Concile de Bâle Fresque de Pinturicchio |
Le 23 juillet 1431, un nouveau concile s’ouvre à Bâle. C’est le troisième depuis celui de Constance. À Pavie et à Sienne, il a brillé par son impuissance et son inanité. Il est réuni à Bâle, ville impériale. Décevant et inefficace, le concile de Sienne annonce le péril qui menace l’Église. Pour la première fois, deux partis s’y sont clairement confrontés : les partisans d’un conciliarisme absolu, réclamant la supériorité du concile sur le pape, et les défenseurs de la monarchie pontificale. Leur dispute a empêché tout débat sérieux et a hâté la fin des discussions sans apporter de véritables réformes. L’orage ne risque-t-il d’exploser à Bâle et de diviser encore davantage l’Église ? Il faudrait bien éclaircir le délicat problème qu’ont posé le Grand Schisme puis le concile de Constance. Pourtant rien ne semble annoncer la tempête qui va de nouveau secouer l’Église…
Un concile peu attractif, voué à l’échec ?
Le
concile devrait s’ouvrir en mars 1431, sept ans après la clôture du concile de
Sienne conformément au décret Frequens. Le légat pontifical qui
doit le présider est le cardinal Julien Cesarini. Dans la bulle pontificale qui
le désigne, il reçoit le pouvoir de proroger le concile, de le dissoudre ou de
le transférer dans une autre ville pourvu qu’une cause légitime le présente.
Les droits du pape sont ainsi bien affirmés et demeurent conformes aux usages.
Mais plusieurs événements retardent l’ouverture. D’abord, le 20 février, la
mort du pape Martin V puis l’élection de son successeur, Gabriel Condolmerio,
le 3 mars sous le nom d’Eugène IV. En outre, au mois de mars, seul l’abbé de
Vézelay est présent à Bâle. En avril, le premier évêque est accueilli. Il est
accompagné de trois députés de l’Université de Paris et de l’abbé de Cîteaux. Cela
fait peu pour un concile œcuménique. Le
concile de Bâle va-t-il connaître le même sort que les précédents ?
En
effet, le concile ne semble guère intéresser le clergé et les chefs d’État.
Peut-être, pense-t-on qu’il va être aussi infructueux que les deux précédents,
que rien ne se passera, qu’il sera rapidement clos, laissant ainsi
l’institution conciliaire et le conciliarisme mourir d’une belle mort. Tout
semble ainsi annoncer la fin d’une doctrine qui paraissait si active et
puissante au concile de Constance.
Départ du cardinal Piccolominie pour le concile de Bâle Fresque de Pinturicchio |
Le
royaume de France connaît aussi la guerre, cette guerre qu’on appellera plus
tard la guerre de cent ans. Mais après
de multiples défaites et de nombreuses années d’agonies, une lumière vient de
se lever sur ce royaume bien abîmé. Cette lumière est apportée par une femme,
Saint Jeanne d’Arc. Cependant au mois de mai 1431, elle s’est éteinte dans la
douleur et l’injustice. Son heure est sonnée. Défendant Compiègne assiégée,
lors d’une sortie contre l’ennemi, Saint Jeanne d’Arc est faite prisonnière. Le
30 mai, elle meurt sur un bûcher.
Vers
la fin du concile ?
Le
23 juillet 1431, dans la cathédrale de Bâle, on lit le décret Frequens
puis celui relatif au choix de Bâle, et enfin la bulle conférant au légat
Julien Cesarini la présidence du concile ainsi que l’attribution de ses
pouvoirs. Les deux vice-présidents déclarent prêts à procéder à la célébration
du concile. Le 27 juillet, une procession se déroule dans la cathédrale,
annonçant ainsi solennellement l’ouverture du concile. Le légat arrive enfin le
9 septembre. Il n’est glorieux. La croisade a été un échec, une véritable
débâcle. Les hussites ont de nouveau défait l’armée impériale. L’assemblée
reste peu nombreuse. Des démarches sont menées à plusieurs reprises pour hâter les retardataires et attirer plus de
monde. En vain…
Le
légat pontifical demande alors au chanoine Jean Beaupère[2]
d’en informer le pape et de lui demander de venir lui-même à Bâle. Il conseille
aussi Eugène IV d’y appeler tous les prélats. L’émissaire arrive à Rome en
septembre. Mais il s’acquitte plutôt mal de sa mission. Ses propos auprès
d’Eugène IV noircissent la situation[3].
