Constance
est une ville agréable et charmante, située sur les rives pittoresques d’un lac
et du Rhin. Par temps clair, les imposants contreforts des Alpes se dessinent à
l’horizon. Aujourd’hui, à la proximité de la Suisse, de l’Autriche et du
Liechtenstein, elle est une ville touristique charmante de l’Allemagne,
réputées pour ses belles promenades et son vieux quartier. La ville est en
effet très ancienne. Une cathédrale s’élève sur les ruines d’un castrum romain,
datant d’environ 300 avant Jésus-Christ. Elle remplace une ancienne cathédrale
du VIIe siècle. Celle que nous visitons aujourd’hui a été inaugurée en 1089.
Elle contient de grands trésors, notamment la rotonde de Saint-Maurice, une
imitation de l’église du Saint-Sépulcre conçu en 940, et un tombeau du Christ. Ville épiscopale, Constance est un lieu
de départ de grands pèlerinages et réputée pour ses nombreux monuments inspirés
des grandes églises de Rome. Depuis le Xe siècle, elle est élevée au rang de
seconde Rome. Au XIIIe siècle, elle est aussi devenue une cité commerciale
plutôt prospère, grâce notamment à son marché. À cette époque, de nombreux monuments
sont rénovés ou construits. Enfin, depuis 1372, Constance est une ville impériale…
L’Église
réunie au concile
En
cette fin d’année 1414, tous les regards de la Chrétienté sont tournés vers la
ville de Constance. Il semble que toutes les autorités de l’Église y soient
entassées. Au plus grand jour, nous pouvons compter trente-trois cardinaux,
près de cinq cents évêques, deux mille représentants des Universités, quelques
cinq mille prêtres. Les États ne sont pas absents. Tous les souverains ont envoyé
un ambassadeur. Sont aussi présents quarante ducs, trente-deux princes, quinze
cents chevaliers, tous escortés d’une suite. Ainsi se côtoient quelques cents
mille âmes selon Ulrich de Richental, habitant de Constance et historiographe
du concile[1]. Tous les
noms qui comptent en Europe occidentale, ou qui veulent compter, sont ainsi rassemblés
en ce lieu pour participer à un concile, appelé aujourd’hui concile de Constance, le XVe concile œcuménique de
l’Église. Mémorable concile que celui-ci !
Le
concile a été convoqué par le « pape
de Pise »[2]
Jean XXIII, successeur d’Alexandre V qui a été élu à l’assemblée de Pise, pour
le 1er novembre 1414 sur demande pressante de Sigismond de
Luxembourg (1368-1437), roi de Rome et de Hongrie et futur empereur[3]. Sigismond
est surtout le protecteur du « pape »
auquel celui-ci ne peut rien lui refuser.
Le
5 novembre, la « pape de Pise »
Jean XXIII ouvre ainsi le concile de Constance. Le lendemain de la première
session, le 17 novembre plus exactement, un cardinal entre solennellement dans
la ville avec une suite de quarante-quatre personnes. La ville s’est tue. Tous
les regards se tournent vers lui. On se retire devant ce cortège
impressionnant. Cet homme est en effet un personnage important de son époque.
Il s’agit du cardinal Pierre d’Ailly (1351-1420).
Le
cardinal d’Ailly
Pierre d’Ailly accumule les titres et
les fonctions. Docteur en théologie, recteur
du collège de Navarre puis aumônier du roi Charles VII, est nommé chancelier de
l’Université de Paris en 1389 par Clément VII. Le « pape d’Avignon » le nomme évêque du Puy en 1395 puis de
Cambrai[4] en 1397.
Le « pape de Pise » Jean
XXII le nomme cardinal en 1411. Comme nous le constatons, il adhère d’abord à
obédience avignonnaise avant de rejoindre celle de Pise. Il est un personnage incontestablement influent du XIVe siècle
tant au niveau religieux que politique,
même si aujourd’hui, il est un peu oublié, sans doute en raison de son illustre
disciple Jean de Gerson (1363-1429).
Au
niveau philosophique, il est considéré de
manière unanime comme un ockhamiste.
Dans l’édit de Senlis (1474), Louis IX le cite à côté de Guillaume d’Ockham, de
Grégoire de Rimini et bien d’autres innovateurs qu’il condamne.
