" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


lundi 28 décembre 2020

Le New-Age (2) : l'association Lindisfarne, pour une nouvelle culture, planétaire, globale et holiste

Une religion, une philosophie, une théorie ou encore une idéologie ne peuvent être réellement comprises sans connaître leur auteur ou ceux qui ont permis leur développement, de leur ensemencement jusqu’à leur pleine éclosion. Elles apparaissent alors dans toute leur lumière ou leurs ténèbres. Notre regard ne se laisse pas séduire par leur apparence comme il ne reste pas à la surface de l’ouvrage. En voyant les mains qui les ont conçues et en écoutant les paroles qui les ont fécondées, ce qui peut paraître sans importance ni éclat, soigneusement dissimulé ou involontairement couvert, se dévoile alors sans ombrage.

Le New Age ne s’enferme pas facilement dans une parole. Notre vocabulaire nous semble bien pauvre pour décrire en un mot ce qu’il est. Pourtant, il suffit de prononcer cette expression vieillie pour que de nombreux contemporains le dénigrent par des accusations sévères, n’y voyant que bêtises humaines, ignorances et superstitions. Sûrs d’eux-mêmes, ils ne craindront pas de n’y voir qu’un phénomène sans envergure ni danger. Sans-doute, ils songeront aux hippies et aux soixante-huitards attardés, ou encore aux révoltés de 68. D’autres, ne se souciant guère du passé et encore moins des on-dit, lanceront un pourquoi pas. Sans bagage ni souvenir, ils sont plus légers et plus prompts à s’aventurer sur des chemins moins tracés.

Pour mieux comprendre ce qu’est le New Age, essayons de retrouver ses principaux architectes. La tâche est plutôt ardue car là encore se trouvent bien des mystères. Cependant, dans tous les articles et ouvrages qui évoquent ou traitent de ses origines, deux noms se répètent : Lindisfarne et Esalen. Prenons donc ces chemins afin d’y voir plus clairs. Allons d’abord à Lindisfarne…

William Irwin Thompson (1938-2020), fondateur de l’association Lindisfarne

Lindisfarne nous fait songer à une de ses îles anglaises peu accessibles, autrefois lieu de sainteté et qui désormais abritent des ruines. Il était un des monastères importants du christianisme d’où sont sortis de nombreux saints missionnaires irlandais, convertissant les anglo-saxons et le continent européen. L’île porte aussi le nom d’île sainte ou d’île sacrée. Ce n’est sans-doute pas un hasard que l’association que fonde William Irwin Thompson en 1972 porte ce nom.

William Irwin Thompson (1938-2020) était professeur américain de sciences humaines au célèbre institut technologique de Massachusetts puis à l’Université York de Toronto au Canada. Mais, dans les années 70, il quitte la vie universitaire qu’il ne supporte plus. Il considère que cette institution allait mourir comme la société qu’elle représente. Philosophe social et également poète, il est l’auteur de nombreux ouvrages sur l’histoire de la culture, la sociologie des sciences, la mythologie, ou encore l’éducation. Ses livres lui permettent de diffuser largement sa pensée. Dans Au bord de l’histoire, publié en 1971, il défend l’idée de la naissance d’une nouvelle civilisation planétaire. Dans Devant nous, l’histoire [1], publié en 1971, il tente de dégager un nouveau sens de l’évolution. Thompson rejette la civilisation contemporaine qu’il décrit comme une civilisation en déclin et fustige son matérialisme omniprésent. Il rejette sa culture et le système d’État nation. Mais il prévoit, dans de nombreux endroits de la planète, l’émergence d’une nouvelle culture qui lui sera opposée

En décembre 1972, il fonde l’association Lindisfarne à Southampton qu’il déplace ensuite à New York pour concevoir cette nouvelle culture planétaire et globale. Elle doit être comme une île sacrée au milieu d’un monde de ténèbres d’où rayonnera une lumière spirituelle censée sauver et régénérer la planète. Comme une nouvelle académie pluriculturelle, elle doit régénérer la science, ré-enchanter l’art, renouveler la religion. Thompson rêve donc d’une nouvelle renaissance, c’est-à-dire « d’apporter un jour à une expression multiforme une renaissance planétaire sensuellement belle et spirituellement irrésistible qui serait nourrir par une science, un art et une religion revitalisés se fécondant mutuellement »[2], se renforçant mutuellement. Contre la société multiculturelle, divisée entre différentes sous-cultures spécialisées et cloisonnées, il prône donc une culture globale.

