" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 20 octobre 2018

Le concile de Constance, un événement, une révolution ?


Dans la bulle de convocation, datée du 9 décembre 1413, le « pape de Pise » Jean XXIII définit au concile de Constance trois objectifs : la suppression du schisme, l’extinction des hérésies et la réforme dans l’Église dans son chef et dans ses membres. En ce début du XVe siècle, on est préoccupé de l’état de l’Église et des abus qui l’affligent. Le mal est aussi doctrinal. On veut condamner des erreurs qui commencent à se diffuser et à prendre de l’ampleur. Ce sont celle de Wyclif, de Jean Hus et de Jérôme de Prague. Mais le véritable problème à résoudre est la division de la Chrétienté. Le Grand Schisme d’Occident perdure depuis l’élection du « pape » Clément VII en 1378. Jusqu’en 1409, deux hommes se disent encore pape et se comportent comme tel, chacun gouvernant une partie de l’Église. Tous les remèdes ont échoué pour résoudre cette division insupportable. La guerre n’a pas apporté de solution. Aucune négociation entre les « papes » n’a abouti. Aucun « pape » ne veut démissionner. C’est l’impasse…

Certes, ce n’est pas la première fois qu’un homme se prétend être pape. Mais quand un antipape surgissait dans le passé, il finissait par perdre toute crédibilité et; abandonné, il abandonnait son combat. Sa mort suffisait parfois à faire cesser la querelle. Mais dans le cas du Grand Schisme, chaque « pape » maintient l’équilibre de pouvoir. Aucun ne parvient à dominer et à écraser l’autre. En outre, à peine mort, des cardinaux élisent un successeur qui fait ainsi perdurer le scandale. Et les « papes » se montrent bien réticents à quitter leur trône en dépit de leurs promesses. Alors le concile apparaît comme la meilleure voie pour résoudre la tourmente qui frappe l’Église. Mais de quelle autorité peut-il intervenir dans cette affaire pour faire cesser la division de la Chrétienté ?

Face à l’obstination des « papes », la solution passe nécessairement par leur déposition volontaire ou non. Or la destitution d’une personne à une charge n’est possible que par une autorité supérieure à la sienne. Cela signifie clairement que le concile ne peut le révoquer que si son autorité est supérieure à celle du pape. Par conséquent, la solution conciliaire repose sur l’idée de la supériorité du concile sur le pape, ce qui revient à remettre en cause la monarchie pontificale de l’Église telle qu’elle existe depuis les origines.

La remise en question de l’autorité absolue du pape

Comme nous l’avons évoqué dans un précédent article[1], en s’appuyant sur les gloses du décret de Gratien, l’idée qu’un pape puisse être jugé en cas de déviation de foi est communément acceptée dès le XIIe siècle. Or, Notre Seigneur Jésus-Christ n’a-t-il pas déclaré que Saint Pierre ne pouvait pas défaillir en matière de foi ? Mais certains commentateurs voient dans cette promesse non pas le pape et ses successeurs mais l’Église en elle-même. Ils s’appuient en effet sur une interprétation erronée d’un texte de Saint Augustin. Les pouvoirs qui sont conférés à Saint Pierre et donc aux papes ne lui appartiennent pas à titre personnel mais comme une délégation de l’Église par disposition du Christ Lui-même. Ainsi le pape peut errer en matière de foi. Cela signifie aussi que l’Église peut le déposséder de son pouvoir. Or le concile n’est-il pas le lieu où l’Église est représentée ? Ou mieux encore, le concile n’est-il pas l’Église ? Ainsi, on en vient à déclarer qu’un concile peut juger un pape et le déposer en cas d’hérésie. Néanmoins, certains théologiens et canonistes étendent le motif de déposition. Si l’Église est en danger en raison de l’attitude d’un pape, ne faut-il pas le déposer pour le bien commun ? Si une personne en charge d’une fonction en devient indigne, ne faut-il pas la renvoyer ?

Ces idées ne forment pas une doctrine. À l’origine, ce n’étaient que des opinions et des interprétations qui se diffusaient dans les Universités. Mais à partir des querelles qui opposaient les princes et les papes, certaines d’entre elles, plus radicales, sont devenus publiques. C’étaient des armes aux mains des adversaires de la papauté pour affaiblir sa position. Le roi de France Philippe le Bel comme l’empereur Louis de Bavière n’ont eu aucun scrupule à les utiliser. Mais quand éclate le Grand-Schisme, ces idées sont revenues en force, non plus portées par des princes dans le cadre de leur conflit, mais au sein même de l’Église. Elles apportent dorénavant une base juridique pour remédier à la crise que les « papes » ne peuvent résoudre.

À partir des travaux des siècles passés, le cardinal Zarabella réunit toutes les idées pour en former un corps de pensées cohérentes. Il affirme ainsi qu’en cas de vacances ou « quasi-vacances » du Saint-Siège, l’autorité de l’Église réside dans la congrégation des fidèles qui s’exprime par le concile général, c’est-à-dire par les plus raisonnables, c’est-à-dire par les meilleurs de l’Église. Néanmoins, d’autres commentateurs soulignent la représentativité du concile général. Il est en effet l’institution qui représente au mieux l’Église par le nombre et la diversité de ses membres. En un mot, il est l’institution représentative de l’Église. Enfin, une troisième opinion contourne l’obstacle de la monarchie pontificale. En cas d’hérésie ou de scandales, le concile ne fait en effet qu’interpréter la volonté de Dieu, ou déclarer la déchéance du pape puisque le pape lui-même s’est exclu de sa dignité pontificale.

Reste un dernier problème. Dans le cadre du Grand-Schisme, qui correspond au cas de « quasi-vacances », qui peut convoquer un concile ? Car selon les règles de l’Église, seul le pape peut convoquer un concile. Selon les décrétistes, notamment Zarabella, le Sacré-Collège pourrait être l’instance la plus appropriée. Si ces derniers refusent, ce serait la communauté chrétienne elle-même et en dernier recours l’Empereur.

Le cas du « concile de Pise »

Devant les attitudes de leurs « papes », des cardinaux des deux obédiences se réunissent et convoquent un concile à Pise pour le bien de l’Église. Ils appliquent ainsi la solution qu'a notamment proposée Zarabella. Mais les cardinaux révoltés ont besoin que leur assemblée soit représentative de l’Église afin de légitimer leur convocation, étant en effet conscients des difficultés canoniques que soulève leur convocation. Il est vrai, aux dires des témoins, que cette « assemblée » a brillamment répondu à leurs vœux par le nombre de participants, même si les « papes » de Rome et d’Avignon n’y sont pas représentés. Cependant, le « concile de Pise » demeure un échec. La déposition des deux « papes » et l’’élection d’Alexandre V ne conduisent pas à la fin du schisme. Au contraire, elles l’aggravent en donnant à l’Église une troisième tête. Ainsi en 1414, trois « papes » gouvernent l’Église : Ange Correr (Grégoire XII), Pierre de Luna (Benoît XIII) et Balthazar Cossa (Jean XXII), chacun se reconnaissant comme étant le seul pape légitime.

Au concile de Constance, la question de la légitimité du « concile de Pise » est de nouveau posée. Est-il en effet possible de déposer Jean XXIII alors que son élection est le résultat indirect du concile de Pise ? Et c’est en raison des décisions du « concile de Pise » que Jean XXIII est dans l’obligation de convoquer le concile de Constance. Ainsi, comme le déclare le cardinal Pierre d’Ailly, la légitimité du concile de Constance tire de celle du « concile de Pise ». Mais après un brusque changement de position, le même cardinal déclare que ce qu’un concile peut faire pour le bien de l’Église, un autre peut le défaire. Il en vient même à penser que le concile n’est pas infaillible. Comment une solution serait-elle possible sans cette nouvelle astuce juridique ?

Un concile porteur d’innovations, annonciatrice de bouleversement dans le gouvernement de l’Église

Constance, bâtiment du concile
Pour l’aider dans la réforme et l’union de l’Église, des mémoires circulent dans la ville de Constance. L’un provient des Allemands. Il demande la suppression des innombrables réservations pontificales et de bien d’autres dispositifs qui permettent au pape de disposer de la collation de presque tous les bénéfices. Il réclame aussi que le droit de votation au concile ne soit pas réservé aux évêques et aux abbés mais que ce privilège soit accordé aux représentants des évêques, des abbés, des chapitres, des universités, des maîtres, docteurs et envoyés des princes.


