurent bien éloignées de son intention.
Ainsi par la voix d’une autorité, il est possible de tout dire, y compris ce
qu’elle a voulu combattre. Reprenons donc sa citation. Elle se trouve dans un
livre que Saint Augustin a écrit pour répondre à des accusations d’un donatiste nommé
Cresconius. C’est donc dans le cadre du combat qu’il mène contre le donatisme
qu’il faut l’entendre.
Cresconius nie qu’il existe entre les
catholiques et les donatistes une divergence doctrinale ou de pratique
chrétienne. Il ne s’agit donc pour lui que d’un schisme, qu’il définit alors
comme la division de personnes partageant la même doctrine au contraire de
l’hérésie. Saint Augustin n’est pas de son avis. Le donatisme est, au-delà du
schisme qu’il constitue, une véritable hérésie. Dans son discours, il en
vient à préciser la définition des termes de schisme et d’hérésie. « J’aimerais
mieux la distinction faisant du schisme une division récente que crée dans une
société la différence d’opinions – il ne peut se produire de schisme sans
différence d’idées chez ses auteurs -, tandis que l’hérésie est un schisme
invétéré. »[13] Saint
Augustin cherche ainsi à différencier le schisme de l’hérésie à partir de
l’idée d’obstination, qui implique une certaine permanence de la division dans
la durée. Un schisme pourrait donc dégénérer en hérésie quand il s’incruste
dans le temps parce que la désobéissance obstinée à l’Église catholique et
toute opposition opiniâtre à sa discipline constitueraient une hérésie[14]. Le schisme ne serait donc pas seulement
un refus obstiné d’une vérité révélée ou une corruption de la foi. L’histoire
montre en effet que plus des schismatiques persistent dans leur refus, plus ils
adhèrent à des erreurs de foi. Un cœur divisé conduit inévitablement à celle de
l’esprit. L’inverse est aussi vrai…
Tout cela montre en fait la difficulté de
définir ce qu’est une hérésie. L’idée que les chrétiens s’en faisaient de
l’hérésie n’était pas encore suffisamment claire au temps de Saint Augustin, ce
qui n’est pas le cas pour les contemporains du Grand Schisme. Ainsi faut-il
être prudent lorsque certains commentateurs s’appuient sur sa citation pour
démontrer ce que le Père de l’Église ne veut point affirmer aussi clairement. Des termes semblables utilisés en des temps différents peuvent signifier des choses bien différentes…
Les motifs de déposition
d’un pape
S’appuyant sur la citation de Saint
Augustin, l’Université de Paris trouve dans la
prolongation du schisme un motif d’accusation d’hérésie. Elle le dit clairement
dans la lettre qu’elle adresse au roi de France Charles VII après avoir évoqué
les principales voies possibles pour remédier à la crise, le 6 juin 1394. « Ce schisme pestilentiel » est
« devenu une espèce d’hérésie du fait de sa longue durée »[15].
En 1407, à la demande du légat pontifical,des théologiens
de l’Université de Bologne déclarent publiquement que celui qui nourrit le
schisme et viole son engagement de le résoudre, y compris le « vrai
pape », vire à l’hérésie et ne doit pas être obéi. Des juristes
confirment leurs propos.
L’accusation d’hérésie pour cause de
division est encore plus élargie dans un sermon du théologien Gilles des Champs (1350-1411) qu’il adresse à la cour royale de Charles VII. Celui qui ne travaille pas pour
l’union alors qu’il peut y contribuer commet un péché mortel. Celui qui empêche
cette union alors qu’il peut y travailler est un hérétique. Enfin, c’est tenter
Dieu de ne se fondre ses espoirs d’union que dans la prière. En un mot, selon
ses propos, un bon fidèle doit travailler activement à l’union.
