" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


vendredi 26 octobre 2018

Et après le Grand Schisme, un nouveau conflit : le conciliarisme vs monarchie pontificale


Le concile de Constance se termine. Le schisme s’achève enfin. Grégoire XII a démissionné. Ses adversaires, les antipapes Jean XXIII et Benoît XIII ont été déposés. Après quelques tumultes, le 6 novembre 1417, un autre pape a été élu, Otton Colonna, sous le nom de Martin V. L’unité semble donc revenir dans l’Église. La paix devrait suivre. Le concile de Constance parvient donc à résoudre une crise profonde et complexe. Ce succès lui donne une certaine légitimité. Il a réussi là où les papes et les cardinaux ne sont pas parvenus à réussir. Les partisans du conciliarisme[1] s’en félicitent donc et en profitent pour défendre leur doctrine qui ne demanderait désormais qu’à être appliquée dans les faits. Mais d’autres voix moins enthousiastes rappellent le caractère exceptionnel de ce concile et soulignent donc le caractère relatif des décrets publiés. Ils n’auraient été élaborés que pour répondre aux événements. Des débats s’engagent ainsi sur la portée de ces décisions.

Un concile toujours d’actualité

Concile de Vatican II
(1962-1965)
Les discussions sur l’autorité pontificale ne s’achèvent pas au XVe siècle. Elles se poursuivent au cours des siècles suivants jusqu’à se faire encore entendre aujourd’hui. La question est notamment relancée à l’occasion du concile de Vatican II. Il a lieu au moment où l’Église fête les 550 ans du concile de Constance. Certains n’hésitent pas alors à désigner le concile de Vatican II comme le successeur de celui de Constance[2]. Dans un discours, le cardinal F. König, archevêque de Vienne, souligne que la commémoration du concile ne se limite pas à une vue purement rétrospective. On ne serait guère intéressé à un pareil souvenir « si le déroulement de Vatican II n’avait pas eu pour conséquence qu’on s’occupât du concile de Constance »[3]. Ainsi, il compare le concile de Constance à « un prélude encore éloigné » qui trouve son achèvement dans la constitution dogmatique Lumen gentium. Aujourd’hui, on fête les 600 ans de sa clôture, nouvelle occasion d’y revenir. Ainsi lors d’une cérémonie dans la cathédrale de Constance en présence de luthériens, un curé déclare que « la question de la répartition du pouvoir entre le pape et le concile reste encore actuelle »[24].

Un concile réprouvé par Luther

Jean Hus condamné par le concile de Constance
Le concile de Constance n’a pas laissé Luther indifférent mais celui-ci n’en parle que pour le condamner avec la plus grande sévérité. Il le présente en effet comme le concile qui « a erré de la façon la plus impie »[4]. En fait, il ne l’apprécie guère en raison de la condamnation que les pères conciliaires ont prononcée contre Jean Hus et contre la communion sous les deux espèces. Luther ne s’intéresse guère aux autres décrets. Il ne mentionne pas le décret Haec sancta synodus. Il en parle aussi pour montrer les contradictions des décisions conciliaires. Il évoque alors les décrets des « conciles » de Pise et de Bâle. Mais soulignons qu’il ne se préoccupe guère de savoir si l’Église les a acceptées ou les a récusées.

Il faut se rappeler que Luther ne reconnaît pas l’autorité des conciles. Cela ne l’empêche pas d’en faire appel en 1518 puis en 1520 afin que sa doctrine soit jugée en fonction de la Sainte Écriture. Certes, ne manquant pas de contradictions, il rappelle la supériorité de l’autorité des conciles[5] sur celle des papes tout en rajoutant que même s’il est au-dessus du pape, le concile n’est pas l’autorité ecclésiale suprême puisque « c’est l’Écriture qui doit être pour moi le juge des conciles »[6]. Mais il oublie vite que le fondement d’une décision conciliaire s’appuie aussi sur la Sainte Écriture. Reste qu’il faut bien une autorité pour valider son interprétation. Mais refusant tout magistère, Luther laisse à chacun le droit de l’interpréter à sa guise tant que l’interprétation ne contredise pas sa doctrine. Il ne supporte guère en effet la moindre opposition.

Qu’est-ce qu’un concile légitime ?

