L’hérésie ou l’orthodoxie
ont-ils un sens aujourd’hui ? Cette question peut nous paraître légitime quand
nous voyons le Pape François se rendre en Suède pour préparer la fête des 500
ans de la Réforme. À Lund, le Pape et un révérend de l’église luthérienne ont
présidé la 31 octobre, jour de la fête de la Réformation[1],
une célébration œcuménique. Le conflit laisse désormais sa place à une étrange
communion après plus de 50 ans de dialogues, qui ont permis de « surmonter beaucoup de différences et ont
approfondi notre compréhension et notre confiance réciproques. »[2]
Nous ne pouvons en effet
qu’être scandalisés par la division des Chrétiens et les guerres de religion
qui ont meurtri l’Église. On nous apprend que la division ne se serait « historiquement perpétuée plus par des hommes
de pouvoir de ce monde que par la volonté du peuple fidèle »[3].
Guidés par de bonnes volontés, les efforts œcuméniques ont alors pour but de
panser les plaies de l’histoire et de réunir les Chrétiens. « Luthériens et catholiques ont blessé l’unité
visible de l’Église »[4],
nous dit-on encore. Mais est-il bon de « forcer une unité en faisant violence à la conscience de la vérité »[5] ?
Devons-nous surtout fêter une date qui marque la division ? Devons-nous nous
associer à une cérémonie qui célèbre un fait historique annonciateur d’un drame
terrible ? L’unité des Chrétiens est-elle à ce prix ?...
De tels signes venant de
la plus haute autorité de l’Église catholique pourraient nous suggérer que le
terme d’hérésie est véritablement suranné. Ce ne serait qu’un produit de
l’histoire qui n’aurait plus sa place en notre temps d’œcuménicité. Cependant
le Pape François nous informe aussi que « les théologiens poursuivent le dialogue dans le domaine doctrinal »[6],
ce qui montre que la division ne relève pas simplement d’un conflit d’hommes. Elle
est beaucoup plus profonde qu’on ose le dire. La solution ne repose donc pas
sur des symboles ou des manifestations à grand effort médiatique. Car au-delà
des scènes auxquelles nous assistons, célébrations et prières œcuméniques,
discours communs, rencontres, …, le mouvement œcuménique comprend aussi des
travaux théologiques.
L’hérésie est-elle donc un
produit de l’histoire devenu de nous jours inutile ? Pour mieux répondre à
cette question, nous allons étudier le protestantisme. Pour cela, revenons aux faits historiques,
aux origines du dram.
Le jour des 95 thèses
L’affiche ne peut guère
étonner les paroissiens. Avec l’approbation de son supérieur Johann von
Staupitz, vicaire général de l’ordre des Augustins en Allemagne, Luther a commencé une série
de sermons contre les abus de la pratique des indulgences, « les pires outils de la cupidité »[8].
Auparavant, l’un de ses étudiants a défendu ses pensées[9].
Lors d’une dispute d’école, il a fait défendre à un autre de ses étudiants 97
thèses qui ressemblent fort à celles affichées. En outre, le fait d’afficher
des thèses pour proposer un débat correspond à un usage académique de cette
époque. L’affichage des thèses n’a rien de révolutionnaire. Cependant, l’affiche se présente clairement comme un avertissement au nom de Dieu. « Mon but est moins d’incriminer leurs clameurs (car je ne les ai point entendues) que de détruire les imaginations erronées qu’ils font naître dans l’esprit de leurs auditeurs. »[11]
Cependant, aujourd'hui et depuis quelques
années, l’affichage des 95 thèses est contesté par certains historiens. Elles
n’auraient été envoyées qu’à l’archevêque de Mayence. « Entre 1961 et 1968 plus de trois cents
études ont abordé le sujet »[10].
Ce qui est certain est que le 31 octobre 1517, les thèses sont connues de
l’archevêque de Mayence et de l’épiscopat.
Qu’est-ce que la pratique
des indulgences ?
La pratique de
l’indulgence est très ancienne. Comme le rappelle la constitution apostolique Indulgentiarum
Doctrina de Paul VI et que confirment des travaux[12],
l’indulgence provient d’une tradition très ancienne, celle de la pratique
pénitentielle du christianisme antique. Puis « à partir du XIe siècle […] on concède des indulgences, c’est-à-dire des
proclamations générales, par lesquelles on promettait à tous les fidèles,
moyennant certaines œuvres (aumône), une remise partielle de leur pénitence et,
plus tard, une remise totale (indulgence de croisade). Le droit
d’indulgence est exercé d’ordinaire par le Pape, alors que précédemment il
l’était surtout par l’évêque. »[13]
Le premier document
l’attestant formellement et de manière incontestable parle d’une indulgence
partielle accordée en 1006 par l’archevêque d’Arles à des pénitents lors de la
dédicace de la basilique du monastère de Mont-Majeur. En 1063, le Pape Alexandre
III accorde une indulgence à ceux qui prendraient la Croix pour recouvrer la
terre sainte.
Au XIème siècle, l’indulgence
reçoit une première définition juridique dans les décrétales pontificales. Au XIIème
et XIIIème siècle, les théologiens définissent et approfondissent la doctrine. Avec
Saint Raymond de Pennaford, Saint Albert le Grand, Saint Thomas d’Aquin, elle
devient claire au niveau théologique. Une doctrine sur l’indulgence a enfin été
définie dans une bulle de Clément VI lors de la proclamation du jubilé de 1350.
En 1476, elle peut être appliquée à l’âme d’un défunt cher, qui voit alléger
ses souffrances de l’autre monde.
La pratique des
indulgences, des abus et des condamnations
La pratique des
indulgences donnent lieu à un trafic scandaleux. En 1215, le 4ème
concile de Latran dénonce les abus et tente de mieux la réglementer « parce que par suite d’indulgences
indiscrètes ou superflues que ne craignent pas d’octroyer certains prélats, les
pouvoirs de l’Église sont méprisés et la satisfaction pénitentielle est privée de
sa force »[14].
En 1312, la décrétale Abusionibus stigmatise encore les
excès.
Les abus ne sont pas
seulement scandaleux. Ils sont particulièrement dangereux au niveau de l’âme.
Ils s’accompagnent en effet d’un enseignement erroné qui remet en question la
doctrine chrétienne. Des prédicateurs enseignent que l’indulgence possède une
vertu magique qui assure une sorte d‘hypothèque sur le ciel. Le fidèle crédule
et naïf peut croire qu’il est possible d’acheter son salut. En 1482 [15]
puis en 1518, la Sorbonne condamne un prédicateur. Elle condamne fausse et
scandaleuse la proposition suivante : « Toute âme du Purgatoire s’envole immédiatement au Ciel, c’est-à-dire
est immédiatement libérée de toute peine, dès l’instant qu’un fidèle met une
pièce de six blancs, par manière de suffrage ou d’aumône, dans le tronc pour
les réparations de l’église Saint-Pierre de Saintes. »[16]
Certains théologiens ont
condamné la pratique de l’indulgence. Wicleff et Jean Huss s’y sont aussi
fortement opposés. En 1484, Lallier, un prêtre, dénie au Pape le droit de
remettre les peines de l’autre monde en octroyant l’indulgence. En 1488, un
franciscain Vitrier affirme « qu’on
ne doit point donner d’argent pour le pardon » [17]. « Prêcher que les âmes du Purgatoire sont
rachetées par les indulgences est une absurdité. » [18]
Bref, au XVème siècle, on pouvait croire que les indulgences consistaient à
acheter une place au paradis…
Les 95 thèses contre la
pratique des indulgences
En 1506 et en 1514, les
Papes concèdent des indulgences extraordinaires aux chrétiens généreux qui
verseraient de l’argent pour la construction de la basilique Saint-Pierre. L’ordre
des dominicains se voit confier la publication des indulgences, excitant la
jalousie des autres ordres religieux, notamment les Augustins. Des prédicateurs
sillonnent alors le pays pour obtenir de l’argent. Il faut souligner que seules
des régions précises peuvent prêcher cette indulgence. Ce n’est pas le cas pour
Wurtemberg.
Quand en 1517, Luther
affiche ses quatre-vingt-quinze thèses, l’un d’entre eux sillonne la terre
allemande. « Voici des passeports
pour mener l’âme humaine à travers une vallée de larmes et un océan déchaîné,
dans la patrie heureuse, au paradis. Tous les mérites acquis par les
souffrances du Christ y sont contenus, et quand il est certains que, pour un
seul de ces péchés mortels qu'on commet plusieurs par jour, après confession et
contrition, sept années d’expiation sont encore imposées soit sur terre soit au
purgatoire, qui pourrait hésiter à acquérir pour un quart de florin une de ces
lettres qui font pénétrer votre âme divine, immortelle, aux célestes béatitudes
du paradis »[19].