Cependant, y compris au XVe siècle, pour
qu’il y ait hérésie, il faut une obstination dans l’erreur à l’égard d’une
vérité de foi. Or le fait de prolonger un schisme ne semble pas répondre à
cette définition, surtout si le motif de division est
légitime. C’est pourquoi, dans sa déclaration contre Piedro de Luna (Benoît
XIII), le concile de Constance considère la prolongation volontaire de schisme
comme une négation de l’unité et de la sainteté de l’Église. Comme ces deux
caractères forment un article du Credo, il est accusé d’être un
« violateur invétéré de l’article de foi unam sanctam catholicam
Ecclesiam »[16].
L’accusation d’hérésie peut donc être recevable en cas d’obstination dans le
schisme.
Telle est aussi la position du grand canoniste Henri de Suse, dit Hostiensis (1200-1271), cardinal-évêque d'Ostie en 1262. Tout en distinguant « hérésie » et « schisme »,
l’hérésie ayant en son principe même un dogme pervers contrairement au schisme,
le schisme peut mener à l’hérésie puisque celui qui fait durer volontairement
et sciemment le schisme pèche contre la foi, contre l’article du credo « Credo
in Spiritum Sanctum et unam sanctam ecclesiam catholicam »[17].
Cependant, cette position est très fragile,
voire intenable. Comment est-il d’abord possible de déclarer un des « papes »
schismatiques sans d’abord désigner celui qui est légitime ? Un pape
serait-il en outre taxé d’hérésie lorsqu’il s’obstine à ne pas reconnaître un
intrus sur le siège pontifical pour faire valoir son bon droit ? La
question de légitimité demeure. L’accusation de schisme revient à celui qui se
dit « pape » sans l’être légitimement. Or là réside toute la
difficulté du Grand Schisme, difficulté qu’il ne veut point résoudre en raison
de sa complexité.
Désobéissance ou
destitution ?
Antipape Benoît XIII |
Simon de Cramaud veut justifier la
soustraction d’obédience que le roi pourrait choisir si le « pape
d’Avignon » Benoît XIII refuse d’accepter la voie de cession, c’est-à-dire son abdication à la dignité
pontificale. Or est jugé d’hérétique « l’opinion de ceux qui disent ne
pas être tenus à la cession pour donner union et paix à l’Église et qui, de ce
fait, maintiennent l’Église divisée en état de schisme, parce que l’hérésie
consiste précisément à faire le choix d’une opinion par laquelle l’Église est
divisée ou par laquelle quelqu’un est exclu de l’unité »[20] Ainsi il conclue à la nécessité de
la désobéissance. Or, comme il le déclare lui-même, le refus de reconnaître
l’autorité du pape est aussi une hérésie. Que devient donc son argument si
Benoît XIII est le vrai pape ou considéré comme tel ? Il est de plus bien
difficile de vouloir accuser d’un tel crime celui qui refuse la voie de
cession, celle-ci n’étant pas un article de foi.
Dans un autre discours, conscient des
faiblesses de son argumentation, Simon de Cramaud accuse désormais Benoît XIII
de « destructeur de l’Église » ou de « faiseur de
schisme ». La désobéissance à l’égard d’un pape est nécessaire quand
il commet un préjudice sur l’Église alors qu’il a pour fonction de l’édifier.
Nous revenons en fait aux propos d’Ockham : une personne doit être
destituée de son poste si elle ne remplit pas la fonction qu’elle est censée
remplir, qu’elle soit pape ou non…
Les trois tendances
conciliaristes
Trois tendances se dégagent donc des
différentes théories. La première considère que le pape peut être dévié de la
foi, et donc, en pareil cas, un concile a le droit de le sanctionner, voire de
le déposer. L'autre tendance, plus modérée, considère que, tout en
reconnaissant que le pape possède la plénitude des pouvoirs, le concile a le
droit de le juger s'il outrepasse les limites de son ministère et abuse de son
pouvoir. Il est donc une institution suprême de manière exceptionnelle. Dans
les deux cas, chacun s'appuie sur le bien de l'Église qui est plus décisif que
l'immunité du Pape. Ainsi, si dans des circonstances normales, seul le pape
peut convoquer un concile, dans les cas de nécessité, une telle convocation
doit pouvoir se faire sans lui. C'est ce que nous avons appelé "conciliarisme contextuel".