Pierre d’Ailly est en fait différemment
apprécié. L’humaniste Nicolas de Clamange (1363-1437) le qualifie d’« astre, dont la lumière perce les brouillards
de son temps » ou encore « l’incomparable lumière de l’Église »[5]. Il a
été qualifié de « marteau des
hérétiques »[6],
peut-être en raison de son rôle actif dans la condamnation de Hus au concile de
Constance. Il est en fait nommé commissaire de la foi pour cette affaire. Il
est aussi présenté comme « l’Aigle
de France ». Pour d’autres, comme le moine Boniface Ferrer
(1350-1417), il est aussi considéré comme un ambitieux et habile prélat, qui cumule
charges et faveurs, et sait user de ses privilèges, tout en se montrant parfois
bien ingrat à l’égard de ses bienfaiteurs. Il est vrai qu’il est fort soucieux
de sa notoriété. De nos jours, il est surtout connu pour son savoir
encyclopédique. Nous allons désormais nous concentrer sur son rôle au concile
de Constance et son influence sur les idées conciliaires.
Un
début hésitant dans la voie conciliaire ?
Pendant
le Grand Schisme, Pierre d’Ailly est d’abord défenseur de la légitimité de
Clément VI puis de Benoît XIII. Mais pour résoudre la crise, il n’hésite pas à défendre la voie conciliaire, notamment
à l’Université de Paris au point d’être suspect pour les « papes d’Avignon » et pour
l’Université elle-même. Néanmoins, son adhésion à ce remède n’est pas immédiate
ou si clair. L’empereur Wenceslas puis le roi de France l’envoient auprès de
Benoît XIII pour lui plaider la voie de cession et obtenir alors son abdication
en faveur de l’unité de l’Église. Après l’échec de cette solution, Pierre
d’Ailly défend l’idée d’un concile mais d’obédience avignonnaise ou d’un
concile général. Il éprouve bien des difficultés pour rompre avec le « pape d’Avignon ». Il est en effet
l’un de ceux qui s’oppose à la soustraction d’obédience. Il se montre ainsi encore attaché à Benoît XIII jusqu’au
jour où il apprend la convocation de l’« assemblée de Pise »[7]. Dans
une lettre, il lui prédit alors « sa
chute profonde et ignominieuse »[8].
Un
réformiste actif de l’Église
Le
cardinal Pierre d’Ailly cherche à légitimer
le « concile » réuni à Pise.
Il est rappelé que contrairement aux usages, il a été convoqué par des
cardinaux des obédiences romaine et avignonnaise sans l’assentiment des deux
« papes »[9]. Ils
agissent délibérément contre eux.
Ainsi,
à l’intention de « l’assemblée de
Pise », il rédige des propositions « probables » pour prouver, à partir des Actes des Apôtres, que le
concile n’était pas convoqué par l’autorité du pape dans l’Église primitive. Puis
il montre que la règle de la convocation pontificale n’a été instaurée que pour
honorer le Saint Siège et pour s’opposer aux manœuvres des hérétiques et des
schismatiques. Cette précaution n’enlève pas néanmoins le droit de l’Église de
convoquer un concile. Et le Grand Schisme est un cas suffisamment grave pour
que tout fidèle puisse même le demander malgré le pape. Si les « papes » refusent d’y comparaître ou
de s’y faire représenter, puis de lui soumettre leur démission, le concile a le
droit de les condamner comme fauteurs de schisme et suspects d’hérésie, de les
rejeter et d’en élire un nouveau pape. Telles sont les propositions du cardinal
et finalement sa position. Mais prudent, Pierre d’Ailly demande au concile de
surseoir l’élection d’un nouveau pape en cas d’absence d’unanimité des nations.
Il craint un dommage plus grand. En outre, si cette élection conduit à la
coexistence de trois « papes »,
le pape nouvellement élu devrait être à son tour défait. Un concile peut donc
faire et défaire un pape comme il l’entend…
Mais
le cardinal Pierre d’Ailly n’a pas pu assister au « concile de Pise » jusqu’à
la fin. En effet, il est envoyé en mission pour résoudre un différent entre les
villes de Florence et de Gênes. Cette ambassade explique l’absence de sa
signature dans le document condamnant les « papes » de Rome et d’Avignon.
Au Concile de Constance, le cardinal Pierre
d’Ailly ne change pas de position. Elle
est fondamentalement conciliariste. Fidèle
à sa méthode, il envoie ses propositions aux pères conciliaires comme il
l’écrit dans le prologue de son livre De reformatione ecclesiae :
« j’aimerais maintenant résumer,
sous forme plus abrégée, plusieurs écrits sur la réforme de l’Église que
j’avais naguère rédigés et les soumettre à l’examen et aux corrections du
sacré concile général de Constance. » Il plaide surtout pour que le concile général soit reconnu comme la
plus haute autorité ou encore une instance suprême, capable de mettre fin
au schisme.
Au
concile de Constance, le cardinal Pierre d’Ailly défend et diffuse ses idées
sous les formes les plus variées, dans ses interventions et ses sermons, dans
des lectures publiques, dans les cédules qu’il influence ou rédige de lui-même.
Tout est bon pour faire passer ses idées.
Et finalement, il réussit. Elles seront adoptées.