Pour l’émergence de cette culture planétaire, l’élite dans tous les domaines doit être rassemblée dans un même réseau. Scientifiques, artistes, enseignants, religieux, activistes politiques, économistes et bien d’autres experts doivent se réunir pour la mettre en place. C’est le rôle de l’association Lindisfarne.

David Spangler, la naissance du New Age

L’association Lindisfarne est aussi liée à un autre acteur du New Age, à celui qui a inventé cette expression en 1967, à l’américain David Spangler. Celui-ci est un étrange personnage. Il affirme avoir reçu de nombreux messages en provenance d’une divinité depuis l’âge de sept ans et depuis, il se dit en contact avec divers mondes de l’esprit. À la demande de groupes d’études métaphysiques, il donne des conférences sur son expérience mystique qui lui donne une certaine célébrité internationale. En raison de son ouvrage intitulé Revelation : the Birth of A New Age, publié en 1971, complété en 1976, il est considéré comme l’un des fondateurs du New Age ou encore le prophète des temps modernes. Au fil des années, il a continué à donner des conférences, à enseigner et à écrire de nombreux livres sur la « spiritualité incarnationnelle », qu’il définit comme « l’exploration et la célébration de l’individu et de ses capacités spirituelles et créatives uniques », afin d’« honorer le caractère sacré de chacun de nous »[3].

Avant de rejoindre l’association Lindisfarne en 1973, Spangler participe au développement de la communauté dite de Findhorn, « communauté spirituelle internationale »[4], autre centre du New Age qu’ont fondé Peter et Eileen Caddy et Dorothy Maclean dans le Nord de l’Écosse. Dans leur caravane, installée sur un terrain de camping, ils multiplient les communications spirituelles avec les « dévas », sortes de divinités du bouddhisme[5] qu’ils considèrent comme l’esprit des plantes afin de mieux pouvoir les nourrir.

Avec Dorothy Maclean et d’autres disciples, Spangler fonde aussi l’association Lorian pour « explorer une spiritualité contemporaine reflétant le caractère sacré de l’incarnation et une nouvelle imagination de soi, du sacré et du monde » et de « fournir des services éducatifs pour l’autonomie des individus adaptés aux besoins de notre temps. »[6] Cette association propose des cours et des programmes pour accompagner ceux qui cheminent dans leur vie. « Nous croyons que vous avez un objectif et un appel uniques qui peuvent transformer le monde. Apprendre à façonner cette transformation est au cœur de l’enseignement de Lorian. Vous avez l’opportunité à chaque instant de créer plus de sacré, de beauté et de plénitude dans votre vie ! »[7] Mais, derrière ces belles offres, se dessinent la volonté de diffuser la nouvelle culture planétaire. « Nous sommes là pour vous aider à vous sentir chez vous et à vous sentir chez vous dans le monde ! » L’association Lorian a développé un nouveau vocabulaire pour « parler de spiritualité éloignée de la religion et du dogme traditionnels. Il y a de la beauté et de l’ampleur dans l’expérience de chaque individu : nous sommes là pour vous aider à découvrir votre lien personnel avec ce qui est sacré. » Elle diffuse ainsi l’enseignement de l’association Lindisfarne. 