Dans la troisième tendance, plus radicale,
le pape est membre de l'Église. C'est donc à elle qu'appartient radicalement
tous les pouvoirs. Deux théories se développent alors sur la nature pratique de
l’autorité dans l’Église : soit elle réside dans la communauté et dans
chaque fidèle, soit elle se trouve dans sa représentativité. Dans le premier
cas, le pape est un délégué choisi par les fidèles qui peuvent donc le juger et
le destituer. Dans le second, par sa représentativité, le concile est
l’expression de l’Église. Le conciliariste use alors d’une formule
éloquente : le concile est le représentant de l’Église. Donc tous, y
compris le pape, doivent s’y soumettre. Le pape reçoit ses pouvoirs par
délégation. Il peut donc être destitué. Cette théorie, nous l'appelons "conciliarisme absolu".
Au concile de Constance, les deux premières convictions vont se
combiner : la convocation d'un concile comme seule remède à la crise et la
supériorité du concile sur le pape. Le conciliarisme contextuel triomphe. Avec le Grand Schisme, la théorie est
dépassée. Nous sommes désormais au niveau de la pratique.
Cependant, cette position soulève une
question : est-il possible de distinguer le pouvoir lié à une fonction au
pouvoir lié à la personne qui l’exerce ? La remise en cause du pouvoir
attaché à la personne touche inévitablement au pouvoir lié à la
fonction. Destituer le « pape » Jean XXIII, c’est destituer un
pape reconnu par un plus grand nombre comme légitime. En fait, le concile se
considère comme détentrice du pouvoir lié à la fonction.
Conclusion
Pour se défaire d’hommes qui se disent
papes et s’obstinent dans leur position, il ne semble pas avoir d’autres choix
pour les contemporains que de les destituer en s’appuyant sur deux
principes : un pape perd sa fonction pontificale en cas d’indignité et l’autorité
conciliaire prime sur celle du souverain pontife dans des cas exceptionnels. Ainsi, associés, ces deux
principes permettent au concile
de Constance de déposer un pape. Les partisans d’un conciliarisme absolu
défendent aussi ces deux principes tout en voulant les appliquer en tout temps. Néanmoins, s’il est moins abrupt que ce
dernier, à Pise et à Constance, le conciliarisme conjecturel ne borne pas son
action à la fin du schisme et à l’élection d’un nouveau pape ; il met
aussi en place une structure permanente qui tend finalement au même résultat :
la fin du monarchisme pontifical au profit d’un gouvernement représentatif ou
parlementaire. Et quelle que soit sa portée, absolue ou contextuelle, le
conciliarisme conduit nécessairement à une remise en cause de la nature même de
l’Église.
Constatons enfin que le conciliarisme, de
type absolu ou conjecturel, se nourrit de l’offensive que mènent les pouvoirs
temporels pour affermir leur autorité devant celle de la papauté. Ils
s’appuient aussi sur l’imprécision du droit canonique du XIVe siècle et sur la
faiblesse de l’autorité pontificale. Ils soulèvent enfin les ambitions de
certains acteurs dans le gouvernement de l’Église. Néanmoins, ils mettent fin
aux prétentions des cardinaux. Le concile est alors apparu comme un élément
déterminant à l’image des parlements dans une république. Mais qu’est-ce que le
concile au-delà des concepts et des mots ? Au concile de Constance, ce
n’est qu’une représentation des clergés nationaux. Le futur empereur Sigismond
en est le véritable maître d’œuvre comme aux beaux jours de Charlemagne.
Le concile de Trente sera un succès de la papauté. Le concile ne dispose pas
d’autorité en lui-même.