Le pape est attentif aux paroles du chanoine. Beaucoup d’indices montrent en effet l’inutilité du concile. Certes,
comme son prédécesseur, il n’est guère favorable à ce concile puis il vient à
peine de se rétablir d’une maladie sérieuse qui l’empêche de s’y rendre, mais
d’autres indices ne l’incitent guère à répondre favorablement aux demandes du
légat. Peu de prélats y sont présents. La guerre fait rage. En outre, l’Empire
byzantin, fortement menacé par les forces turques, est pressé de rétablir
l’union des Chrétiens, Grecs et Latins, divisés le XIe siècle. L’empereur et le patriarche de Byzance
souhaitent participer à un concile pour faire cesser le schisme d’Orient. Le
pape souhaite le convoquer à Bologne en 1433. Il est alors peu pertinent
d’organiser deux conciles simultanément. Ainsi, le 12 novembre, dans la bulle
pontificale Quoniam alto, Eugène IV invite
son légat à dissoudre le concile et à annoncer la convocation d’un nouveau concile
à Bologne dans un an et demi afin de traiter de l’union de l’Église avec
les Grecs. « En conséquence, de
l’avis des cardinaux, nous vous communiquons le plein pouvoir de dissoudre le
concile de Bâle s’il est toujours flottant, si la mesure vous paraît opportune. »[4]
Mais, l’initiative est laissée au légat.
Il agira selon sa sagesse. La bulle parvient au légat le 23 décembre.
Mais,
ignorant encore la réponse du pape, Julien Cesarini célèbre solennellement la
première session du concile le 14 décembre. Les buts du concile y sont
rappelés : l’extirpation de
l’hérésie, l’établissement de la
paix parmi les chrétiens et la
réforme de l’Église. Cependant, l’inquiétude est grande parmi les pères
conciliaires. Selon une rumeur, Rome aurait déjà décidé de le dissoudre. Ils
commencent à s’agiter. Avant de recevoir la réponse du pape, le légat demande
au pape de laisser le concile poursuivre car le besoin est grand pour résoudre
l’hérésie hussite. Soucieux de mettre fin à la révolte hussite, l’empereur
Sigismond encourage les participants à refuser de laisser dissoudre le concile.
Lui-aussi, il considère le concile comme le moyen de sauver son empire de l’hérésie après l’échec de la
solution armée.
La
situation se gâte rapidement. Le 18 décembre, une nouvelle version de la bulle Quoniam
alto est publiée. Eugène IV se
montre plus radical. Il veut désormais la fin du concile. Il n’est guère satisfait
de ce qu’il se passe à Bâle toujours en activité. Il vient en effet d’apprendre
que les pères conciliaires ont invité les hussites à y exposer librement leurs
opinions pourtant déjà condamnées à plusieurs reprises. Or, avec leurs
victoires sur les champs de bataille, les hussites sont en position de force
pour négocier. Ils sont devenus plus présomptueux. Le risque de remettre en cause les décisions des précédents conciles ne
sont donc pas négligeables. Eugène IV le pressent sans-doute. Il n’apprécie
guère non plus cette invitation parce qu’il la considère aussi comme une offense à l’égard de l’autorité
pontificale et un manque de respect des conciles précédents. Il annonce alors
qu’il transfère le concile à Bologne.
Quand
cet ordre parvient au légat pontifical, le concile est encore peu représentatif.
Il rassemblerait trois à huit évêques, quatorze abbés et de nombreux docteurs. Lorsqu’ils
apprennent la décision du pape, ils sont indignés. Se considérant comme l’Église, ils menacent de désobéir. Mieux
encore. Ils menacent d’entraîner la chrétienté dans leur désobéissance !
En parlant au nom des États, ils agitent la menace de soustraction d’obédience si le pape ne se rétracte
pas.