Depuis sa clôture, le concile de Constance a soulevé plusieurs interrogations, voire des doutes, au sein des autorités religieuses et des docteurs, sur sa légitimité et sur la portée de ses décrets. Sont-ils vraiment acceptés par l’Église ? Et s’ils le sont, ont-ils une portée absolue ou sont-ils restreints au contexte de l’époque, c’est-à-dire au cas du Grand Schisme d’Occident ? La proclamation de l’infaillibilité pontificale définie par le premier concile de Vatican[7] n’est-elle pas contradictoire avec le décret Haec Sancta Synodus[8] ? Le deuxième concile de Vatican ne fait-il que reprendre le travail du concile de Constance interrompu par plus de cinq siècles ? Ces questions sont d’importance.

Certaines « assemblées », qui se disaient « concile œcuménique », comme le fameux brigandage d’Éphèse en 449, n’ont pas été considérées par l’Église comme d’authentiques conciles puisque le pape ne l’a pas accepté. L’assemblée de Pise n’a pas non plus été retenue dans la liste des conciles œcuméniques. En effet, pour être considéré comme œcuménique ou général, un concile doit remplir quelques critères : 
- il doit être convoqué par le pape ou du moins avec son consentement ;
- être au moins présidé par un de ses représentants ;
- l’ensemble des évêques de l’Église doivent y être invités.
Le concile de Vatican II nous le rappelle encore : « il n'y a jamais de concile œcuménique que ne ce soit comme tel confirmé ou au moins reçu par le successeur de Pierre ; et c'est la prérogative du pontife romain de convoquer ces conciles, de les présider et de les confirmer »[9]
Remise en cause du concile de Constance
Concile de Constance selon Lessing
Aujourd’hui, l’Église reconnaît comme seul pape légitime Grégoire XII au temps du Grand Schisme, jusqu’à sa démission. Or par l’intermédiaire de ses mandataires, il n’a convoqué le concile qu’au cours de la treizième session. Ce n’est donc qu’à partir de ce moment-là que le concile deviendrait légitime et œcuménique. Mais le pape démissionne aussitôt. À partir de cette session, le trône pontifical est donc vacant. Que vaut alors un concile en absence d’une telle vacance ? Il faut alors attendre le 11 novembre 1147 pour que l’Église se dote d’un nouveau pape. Par conséquent, le concile est en union avec le pape qu’à partir de la quarante-unième session. Telle serait la conclusion que pourrait porter un partisan du droit.
Mais certains pourront répliquer que les pères conciliaires considéraient le « pape de Pise » Jean XXIII, qui a convoqué le concile, comme pape légitime jusqu’à sa destitution même si cela s’est avéré faux. Tous les papes semblent même être considérés comme légitimes. Par conséquent, en s’appuyant sur leur sincérité, le concile pourrait être considéré œcuménique jusqu’à la destitution du dernier « pape ».

Soulignons que jusqu’à la cinquième session, toutes les obédiences ne sont pas représentées au concile. Certains en déduisent qu’il ne peut donc être œcuménique. Or, pour être œcuménique, il n’est pas nécessaire que toute l’Église y soit représentée. Le point essentiel réside dans la convocation de l’ensemble des évêques de l’Église. Si les personnes convoquées ne veulent point y participer pour diverses raisons, cela n’enlève en rien à l’œcuménicité du concile.

Enfin, le pape Martin V a bien déclaré dans la bulle Inter Cunctas du 22 février, qui confirme la condamnation de Wiclef et de Jean Hus, que : « les fidèles doivent approuver et tenir ce que le concile de Constance, représentant l’Église universelle, a approuvé et approuve en faveur de la foi et pour le salut des âmes, et qu’ils doivent tenir pour condamné ce qu’il a condamné et condamne comme contraire à la foi et aux bonnes mœurs. » Les paroles sont suffisamment claires. Le doute ne peut guère subsister. Comment peut-il encore subsister quand l’Église considère le concile de Constance comme le XVIe concile œcuménique ? La véritable question porte plutôt sur la validité de ses décisions...

