" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 13 octobre 2018

Conciliarisme : le cardinal d'Ailly et le Concile de Constance


Constance est une ville agréable et charmante, située sur les rives pittoresques d’un lac et du Rhin. Par temps clair, les imposants contreforts des Alpes se dessinent à l’horizon. Aujourd’hui, à la proximité de la Suisse, de l’Autriche et du Liechtenstein, elle est une ville touristique charmante de l’Allemagne, réputées pour ses belles promenades et son vieux quartier. La ville est en effet très ancienne. Une cathédrale s’élève sur les ruines d’un castrum romain, datant d’environ 300 avant Jésus-Christ. Elle remplace une ancienne cathédrale du VIIe siècle. Celle que nous visitons aujourd’hui a été inaugurée en 1089. Elle contient de grands trésors, notamment la rotonde de Saint-Maurice, une imitation de l’église du Saint-Sépulcre conçu en 940, et un tombeau du Christ. Ville épiscopale, Constance est un lieu de départ de grands pèlerinages et réputée pour ses nombreux monuments inspirés des grandes églises de Rome. Depuis le Xe siècle, elle est élevée au rang de seconde Rome. Au XIIIe siècle, elle est aussi devenue une cité commerciale plutôt prospère, grâce notamment à son marché. À cette époque, de nombreux monuments sont rénovés ou construits. Enfin, depuis 1372, Constance est une ville impériale

L’Église réunie au concile

En cette fin d’année 1414, tous les regards de la Chrétienté sont tournés vers la ville de Constance. Il semble que toutes les autorités de l’Église y soient entassées. Au plus grand jour, nous pouvons compter trente-trois cardinaux, près de cinq cents évêques, deux mille représentants des Universités, quelques cinq mille prêtres. Les États ne sont pas absents. Tous les souverains ont envoyé un ambassadeur. Sont aussi présents quarante ducs, trente-deux princes, quinze cents chevaliers, tous escortés d’une suite. Ainsi se côtoient quelques cents mille âmes selon Ulrich de Richental, habitant de Constance et historiographe du concile[1]. Tous les noms qui comptent en Europe occidentale, ou qui veulent compter, sont ainsi rassemblés en ce lieu pour participer à un concile, appelé aujourd’hui concile de Constance, le XVe concile œcuménique de l’Église. Mémorable concile que celui-ci !


Le concile a été convoqué par le « pape de Pise »[2] Jean XXIII, successeur d’Alexandre V qui a été élu à l’assemblée de Pise, pour le 1er novembre 1414 sur demande pressante de Sigismond de Luxembourg (1368-1437), roi de Rome et de Hongrie et futur empereur[3]. Sigismond est surtout le protecteur du « pape » auquel celui-ci ne peut rien lui refuser.

Le 5 novembre, la « pape de Pise » Jean XXIII ouvre ainsi le concile de Constance. Le lendemain de la première session, le 17 novembre plus exactement, un cardinal entre solennellement dans la ville avec une suite de quarante-quatre personnes. La ville s’est tue. Tous les regards se tournent vers lui. On se retire devant ce cortège impressionnant. Cet homme est en effet un personnage important de son époque. Il s’agit du cardinal Pierre d’Ailly (1351-1420).

Le cardinal d’Ailly

Pierre d’Ailly accumule les titres et les fonctions. Docteur en théologie, recteur du collège de Navarre puis aumônier du roi Charles VII, est nommé chancelier de l’Université de Paris en 1389 par Clément VII. Le « pape d’Avignon » le nomme évêque du Puy en 1395 puis de Cambrai[4] en 1397. Le « pape de Pise » Jean XXII le nomme cardinal en 1411. Comme nous le constatons, il adhère d’abord à obédience avignonnaise avant de rejoindre celle de Pise. Il est un personnage incontestablement influent du XIVe siècle tant au niveau religieux que politique, même si aujourd’hui, il est un peu oublié, sans doute en raison de son illustre disciple Jean de Gerson (1363-1429).

Au niveau philosophique, il est  considéré de manière unanime comme un ockhamiste. Dans l’édit de Senlis (1474), Louis IX le cite à côté de Guillaume d’Ockham, de Grégoire de Rimini et bien d’autres innovateurs qu’il condamne.

Pierre d’Ailly est en fait différemment apprécié. L’humaniste Nicolas de Clamange (1363-1437) le qualifie d’« astre, dont la lumière perce les brouillards de son temps » ou encore « l’incomparable lumière de l’Église »[5]. Il a été qualifié de « marteau des hérétiques »[6], peut-être en raison de son rôle actif dans la condamnation de Hus au concile de Constance. Il est en fait nommé commissaire de la foi pour cette affaire. Il est aussi présenté comme « l’Aigle de France ». Pour d’autres, comme le moine Boniface Ferrer (1350-1417), il est aussi considéré comme un ambitieux et habile prélat, qui cumule charges et faveurs, et sait user de ses privilèges, tout en se montrant parfois bien ingrat à l’égard de ses bienfaiteurs. Il est vrai qu’il est fort soucieux de sa notoriété. De nos jours, il est surtout connu pour son savoir encyclopédique. Nous allons désormais nous concentrer sur son rôle au concile de Constance et son influence sur les idées conciliaires.

Un début hésitant dans la voie conciliaire ?

Pendant le Grand Schisme, Pierre d’Ailly est d’abord défenseur de la légitimité de Clément VI puis de Benoît XIII. Mais pour résoudre la crise, il n’hésite pas à défendre la voie conciliaire, notamment à l’Université de Paris au point d’être suspect pour les « papes d’Avignon » et pour l’Université elle-même. Néanmoins, son adhésion à ce remède n’est pas immédiate ou si clair. L’empereur Wenceslas puis le roi de France l’envoient auprès de Benoît XIII pour lui plaider la voie de cession et obtenir alors son abdication en faveur de l’unité de l’Église. Après l’échec de cette solution, Pierre d’Ailly défend l’idée d’un concile mais d’obédience avignonnaise ou d’un concile général. Il éprouve bien des difficultés pour rompre avec le « pape d’Avignon ». Il est en effet l’un de ceux qui s’oppose à la soustraction d’obédience. Il se montre ainsi encore attaché à Benoît XIII jusqu’au jour où il apprend la convocation de l’« assemblée de Pise »[7]. Dans une lettre, il lui prédit alors « sa chute profonde et ignominieuse »[8].

Un réformiste actif de l’Église

Le cardinal Pierre d’Ailly cherche à légitimer le « concile » réuni à Pise. Il est rappelé que contrairement aux usages, il a été convoqué par des cardinaux des obédiences romaine et avignonnaise sans l’assentiment des deux « papes »[9]. Ils agissent délibérément contre eux.

Ainsi, à l’intention de « l’assemblée de Pise », il rédige des propositions « probables » pour prouver, à partir des Actes des Apôtres, que le concile n’était pas convoqué par l’autorité du pape dans l’Église primitive. Puis il montre que la règle de la convocation pontificale n’a été instaurée que pour honorer le Saint Siège et pour s’opposer aux manœuvres des hérétiques et des schismatiques. Cette précaution n’enlève pas néanmoins le droit de l’Église de convoquer un concile. Et le Grand Schisme est un cas suffisamment grave pour que tout fidèle puisse même le demander malgré le pape. Si les « papes » refusent d’y comparaître ou de s’y faire représenter, puis de lui soumettre leur démission, le concile a le droit de les condamner comme fauteurs de schisme et suspects d’hérésie, de les rejeter et d’en élire un nouveau pape. Telles sont les propositions du cardinal et finalement sa position. Mais prudent, Pierre d’Ailly demande au concile de surseoir l’élection d’un nouveau pape en cas d’absence d’unanimité des nations. Il craint un dommage plus grand. En outre, si cette élection conduit à la coexistence de trois « papes », le pape nouvellement élu devrait être à son tour défait. Un concile peut donc faire et défaire un pape comme il l’entend…

Mais le cardinal Pierre d’Ailly n’a pas pu assister au « concile de Pise » jusqu’à la fin. En effet, il est envoyé en mission pour résoudre un différent entre les villes de Florence et de Gênes. Cette ambassade explique l’absence de sa signature dans le document condamnant les « papes » de Rome et d’Avignon.

Au Concile de Constance, le cardinal Pierre d’Ailly ne change pas de position. Elle est fondamentalement conciliariste. Fidèle à sa méthode, il envoie ses propositions aux pères conciliaires comme il l’écrit dans le prologue de son livre De reformatione ecclesiae : « j’aimerais maintenant résumer, sous forme plus abrégée, plusieurs écrits sur la réforme de l’Église que j’avais naguère rédigés et les soumettre à l’examen et aux corrections du sacré concile général de Constance. » Il plaide surtout pour que le concile général soit reconnu comme la plus haute autorité ou encore une instance suprême, capable de mettre fin au schisme.

Au concile de Constance, le cardinal Pierre d’Ailly défend et diffuse ses idées sous les formes les plus variées, dans ses interventions et ses sermons, dans des lectures publiques, dans les cédules qu’il influence ou rédige de lui-même. Tout est bon pour faire passer ses idées. Et finalement, il réussit. Elles seront adoptées.

Souvent envoyé comme ambassadeurs, Pierre d’Ailly est un homme influent auprès des princes. Sa mission de légat en Allemagne lui a permis de se rapprocher de Sigismond. Dans une lettre qu’il a adressée au « pape de Pise » Jean XXIII, le futur empereur le loue d’avoir compris son rôle d’« avoué de l’Église »[10]. Dans un de ses sermons qu’il prononce lors du concile, Pierre d’Ailly lui demande de jouer le rôle de Constantin sans cependant le diriger. Homme proche du pouvoir, il s’appuie sur les princes pour imposer ses idées réformistes.

Contre le pape, son bienfaiteur ?

En dépit des faveurs qu’il reçoit du « pape de Pise » Jean XXII, le cardinal Pierre d’Ailly élabore des propositions de réformes qui tendent à restreindre l’autorité du pape. Il demande aussi la convocation régulière d’un concile. Il témoigne « d'une indépendance qui frise l'hostilité, et qu'on serait tenté de taxer d'ingratitude, si elle ne se justifiait par l'intérêt public. »[11] Car dès le début, il s’y impose d’emblée en défendant l’abdication des trois papes, y compris celui de Pise[12].

Pierre d’Ailly n’est pas tendre avec son ancien protecteur, celui qui l’a nommé cardinal et lui a procuré de nombreuses faveurs et revenus. Dans le même sermon où il loue le futur empereur, il condamne sèchement Jean XXIII par sa conduite scandaleuse, son incompétence dans le gouvernement de l’Église et pour sa tyrannie vexatoire. Cela ne lui empêche pas d’avoir accepté ses cadeaux !

Pourtant, il ne veut pas remettre en cause le « concile de Pise », qui fonde la légitimité de Jean XXIII. Il déclare même que le concile de Constance en est la continuation. Donc à ses yeux, il est bien un pape légitime. Car en ne remettant pas en cause le « concile de Pise », il reconnaît la régularité de l’élection du « pape » Alexandre V et les destitutions des « papes » de Rome et de Pise. Cela revient donc à dire qu’un concile peut juger un pape légitime. Pierre d’Ailly est parfaitement en accord avec sa thèse : le concile est l’autorité suprême de l’Église.

Pour ou contre le "concile de Pise"? Qu’importe !

Au concile de Constance, Pierre d’Ailly soutient que, comme le concile est au-dessus du pape, le décret de condamnation des idées de Wyclif et de Hus doivent être uniquement libellé au nom du concile lui-même. Sa position provoque un débat houleux. Il en vient à revendiquer pour le concile le droit de déposer un pape. Pour répondre au mécontentement de Jean XXIII, il lui rappelle que comme le « concile de Pise » a fait un pape, celui de Constance peut le défaire. Nous retrouvons donc son idée : le concile délègue au pape son autorité. Il peut le défaire s’il ne remplit pas sa fonction. Marsile Padoue et Guillaume d’Ockham l’auraient certainement applaudi.

Cependant, au cours du concile, nous constatons un changement dans l’attitude de Pierre d’Ailly. Il commence à douter de l’autorité du « concile de Pise ». Il dit aussi qu’un concile peut errer en matière de foi. Mais d’où vient alors la légitimité du concile de Constance qui, selon ses déclarations précédentes, viendrait justement de celle du « concile de Pise » ? Il a bien été convoqué pour respecter ses décisions. Il en trouve alors la justification dans l’appel de Sigismond. Il déclare que le roi de Rome a le droit et le devoir de convoquer un concile pour remédier à la crise de l’Église, et mieux encore, d’éviter la confirmation des décrets de Pise ou l’aggravation de leurs effets ! Pourquoi un tel changement ? Toute cette argumentation n’a en fait qu’un but : éviter que les ambassadeurs du « pape de Rome » Grégoire XII remettent en question la légitimité du concile de Constance tout en les faisant adhérer à ses décisions. Mais ce sont en fait les partisans de Jean XXIII qui soulèvent la question. Ils montrent en effet l’incohérence de ses paroles et de son attitude.

Finalement, pour éviter toute discussion sur la légitimité du concile de Constance, Pierre d’Ailly propose de ne point en discuter et d’obtenir la démission des trois papes. Ainsi ce que voulait faire l’assemblée de Pise en raison du problème inextricable de la légitimité des « papes » de Rome et d’Avignon[9], il propose de le renouveler pour éviter de résoudre un problème encore plus complexe qu’est celui de la légitimité du concile !
 
Conclusion

Portrait de Pierre d’Ailly, A Lefebvre, 

Eglise Saint-Antoine, Compiègne,

 tiré de Ymago Mundi, édition de 1930, 
Edmond Buron, BnF, Gallica.
Usant de divers moyens pour diffuser sa pensée au sein des membres conciliaires, le cardinal Pierre d’Ailly influence les décisions du concile. Certaines de ses pensées sont ainsi acceptées et validées. Quelle idée ? L’idée que le concile doit imposer son autorité sur les « papes » pour résoudre la crise que connaît l’Église. S’il ne parvient pas à donner au concile un pouvoir absolu, il parvient néanmoins à imposer l’idée de la supériorité de l’autorité du concile sur celle des « papes » pour le bien de l’Église dans le cadre du Grand-Schisme. C’est à ce titre qu’il dépose les « papes » de Pise et d’Avignon puis qu’il fait démissionner le « pape » de Rome. « Un pape légitime qui n'est suspect ni d'hérésie, ni d'aucun crime notoire scandalisant l'Église […] ne saurait être contraint de faire abandon de ses droits. »[13]

Mais tout cela ne semble guère cohérent. Un concile peut annuler une décision d’un autre concile. Un pape légitimé par des prélats réunis à Pise est défait par ceux rassemblés par Constance. Cette histoire à première vue aberrant s’explique facilement si nous songeons à l’attitude caractéristique de Pierre d’Ailly. Homme d’Église, proche du pouvoir et très influent, il n’a qu’une idée : imposer l’autorité du concile sur les papes, même si cela conduit à des contradictions dans ses discours. Pragmatique, il agit comme un prince ou dirons-nous aujourd’hui comme un politique. Tout est bon pour imposer son idée…

Pourtant, dans son Traité sur l’Église, publié en 1416, le cardinal Pierre d’Ailly soutient que le concile possède la plénitude du pouvoir parce qu’il représente l’Église dans sa totalité. Il a un rôle directif et législatif suprême alors que le pape dispose d’un pouvoir exécutif et ministériel. Par conséquent, quelles que soient les circonstances, le pape demeure responsable devant le concile. Il lui est justiciable. En outre, il défend aussi l’idée que l’autorité du concile est tirée de Notre Seigneur Jésus-Christ et non du pape, celui-ci n’étant qu’un membre du concile. C’est finalement proclamer la supériorité du concile sur le pape en toute occasion. Ainsi d’un moyen pragmatique pour résoudre un problème grave, ce qui nécessite d’user au mieux les interprétations et les opinions sans craindre les contradictions, Pierre d’Ailly arrive à une doctrine qui donne un nouveau fondement au gouvernement de l’Église




Notes et références
[1] Ulrich de Richental (1360 ?-1437 ?), Chronik des Konstanzer Konzils, Augsbourg, 2 septembre 1483.
[2] Les "papes" d'Avignon ou de  Pise sont des antipapes selon l'Église, c'est-à-dire des hommes qui se disent papes et agissent comme tels sans en avoir la légitimité. Mais comme nous l'avons pris l'habitude dans nos articles, nous les désignons par "pape" (entre guillemets) pour des questions de facilité. Néanmoins, nous reconnaissons comme seuls papes ceux de Rome durant le Grand-Schisme.
[3] Quelques années plus tard, en 1431, il recevra la dignité impériale des mains du pape Eugène IV à Rome…
[4] Le titre d’évêque de Cambrai met son bénéficiaire au rang de prince d’Empire.
[5] Nicolas de Clamange, Epistolae, dans « Auctoritas magnorumdoctorum. Usages de l’autorité magistrale » par Pierre d’Ailly, Revue des sciences religieuses 85, n°3, 2011, http://rsr.revues.org/1692, mis en ligne le 12 mars 2015.
[6] L. Salembier, Les œuvres françaises du cardinal Pierre d’Ailly, évêque de Cambrai 1350-1420 dans Revue de Lille, 1907 ;
[7] L’Église ne reconnaît pas aujourd’hui l’assemblée comme un concile œcuménique légitime. Ainsi nous usons du terme d’assemblée ou de concile entre parenthèse.
[8] Voir P. Tschackert, Peter von Ailli, Appendix, dans La France et le grand schisme d'Occident, Noël Valois, tome 4,  T. 4, 1896-1902.
[9] Voir notamment Émeraude, septembre 2018, article 'Le Grand Schisme : la fin, victoire de la voie conciliaire".
[10] Lettre de Pierre d'Ailly à Jean XXIII dans J. Gerson, ii opera, t. II, dans La France et le grand schisme d'Occident, Noël Valois, tome 4,  T. 4, III.
[11] Noël Valois, La France et le grand schisme d'Occident, tome 4,  T. 4, chapitre III.
[12]Il est nommé commissaire de la foi dans l’affaire de Wyclif et de Jean Huss, et joue un rôle moteur dans leur condamnation.
[13] Selon Noël Valois, La France et le grand schisme d'Occident, tome 4,  T. 4, III, II.

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