Les 95 thèses s’attaquent
contre les abus des indulgences, contre les Dominicains qui en sont les prédicateurs
et contre le Pape qui s’arroge le droit de remettre des peines autres que
celles infligées par lui et qui, « vu
ses richesses aussi abondantes, devrait bâtir la basilique de Saint Pierre avec
son argent plutôt qu’avec celui des pauvres fidèles ». Mais Luther ne
s’attaque pas réellement aux abus mais à l’institution même des indulgences. Il
remet en cause le droit du Pape de remettre des peines. « La remise des peines, c’est la grâce du
Christ qui l’accorde, non le Pape. C’est dans la haine de soi-même et de
son péché que l’homme peut espérer recevoir cette grâce, et non dans
l’accomplissement de quelques gestes, dans le sacrifice de quelques monnaies. »[20]
Plus exactement, il s’oppose à l’idée selon laquelle les fidèles peuvent
obtenir leur salut par leurs œuvres. Les deux dernières thèses de son factum sont
caractéristiques : « il faut
exhorter les chrétiens à s’appliquer à suive Christ leur chef, à travers les peines,
la mort et l’enfer. (94) Et à entrer
au ciel par beaucoup de tribulations, plutôt que de se reposer sur la sécurité
d’une fausse paix. »(95) Luther reproche aux autorités romaines de donner
aux Chrétiens « une fausse paix ».
« La peine dure aussi longtemps que
dure la haine de soi-même »(4).
Des thèses retentissantes
En affichant ses thèses
sur la porte d’une chapelle, Luther se propose de les
discuter publiquement. Une copie est envoyée à l’archevêque Albert de Mayence
accompagnée d’une lettre dans laquelle il proteste contre les abus que commettent
les prédicateurs en prêchant les indulgences. Mais personne ne se présente pour
l’affronter. Néanmoins, son factum se
répand dans toutes les régions allemandes et au-delà. Le succès est
retentissant. Les défenseurs de Luther présentent les thèses comme matière à
discussion, destinées à fixer les limites d’un dogme qu’ils prétendent encore
mal établi.
À l’occasion de sa thèse
de doctorat en théologie, le prédicateur d’indulgence Teztel défend cent-six Antithèses
opposées aux thèses de Luther et dans lesquelles il expose la doctrine
traditionnelle sur le sacrement de pénitence et sur les indulgences. Des
étudiants arrachent des mains du colporteur huit cents exemplaires apportés à
Wittemberg et en font un feu de joie. Par un sermon sur les indulgences et la grâce et dans ses Résolutions[21],
Luther répond à Tetzel. Il défend et accentue ses opinions. Par l’intermédiaire
de Stauptiz, il remet aussi à Rome un traité justifiant sa position et une
lettre pleine de soumission dans laquelle il réclame une enquête et un
jugement, assurant que la voix du Pape sera écoutée comme celle du Christ. Mais
furieux, l’archevêque de Mayence défère à Rome les thèses de Luther.
Vives et étranges
réactions des autorités romaines
Le Pape Léon X ne mesure
pas encore la gravité de la situation. Cependant, plus attentif, le cardinal
Thomas de Vio de Gaete, surnommé Cajetan, étudie avec soin les thèses de Luther
et y discerne les erreurs qui s’y cachent. Elles s’attaquent en fait à la
doctrine de la justification par la foi et remettent en question la notion de
mérite. Elles contestent aussi l’infaillibilité du magistère de l’Église. Les
autorités romaines demandent alors au vicaire général de l’ordre des Augustins Gabriel
della Volta d’amener à rétractation son subordonné au chapitre de 1518. La
tentative échoue. Le Pape demande alors à Luther de s’expliquer à Rome.
Silvestre Prierias, au
service de la curie romaine, publie aussi un mémoire au sujet des écrits de
Luther[22].
Il défend l’autorité du Pape et de l’Église, de l’infaillibilité de l’Église,
du concile général et du Pape dans des décisions doctrinales relatives à la foi
et à la morale. Il défend enfin la doctrine des indulgences. Mais au lieu de
montrer ses erreurs, il met uniquement l’accent sur l’attitude révoltante de
Luther contre l’Église tout en exaltant la toute-puissance pontificale. Le
document est aussi injurieux contre le moine. Ce dernier répond par un autre
pamphlet, opposant l’infaillibilité du Pape à celle de la Sainte Écriture…
De nombreuses rencontres
inutiles
En dépit de sa lettre de
soumission, Luther ne se rend pas à Rome. Il craint l’influence des Dominicains
dans les tribunaux romains. Il est soutenu par Spalatin et par le prince électeur de Saxe, Frédéric
dit le Sage. Le prince demande au Pape que le procès soit jugé en Allemagne.