Remise en cause de la légitimité des décrets du concile de Constance


Un décret publié par un concile œcuménique n’est pas nécessairement reconnu et accepté dans l’Église. Pour être valides, il faut en effet que les décisions conciliaires soient confirmées par le pape. Le 24e canon du concile de Chalcédoine, concile authentiquement œcuménique, n’a jamais été ratifié. Il proclame la supériorité du siège de Constantinople sur celui de Rome. C’est un exemple d’un concile œcuménique légitime qui a publié des décrets qui n’ont pas tous été reconnus par l’Église. Or si la légitimité du concile de Constance est une certitude, il est plus délicat de se prononcer sur la réception de ses décrets.
Un pape les a-t-il confirmés ? La réponse paraît ne pas être évidente. Martin V a eu en effet une attitude qui manque de clarté. Certes, il semble avoir approuvé tout ce que le concile a édicté mais sa déclaration est suffisamment ambiguë pour qu’elle fasse l’objet d’un nombre intarissable de débats. Voici ce que dit pourtant un spécialiste du concile de Constance en 1970 : « Il paraît maintenant acquis que Martin V n'a pas donné une approbation solennelle in forma au concile de Constance. »[10] En effet dans la dernière session, il déclare « admettre, approuver et ratifier, et il promet de garder intégralement tout ce qui a été établi, conciliariter circa materiam fidei »[11] « mais non pas autrement et d’une autre façon »[12]. Toute la difficulté provient du terme « concilariter », qui signifie de « manière conciliaire » ou encore « conciliairement ». Cela signifierait, selon certains commentateurs, que sont confirmés seulement les décrets établis selon les règles normalement en usage dans les conciles, c’est-à-dire approuvés en session générale et par tout le concile. Mais, le déroulement du concile de Constance ainsi que les modes de vote ne ressemblent guère aux autres conciles. C’est notamment la première fois qu’un concile œcuménique vote par nation. Or le vote par nation n’est pas un vote par tout le concile. Lors du vote du décret Haec Sancta Synodus, certains cardinaux refusent d’y assister, d’autres protestent. Une partie notable du concile refuse aussi.

Par ailleurs, il est nécessaire de situer le contexte dans lequel Martin V s’exprime. Les représentants de la Pologne et de la Lituanie réclament la condamnation solennelle et publique d’un ouvrage du dominicain Jean Falkenberg. Or le pape refuse de les écouter. Ils protestent alors puisque s’il a ratifié les erreurs de Wiclef et de Hus, pourquoi ne le ferait-il pas avec ce dominicain ? Et pour faire cesser le tumulte, Martin V fait sa fameuse déclaration. Alors la question vient naturellement : ses paroles s’appliquent-elles exclusivement à cette affaire particulière ou au concile dans sa totalité ? Le doute ne subsiste guère pour Héfélé-Leclercq et Noël Valois. Les erreurs de Wiclef et de Hus ont été condamnées par le concile en session solennelle, c’est-à-dire « conciliater ». « Il serait indigne d'une critique sérieuse d'exploiter les paroles tombées ainsi de la bouche du Saint Père au cours d'une session tumultueuse, pour les détourner de leur sens évident, en étendre arbitrairement la portée et en conclure à l'acceptation par le pape du principe de la suprématie conciliaire. »[13]

Remarquons aussi que Martin V a bien confirmé officiellement certains décrets : celui de la condamnation des erreurs de Wiclef et de Jean Hus, d’une proposition erronée sur le tyrannicide, et sur la communion sous les seules espèces du pain.



L’ambiguïté de Martin V peut s’expliquer en raison de sa situation à l’égard du concile. Il tient en effet sa légitimité de ce concile, d’une élection particulière de cardinaux des trois obédiences et de représentants de nations. « Un pape qui eût pris parti dans la question du schisme et condamné rétrospectivement une des anciennes obédiences eût détruit, en un jour, l'œuvre de dix années : à l'apaisement aurait soudain succédé la discorde ; toutes les anciennes querelles se seraient réveillées ; l'intérêt, l'amour-propre, la jalousie auraient de nouveau disloqué cette catholicité si péniblement reconstruite. »[14] Et fort de son succès, le concile ne peut guère être remis en question sans que cela ne cause un nouveau conflit et génère un nouveau schisme. Le pape doit être prudent et suffisamment subtil pour ne pas provoquer un nouveau conflit. Mais comme la résolution du schisme a nécessité du temps, de même il faut attendre encore pour que ce problème trouve sa solution.