Certes,
ils sont très peu nombreux, mais le danger est ailleurs, la menace n’est pas
vaine. Leur indignation est en effet relevée par l’empereur, les rois de France
et d’Espagne, par quelques princes et par des Universités. Rome est même
atteint. Des cardinaux abandonnent le pape. Le légat resté à Bâle le
désapprouve aussi et lui expose les inconvénients d’une telle dissolution. Ce
serait un scandale, dit-il, au moment même où les hérétiques gagnent du
terrain. Il finit par démissionner de la présidence du concile. Le pape est ainsi bien seul…
Un
abus de pouvoir des pères conciliaires
Les
pères conciliaires adressent une encyclique à tous les fidèles. Contre l’ordre du pape, ils déclarent
qu’ils demeureront à Bâle pour accomplir l’œuvre de la réforme. La révolte devient publique. La
situation se radicalise rapidement. Lors de la deuxième session, ils proclament
que « le concile général tient son
autorité immédiatement de Jésus-Christ et que tout le monde, même le pape, est
tenu de lui obéir »[5].
Le décret Haec Sancta Synodus est désormais érigé en principe. Ils
rajoutent que le concile ne peut être « ni dissous ni transféré ni ajourné par personne » et que
« nul ne peut quitter le concile
avant qu’il soit terminé, sans avoir obtenu le consentement ». Le conciliarisme absolu[6] est ainsi clairement
affirmé.
Or,
rappelons que le décret concernait des hommes qui se disaient papes et avait
pour but de mettre fin au Grand Schisme en voulant déposer les « papes douteux ». Les pères conciliaires l’appliquent désormais
à un pape dont il reconnaît pourtant la légitimité. En outre, leur
interprétation du décret est peu défendable. Ont-ils oublié qu’il ne
s’appliquait qu’à l’extirpation de l’hérésie et à la cessation du schisme, et
non à la réforme ? Leur attitude est même contraire à celle du décret Frequens.
Le pape fait appliquer les droits qui
sont les siens, droits qui sont par ailleurs rappelés par la bulle de désignation
du légat pontifical et lors de l’ouverture du concile. L’abus de pouvoir de la
part du concile est incontestable. « En
admettant que le pape fût tenu de s'incliner devant tout décret de réforme
émané du synode […], il ne s'ensuivait pas qu'il eût les mains liées au point
de ne pouvoir interrompre ou suspendre un moment les travaux de
l'assemblée. »[7]
Les principales puissances appuient les
revendications du concile. À
titre du roi de Rome, Sigismond le prend sous sa protection alors que le roi de
France Charles VII se prononce aussi en sa faveur sur avis d’un concile
national tenu à Bourges sans remettre en question la légitimité du pape. Forts de cet appui, les pères conciliaires
peuvent donc poursuivre leur résistance. Des princes et des Universités
demandent aux prélats de se rendre à Bâle en grand nombre. À ce moment, on
compte une trentaine de mitres au concile, dont une dizaine d’évêques.
Le
véritable enjeu du conflit
Concile de Bâle Gravure sur acier, 1845 |
Mais
rapidement, le concile dévoile ses prétentions. Il n’hésite pas à s’immiscer
dans l’administration de l’Église, c’est-à-dire dans un domaine qui ne relève
pas de ses compétences. Dans une affaire de népotisme, il nomme un cardinal, de
manière provisoire il est vrai, comme gouverneur pour Avignon et le Comtat
Venaissin, se substituant ainsi à l’autorité du pape. Le concile ne cessera pas en fait d’agir de plus en plus comme autorité
suprême de l’Église.
Les prétentions excessives du « concile de Bâle » commencent à déplaire à Sigismond. Il intervient pour faire cesser la crise. Sur sa demande, Eugène IV accepte la continuité du concile sous condition de soumettre ses décisions à la confirmation du pape, ou, en cas de désaccord, de laisser la solution du litige à un futur concile général présidé par le pape. Il rappelle néanmoins que les pères conciliaires doivent s’occuper de l’hérésie hussite et de la réforme de l’Église en vertu de l’autorité qu’il a bien voulu leur déléguer. Le 27 juillet 1432, Sigismond envoie au « concile de Bâle » les propositions du pape et lui demande de ne plus s’opposer à lui.
En
outre, des plénipotentiaires du pape sont envoyés à Bâle afin de faire cesser
la querelle. Ils y sont reçus le 22 août 1432. L’un d’entre eux, l’archevêque
Jean de Tarente, défend la monarchie apostolique devant l’assemblée. Face à
lui, les pères conciliaires défendent la supériorité du concile sur le pape
ainsi que l’infaillibilité du concile général. Ils déclarent en effet que dès qu'un
concile général est réuni, il exerce l'autorité de l'Église universelle, il
s'élève donc au-dessus même du souverain
pontife. Le véritable sujet du conflit est ainsi clairement posé. Les
négociations sont rompues.
La
victoire du concile
À
la dixième session, Eugène IV n’ayant pas retiré son décret de dissolution, le
« concile de Bâle » met en place les dispositions
pour le juger et le déposer. De nouveaux décrets sont promulgués pour
restreindre encore son pouvoir. Jugé incorrigible, il risque d’être suspendu de
ses fonctions et d’être déposé. Il
réaffirme ainsi de nouveau sa supériorité sur le pape.
Seul
et blâmé par tous, abandonné par ses propres cardinaux et même par des employés
de la curie pontificale, qui rejoignent le concile, le pape finit par faire des
concessions. Le 1er août 1433, il publie la bulle Dudum
Sacrum dans laquelle il se rétracte et adhère au concile à condition
que ses légats assurent sa présidence et qu’il révoque tout ce qui a été fait
contre lui et ses cardinaux. Le concile de Bâle est aussi reconnu : Eugène
IV « consente et accepte volontiers » (« volumus et contentamur »). C’est donc une adhésion sous réserve.
Pour
mieux exprimer sa pensée, Eugène IV déclare à plusieurs reprises, devant les
représentants de l’empereur Sigismond et en présence des cardinaux, qu’il
adhère au concile avec des restrictions et qu’il préfère perdre sa charge et la
vie plutôt que d’accepter la subordination du pape au concile. Il est bien
conscient qu’il a fait plus qu’il ne devait faire. Sa décision est donc un consentement résigné, tel est le
sens de l’expression « volumus et
contentamur ». Il n’est pas non plus tenu de ratifier tout ce qu’a
promulgué le concile. Mais, bien conscient de ces réserves, le « concile de Bâle » refuse les
propositions du pape. Il ne veut point
que sa légitimité dépende du pape.
De
nouveau pressé de toute part, notamment de l’empereur et des princes, à bout de force, Eugène IV finit par capituler.
Le 15 décembre 1433, il reconnaît le concile de Bâle depuis son ouverture pour
traiter de l’extirpation des hérésies, la pacification de la chrétienté et la
réforme de l’Église. Pour mieux signifier sa soumission, il emploie désormais
l’expression « decernimus et
declaramus ». Il déclare ensuite nulle et sans valeur la bulle de
dissolution du concile. Néanmoins, devant ses cardinaux, il rappelle que la reconnaissance de sa légitimité
n’implique pas l’approbation de ses actes. À ses légats, il donne cette consigne :
« de même que ses prédécesseurs ont
honoré les conciles généraux, il reconnaît lui-aussi, et il honore les conciles
généraux de Constance et de Bâle, ce dernier depuis son ouverture jusqu’à sa
translation, sauf en tout ce qui est préjudiciable au droit, à la dignité et à
la prééminence du Saint Siège. »[8]
Il reste ferme dans le principe de la
primauté pontificale. Il préserve l’essentiel.
Le
concile, un nouvel organe de gouvernement ?
En
1434, le concile de Bâle réunit trois patriarches, une cinquantaine d’évêques
ou d’archevêques, autant d’abbés, et un nombre important de docteurs, de
licenciés, de bacheliers, de chanoines, de clercs de toute catégorie, de
religieux et de frères mendiants, sans oublier les représentants de l’Empereur,
des rois et des princes. Les membres du
bas clergé, très nombreux, dominent clairement l’assemblée peu représentée par
de hauts prélats.
Au
« concile de Bâle », les membres sont répartis
entre quatre députations, pris entre les quatre nations, chaque députation
ayant en charge un sujet particulier : les questions de foi, l’œuvre de la
paix, la réforme et les affaires d’intérêt général. Quelle que soit leur
dignité, les membres sont considérés
comme égaux et ont le même droit de suffrage, qu’ils soient archevêques,
évêques, docteurs, curés, chanoines, etc. Par le nombre, les évêques et les
abbés n’ont plus le poids qu’ils avaient dans les conciles précédents. Le « bas clergé » domine le concile. Lorsqu’une proposition est
acceptée par une commission mise en place par une députation puis par la
députation elle-même, elle est renvoyée aux autres. Si trois d’entre elles
l’acceptent, elle est introduite en session générale pour vote.
Certes
des précautions sont prises pour maintenir l’ordre et la cohérence mais l’influence du bas clergé demeure écrasante.