Souvent
envoyé comme ambassadeurs, Pierre d’Ailly est un homme influent auprès des
princes. Sa mission de légat en Allemagne lui a permis de se rapprocher de
Sigismond. Dans une lettre qu’il a adressée au « pape de Pise » Jean XXIII, le futur empereur le loue d’avoir
compris son rôle d’« avoué de
l’Église »[10]. Dans
un de ses sermons qu’il prononce lors du concile, Pierre d’Ailly lui demande de
jouer le rôle de Constantin sans cependant le diriger. Homme proche du pouvoir, il s’appuie sur les princes pour imposer ses
idées réformistes.
Contre
le pape, son bienfaiteur ?
En
dépit des faveurs qu’il reçoit du « pape
de Pise » Jean XXII, le cardinal Pierre d’Ailly élabore des
propositions de réformes qui tendent à restreindre l’autorité du pape. Il demande
aussi la convocation régulière d’un concile. Il témoigne « d'une indépendance qui frise l'hostilité, et
qu'on serait tenté de taxer d'ingratitude, si elle ne se justifiait par
l'intérêt public. »[11] Car dès
le début, il s’y impose d’emblée en défendant l’abdication des trois papes, y
compris celui de Pise[12].
Pierre d’Ailly n’est pas tendre avec son
ancien protecteur, celui qui l’a nommé
cardinal et lui a procuré de nombreuses faveurs et revenus. Dans le même sermon
où il loue le futur empereur, il condamne sèchement Jean XXIII par sa conduite
scandaleuse, son incompétence dans le gouvernement de l’Église et pour sa
tyrannie vexatoire. Cela ne lui empêche pas d’avoir accepté ses cadeaux !
Pourtant,
il ne veut pas remettre en cause le « concile de Pise », qui fonde la légitimité de Jean XXIII. Il déclare
même que le concile de Constance en est la continuation. Donc à ses yeux, il
est bien un pape légitime. Car en ne remettant pas en cause le « concile de Pise », il reconnaît la
régularité de l’élection du « pape »
Alexandre V et les destitutions des « papes »
de Rome et de Pise. Cela revient donc à dire qu’un concile peut juger un pape
légitime. Pierre d’Ailly est
parfaitement en accord avec sa thèse : le concile est l’autorité suprême
de l’Église.
Pour
ou contre le "concile de Pise"? Qu’importe !
Au concile de Constance, Pierre
d’Ailly soutient que, comme le concile est au-dessus du pape, le décret de
condamnation des idées de Wyclif et de Hus doivent être uniquement libellé au
nom du concile lui-même. Sa position provoque un débat houleux. Il en vient à revendiquer pour le concile le droit de
déposer un pape. Pour répondre au mécontentement de Jean XXIII, il lui
rappelle que comme le « concile de
Pise » a fait un pape, celui de Constance peut le défaire. Nous
retrouvons donc son idée : le
concile délègue au pape son autorité. Il peut le défaire s’il ne remplit
pas sa fonction. Marsile Padoue et Guillaume d’Ockham l’auraient certainement
applaudi.
Cependant,
au cours du concile, nous constatons un
changement dans l’attitude de Pierre d’Ailly. Il commence à douter de
l’autorité du « concile de Pise ».
Il dit aussi qu’un concile peut errer en matière de foi. Mais d’où vient alors la
légitimité du concile de Constance qui, selon ses déclarations précédentes,
viendrait justement de celle du « concile
de Pise » ? Il a bien été convoqué pour respecter ses décisions. Il
en trouve alors la justification dans
l’appel de Sigismond. Il déclare que le roi de Rome a le droit et le devoir
de convoquer un concile pour remédier à la crise de l’Église, et mieux encore,
d’éviter la confirmation des décrets de Pise ou l’aggravation de leurs effets !
Pourquoi un tel changement ? Toute cette argumentation n’a en fait qu’un
but : éviter que les ambassadeurs du « pape de Rome » Grégoire XII remettent en question la
légitimité du concile de Constance tout en les faisant adhérer à ses décisions.
Mais ce sont en fait les partisans de Jean XXIII qui soulèvent la question. Ils
montrent en effet l’incohérence de ses
paroles et de son attitude.
Finalement,
pour éviter toute discussion sur la légitimité du concile de Constance, Pierre
d’Ailly propose de ne point en discuter et d’obtenir la démission des trois
papes. Ainsi ce que voulait faire l’assemblée de Pise en raison du problème
inextricable de la légitimité des « papes »
de Rome et d’Avignon[9], il
propose de le renouveler pour éviter de résoudre un problème encore plus
complexe qu’est celui de la légitimité du concile !