Lindisfarne, une association en proie à des difficultés 

Retournons à New York, dans la nouvelle académie de la culture planétaire. Les conférences qu’elle propose chaque année confirment cette volonté d’une nouvelle façon de penser. Elle présente en 1974 la culture planétaire et la nouvelle image de l’humanité, puis l’année suivante, l’évolution consciente  et l’évolution de la conscience. En 1976, elle prend possession d’une église, celle de la Sainte Communion et de ses bâtiments, véritables monuments historiques de New York. Jusqu’en 1979, elle est le siège de l’association de Lindisfarne et d’un centre culturel. De généreux bienfaiteurs fournissent à Thompson des terres près de Spanish Creek en Colorado sur lesquels s’élèveront des bâtiments sous la propriété et la gestion de Crestone Moutain Zen Centre. Ce dernier offre des exercices et des méditations Zen sous la direction de Zentatsu Baker Roshi.

L’association Lindisfarne sera dissoute en 2009 en tant qu’organisation à but non lucrative. Néanmoins, elle sera active jusqu’en 2012, délivrant des conférences et des concerts au travers de l’association Lindisfarne Fellows (1975-2012). Celle-ci regroupe tous ceux qui sont « intéressés par l’étude et la réalisation d’une nouvelle culture planétaire »[8], et qui partagent « une philosophie commune ». L’association Lindisfarne a également fondée une édition, appelée Lindisfarne Presse, chargé de diffuser ses pensées [9]. Elle a notamment publié des ouvrages d’ésotérisme [10].

Notons que l’association Lindisfarne a connu de nombreuses difficultés financières mais elle a su toujours compter des bienfaiteurs. L’un d’entre eux est éminent. Il s’agit de Maurice Strong, sous-secrétaire d’état aux Nations Unis, notamment organisateur du Sommet de la Terre à Rio en 1992. En 1988, il crée le Manitou Fondation dont l’objectif est de devenir « le germe d’un renouveau spirituel mondial », « seul facteur » qui « pourrait sauver l’humanité de sa folie vis-à-vis de l’environnement »[11]. Parmi les bienfaiteurs de Lindisfarne, nous pouvons aussi citer la romancière Nancy William Ross (1901-1986), experte dans les religions orientales…

Essayons désormais de connaître ceux qui participent à l’association Lindisfarne. La liste serait bien longue. Nous y côtoyons philosophes, mathématiciens, physiciens, biologistes, anthropologues, économistes, politologues, architectes, compositeurs, poètes,… Parmi ces partisans, plus ou moins fidèles, retenons certaines figures…

L’historienne Élaine Pagels

Commençons par un spécialiste des religions, Élaine Pagels. Née en 1943, elle est historienne et théologienne américaine, professeur d’histoire des religions à l’université de Princeton et auteur de nombreuses ouvrages, notamment The Gnostics Gospels (1979), Évangiles secrets (1980), Adam, Ève et le serpent (1988) et l’Origine de Satan (1995). Elle remet en cause l’enseignement du christianisme en défendant l’idée d’une évolution progressive des dogmes et des croyances chrétiens jusqu’au IVe siècle au détriment du gnosticisme pour des raisons arbitraires. Elle scrute les Saintes Écritures et les textes hérétiques pour démontrer les inventions théologiques du christianisme. Elle prend plutôt partie pour le gnosticisme [12], auquel Saint Paul aurait adhéré.

Le moine Steindl-Rast

Aux côté d’Élaine Pagels, nous rencontrons le moine Steindl-Rast, né en 1926, bénédictin américain, engagé dans le dialogue interreligieux, notamment en participant à la fondation du Center for Spiritual Studies en 1968, où se rencontrent des Juifs, Bouddhistes, Indous et Soufis. Pour Seindl-Rast, Dieu parle au travers de ces religions. En 1970, il est l’un des membres influents de House of Prayer, organisation de prières fondées par des évangélistes. Notons qu’il distingue « Religion » comme spiritualité vécue et « religion » comme spiritualité institutionnalisée.