Finalement, « en somme, ni Martin V n'a ratifié, d'une manière générale, tous les décrets du concile de Constance, ni les pères n'ont sollicité semblable ratification. »[15] Comment des conciliaristes auraient-ils pu accepter une telle dépendance à l’égard du pape ?

Des positions défavorables à la confirmation générale des décrets

Peu après la clôture du concile, Martin V a l’occasion de s’exprimer une nouvelle fois sur le sujet. Mécontentent de ne pas avoir obtenu la condamnation de Falkenberg selon leurs souhaits, les ambassadeurs polonais font appel au prochain concile, que prévoit le décret Frequens[8]. Au cours d’un consistoire public, tenu le 10 mai 1418, le pape fait lire une bulle[17], qui n’a jamais été publiée, dans laquelle il annule l’appel des Polonais en s’appuyant sur le principe suivant : « Il n’est permis à personne d’en appeler du juge suprême, c’est-à-dire du Saint-Siège, du pontife romain, vicaire de Jésus-Christ, ni de se dérober à son jugement dans les affaires de la foi ; celles-ci, en effet, étant plus importantes, doivent être déférées au tribunal du pape. »[18] Il rappelle ainsi le principe déjà établi par Saint Gélase[19] au IVe siècle. Le théologien Jean Gerson, partisan d’une certaine forme de conciliarisme, ne se trompe pas sur la déclaration du pape. Il remarque judicieusement qu’elle renverse l’œuvre du concile de Constance[20]. Ne voulant pas rompre avec Martin V, Gerson finit par conclure que la bulle du pape répondait à son tour à un cas particulier. Il déclare alors que si un pape régnant mène correctement sa tâche, l’appel à un concile est alors condamnable. 

Enfin, quand Martin V doit convoquer un concile conformément au décret Frequens, il nomme des présidents en leur donnant le pouvoir de transférer le concile en une autre ville, de le proroger ou même de le dissoudre si les circonstances leur paraissent l’exiger. Il est clair que « pour Martin, le pape était au-dessus du concile, et non le concile au-dessus du pape. »[21] Tel est aussi l’avis de Noël Valois. « Ces formules sont éloquentes. Elles prouvent la volonté du pape de demeurer, par ses représentants, le chef agissant et dirigeant de l’assemblée. »[22]

Certes, plus tard, en 1446, le pape Eugène VI, successeur de Martin V, est contraint de ratifier le concile de Constance tout entier et tous ses décrets mais il en fait une réserve importante : « sauf ceux qui lèsent les droits, la dignité et la prééminence du Saint-Siège. »

Ainsi au lendemain du concile de Constance, toute l’attitude pontificale est marquée par la prudence et l’intelligence de la situation favorable aux partisans du conciliarisme. Tout cela indique, comme l’usage du mot « conciliater », que Martin V puis son successeur ne veulent pas approuver tous les décisions du concile, notamment le décret Haec Sancta Synodus s’il est compris dans son sens absolu hors du cas particulier du Grand Schisme. Le doute ne subsiste guère. C’est donc l’interprétation de ce décret qui soulève leur réticence.

Décrets absolus ou restreints à un contexte particulier ?

La question principale qui soulève de nombreux débats concerne principalement la portée du décret Haec Sancta Synodus. Elle varie en effet selon le regard de celui qui l’interprète, et plus précisément, selon ses rapports avec le conciliarisme. Si nous oublions le contexte dans lequel ils ont été écrits, nous pourrons penser que le concile détient une autorité absolue. Mais si nous les replaçons dans ce temps douloureux, temps d’incertitude et de déchirement, temps où rien ne semble mettre fin au grand scandale du schisme, ce décret peut être interprété comme un remède extraordinaire à une crise extraordinaire.

Il est vraisemblable que ce malentendu ait aussi subsisté au sein du concile de Constance. Certaines positions montrent en effet que des pères conciliaires n’ont point voulu porté atteinte à la primauté pontificale mais seulement chercher une solution à une crise profonde. Lorsque le cardinal d’Ailly veut que le concile condamne par lui-même les erreurs de Wiclef et de Jean Hus sans que la mention du pape ne soit apportée à la condamnation, il soulève de nombreuses protestations au point qu’il abandonne sa proposition. Ces protestataires ont ainsi voulu souligner que les prérogatives du concile sont limitées et ne peuvent enfreindre celles du pape.