Parmi les mesures, notons que toute déclaration contraire à l’esprit du
concile, c’est-à-dire à la majorité des membres, peut faire l’objet de
poursuite. De nombreuse fois, ceux qui émettent des doutes sur l’interprétation
des décrets de Constance sont ainsi obligés de se taire sous la menace
d’accusation de part du procureur de la foi. Il est clair que les défenseurs de
la monarchie pontificale ne peuvent guère faire entendre leur voix. Le conciliarisme absolu domine sans contestation
possible sur le concile.
En
outre, depuis son ouverture, le concile
s’est doté d’un lourd appareil administratif et judiciaire afin de se doter
de pouvoirs exécutifs et juger des affaires mineures. Dès la cinquième session,
le 9 août 1432, il a créé des institutions judiciaires, en particulier un
tribunal de la foi et un tribunal des contentieux. Celui-ci traite des causes
épiscopales, compétence pourtant réservée au pape. On n’hésite pas non plus à
faire appel au concile pour annuler un jugement donné par la cour romaine.
Ainsi, le concile de Bâle développe une
juridiction concurrente à celle du pape. Il se comporte comme le véritable
chef de l’Église. Une seconde papauté se crée lentement. Mais un tel rôle exige
des ressources financières. Pour faire nourrir tout ce petit monde et cette
nouvelle administration, le concile décide de lever une demi-décime sur tout le
clergé de la chrétienté et plus tard il se réserve le cinquième de tout revenu
des bénéfices vacants.
Un
pape aux abois
Eugène IV remet à Ranuccio
le commandement en chef
des troupes papales
Fresque (détail), 1553
Francesco Salviati
|
Ces
événements se déroulent dans l’indifférence
du concile, voire avec sa complicité. L’Empereur se fâche et
menace de venir au secours du pape. Et grande surprise, on découvre que le duc
de Milan abuse étrangement d’une bulle conciliaire comme une sorte de
blanc-seing pour mener ses exactions. Une bulle conciliaire signée en 1432 demande
en effet son intervention pour protéger le concile contre les menées du pape. En
juillet 1434, une commission conciliaire est enfin envoyée en Italie pour
réclamer la libération des cardinaux emprisonnés et pour pacifier la péninsule.
Les Romains se défendent auprès du concile et se mettent sous sa protection. En
outre, les pères conciliaires acceptent les explications du duc de Milan qui
peut ainsi poursuivre ses exactions et battre les troupes pontificales et
florentines en toute impunité. Mais en octobre, livrée à l’anarchie et à des
rivalités entre les grandes familles, Rome
se soumet de nouveau au pape…
Un
concile de plus en plus ambitieux
La trêve entre le pape et le concile ne
dure pas. Les légats du pape
ne sont admis au concile qu’avec des conditions qui réduisent leur autorité au
profit de la sienne. Après de multiples négociations et sous la contrainte, ils
doivent même signer en leur nom particulier, et non à titre de représentant du
pape, un serment déclarant la subordination du pape au concile. Fort de son
succès, le concile de Bâle mène des
réformes comme s’il était à la tête de l’Église. Il veut réorganiser la
cour pontificale pour la réduire à l’impuissance. Il décide d’imposer au pape
un serment de respect à l’égard des décisions conciliaires, le jour de son
couronnement. Il interdit enfin tout
appel de leur sentence au pape.
Or,
au même moment, le pape réclame au concile les curialistes romains qu’il a
incorporés dans son administration pour faire fonctionner la curie romaine. Le
concile s’en offusque, accusant le pape de vouloir le désorganiser. Il est vrai
qu’à force de vouloir plaider en dernier recours et connaître indistinctement
toutes les causes, les tribunaux du concile sont encombrés. Le concile s’occupe
même des canonisations et de la nomination des docteurs. Leurs prétentions n’ont point de bornes. Quand les Grimaldi, dans
un procès qu’ils soutiennent contre l’évêque de Grasse, en appellent au pape,
le concile s’indigne de leur audace qui remet en cause son autorité et demande
leur arrestation.
Mais,
la cour romaine feint d’ignorer les décisions du concile qui empiètent sur sa
juridiction, ne le jugeant pas compétente. Le pape émet aussi des observations
aux pères conciliaires ou aux plaideurs sur les abus constatés. Le ton monte
quand le concile vient à excommunier des collecteurs qui lui refusent de lui
rendre leurs comptes, se substituant ainsi à la chambre apostolique. Eugène IV leur
demande se concentrer sur les objectifs du concile : la pacification de la
chrétienté, l’union et la réforme. Mais là réside justement le malentendu.