Le second mémoire d’origine française expose l’ensemble des solutions pour unir l’Église et présente la démission des trois « papes » comme étant la meilleure. Il propose aussi que si Jean XXII refuse de démissionner, le concile devra le déposer, car, dit-il, le concile lui est supérieur dans ce qui relève de l’universalité de l’Église. Selon ce mémoire, c’est bien la valeur de « représentativité » qui lui donne sa légitimité.

Il est alors demandé que les décisions du concile ne soient pas votées par les seuls évêques mais par tous ceux qui représentent une autorité, c’est-à-dire les pasteurs d’âmes, et par les détenteurs d’un savoir théologique ou canoniste. L’idée que le concile est une représentation de l’Église s’affirme ainsi concrètement. L’évêque, c’est-à-dire le successeur des Apôtres, n’est plus considéré comme la seule voix décisionnelle de l’Église comme le considéraient tous les conciles œcuméniques précédents. Un discours du cardinal Pierre d’Ailly justifie ce changement. Il l’explique en effet par leurs fonctions de chargeur d’âme et d’enseignement. Le jugement d’un docteur n’est-il pas plus efficace que celui d’un prélat ignorant ? Il prend comme jurisprudence le cas des conciles de Pise et de Rome où ils avaient en effet une voix active. Il défend aussi ce droit pour les représentants des rois et des princes. Défendue par d’autres cardinaux, en particulier par le cardinal Guillaume Filastre, cette opinion finit par prévaloir. Tout ce qui représente une autorité ou un savoir a droit au vote. Cela change le visage du concile et le fondement de son autorité. L’Esprit Saint souffle-t-il mieux dans de telles têtes ? …

La question de vote fait soulever une autre demande. Doit-on voter par tête ou par nation ? En raison du nombre important de représentants italiens, au moins la moitié des électeurs, ils devraient emporter la majorité des voix et imposer leur volonté au concile. Or les Italiens sont généralement partisans de Jean XXIII. Ils peuvent donc exploiter leur avantage pour faire pérenniser la situation et ainsi bloqué toute solution viable - entendons par là sa destitution. Pour éviter une telle emprise, il est décidé que le vote se fera par nation, chacune représentant finalement une voix dans les débats. Ainsi les votes sont regroupés en cinq nations : les Italiens, les Français, les Anglais, les Allemands et les Espagnols. Ce mode de scrutin a aussi pour conséquence de donner plus de valeur au « nationalisme » dans l’Église. Ce n’est plus un évêque qui vote en tant que chef d’une Église située dans un diocèse mais une autorité représentant une nation particulière. L’Église serait-elle finalement une union d’Églises nationales, le concile, une assemblée de nations ?

Or, comme le déclare le cardinal Pierre d’Ailly, comment les Anglais peuvent-ils représenter une nation, compte-tenu de leur faible proportion dans la Chrétienté ? Sa position entraîne une vive dispute au sein du concile, qui faillit l’interrompre, mais pour bien de l’union de l’Église, elle n’est pas retenue par la majorité des membres.

Ce « nationalisme » est encore renforcé par les résultats du concile. Celui-ci donnera lieu à des concordats, c’est-à-dire à des accords entre l’Église et un État comme puissances séparées et indépendantes. Le mode de scrutin et ces concordats donnent alors une certaine consistance à l’idée d’une Église nationale.

Un problème bien pratique : les bénéfices

Le deuxième point à noter est l’insistance des pères conciliaires à s’attaquer au problème des bénéfices[9], c’est-à-dire à réduire les prérogatives du pape dans leur collation. La demande a déjà été faite au « concile de Pise » sans réussite. Au concile de Constance, ils obtiennent satisfaction. Le problème de la fiscalité est considéré comme une des causes de la crise qui frappe l’Église. Mais qui sortira vainqueur de la désignation des bénéfices ? Souvenons-nous de la soustraction d’obédience dans le royaume de France[2]. D’abord satisfait d’une plus grande liberté, le clergé d’abord naïf a ensuite vite compris son malheur et tous les inconvénients de son autonomie face à des seigneurs beaucoup plus réalistes. Ils ont rapidement déchanté.