En 2000, Steindl-Rast a aussi cofondé l’organisation A Network for Grateful living, chargé de diffuser « la gratitude attitude » et d’offrir des pratiques permettant de trouver « une vie plus éveillée, plus joyeuse et pleine de sens ». Cette « attitude positive » consiste à éprouver un sentiment de reconnaissance, source de véritable bonheur. « C’est un mode de vie qui nous invite à ne rien prendre pour acquis, en cultivant la conscience et l’appréciation de la plénitude de nos vies. […] Nous approfondissons notre engagement et embrassons la vie dans toute son intensité et sa préciosité. »[13]

Enfin, Steindl-Rast est aussi intéressé par les interactions entre la spiritualité et la science. Avec Fritjof Capra, il appelle à la nécessité d’un nouveau paradigme en science et en théologie. Il propose le passage de la théologie traditionnelle à une nouvelle théologie, « le passage de Dieu qui révèle à la Vérité à la Réalité comme auto-révélation de Dieu, […] de la théologie comme science objective à la théologie comme processus de connaissance »[14]. Il évoque la métaphore « du réseau comme métaphore de la connaissance ». Nous apprenons en effet que « le sens n’est plus une construction de l’esprit mais émerge précisément d’un réseau de significations et d’informations entre plusieurs sujets ou consciences. Alors que la construction est nécessairement objectivante, puisqu’elle est une fabrication, le réseau se veut intersubjectivante, car il évolue en fonction des connections multiples et diverses ; il manifeste non plus la volonté d’un individu, mais l’orientation commune de conscience démultipliée. »[15]

Mais de tous ces centres d’intérêts et prises de positions, pouvons-nous identifier une unité ou encore une idée forte ? Nous pensons l’avoir trouvé dans un de ses articles [16] dans lequel il défend le panenthéisme. Ce terme signifie que tout est en Dieu par opposition au panthéisme qui admet que tout est Dieu [17]. « La mystique de la gratitude nous fait saisir que jamais le christianisme n’a été théiste, mais panthéiste. La foi en Dieu unique et trinitaire impliquait ceci dès le début ; maintenant nous en prenons en conscience. » C’est « un courant sous-jacent à toutes les religions, un courant plus ancien et plus puissant que les diverses doctrines. Au cœur du dialogue interreligieux est ce courant de spiritualité partagée de gratitude, une spiritualité assez forte pour restaurer l’unité de notre monde en morceaux. »

Le mathématicien Ralph Abraham

Ralph Abraham, né en 1936, est un mathématicien américain réputé, porté sur le développement d’une théorie du chaos dans un système dynamique [18]. Mais sa science ne se limite pas aux mathématiques. Il applique en effet sa théorie dans l’histoire de l’humanité. Dans un de ses ouvrages, intitulé Chaos, Gaia, Eros, il décompose l’histoire humaine en trois âges à la lumière de trois mythes, où s’affrontent l’ordre et le désordre, le cosmos et le chaos. À l’origine, l’homme vit dans l’âge de la stabilité, au cours duquel apparaissent l’agriculture et la sédentarisation, avant de connaître l’âge périodique, où l’ordre domine sur le désordre, avec l’invention de l’écriture, époque où se développent la politique et les religions. Puis, à partir des années 60, le chaos commence à domine le cosmos. C’est l’âge chaotique. « En somme, l’opposition ordre/désordre nous a menés au bord du gouffre. Ce qu’il faut pour rendre notre société vivable, c’est une pincée de chaos. Seule cette prise de conscience, grâce à l’union des mathématiques et de la philosophie, va permettre de jeter les bases d’une nouvelle religion et de nouveaux modes de comportement. »[19]

L’anthropologue Grégory Bateson (1904-1980),

Changeons de matière avec Grégory Bateson, anthropologue, psychologue et épistémologue anglais, surtout connu pour ses travaux sur le comportement humain et ses thérapies. Il est surtout célèbre pour ses études sur la cybernétique [20] et sur la démarche systémique des domaines qu’il applique aux sciences sociales et à l’étude des communications.

Réunissant des spécialistes mathématiciens, psychiatres, biologistes, etc., Bateson fonde l’école de Palo Alto en Californie, « creuset d’une intense réflexion sur les interactions sociales, la communication et les thérapies familiales. »[21] Elle « proclame haut et fort que l’ère de l’individu a pris fin. L’homme psychologique n’est qu’une illusion. La primauté revient aux systèmes d’interaction […] dont l’individu n’est qu’un élément et, dans une large mesure, un produit … »[22]. Mais, il s’en éloigne pour étudier les communications animales comme celles des dauphins.

En 1972, son livre Vers une écologie de l’esprit le rend célèbre. L’« écologie de l’esprit » traduit l’ensemble des relations qui lient l’homme à son environnement. Il y trouve un remède à l’individualisme. « La monstrueuse pathologie atomiste que l’on rencontre aux niveaux individuels, familial, national et international – la pathologie du mode de pensée erroné dans laquelle nous vivons tous – ne pourra être corrigée, en fin de compte, que par l’extraordinaire découverte des relations qui font la beauté de la nature. »[23] Il demande alors aux scientifiques d’abandonner leur vision simple à laquelle ils sont accoutumés pour envisager le monde comme un ensemble de relations et pour retrouver le sens de l’unité. « Le sacré, c’est la communion, la communion de notre individualité avec la structure dynamique de l’écosystème. »[24] Finalement, Bateson est un de ces « penseurs originaux »[25] à la recherche d’un « nouveau cadre de référence conceptuel pour l’investigation scientifique des sciences de la vie »[26]. Pour cela, il fait converger des savoirs de plusieurs domaines tels que la biologie, l’anthropologie, la communication ou la psychiatrie. « Son dernier ouvrage La Nature et la Pensée (1979), paru l’année précédant sa mort, le consacre comme défenseur de l’interpluridisciplinarité et du pont entre biologie et sciences sociales. »[27]

L’économiste Ernst Friedrich Schumacher (1911-1977)

Voyons désormais cet économiste et statisticien anglais, d’origine allemande, Ernst Friedrich Schumacher, converti au catholicisme en 1970. Il occupe différents postes économiques et éditorialistes. Après un voyage en Birmanie en 1955 en tant que conseiller économique auprès du gouvernement de Birmanie, il rejette l’économie classique qu’il juge impuissante à régler les problèmes humains, et défend une « économie bouddhiste » qui recherche une prospérité permettant l’accomplissement de soi en utilisant peu de ressources.

En effet, Schumacher veut concilier économie et développement humain puisque l’homme se réalise dans son travail et que nos ressources sont limitées. Il connaît la célébrité avec son ouvrage Small is beatiful : a study of Economics as If people Mattered [28], publié en 1973. Dans ce livre, il dénonce la pensée économique classique qui ne se préoccupe que de production de biens matériels au détriment des besoins essentiels de l’homme et qui contribue à la destruction de l’environnement par un système technologique démesuré. L’homme moderne ne fait que gaspiller les ressources de la planète, n’ayant pour obsession que la croissance économique. Il souligne aussi les échecs de l’éducation en dépit des efforts fournis. Il critique enfin la démesure technologique qui détruise la structure des sociétés modernes. « Nous sommes aujourd’hui victimes d’une idolâtrie quasi universelle du gigantisme. »[29]

À partir de ce constat, Schumacher définit la cause de tous ces maux. « Il voit dans la perte de toute métaphysique, de toute transcendance et dans la relativisation de l’éthique, l’origine première des maux d’une société occidentale qui fait systématiquement valoir les moyens sur les fins. »[30] Il prône donc le retour à une économie respectueuse de l’homme et de la vie sous toutes ses formes, au respect des équilibres naturels et des limites à ne pas dépasser, notamment par une technologie intermédiaire, qui se situe entre les techniques primitives et les technologies sophistiquées, c’est-à-dire une technologie à visage humaine, conviviales, décentralisées et écologiques. Il en appelle au retour de la mesure, à la simplicité et aux petites structures. « Toute activité qui ne respecte pas ce principe d’autolimitation est diabolique. » Enfin, il plaide pour une éducation qui laisserait une place à la métaphysique, donnant sens à ce qui est.

Mais, et c’est le drame de notre société, l’homme moderne ne croit qu’en ses moyens pour résoudre ses problèmes. Or, le remède ne réside pas dans la science ou l’économie, ni dans l’augmentation de la richesse ou dans de nouvelles sources d’énergie, mais dans la sagesse. « En réalité, c’est la logique de production qui se trouve à l’origine du mal, car elle n’est pas une logique de vie, ni une logique social. »[31] Il prévoit ainsi la nécessité d’un « grand changement philosophique, pour ne pas dire religieux. »

En 1977, son livre A Guide for the Perplexed renouvelle sa critique du matérialisme scientiste et explore la nature et l’organisation du savoir occidental, proposant une philosophie de vie. « L’économiste en était arrivé à la conclusion que les humains devraient restreindre son appétit économique à l’aide de croyances éthiques ou spirituelles, faute de quoi ils dépouilleraient le monde de ses ressources. »[32]

En 1980, Andrew Plotsky a fondé le Schumacher Center for New Economics [33] pour imaginer une économie mondiale juste et durable selon les idées conçues par l’économiste « contre-culturel »[34] E.F. Schumacher. Ce centre applique ses concepts localement dans la région de Berkshires au Massachusetts puis les partage pour une large application. Ce centre de recherche diffuse aussi des « conversations »[35] qui ont eu lieu lors des réunions des Lindisfarne Fellow.

L’ex hippy Stewart Brand

Passons rapidement sur Stewart Brand (1938), « figure de la contre-culture américaine dans les années 60 »[36], fondateurs de nombreuses organisations et publications. L’une d’entre elles est le Whole Earth Catalog, destiné à contribuer au développement d’une contre-culture fondée sur le développement technologique et l’écologie. « Pour l’auteur, plus qu’une simple publication, le Whole Earth Catalog est une technologie intellectuelle », « un espace où les différentes communautés produisent simultanément de nouveaux cadres intellectuels et de nouveaux réseaux sociaux. »[37] Depuis les années soixante-dix, il s’intéresse à la cybernétique et à l’informatique, puis à l’Internet. Il y voit le moyen de créer de nouvelles communautés et tente de constituer « une élite collaborative et nomade capable de distinguer des lois invisibles au cœur des systèmes naturels et économiques. »[38]

Le poète Wendell Erdman Berry

Enfin, terminons par des poètes. Commençons par Wendell Erdman Berry, né en 1934, auteur de poèmes, d’essais, de romans et de nouvelles [39]. Agriculteur, cultivant la terre par des méthodes biologiques, il est un ardent défenseur de l’écologie basée sur le développement local et les relations avec la terre, d’une « pensée organisée autour de la terre en tant que communauté vivante »[40].

Dans un de ses ouvrages, Berry oppose deux modèles économiques, images de deux modes de rapport au temps et à l’être. Le modèle de l’exploitation de la terre, qui a donné lieu à l’agriculture industrielle, n’est soucieux que de production et de profit immédiat alors que le modèle de la culture est fondé sur l’entretien de la terre. Ces deux modèles s’incarnent dans des types d’homme, le premier dans l’exploitant qui « ne se préoccupe que de savoir ce que peut produire une terre et comment la faire produire le plus vite possible », le second dans le cultivateur qui « se pose une question bien plus complexe et difficile : quelle est sa capacité de production, […] que peut-elle produire indéfiniment sans faillir ? »[41] L’un construit une organisation quand l’autre se plie à l’ordre humain. En cherchant la productivité à tout prix, la civilisation industrielle a rompu l’union entre la vie intérieure et la vie active. « Nous avons dégradé les produits du travail et nous sommes à notre tour dégradés par eux. » L’origine des différentes crises, notamment énergétique, se trouve dans « l’ignorance morale et la faiblesse de caractère ». Leur remède réside donc dans « notre style de vie dont chaque personne porte la responsabilité ». Ainsi, il cherche à développer la conscientisation de ce qu’on fait, la responsabilisation de l’individu et l’harmonisation de la relation entre l’homme et la nature ou encore au développement des communautés locales. Enfin, inspiré par le protestantisme, il nous exhorte à lire la Sainte Écriture « à la lumière de l’état dans lequel se trouve la Création »[42].

Conclusions

L’association Lindisfarne a permis de réunir un ensemble de personnalités relevant de tout domaine. Celles-ci partagent le même constat et le même objectif. Elles dénoncent l’état déplorable et dangereux dans lequel se trouvent l’humanité et son environnement, et prônent alors le changement de notre société par le développement d’une nouvelle culture et d’une nouvelle conscience fondée sur de nouveaux rapports entre l’homme et son environnement, entre l’homme et ses prochains, entre l’homme avec lui-même. Contrairement à notre champ de connaissance hyperspécialisé et cloisonné entre les différents domaines, elles cherchent à les unir dans un ensemble, mêlant ce qui relève de la matière et de la conscience, du corps et de l’esprit. Elles fondent la nouvelle culture ou conscience dans l’interaction, les relations ou les communications, dans l’intersubjectivité. Elles en appellent alors à un changement de paradigme. Notons l’influence forte du néo-bouddhisme auprès de certaines  personnalités.

Il ne s’agit pas d’une révolution bruyante et violente, politique ou sociale mais d’une transformation individuelle et pratique, ou encore pragmatique. Cette transformation se fonde sur des associations qui proposent des livres, des services, des conseils, ou encore des outils facilement accessibles. Ces différentes pratiques et ouvrages qui se fondent sur ces idées communes tendent à offrir un mieux-être, de meilleures relations, un bonheur plus sensible. Elles parviennent ainsi à toucher un grand nombre d’individus, à modifier leur perception, leur manière d’être ainsi que leur vie quotidienne. C’est ainsi que progressivement, de manière inodore et sans éclat, leur vision du monde, de l’homme et de la vie change peu à peu. Et sans s’en rendre compte, discrètement, inconsciemment, ils sont gagnés par le New Age…

Mais leur solution n’est pas si différente des maux qu’ils condamnent. Elle relève en effet des mêmes causes. Elle s’appuie encore et toujours sur l’homme seul. Leur regard est désespérément tourné vers l’homme…


Notes et références

[1] Titre original : At The Edge of History : speculations on the transformation of culture.

[2] Ralph Peters, The Gaian Politics of Lindisfarne’s William Irvin Thompson dans EarthLight Magazine, n°47, 2002/3, www.earthlight.org.

[3] Voir Wikiwand, article David Spangler, accessible le 23 novembre 2020.

[4] Voir www.findhorn.org.

[5] Voir Émeraude, octobre 2020, article « Les bouddhismes traditionnels : connaissances élémentaires. Diversité et socle commun ».

[6] Traduit du site de Facebook.com de l’association Lorian.

[7] Page d’accueil de Lorian.org.

[8] Voir williamirwinthompsonblog.wordpress.com/the-lindisfarne-fellows-1975-2012.

[9] Voir Gaia II, Emergence : the science of Becoming, S. Oyama, 1990.

[10] Par exemple : Homage to Pythagoras : rediscovering sacred science en 1994, Archetypal imagination en 1992.

[11] Étude sur la nature des mouvements écologistes, 4, Maurice Strong, 1er janvier 2005, Larecherchedubonheur.com.

[12] Voir Émeraude, juin 2013, article « L'enseignement de Saint Irénée de Lyon sur le péché originel ».

[13] Site Web gratefulness.org, 29 novembre 2020.

[14] Suzanne Proctor et Marie-Françoise Touret, Nouvelles sciences et nouvelles spiritualité, site sagesse-marseille.com. Elles rendent compte d’un cours du physicien Fritjof Capra en mai 1992 auquel était invité David Steindl-Rast. Le scientifique et le moine ont écrit un livre intitulé Belonging to the universe. Titre en français : L’univers aux frontières de la science et de la spiritualité, éditions Sans, 1994.