Remarquons qu’au lieu de présenter le décret Haec Sancta Synodus tel qu’il a été voté à la cinquième session, certains ouvrages[23] présentent le décret sous sa première forme avant qu’elle n’ait été modifiée puis validée par le concile. La proposition du décret élargit la supériorité du concile sur le pape en matière de réforme. Or le décret final ne porte que sur la foi et la résolution du schisme.

Pourtant, les conciliaristes s’appuient sur le décret Haec Sancta Synodus pour restreindre l’autorité pontificale alors que leurs adversaires minimisent son aspect dogmatique et les accusent de les interpréter de bien mauvaises façons. Finalement, le temps sera aussi nécessaire pour les départager.

Un décret dépendant du contexte

Or, revenons au fait. Au moment où le concile promulgue le décret, l’Église dispose de trois hommes qui se disent « pape ». La question de leur légitimité ne se pose plus tant elle paraît insoluble. Mais, le retour de l’unité de l’Église passe nécessairement par la reconnaissance d’un seul pape. Remarquons que les pères conciliaires reconnaissent que le pape est garant de l’unité de l’Église.

En absence de démission de deux « papes » au profit d’un seul pour le bien de l’Église, il apparaît alors nécessaire que les trois abandonnent leurs prétentions et qu’un pape soit désormais élu de façon à emporter l’adhésion de toute la chrétienté. En raison de leur obstination, la seule solution réside finalement dans leur déposition. Mais de quel droit est-il possible de le déposer puisqu’un pape légitime ne relevant d’aucune autorité ne peut être destitué ? En outre, les trois individus sont sûrs de leurs droits. Ils peuvent donc s’appuyer sur la primauté pontificale pour s’accrocher à leur trône. Mais qui des trois disposent légitimement de cette primauté ? Nul ne le sait. Nul ne veut le savoir. Ainsi le décret Haec Sancta Synodus est élaboré et voté pour destituer les « papes douteux ». Il est un instrument aux mains des pères conciliaires pour dénouer un problème inextricable.

Pire encore. Il est voté après la fuite de Jean XXIII. Voyant en effet sa position s’affaiblir et craignant sa perte, il a quitté le concile pour se réfugier auprès d’un allié sûr. Les pères conciliaires peuvent alors craindre à une réaction de sa part, par exemple à la dissolution du concile qu’il l’a lui-même convoqué. Il est donc nécessaire de pallier à ce danger par un acte d’autorité fort et implacable. Tel est l’origine du décret Haec Sancta Synodus.

Quel en est l’issue ? Jean XXIII se résigne à abandonner sa charge. Grégoire XII démissionne. Et après avoir été abandonné par tous, qui peut encore croire à la légitimité de Pedro de Luna ? En un mot, le décret n’a touché aucun pape… Puis Martin V apparaît comme un pape légitimement élu par les partisans de toutes les obédiences. L’unité est enfin retrouvée. Le Grand Schisme s’est achevé car on a trouvé un moyen d’obtenir la démission des trois « papes » ou de les rendre impuissants. Et ce moyen a été rendu possible car la chrétienté s’est enfin unie pour faire cesser le scandale. Elle a fini par prendre conscience du drame et par réagir. La solution s'appuie donc sur leur entente. Telle est la réussite du concile de Constance. Ce n’est pas celle du conciliarisme…

Vers une Église de nouveau divisée au détriment de la réforme tant désirée ?

L’entente est néanmoins bien fragile. Quand elle est fondée sur un danger, elle dure autant que dure la perception de ce même danger. Les premières dissensions apparaissent aussi quand cette entente ne permet pas de s’opposer à un danger plus grand ou au contraire quand elle le nourrit et l’affermit.

Or la crise a permis aux différentes doctrines conciliaristes de grandir et de s’imposer au sein de l’Église. La réussite du concile de Constance leur donne une certaine notoriété. Ses partisans peuvent en effet désormais s’appuyer sur ses décisions pour imposer leurs idées au détriment des partisans de la monarchie pontificale. Ainsi ce qui paraît comme une solution urgente à une crise sans précédent devient un principe sur lequel peuvent s’affirmer les doctrines conciliaires. La suprématie conciliaire est ainsi ouvertement prônée au détriment de la suprématie pontificale, s’opposant ainsi à la doctrine que l’Église enseignait avant le Grand Schisme. Or au lendemain de l’élection de Martin V, cet enseignement traditionnel est toujours considéré valable par une partie de l’Église et de la chrétienté. L’entente ne peut alors guère durer…