Toucher aux collations revient à combattre une pratique qui tend au clientélisme. Le concile prétend ainsi combattre un abus qui s’est répandu dans l’Église. Mais il ne fait que déplacer le problème, voire  le multiplier. Certes le clientélisme ne sera plus au niveau du sommet de l’Église mais il demeurera au niveau local. C’est en fait un retour en arrière. Car pourquoi le pape s’est-il arrogé un droit qui relevait effectivement de l’évêque ou du chapitre ? Est-ce par cupidité ? Revenons en arrière. Les élections d’abbé pouvaient faire l’objet de bataille au sein du monastère. Le seigneur pouvait aussi y intervenir pour imposer son protégé. La situation dans un diocèse pouvait être pire. Un diocèse pouvait être divisé entre les fidèles en raison du choix d’un évêque indigne. Ces disputes donnaient alors lieu à des procès au tribunal pontifical. Le pape devait alors intervenir pour faire cesser ces et ses interventions ont réduit ces querelles et apporté une certaine sérénité dans l’Église. C’est en fait l’abus de la collation du bénéfice qui doit être réprimé, un abus qui nourrit le clientélisme et le népotisme. Quand ce droit sera remis aux États, l’Église connaîtra vite le désarroi …

La proposition réduit aussi une des principales sources de revenus du pape. Elle affaiblisse ainsi son pouvoir et par conséquent son autorité. Les pères conciliaires cherchent-ils à répondre aux besoins financiers de la papauté au moment même où on lui demande tant de choses, où les regards se tournent si souvent vers ses services, où le gouvernement de l’Église doit être à la hauteur d’un gouvernement moderne ? Certes, cette mesure impose de réduire le train de vie de la cour pontificale mais est-ce vraiment le fond du problème ? La véritable question ne concerne-t-elle pas plutôt la fiscalité pontificale en elle-même ?

Cette proposition répond au mécontentement qu’a provoqué le développement de la fiscalité pontificale et la multiplication des taxes et des impôts au temps de la papauté à Avignon. Désormais, le concile veut l’encadrer. Telle était aussi le vœu des cardinaux lorsqu’avant l’élection d’Innocent VI, ils ont essayé d’imposer leur autorité dans le gouvernement de l’Église [10]. Le concile est dans la même logique. Il ne peut gouverner sans contrôler les revenus pontificaux…

Les modalités de vote ainsi que la volonté du concile de maîtriser la collation des bénéficies sont des points importants du concile de Constance. Pourtant lorsque celui-ci est évoqué, on ne parle guère de ces petites révolutions. On traite surtout de deux décrets, Haec Sancta Synodus et Frequens, qui bouleversent encore plus l’Église…

Le décret Haec Sancta Synodus (6 avril 1415)

Chronique du concile de Constance
Remise de la mitre par
le antipape Jean XXIII à un Abbé
Le mode de scrutin adopté ouvre de belles portes d’opportunité. Il empêche les partisans de Jean XXIII de défendre sa légitimité et d’empêcher sa déposition. Mais cela ne suffit pas. Au moment même où le « pape de Pise » s’enfuit de Constance, le concile publie dans sa cinquième session le décret Haec Sancta Synodus : « Ce synode légitimement assemblé dans le Saint-Esprit, formant concile général et représentant l’Église catholique militante, tient son pouvoir immédiatement du Christ [3] ; tous, de quelque état ou dignité qu’ils soient, celle-ci fut-elle papale, sont tenus de lui obéir pour ce qui concerne la foi et l’extirpation dudit schisme ».

Conscient d’être un concile œcuménique et convaincu de son autorité divine, le concile de Constance exige l’obéissance de tous les fidèles en matière de foi et de schisme, y compris le pape. Celui-ci est donc justifiable devant lui sur ces deux sujets. La plénitude du pouvoir pontificale est donc encadrée par l’autorité du concile. Le concile déclare aussi qu’il représente l’Église.

Le décret Haec Sancta Synodus est tiré d’une proposition des trois nations réunies que sont la française, l’allemande et l’anglaise. Néanmoins, elle n’a pas été prise dans sa totalité. Elle comprend en effet une partie qui oblige le pape à obéir aussi à tout ce qui touche « la réforme de l’Église dans son chef et dans ses membres », ce qui aurait alors donné à ce décret une plus grande portée. Sur l’intervention de plusieurs cardinaux, cette mention a été supprimée.