Conclusion
Portrait de Pierre d’Ailly, A Lefebvre,
Eglise Saint-Antoine, Compiègne,
tiré de Ymago Mundi, édition de 1930,
Edmond Buron, BnF, Gallica.
|
Usant
de divers moyens pour diffuser sa pensée
au sein des membres conciliaires, le cardinal Pierre d’Ailly influence les décisions du concile. Certaines de ses
pensées sont ainsi acceptées et validées. Quelle idée ? L’idée que le
concile doit imposer son autorité sur les « papes » pour résoudre la crise que connaît l’Église. S’il ne
parvient pas à donner au concile un pouvoir absolu, il parvient néanmoins à
imposer l’idée de la supériorité de l’autorité du concile sur celle des « papes » pour le bien de l’Église
dans le cadre du Grand-Schisme. C’est à ce titre qu’il dépose les « papes » de Pise et d’Avignon puis
qu’il fait démissionner le « pape »
de Rome. « Un pape légitime qui
n'est suspect ni d'hérésie, ni d'aucun crime notoire scandalisant l'Église […] ne saurait être contraint de faire abandon de ses droits. »[13]
Mais
tout cela ne semble guère cohérent.
Un concile peut annuler une décision d’un autre concile. Un pape légitimé par
des prélats réunis à Pise est défait par ceux rassemblés par Constance. Cette
histoire à première vue aberrant s’explique facilement si nous songeons à
l’attitude caractéristique de Pierre d’Ailly. Homme d’Église, proche du pouvoir
et très influent, il n’a qu’une idée : imposer l’autorité du concile sur
les papes, même si cela conduit à des contradictions dans ses discours. Pragmatique,
il agit comme un prince ou dirons-nous aujourd’hui comme un politique. Tout est
bon pour imposer son idée…
Pourtant,
dans son Traité sur l’Église, publié en 1416, le cardinal Pierre d’Ailly
soutient que le concile possède la plénitude du pouvoir parce qu’il représente
l’Église dans sa totalité. Il a un rôle directif et législatif suprême alors
que le pape dispose d’un pouvoir exécutif et ministériel. Par conséquent, quelles
que soient les circonstances, le pape demeure responsable devant le concile. Il
lui est justiciable. En outre, il défend aussi l’idée que l’autorité du concile
est tirée de Notre Seigneur Jésus-Christ et non du pape, celui-ci n’étant qu’un
membre du concile. C’est finalement proclamer
la supériorité du concile sur le pape en toute occasion. Ainsi d’un moyen
pragmatique pour résoudre un problème grave, ce qui nécessite d’user au mieux
les interprétations et les opinions sans craindre les contradictions, Pierre
d’Ailly arrive à une doctrine qui donne
un nouveau fondement au gouvernement de l’Église…
Notes et références
[2] Les "papes" d'Avignon ou de Pise sont des antipapes selon l'Église, c'est-à-dire des hommes qui se disent papes et agissent comme tels sans en avoir la légitimité. Mais comme nous l'avons pris l'habitude dans nos articles, nous les désignons par "pape" (entre guillemets) pour des questions de facilité. Néanmoins, nous reconnaissons comme seuls papes ceux de Rome durant le Grand-Schisme.
[3] Quelques années plus
tard, en 1431, il recevra la dignité impériale des mains du pape Eugène IV à
Rome…
[4] Le titre d’évêque de
Cambrai met son bénéficiaire au rang de prince d’Empire.
[5] Nicolas de Clamange, Epistolae,
dans « Auctoritas magnorumdoctorum. Usages de l’autorité magistrale »
par Pierre d’Ailly, Revue des sciences religieuses 85, n°3, 2011, http://rsr.revues.org/1692,
mis en ligne le 12 mars 2015.
[6] L. Salembier, Les
œuvres françaises du cardinal Pierre d’Ailly, évêque de Cambrai
1350-1420 dans Revue de Lille, 1907 ;
[7] L’Église ne reconnaît
pas aujourd’hui l’assemblée comme un concile œcuménique légitime. Ainsi nous
usons du terme d’assemblée ou de concile entre parenthèse.
[8] Voir P. Tschackert, Peter
von Ailli, Appendix, dans La France et le grand schisme d'Occident,
Noël Valois, tome 4, T. 4, 1896-1902.
[9] Voir notamment Émeraude, septembre 2018, article 'Le Grand Schisme : la fin, victoire de la voie conciliaire".
[10] Lettre de Pierre
d'Ailly à Jean XXIII dans J. Gerson, ii opera, t. II, dans La
France et le grand schisme d'Occident, Noël Valois, tome 4, T. 4, III.
[11] Noël Valois, La
France et le grand schisme d'Occident, tome 4, T. 4, chapitre III.
[12]Il
est nommé commissaire de la foi dans l’affaire de Wyclif et de Jean Huss, et
joue un rôle moteur dans leur condamnation.
[13] Selon Noël Valois, La France
et le grand schisme d'Occident, tome 4,
T. 4, III, II.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire