Une décision prise en urgence pour
répondre à une crise particulière peut-elle être ensuite appliquée en toute
circonstance ? Un remède pertinent dans un contexte exceptionnel peut-il
devenir un principe immuable et bouleverser l’ordre établi ? Telle
est la question que soulève le décret Haec Sancta Synodus. Pour mettre fin
au Grand Schisme d’Occident, qui divise durablement la chrétienté, il énonce la
supériorité du concile de Constance sur des hommes qui se disent papes. Forts
de cette décision, les partisans du conciliarisme absolu veulent imposer leur
interprétation et mettre fin à la monarchie pontificale en usage depuis des
siècles dans l’Église. Mais les événements leur donnent un démenti éclatant.
L’arbre se juge par ses fruits. Le « concile
de Bâle » montre les erreurs et les dangers de leurs prétentions…
Une nouvelle division de la Chrétienté
Lorsque s’achève le concile de
Constance, certains observateurs, princes, prélats ou docteurs, peuvent croire
qu’un monde nouveau allait naître, marqué par une Église qui ne serait plus
dominée par un pape tout puissant mais une Église dont le gouvernement serait
partagé, les pouvoirs répartis entre le pape et le concile. Imaginent-ils déjà
la séparation des pouvoirs comme le définira plus tard Montesquieu, distinguant
des pouvoirs exécutif et législatif séparés ? Le premier serait aux mains
du souverain pontife quand le concile détiendrait le second comme une
assemblée dans un régime parlementaire. Le temps de la monarchie pontificale serait-il
donc révolu pour une Église devenue en quelques sortes républicaine ? Sans craindre un certain
anachronisme, l’Église aurait fait sa révolution dès le XVe siècle.
D’autres, plus terre à terre, voient le
Grand Schisme s’achever après plus de quarante ans de division et de scandales.
Ils voient enfin un seul pape à la tête de l’Église, un pape dont la légitimité
est incontestée, un pape désormais capable de la diriger. Il espère ainsi la
restauration d’un ordre qui a été lourdement bouleversé.
Deux regards différents. Mais les plus clairvoyants
pressentent sans-doute que la crise n’est pas encore achevée, que l’Église est
de nouveau divisée ou plutôt que la division se poursuit dans de nouvelles
questions. Il a fallu du temps pour éteindre un feu violent et dévastateur mais
les braises demeurent encore toute chaudes et menaçantes, prêtes à se raviver au
moindre vent, à se transformer en un orage de feu encore plus destructeur…
Lors du Grand-Schisme, la légitimité
d’un pape a été remise en cause par des cardinaux, causant alors avec l’aide de
certains États la division profonde et durable de la Chrétienté. La nouvelle
crise qui s’ouvre en est la suite naturelle. Désormais, on remet en cause la
légitimité même de l’autorité pontificale dans l’Église. Abattu localement sur
un cas particulier, l’orage menace désormais l’institution. Les maîtres,
théologiens et canonistes, ont apporté des réponses pour faire cesser le
schisme. Mais ce qui aurait dû être une solution particulière pour résoudre un
problème de circonstance devient, aux yeux de certains, un principe absolu
contre lequel nul ne peut contester sans recevoir la foudre des docteurs et des
penseurs, maîtres du savoir.
L’Église demeure divisée quand s’achève
le concile de Constance. Les uns considèrent désormais que la doctrine
définissant la supériorité du concile sur le pape est un article de foi. Les
autres veulent revenir au temps passé, à une monarchie pontificale telle
qu’elle existait avant la tragédie. Alors que le Grand Schisme est une querelle
de discipline, de personnes ou encore un affrontement de pouvoir entre les
papes et les cardinaux[1],
la dispute qui s’ensuit porte sur la doctrine, sur le fondement de l’Église. Lorsque
nous étudions les articles qui parlent aujourd’hui du Grand Schisme, nous
retrouvons encore cette ambivalence, ce double regard. Entre les partisans du
conciliarisme contextuel ou absolu et les défenseurs de la monarchie pontificale,
il y a sans-doute un grand nombre de fidèles qui hésitent ou plutôt ne se
posent guère de questions. Certains sont passifs, par indifférence ou
ignorance, d’autres assistent au drame dans la crainte et le désarroi,
conscients du danger qui menace l’Église…
La notion d’autorité dans l’Église
Déposition de l'antipape Jean XXIII au Concile de Constance |
Derrière cette querelle doctrinale sur
les limites qu’il est possible ou non d’imposer à l’autorité pontificale, à sa
possible subordination à une autorité suprême, celle du concile œcuménique, se trouve
en fait une opposition doctrinale plus profonde. Elle concerne la nature même
de l’autorité dans l’Église, et plus particulièrement la nature même de l’Église de
Rome.
Le pape est-il le chef d’un corps dont chaque membre lui est soumis, ou
le représentant d’une sorte de corporation qui réunit toutes les Églises, dont
celle de Rome ? Dans le premier cas, le pape tiendrait directement son pouvoir
de Notre Seigneur Jésus-Christ. Dans ce cas, nul ne pourrait le juger. Son
autorité ne pourrait être remise en cause. Ses pouvoirs seraient absolus. Dans
le second cas, le pape recevrait ses pouvoirs par délégation de la corporation
? La corporation est en effet considérée comme une personne morale qui choisit
l’un des siens pour la représenter. Le pape ne disposerait donc que d’un
pouvoir exécutif sous le contrôle de la corporation ou de ses représentants.
L’autorité appartient réellement aux membres réunis. C’est ainsi qu’est
considérée l’autorité du recteur de l’Université de Paris par exemple.
Mais une autre conception de l’autorité
se développe au XIVe siècle, celle que nous avons déjà vue dans un article précédent,
celle de Konrad von Gelnhausen[2].
La seule autorité résiderait dans l’Église réduite à la communauté des fidèles
et donc dans ceux qui la représenterait suffisamment. Elle ne se fonde plus sur
une délégation que l’Église pourrait accorder et reprendre mais sur sa
représentativité. Or, seul le concile peut l’exercer en raison de la diversité et
de la pluralité de ses membres. C’est bien cette conception qui s’impose au
concile de Constance, considéré comme « représentant l’Église ».
L’importance des décrets Frequens et
Haec Sancta Synodus
Le décret Frequens[3]
est un texte intéressant. Il est indissociablement lié au décret Haec
Sancta Synodus mais sans-doute d’une plus grande efficacité. Sans lui,
l’idée d’une suprématie du concile sur le pape n’aurait pas de sens ou ne
serait qu’abstrait. En cherchant à instituer le concile de manière régulière, il
cherche en fait à lui donner une certaine permanence sans laquelle le concile
ne pourrait prétendre exercer une autorité dans l’Église et auprès du pape,
sans cette permanence, il ne pourrait pas non plus prévaloir une personnalité juridique. Or,
il ne peut y avoir de personnalité s’il n’y a autonomie. Le décret Haec
Sancta Synodus la lui procure. En cherchant à se pérenniser, il se
montre aussi garant de l’unité de l’Église et de sa continuité. Ces deux
décrets donnent donc au concile le moyen d’être un acteur dans le gouvernement
de l’Église…
Élection de Martin V au concile de Constance |
La légitimité du concile
Pourtant, si le concile de Constance
peut apparaître comme un concile œcuménique, ce n’est pas en raison de sa
représentativité. Un concile n’est pas en effet reconnu comme œcuménique du
fait de l’origine de ses participants. Aujourd’hui, il est reconnu comme tel
parce que le pape Grégoire XII l’a convoqué juste avant de se démettre de la
dignité pontificale. C’est aussi parce que le pape Martin V et son successeur
l’ont reconnu comme nous l’avons vu dans l’article précédent.
Prenons l’exemple de « l’assemblée de Pise ». En dépit de
sa forte représentativité et du nombre important de ses participants, il n’est
pas recensé parmi les conciles œcuméniques. En outre, il est un vrai échec pour
la doctrine conciliaire, échec que reconnaît le concile de Constance puisqu’il
remet finalement en question ses décisions.
L’autorité d’un concile œcuménique ne
dépend que de l’assentiment du pape. Comme le souligne encore le décret Frequens,
seul le pape a le droit de le convoquer. La leçon à retirer est simple :
pas de pape, pas de concile. Ainsi, en dépit du Grand Schisme et des doctrines
conciliaires qui se développent, la légitimité d’un concile dépend de
l’autorité du pape. La continuité est donc véritablement assurée par le pape.