Le
conflit inéluctable entre le pape et le concile
En quoi consiste la réforme selon le
concile ? La
question est primordiale. Elle révèle l’esprit du concile. Il est en effet essentiellement tourné vers la
limitation des prérogatives du Saint Siège car il y voit le fondement de
toute réforme. Pour lui, la cause de tous les maux réside dans l’abondance des
revenus entre les mains du pape. Absorbé par des préoccupations financières, il
ne trouverait pas le temps de mettre en place des réformes. Tel est en
particulier l’avis ou plutôt la satire que développe une commission du concile
devant l’assemblée, le 3 juin 1435. En dépit de protestations de certains
membres, le concile supprime des taxes et des impôts dévolus au pape, comme les
annates et la collation de bénéfice sans lui avoir assuré de dédommagement ou
de moyens de subsistance. Il lui retire ainsi
ses principales sources de revenus. Or, expulsé de ses états et face à ses
adversaires coalisés, Eugène IV est dans une situation critique. Ses finances
sont ruinées. Précisons que cette mesure est aussi destinée à beaucoup de
prélats. Mais comme dans d’autres mesures prises, la décision du concile n’est
pas exécutée, y compris par ceux qui l’ont votée !
Quand
la papauté mène de réels efforts dans les négociations de paix entre les
royaumes de France et d’Angleterre, le concile y envoie un représentant avec le
titre et les pouvoirs de « légat a
latere »[9]. Quelle audace ! Non seulement cette ambassade est contraire
aux usages mais elle est surtout un manque de respect à l’égard du pape
qui, évidemment, n’a pas été prévenu de cette initiative. Le légat reçoit en
outre du concile le pouvoir d’accorder des bénéfices, droit exclusivement
réservé au pape. Mais cette mésaventure n’est pas unique. Alors qu’Eugène IV
défend le nouvel évêque de Lausanne choisi par le chapitre, le concile nomme
son rival, contrecarrant ainsi ouvertement les lois canoniques. Les conflits ne cessent ainsi de croître. Nous
sommes loin de l’esprit d’une véritable réforme. Aux yeux du concile, la
réforme ne serait-il qu’un prétexte pour
gouverner l’Église à la place du pape ? …
La
guerre entre le concile et le pape est donc inévitable. Dans un mémoire,
intitulé Liber apologeticus, qu’il adresse aux princes et aux rois,
Eugène IV remet en cause le concile. Il récuse notamment le mode de
délibération et de vote du concile. Il rappelle l’origine divine de son
autorité. Il conseille alors aux princes et aux rois de rappeler leurs évêques
et délégués en vue d’un autre concile
animé d’un meilleur esprit. Le concile accuse alors le pape de faire
obstacle à la réforme et de refuser d’approuver des décrets salutaires !
Un
concile divisé
Or,
la position du concile ne cesse aussi de
s’affaiblir. Les décisions sur la suppression des revenus du pape ont déjà
soulevé de sincères protestations de la part de certains pères conciliaires. Il
est vrai que les membres sont beaucoup plus nombreux depuis que le pape a
demandé au clergé d’y participer plus abondamment. Le 11 juin 1433, on peut
compter sept cardinaux, deux patriarches, quarante-deux évêques, trente abbés
et trois cent onze docteurs, ecclésiastiques de second ordre, etc. Les
ambassadeurs des rois et des princes sont aussi présents. Il est donc plus difficile de garder une certaine unité
sur des sujets graves. Et certains de ses membres sont des partisans du
pape. Le conciliarisme absolu ne domine
plus aussi fortement l’assemblée. La minorité se renforce.
Julien Cesarini (1398-1444) |
Un
autre conflit s’ouvre dans le choix de la ville qui doit recevoir le concile
d’union. Le pape comme les Grecs, ainsi que la majorité des évêques, refusent
le choix de Bâle. L’opposition est violente au concile. On se bat dans
l’hémicycle ! Le désordre est à son
comble quand deux décrets sortent du concile, l’un par la minorité en
faveur du choix agréé par le pape et les Grecs, l’autre par la majorité qui
s’obstine dans le choix de Bâle !
La
résistance du pape
Le
pape refuse la demande du concile. Il n’approuve pas non plus le décret qui
supprime les taxes, dont les annates, sans être sûr d’une compensation
suffisante et durable. Il s’élève aussi contre l’habitude des pères
conciliaires de s’occuper de tâches qui ne relèvent pas de leurs compétences. Mais,
le concile lui demande de se plier à ses décisions, étant l’organe lui-même du
Saint-Esprit. La guerre est désormais
ouverte.
Au
fur et à mesure des débats, nombreux pères conciliaires tentent de défende la
cause du pape, y compris ceux qui initialement s’opposaient à Eugène IV. Le
pape est moins abandonné. Ses défenseurs se font plus entendre dans
l’hémicycle.
Le
31 juillet 1437, le concile cite le pape à comparaître devant ses membres pour
répondre à l’accusation d’avoir désobéi aux décrets de la réforme qu’il défend.
Eugène IV répond le 18 septembre en dénonçant l’attitude des pères
conciliaires. Il les menace de transférer le concile dans la ville de Ferrare.
Finalement, le légat pontifical et les partisans du pape quittent le concile.
C’est la rupture. Le 30 décembre, le pape met en exécution sa menace. Le concile est officiellement transféré à
Ferrare.
Une
Église à deux têtes d’importance inégale
Antipape Amédée VII |
À
Bâle, le « concile » suspend le
pape et affirme exercer l’autorité
pontificale. Le 16 mai 1439, présidé
par le cardinal-archevêque d’Arles, il déclare la supériorité du concile général
sur le pape, l’interdiction au pape de le dissoudre, de l’ajourner ou de le transférer,
et accuse d’hérétiques tous ceux qui s’opposent aux deux précédents articles. Ils considèrent donc la supériorité du concile
sur le pape comme un dogme.
Le
25 juin, le « concile de Bâle »
déclare Eugène IV hérétique et le dépose de sa dignité pontificale. Il compte
vingt prélats, dont sept évêques, et trois cents prêtres et docteurs. Ils
procèdent alors à l’élection d’un
nouveau pape. Le conclave comprend un cardinal, onze évêques, sept abbés,
cinq théologiens, neuf juristes et canonistes. Amédée VII, ancien duc de Savoie
et ermite depuis la mort de sa femme, est alors choisi. Il prend le nom de
Félix V. Un nouveau schisme est né…
Le
prestige pontifical retrouvé
Eugène
IV revient sur la source de la querelle,
l’interprétation du décret Haec Sancta Synodus. Il accuse les
membres du « concile de Bâle »
de mal l’interpréter et de vouloir ériger
leur opinion en dogme. Il excommunie ses membres et annule leur décision. Il condamne ainsi le conciliarisme absolu
comme le sens radical du décret Haec Sancta Synodus.
L’élection
d’un antipape soulève une plus grande irritation de la part des princes et des
rois d’Europe, y compris chez ceux qui les soutenaient, en particulier le roi
de France, Charles VII. Celui-ci oblige ses sujets à reconnaître Eugène IV
comme seul pape. Le Saint Empire Germanique reste dans la neutralité.
Le Cardinal Bessarion de Trébizonde
patriarche de Constantinople
Juste de GAND, Musée du Louvre
|
Ce
succès retentissant - il en est bien un en 1442 - permet de relever le prestige du pape. Il devient
désormais garant de l’unité de l’Église.
Alors que le pape est porteur d’unité, le
« concile de Bâle » est
marqué par la division. Une question de répartition des décimes sur les
bénéfices ecclésiastiques provoque un grave conflit entre les membres.
L’antipape Félix V finit aussi par se lasser de son rôle. Après avoir dépensé
toute sa fortune pour le concile, il finit par quitter Bâle en décembre 1442.
Les membres du « concile de Bâle »
continuent de dépenser leur temps à se quereller sur les bénéfices et les
taxes. Le « concile » n’est
véritablement plus qu’un conciliabule. Il
a perdu tout crédit, sa cause est définitivement perdue. Il n’intéresse
finalement plus guère de monde. Plus tard, le pape Nicolas V, successeur
d’Eugène IV, réussit habilement à mettre fin au schisme.