Le décret Haec Sancta Synodus a fait l’objet de nombreux débats et interprétations sur la portée doctrinale qu’il peut avoir. Selon Pichler[4] ou de Vooght[5], il n’est pas lié aux circonstances et dicte véritablement un principe alors que Baudrillart[6] admet qu’il n’a pas une portée absolue, qu’il n’est qu’une mesure d’urgence. D’autres lui renient toute portée doctrinale en se fondant sur l’absence d’un formalisme précis. Il est vrai que le décret n’a pas la forme usuelle d’une définition dogmatique[8]. La plupart des théologiens soulignent enfin sa nouveauté, l’excluant ainsi de la tradition quand d’autres démontrent sa cohérence avec les textes anciens, y compris avec les Évangiles. Dans tous les cas, sans ce décret, le concile de Constance n’aurait pas pu déposer deux « papes » et pousser le troisième à la démission. Cependant, le texte est suffisamment ambigu pour qu’il génère autant de discussions. Instaure-t-il une autorité supérieure à celle du pape dans le gouvernement de l’Église ou le concile intervient-il uniquement en cas d’erreurs, de scandales, d’abus ? Selon le cardinal Zarabella, le concile devrait prendre sur le pas sur le pape lorsque son autorité ne s’exerce plus ou mal. 

Le décret Frequens du 9 octobre 1417

Par le décret Frequens, le concile de Constance met en place une périodicité des conciles : le premier concile doit être convoqué au bout de cinq ans, le second dans les sept années suivantes, les autres, par la suite, de dix en dix ans. Ainsi, le concile devient une assemblée qui ne dépend plus de la convocation d’un pape. Il fait partie prenante du gouvernement de l’Église.

Un concile peut aussi se réunir d’urgence en cas de nouveau schisme, sans même être convoqué, et il demeure seul juge du conflit. Sa supériorité sur le pape est ainsi mise en pratique mais se limite dans le cas précis d’un événement exceptionnel. Dans ce cas, le concile demeure alors l’instance suprême dans l’Église.

Le concile de Constance ordonne aussi au futur pape de mener des réformes en relation avec le concile ou du moins avec des députés de nations qu’elles désigneraient.

Lors de la 12e session, le concile publie un décret qui décide qu’aucune élection pontificale ne pourra avoir lieu dans le consentement du concile, quelle que soit la raison de la vacance du trône.

Finalement, le concile est désormais considéré comme une institution permanente de l’Église, une institution qui partage avec le pape le gouvernement de l’Église, mettant ainsi fin à la plénitude des pouvoirs du Souverain Pontife. Il est même perçu comme une institution suprême dans certains cas. La condamnation de Jean XXIII est assez significative. Le concile l’accuse d’avoir « mal rempli ses fonctions de gouverneur de l’Église »[9]. Le pape n’est-il réduit qu’à être un gouverneur ? Et de quoi est-il accusé ? Il est jugé indigne de sa fonction. Son sceau papal est brisé en raison de ses mœurs et d’accusation de simonie. Il ne s’agit plus de prouver qu’il a dévié de sa foi ou qu’il est hérétique. Les pères conciliaires vont plus loin que ceux du « concile de Pise » et du décret de Gratien.

Au cours du concile de Constance, un projet de réforme est établi. Il préconise qu’un concile général pourra destituer un pape « non seulement pour cause d’hérésie, mais aussi pour simonie ou pour tout autre crime, quel que fût le scandale causé dans l’Église de Dieu, s’il ne s’amendait pas dans l’année suivant l’admonition qui lui en serait faite ». L’admonition doit être faire par les deux tiers du Sacré-Collège ou par trois synodes nationaux. Le concile se déclare bien comme une instance suprême.

Remarquons enfin l’attitude de Jean XXIII quand une commission du concile notifie la décision de sa déposition. Résigné, il s’exclame : « le concile ne peut pas se tromper ». Est-il donc par lui-même infaillible ?

Conclusions

Les doctrines désignées communément sous le nom unique de conciliarisme dominent le concile de Constance. Elles apparaissent comme un remède de circonstance à la crise que connaît l’Église. Elles sont clairement influencées par les idées de Marsile de Padoue et de Guillaume d’Ockham sans atteindre néanmoins leur radicalité. Ce n’est pas seulement le gouvernement de l’Église qui est remise en cause mais également l’idée même de l’Église.

Le conciliarisme défend la supériorité de l’autorité du concile sur celle du pape. Il se fonde sur l’idée que le concile est l’Église universelle par sa représentativité ou, dit autrement, elle est l’expression de l’ensemble des fidèles, « la congrégation des fidèles », qui est l’Église. Ainsi le pape reçoit son pouvoir du peuple chrétien, non pas directement, mais par le concile.