Après le concile de Constance, le décret Haec Sancta Synodus n’est pourtant pas l’objet des préoccupations. C’est plutôt le décret Frequens qui occupe les pensées. Par son aspect pratique, il est beaucoup plus important. En érigeant une obligation de convoquer de manière fréquente un concile, une nouvelle méthode de gouvernement se met en place. Nous dirions aujourd’hui, avec une analogie sans-doute très approximative, que la monarchie absolue du pape s’effrite concrètement au profit d’un régime parlementaire.

Toutefois les conciles se montrent rapidement impuissants. Le premier s’ouvre à Pavie le 23 avril 1423. Peu de prélats y assistent. Les Italiens sont étrangement absents. Mais une peste éclate et touche la ville, ce qui oblige le pape à le transférer dans la ville de Sienne. Le nouveau concile est à peine ouvert en juillet 1423 qu’un conflit éclate entre le pape et des membres du concile, puis entre les partisans du pape et les conciliaristes. Rapidement, deux partis se font face. Dans ce contexte, il n’est guère envisageable de mener efficacement  des réformes.

Conclusions

Le Grand Schisme naît d’une confrontation entre un pape et des membres du Sacré Collège. Il apparaît en effet comme le lieu d’affrontement entre le Souverain Pontife et les cardinaux. Dans ce conflit, les cardinaux finissent par perdre toute crédibilité au point que leur existence est remise en cause. Le concile de Constance met finalement un terme au schisme comme il sonne le glas à la tentative oligarchique des cardinaux.

Mais la réussite du concile fait naître de nouvelles interrogations et surtout un nouvel affrontement pour le gouvernement de l’Église. L’idée d’une sorte de gouvernement de type parlementaire s’affirme face au monarchisme pontifical. Deux courants de pensée se font face. Deux partis se forment. Si au concile de Constance, ils demeurent dans un curieux équilibre, équilibre forcé il est vrai du fait de la nécessité de trouver une solution à la situation tragique dans laquelle gémit l’Église depuis de très longues années, ils ne peuvent guère coexister, la paix retrouvée. Fatalement, ils se livreront bataille. Deux clans s’affronteront : les partisans de la monarchie pontificale et ceux du conciliarisme radical. 

Mais ne nous trompons pas. La véritable question touche surtout la nature même de l’Église. N’est-elle qu’une association ou encore une corporation ? Doit-elle alors choisir un représentant ou un délégué pour la diriger, confiant à l’un de ses membres un certain pouvoir pour son bien ? Ou est-elle un corps gouverné par une tête dont la légitimité viendrait du Christ Lui-même ? …

Mais pour quelles raisons des conciles doivent-ils être convoqués si fréquemment ? L’une des raisons évoquées est la réforme de l’Église. Remarquons alors un changement considérable qui s’affirme au fur et à mesure que le schisme  perdure. Alors que les esprits s’agitent pour mettre fin au Grand Schisme, la nécessité d’une réforme dans l’Église apparaît de plus en plus nettement. Au lendemain du concile de Constance, tous les regards se tournent dorénavant vers cet objectif. Mais que voit-on dans ce mot si ce n’est la volonté de réduire les pouvoirs du pape ? Que cherchent tous ceux qui veulent « purifier » l’Église si ce n’est restreindre ses droits en terme financier et fiscal ? Les partisans de la réforme parlent de bénéfices, d’annates, de taxes diverses et variées. Pour quelles raisons ?

Les conflits entre la papauté et les États ainsi que le Grand Schisme révèlent le sens profond et véritable de la réforme dont a besoin l’Église dans son chef et ses membres. Que voyons-nous dans tout cela si ce n’est le désir du gain, l’intérêt purement personnel et temporel, l’ambition effrénée des États et des individus ? Ces crises reflètent un mal terrible qui ne cesse de grandir et de toucher les membres de l’Église : le fort esprit de cupidité et d’orgueil qui habitent dans le cœur des autorités religieuses et temporelles. Là commence la véritable réforme. Que les prélats s’occupent davantage des âmes qui relèvent de leur responsabilité au lieu d’accumuler des sources de revenus et de vivre dans des palais bien loin de leurs brebis ! Ce n’est qu’une affaire de pureté de cœur, qu’un retour aux valeurs chrétiennes. Mais le cœur atteint, est-il possible que la pensée en sort indemne ? Devons-nous alors voir la cause de tant d’abus dans la nature du gouvernement de l’Église ? Combat pernicieux que mène le conciliarisme. Qui en sortira vainqueur ? Si ce n’est l’esprit du monde…