Ainsi,
avant de mourir, Eugène IV voit ses efforts couronnés. Nous pouvons souligner
son courage et sa persévérance. Il était à la hauteur de sa charge. Grâce à
lui, l’autorité pontificale est en bonne voie de restauration. Le prestige du pape sort donc grandi de ce
combat. Certes, il n’a pas mené de réformes mais comment aurait-il pu en
mener dans un tel contexte ? En outre, la réforme ne passait-elle pas
d’abord par un affermissement de l’autorité pontificale, bien abîmée au
lendemain du Grand-Schisme, comme le montrera le concile de Trente[10]
?
Conclusions
Concile de Trente |
Mais les idées conciliaires ont-elles
disparu avec le « concile de
Bâle » ?
Certains partisans y restent fidèles, d’autres les abandonnent. Les principes
de la monarchie pontificale sont de nouveau défendus. En 1460, dans la bulle Execrabilis,
le pape Pie II interdit d’appeler d’une décision pontificale à un concile. Tout
appelant est considéré comme hérétique et menacé d’excommunication. Annonce-t-il
la fin du conciliarisme ? Non, puisque le même pape constate qu’à la cour
romaine, « quiconque s’est frotté de
savoir, se dit conciliariste. »…
Si
elles ne sont plus incarnées, les doctrines conciliaristes ont néanmoins perduré
dans les écrits, dans les influences. Elles sommeillent dans les consciences. Quand
il devient évident que Rome ne se soucie guère de la réforme de l’Église, elles
ne tarderont pas à se réveiller et à diviser de nouveau les esprits.
Après
la triste expérience du concile de Bâle, l’idée même du concile peut faire
frémir un pape. Et ses adversaires le savent bien. Il use de l’appel à un concile comme une arme qui doit le
plier lorsqu’il s’oppose à leur politique. Lorsqu’il devient nécessaire, le
pape veille alors à le surveiller, voir à le maîtriser, comme Jules II avec le
Ve concile de Latran. Tout cela ne permet guère la mise en place d’une réforme sérieuse
dont l’Église a tant besoin. Ainsi quand en 1518, Luther remet en cause
l’autorité du pape et en appelle à un concile « libre » pour défendre sa doctrine, il éveille bien des souvenirs
à ceux qui savent l’entendre. Les vieux démons se réveilleront à son appel. Le semeur de division est de nouveau prêt à
agir…
Notes et références
[1] Guerre entre Frédéric
d’Autriche, allié du royaume de France, et Philippe le Bon allié du royaume
d’Angleterre. Elle se déroule notamment en Alsace. Sigismond, l’empereur,
intervient pour mettre en place une trêve pour faciliter le concile mais cette
trêve est à plusieurs reprises violée.
[2] Le chanoine est connu
pour avoir interrogé Saint Jeanne d’Arc lors de son procès. Il a été recteur de
l’université de Paris.
[3] Le chanoine Beaupère
exagère en effet la situation : la guerre et les hussites empêcheraient
les prélats de venir et menacent le concile, les bourgeois bâlois serait
hérétiques et infligerait aux membres du concile de mauvais traitements.
[4] Eugène IV, bulle
pontificale, Mansi, Concil. Ampliss. coll., 1, XXIX, dans Histoire
des conciles d’après les documents originaux, Charles-Joseph Hefelé,
trad. Dom H. Leclercq, tome VII, 2ème partie,
[5] Dans Histoire
générale de l’Église, Tome II, Le Moyen-âge, Volume VI, De
Clément
V à la Réforme 1305-1517, chap. V, II, n°78, Abbé A. Boulenger,
Emmanuel Vitte, 1936.
[6] Le conciliarisme est un mouvement de pensée qui défend l’idée que l’autorité du concile est supérieure à celle du pape. On distingue le conciliarisme absolu du conciliarisme contextuel. Le premier défend le conciliarisme de manière absolue quand le second ne le défend que pour répondre à une crise extraordinaire comme celle du Grand Schisme d’Occident. Voir Émeraude, octobre 2018, article "Le conciliarisme absolu ou contextuel, développement jusqu'au concile de Constance [2]".
[7] Noël Valois, La
crise religieuse du Ve siècle, Le Pape et le concile (1418, 1450), Tome
II, V.
[8] Dans Histoire
générale de l’Église, Tome II, Le Moyen-âge, Volume VI, De
Clément
V à la Réforme 1305-1517, chap. V, II, n°85, Abbé A. Boulenger.
[10] Voir Émeraude, juillet 2017 articles concernant le concile de Trente.
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