Son autorité se fonde aussi sur celle de Notre Seigneur Jésus-Christ comme le déclare le décret Haec Sancta Synodus. Néanmoins, il est suffisamment ambigu pour voir dans ce texte soit la définition dogmatique d’un principe, soit la solution que se donne le concile en raison du contexte du Grand Schisme et de l’attitude des « papes », notamment de celle de Jean XXIII. Tout dépend finalement du regard qui le scrute et de l’interprétation qui en est faite. Pour un partisan du conciliarisme absolu, ce décret exprimerait clairement leur thèse. Pour ses adversaires, son périmètre n’est réduit qu’à un événement, sans aucune portée dogmatique et absolue. Le conciliarisme ne serait donc que contextuel…

Cependant, le décret Frequens est sans aucun-doute un texte plus important, plus clair dans son intention. Il  insère en effet le concile dans le gouvernement de l’Église. Le pape ne peut plus régner seul. C’est alors une victoire subtile d’une certaine forme de conciliarisme. Il réussit à encadrer l’autorité pontificale par la mise en place d’une assemblée représentative de l’Église.

Ainsi le Grand Schisme a pour conséquence de limiter l’autorité du pape par une instance qui, à vrai dire, se croit suprême. Le Souverain Pontife est désormais justifiable devant lui. Certes, au concile de Constance, il s’agit de résoudre une grave crise. Pourtant, c’est bien une révolution qui fait fi de plus de dix siècles d’histoire et de pratiques. Mais ce succès est-il durable ? Que se passera-t-il quand à la place des papes sans envergure ou douteux, se trouvera sur le siège de Rome des personnalités fortes et plus conscientes de la dignité pontificale ? Que deviendra l’Église si les partisans du conciliarisme poursuivent leur logique au point d’enlever toute ambiguïté et d’imposer sa souveraineté sur celle du chef de l’Église ?

Mais, dans tout cela, qui est le véritable vainqueur ? Le concile est-il en effet une réalité autonome en soi, qui réfléchit et agit par lui-même comme s’il était un corps à part entière ? Qui se cache derrière tel cardinal influent, tel clan qui se forme ? Qui impose à l’assemblée de suivre telle voie ou de rejeter tel autre ? Car dans cette assemblée qu’on veut représentative, nous voyons une volonté politique ou une opinion dominante intervenir dans les débats, créant des partis, bougeant les uns et menaçant les autres. Le Saint Esprit y souffle-t-il aussi librement qu’on veut bien le dire, surtout quand elle se prend finalement comme le seul maître du jeu ?


Notes et références
[1] Voir Émeraude, septembre 2018, article "Le conciliarisme, une doctrine contre la suprématie pontificale [1] : est-il né du Grand Schisme ?".
[2] Voir Émeraudeseptembre 2018, article "Le Grand Schisme, la fin, victoire de la voie conciliaire".
[3] Concile de Constance, 5e session, Denzinger, préambule du § de Grégoire XII, tiré de COD 408. Il existe plusieurs traductions.
[4] Voir Die Verbindlichkeit der Konstanzer Dekrete, J. Pichler, Vienne, 1967.
[5] Voir Les controverses sur les pouvoirs du concile et l'autorité du pape au Concile de Constance, de Vooght, dans Revue théologique de Louvain, 1er année, fasc. 1, 1970, dans www.persee.fr.
[6] A. Baudrillart, Constance (Concile de), dans Dictionnaire de Théologie catholique, 3,
[7] En effet, le décret ne contient par les termes habituellement utilisés : « ordonne, définit, établit, décrète et déclare ». Puis, il n'anathématise pas ceux qui n’y adhère pas.
[8] Concile de Constance, 10e session, Histoire des conciles œcuméniques, Constance et Bâle-Florence, Josep Gill, S. J., Chap. I, éditions de l’Orante, 1965.
[9] Voir Émeraude, août 2018, article "La révolution religieux, un problème de taxe : la fiscalité pontificale, source de bien de mécontentement au XIVe siècle".
[10] Voir Émeraudeseptembre 2018, article "Les leçons du Grand Schisme, pape et cardinaux, attitudes irresponsables au sommet de l'Église".

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