Et lorsque l’autorité pontificale sera de
nouveau raffermie et suffisamment forte pour s’imposer, le concile perdra son pouvoir et sa prestance, même si les questions qu’a soulevées le Grand Schisme
n’ont point toutes obtenu de réponse. Certes, certains rois feront encore
brandir la menace d’un concile pour faire plier un pape à leurs revendications,
mais le monachisme pontifical demeurera solide en dépit des menaces. Mais que
devient le gouvernement de l’Église si les papes se défont d’eux-mêmes de leur
autorité ? Les vieux démons qui ont surgi au cours du Grand Schisme ainsi
que toutes les questions qui n’ont point reçu de réponses peuvent alors se
réveiller et susciter des troubles aux conséquences funestes pour l’Église.
Notes et références
[1] À partir du 1er concile de Latran (1123), le concile œcuménique est parfois appelé concile général afin de souligner l'absence des "Grecs" depuis le schisme d'Orient.
[2] Voir Émeraude, mars 2018, article "Marsile de Padoue : de la suprématie du pouvoir temporel sur le pouvoir spirituel".
[2] Voir Émeraude, mars 2018, article "Marsile de Padoue : de la suprématie du pouvoir temporel sur le pouvoir spirituel".
[5] Voir Émeraude,
mars 2018, article "Ockham : contre l'autorité du Pape".
[6] Voir Émeraude,
février 201, article "Une querelle autour de la pauvreté, lourde de
conséquences".
[7] J. Vincke, Acta concilii
Pisani, dans Romanche Quartalschrift, 46, 1938, dans La
représentativité, source de la légitimité du concile de Pise (1409),
Hélène Millet.
[8] Zabarella, La
Juridiction impériale, dans L’Église de renaissance et de la
réforme, Une révolution religieuse :la réforme protestante, chap.
I, Fayard, 1955.
[9] Mansi, Sacrorum
conciliorum nova et amplissima collectio, Florence et Venise,
1759-1798, t. 27 dans La représentativité, source de la légitimité
du concile de Pise (1409), Hélène Millet.
[10] Voir Émeraude,
juillet 2018, article "Boniface VIII et Philippe le Bel, des démêlés
révélateurs".
[11] Voir Émeraude,
juillet 2018, "L'attentat d'Anagnie, un Pape humilié, une Église
meurtrie"
[12] Saint Augustin, Contra Cresconius, livre II, n° 9.
[13] Saint Augustin, Contra
Cresconium, II, 7, 9 dans Le donatisme et saint Augustin ou
la défense de l’Unité, abbé Denis le Pivain, octobre-décembre
2003, www.revue-kephas.org.
[14] Voir Du Pin, Traité
de la doctrine chrétienne orthodoxe dans Démonstrations
évangéliques, Migne, chap. XXII, 1843.
[15] Chronique du Religieux de Saint-Denys, éd. L. Bellaguet, réimpr. avec une préface de B.
Guenée, 3 vol., Paris, 1994 (1ère impr. 1839-1852), 1, II,dans De
l’Église aux Églises : réflexions sur le schisme aux Temps modernes - Tours et
détours des objets de dévotion catholiques (XVIe-XXIe siècles), De
l’Église aux Églises : réflexions sur le schisme aux Temps modernes,
2014, https://journals.openedition.org.
[16] Mansi, Sacrorum
Conciliorum nova et amplissima collectio, t. 27, Venise, 1784– 27 dans L’hérésie contre l’article de foi unam sanctam
Ecclesiam, Hélène Millet.
[17] Voir Henri de Suse, Summa Aurea, Venise,
1574.
[18] Voir De substractione obedienciae, Simon de Cramaud, écrit en 1396-1397.
[20]Simon
de Cramaud, De substractione obediencie, éd. H. Kaminsky,
Cambridge, 1984, version électronique : http://obediences.net dans L’hérésie contre l’article de foi unam sanctam
Ecclesiam, Hélène Millet.
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