Il est la vraie source de l’unité visible de l’Église. Il pourrait être la
leçon que nous pouvons retirer du Grand-Schisme …
Alors curieusement, à la sorte du
concile de Constance, quand sonne la fin du Grand Schisme, l’autorité du pape
en sort finalement vainqueur, et même doublement vainqueur puisque le Sacré
Collège ne peut guère prévaloir la moindre autorité sur lui. C’est le grand
perdant de cette crise. Néanmoins, le pape est un vainqueur en convalescence.
Il doit demeurer prudent à l’égard des puissances du moment. Il a compris la
leçon qu’a donnée Urbain VI[4]
à ses dépens…
Des conciles bien peu efficaces mais
révélateurs du conflit qui s’annonce
Martin V bénissant les Juifs au Concile de Constance |
Revenons aux événements. Conformément
au décret Frequens, un premier concile se réunit à Pavie mais faute de
participants en raison d’un contexte peu favorable, notamment une épidémie de
peste, il est rapidement dissous sans provoquer le moindre remous. Cette
dissolution est à souligner. Elle est hautement symbolique de l’autorité du
pape. Un deuxième concile s’ouvre ensuite à Sienne le 21 juillet 1423. Le
nombre de participants est toujours faible. En novembre, nous pouvons compter
seulement vingt-cinq évêques ou abbés. Seuls l’Université de Paris et le
royaume d’Angleterre ont envoyé des représentants, et encore tardivement.
Devant une telle abstention, est-il convenable de traiter des sujets aussi
sérieux que celui de la réforme de l’Église ? N’est-ce point un symptôme
inquiétant ? Mais cela signifie aussi que les esprits sont ailleurs…
Le déroulement du concile de Sienne est
rapidement perturbé par des dissensions, qui témoignent du fossé qui se creuse
entre les partisans de la monarchie pontificale et ceux du conciliarisme. Les
questions de sauf-conduit, définissant les « libertés » accordées aux pères conciliaires, génèrent un
premier conflit. Un deuxième éclate à propos de la réforme en elle-même. La "nation" française propose un amoindrissement considérable des ressources
financières de la papauté et de son autorité. Il s’agit en fait de garantir
« les libertés de l’Église de France ».
Elle propose aussi de laisser au pape choisir
des cardinaux sur une liste de candidats dressés par les gouvernements eux-mêmes.
Un
tel programme inquiète les légats pontificaux et les partisans de la
souveraineté pontificale. L’inquiétude ne peut que croître lorsqu’ils
constatent la complaisance du gouvernement siennois envers les partisans d’un
conciliarisme absolu. Ils soupçonnent aussi des intrigues que mène le roi
d’Aragon, adversaire du pape. Durant ce concile, des orateurs remettent en
cause l’autorité du pape ou au contraire celle du concile. La division règne à
Sienne…
À cause du nombre réduit de
participants et des divisions qui y règnent, y compris au sein de la « nation » française, les membres du
concile désertent de plus en plus la ville de Sienne, surtout lorsqu’ils
choisissent la ville de Bâle comme le lieu du prochain concile. Les regards se
tournent donc vers ce prochain rendez-vous. En dépit de la résistance
intéressée de la ville de Sienne, le concile est clos en février 1424 sans
publier de décrets sur la réforme. Néanmoins, le concile de Sienne a
promulgué quatre décrets. Il renouvelle les condamnations émises par le concile
de Constance, celles contre les hérétiques wicléfistes et hussites, et contre
Pedro de Luna, l’antipape Benoît XIII, toujours raccrochés sur son rocher
espagnol. Un troisième décret demande au pape d’œuvrer pour l’union avec les
Grecs. Un dernier décret enjoigne les évêques et les inquisiteurs de chasser
les hérétiques. Les décrets sont confirmés par le pape Martin V.
Un concile se montre finalement peu
efficace lorsque le contexte ne se prête pas à une telle assemblée ou lorsque
les pères conciliaires sont divisés. Sans unité préalable des princes et des
prélats, il se montre bien peu pertinent pour exercer l’autorité qu’il prétend
avoir.