[15] Daniel S. Larange, Neurosémiotique et bouddhisme, Dialogue interculturel entre la science et la conscience, selon L’univers aux frontières de la science et de la spiritualité, Sand, Capra et Steindl-Rast, 1994.

[16] David Steindl-Tasr, Reconnaissance, bulletin n°14, juillet 2002, dimmid, dialogue interreligieux monastique, dimmid.eu.

[17] Voir Dictionnaire de Littré, littre.org.

[18] Il est l’auteur d’un ouvrage de référence sur la théorie, The Chaos Avant-Garde : Memories of the Early Days of Chaos Theory, publié en 2000.

[19] Nicolas Witkowski, Chaos, Gaïa, Médias, dans Raison présente, n°115, Autour du Chaos, www.persee.fr.

[20] La cybernétique est définie comme la science de la communication et du contrôle.

[21] Xavier de la Vega, Gregory Bateson, Une écologie de la communication, dans Les grands penseurs des sciences humaines, 2016, www.cairn.info.

[22] Dominique Picard, Edmond Marc, Chapitre V, La psychothérapie, Dominique Picard édition, L’école de Palo Alto, Presse universitaire de France, Que sais-je ?, www.cairn.info.

[23] Bateson, Vers une écologie de l’esprit, 1972.

[24] Jean-Jacques Wittezaele, L’écologie de l’esprit selon Grégory Bateson, revue en ligne Multitude, n°24, printemps 2006, Ecopolitique now.

[25] Jean-Jacques Wittezaele, L’écologie de l’esprit selon Grégory Bateson.

[26] Laurence Franck cité dans Batson : The Leagacy of a Scientist, Beacon Press, dans L’écologie de l’esprit selon Grégory Bateson, Jean-Jacques Wittezaele.

[27] Bateson Gregory, Gilles Marchand, Sciences Humaines, hors-série, n°38, septembre/octobre/novembre 2002, scienceshumaines.com.

[28] « Ce qui est petit est bel et bon : une étude de l’économie comme si les gens importaient ».

[29] Schumacher, Small is beautiful. Une société à la mesure de l’homme, dans Small is beautiful, alerte-environnment.fr, 30 octobre 2010.

[30] René Sigrist, Ernst Friedrich Schumacher (1911-1977) : le monde moderne et ses ressources, 1er décembre 2018, nosfuturs.ch. L’auteur résume le livre Small is Beautiful : a study of economics as If People Mattered, 1973, trad. Small is beautiful. Une société à la mesure de l’homme, 1979.

[31] René Sigrist, Ernst Friedrich Schumacher (1911-1977) : le monde moderne et ses ressources.

[32] Magalie Masson, Robert Leonard honoré à l’international, actualités UQAM, 30 juin 2020, actualites.uqam.ca.

[33] Voir centerforneweconomics.org.

[34] Voir centerforneweconomics.org, page about, “our mission”, lu le 27 novembre 2020.

[35] Voir centerforneweconomics.org, page “lindisfarne-tapes”.

[36] Guillaume Pajot, Steward Brand, pape de la dé-exctinction, liberation.fr, 29 juillet 2015.

[37] Frad Turner, Aux sources de l’utopie numérique, De la contre-culture à la cyberculture, Steward Brand un homme d’influence, trad. de l’anglais par Laurent Vannini, C&F, 2012, journal.openedition.org.

[38] Frad Turner, Aux sources de l’utopie numérique.

[39] Auteur notamment de La Santé de la , essai agrarien (2018), Nul lieu n’est meilleur que le monde (2018).

[40] Renaud Beauchard, article de L’Esprit portant sur La Santé de la terre. Essais agrariens de Wendell Berry, janvier-février 201, esprit.press.fr.

[41] Wendell Berry, Unsettling of America, dans Wendell Berry et Bernard Charbonneau, critiques de l’agriculture industrielle, L’Agora, vol. 8, n°3, juin-juillet 2001, agora.qc.ca.

[42] Renaud Beauchard, article de L’Esprit portant sur La Santé de la terre. Essais agrariens de Wendell Berry, janvier-février 201, esprit.press.fr.