Notes et références
[1] Le conciliarisme est un mouvement de pensée qui défend l’idée que l’autorité du concile est supérieure à celle du pape. On distingue le conciliarisme absolu du conciliarisme contextuel. Le premier défend le conciliarisme de manière absolue quand le second ne le défend que pour résoudre une crise, comme le Grand Schisme d’Occident.
[2] Voir A. Franzen,
[3] Herder Korr, Konzil der Einheit, dans Cinq siècles et demi après Constance, Travaux récents sur le Concile de Constance (1414-1418), J.-H. Walty, Revue des sciences philosophiques et théologiques, vol. 51, n°4, octobre 1967, www. Jstor.org.
[4] Luther, De captivate babylonica.
[5] Notamment dans Tractatus de libertate christiana, Luther.
[6] Luther, Du commentaire de l’Épître romain, dans Luther et la Réforme à la Messe allemande, sous la direction de Jean-Marie Valentin, éditions Desjonquère, 2001.
[7] Voir Constitution dogmatique Pastor aeternus sur l’Église du Christ, 1er concile du Vatican, 4e session, 18 juillet 1870, Denzinger n° 3052.
[8] Voir Émeraude, octobre 2018, article "Le concile de Concile : un événement, une révolution ?".
[9] Concile de Vatican II, Constitution dogmatique Lumen Gentium, 5ème session, Chap. III, 22, 21 novembre 1964, Denz. 4146.
[10] De Vooght Paul,  Les controverses sur les pouvoirs du concile et l'autorité du pape au Concile de Constance dans la Revue théologique de Louvain, 1 année, fasc. 1, 1970.
[11] Cité par Les controverses sur les pouvoirs du concile et l'autorité du pape au Concile de Constance dans la Revue théologique de Louvain, De Vooght Paul.
[12] Dans Histoire générale de l’Église, Tome II, Le Moyen-âge, Volume VI, De Clément V à la Réforme 1305-1517, Abbé A. Boulenger, Emmanuel Vitte, 1936
[13] Noël Valois, La crise religieuse du Ve siècle, Le Pape et le concile (1418, 1450), Tome I, Introduction, 1909.
[14] Noël Valois, La crise religieuse du Ve siècle, Le Pape et le concile (1418, 1450), Tome I, Introduction.
[15] Noël Valois, La crise religieuse du Ve siècle, Le Pape et le concile (1418, 1450), Tome I, Introduction.
[17] Bossuet a remis en cause cette histoire. Pourtant, elle est relatée par Gerson et par Pierre de Wormedith, peu disposé à la monarchie pontificale. Bossuet croyait que le consistoire avait eu le 10 mars, au lieu du 10 mai, suite à une erreur de copie.
[18] Dans Histoire générale de l’Église, Tome II, Le Moyen-âge, Volume VI, De Clément V à la Réforme 1305-1517, Abbé A. Boulenger, chap. IV, n°74.
[19] Voir Émeraude, avril 2018, article "Église et État au temps de l'Empire romain chrétien avant la chute de Rome".
[20] Voir Gerson, Opera, II, II.
[21] Joseph Gille, S. J., Constance et Bâle-Florence, Bâle, chap. I, éditions de l’Orante, 1962.
[22] Noël Valois, La crise religieuse du Ve siècle, Le Pape et le concile (1418, 1450), Tome I, chap.I.
[23] Voir par exemple Encyclopédie théologique, volume 33, dictionnaire théologique dogmatique, tome I, Migne, article « Constance », 1850.
[24] Mathias Trennert-Helwig, curé de la Cathédrale Notre-Dame (Münster) à Constance,Voir article Allemagne: Jubilé pour les 600 ans du Concile de Constance, 19.03.2014 par webmaster@kath.ch, https://www.cath.ch/newsf/evenements-oecumeniques-culturels-et-artistiques-de-2014-a-2018/.


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