La réforme viendrait-elle de Rome ?
L’initiative est en fait ailleurs. Dans
la bulle qui déclare la dissolution du concile, Martin V décide la mise en
place d’une commission en charge de recueillir des propositions de réformes.
Elle donne lieu en 1425 à une constitution apostolique. Elle demande aux cardinaux de mener une vie digne de
leur état sous menace de sanctions sévères, de ne point occuper des fonctions
étrangères au service de l’Église et de remplir ce pour quoi ils ont été
désignés. Elle oblige les évêques, archevêques et abbés de garder la résidence,
de tenir des conciles provinciaux tous les trois ans, de conférer gratuitement
les ordres et les bénéfices. Le pape renonce aussi au droit de nommer à un
grand nombre de bénéfices en vertu des réserves et autres titres semblables. Il
supprime des taxes indûment perçues par la papauté. « Tous les abus auxquels donnaient lieu l'avarice des abbés, des prélats,
des officiaux et des chapitres, les mauvaises mœurs et la mauvaise tenue des
ecclésiastiques, les exactions de divers genres pratiquées dans le monde des
clercs étaient l'objet de sages censures. »[5] Une
telle réforme ne remet pas en question l’autorité du pape tout en s’attaquant
aux abus qui font scandale dans l’Église. Martin V montre aussi que la réforme peut provenir du pape
seul, sans la collaboration d’un concile. Le problème est en fait ailleurs.
Mais,
absorbé par la restauration urgente des États de l’Église, qui se trouvent dans
un triste état en raison du Grand Schisme, Martin V ne peut en fait guère se
préoccuper de la réforme. Les sages décisions ne sont guère appliquées. Certes,
le pape s’intéresse à la réforme. Il intervient contre des abus à Mantoue et
dans la cour pontificale. Il redresse aussi la discipline de certains
monastères. Ses actions sont néanmoins limitées et localisées. Mais comment les
hommes peuvent-ils se réformer quand la guerre fait rage en Europe ?
Comment un pape peut-il mener une réforme efficace dans un tel contexte ?
Le concile a surtout échoué en raison des rivalités qui divisent les chrétiens.
Conclusions
Les
conciles qui suivent celui de Constance ne se montrent guère à la hauteur des
enjeux. Ils sont bien impuissants à mener les réformes nécessaires et à
répondre aux objectifs qui leur sont fixés. La division des chrétiens et la
guerre que mènent les royaumes les rendent bien inefficaces. Ils deviennent même
le lieu où s’affrontent les partisans du conciliarisme et de la monarchie
pontificale. L’efficacité pourrait résider à Rome. Le pape édicte de sages
réformes. Mais après tant d’années de dévastation dans la péninsule italienne
et de remise en cause de son autorité, il n’a guère le pouvoir et le temps de
mener des actions adéquates. Il ne croit pas non plus à l’efficacité des
conciles.
Pourtant,
les regards se tournent toujours vers les conciles. La solution conciliaire
semble être en effet la seule qui s’impose pour mettre à bien les réformes. Des
princes et des Universités pressent Martin V de convoquer le concile de Bâle
plus tôt que prévu. Certes, ils s’inquiètent de ses sentiments à l’égard des
conciles, mais n’est-ce pas non plus un moyen de pression pour imposer leur
propre réforme ? Mais lorsqu’il s’ouvre, peu sont nombreux à s’y rendre,
si ce n’est ceux qui ont intérêt à imposer leurs propres conceptions…
Notes et références
[1] Voir Émeraude, septembre 2018, article "Les leçons du conciliarisme : papes et cardinaux, attitudes irresponsables au sommet de l'Église".
[2] Voir Émeraude, octobre 2018, article "Le conciliarisme, absolu ou contextuel, développement jusqu'au concile de Constance".
[3] Voir Émeraude, octobre 2018, article "Le concile de Constance, un événement, une révolution. ?
[4] Voir Émeraude, septembre 2018, article "Le grand Schisme, un événement pour l'Église (2) : les origines".
[5] Noël Valois, La crise religieuse du Ve siècle,
Le Pape et le concile (1418, 1450), Tome I, Chap. I, 1909.
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