Léon X accepte sa proposition. Luther devra donc se présenter à son légat, Cajetan,
en mission à Augsbourg, et rétracter ses erreurs. S’il y refuse, il sera
condamné comme hérétique et remis au bras séculier.
Le 12 octobre 1518, Luther
comparaît donc devant Cajetan à Augsbourg. La rencontre est courtoise. Le légat du Pape lui demande trois choses : la rétractation de ses erreurs, la promesse de
ne plus les enseigner et l’abstention de tout ce qui pourrait troubler la paix
de l’Église. À la demande de Luther, il précise les deux erreurs : « tu prétends que le trésor de l’Église ne
renferme pas les mérites de Notre Seigneur Jésus-Christ et de ses saints et tu
affirmes que les effets des sacrements dépendent de la foi de celui qui les
reçoit »[23].
Le légat refuse toute discussion. Luther lui remet alors une Déclaration
dans laquelle il proteste encore sa soumission à l’Église et propose de donner
oralement ou par écrit une justification de sa doctrine. Il s’en remet en outre
au jugement des Universités de Bâle, Louvain, Fribourg, voire de Paris. À la
demande du légat, le 14 octobre 1518, Luther remet à Cajetan ses Éclaircissements
portant sur les deux points contestés. Il admet que le trésor de l’Église soit
constitué par les mérites du Christ mais nie qu’il soit à la disposition du
Pape. Sur le deuxième point, c’est-à-dire sur la question de la justification,
il reprend sa thèse : le pécheur est justifié par sa foi et non par ses
œuvres. Cajetan lui demande de nouveau de se rétracter. Il lui défend de
paraître devant lui s’il n’est décidé à le faire.
Luther refuse de se
rétracter mais il est prêt à garder le silence sur la question des indulgences
si ses adversaires font de même. Fuyant Augsbourg, craignant d’être arrêté et
livrer au pouvoir civil, il rentre à Wittemberg. Le 21 octobre, il lance un
appel « du Pape mal informé au Pape mieux informé ».
Une dernière rencontre
avortée
Le 1er novembre
1518, Luther appelle à un concile œcuménique. Le prince Frédéric refuse de le
livrer au Pape et demande qu’il soit jugé par quelques Universités. Le 9
novembre, Léon X publie une bulle où il expose la doctrine traditionnelle sur
les indulgences et sur leur efficacité pour les vivants et pour les défunts.
Cependant, le camérier Charles de Miltiz est envoyé auprès de Frédéric pour
calmer l’agitation et pour que son protégé se rétracte. Conciliant et affable,
connaissant bien le milieu allemand, il semble être l’homme de la situation.
Mais en arrivant en
Allemagne, Charles de Miltiz découvre l’étendue et l’importance d’un mouvement antiromain qui soutient et encourage Luther. De nombreux professeurs religieux ont
pris parti pour lui. En dépit de ses efforts et en dépit des marques d’amabilité
à l’égard de Fréderic de Saxe, il ne parvient pas à faire évoluer la situation.
Luther persiste dans son refus. Il promet encore son silence si ses adversaires
font de même…
Remarquons qu’à plusieurs
reprises, Luther exprime sa volonté de se soumettre au Pape. Dans ses Résolutions,
il exprime toute son obéissance. « Approuvez
ou désapprouvez : votre voix sera pour moi celui du Christ, et, si j’ai
mérité la mort, je n’hésiterai pas à mourir. »[24]
En mars 1519, il persiste. Il affirme « devant Dieu et devant les hommes : je n’ai jamais voulu et je le
veux moins encore aujourd’hui, attaquer l’Église romaine ni Votre Sainteté. » [25]
La réaction catholique des
théologiens
Mais comment est-il
possible de garder le silence quand l’agitation est si grande et les questions
soulevées si importantes ?! Les théologiens finissent par répondre aux thèses
de Luther. L’Université de Louvain les censure durant l’hiver 1518-1519.
L’Université de Cologne s’apprête à le faire. Les thèses de Luther font surtout
l’objet d’une sévère critique de la part de Jean Eck, vice-chancelier de
l’Université d’Ingolstadt, reconnu comme étant un des plus brillants
théologiens d’Allemagne. Il publie les Obelisci[26]
fin décembre 1518. Luther y répond par ses Asterici. Puis, Luther et Eck
acceptent de se rencontrer pour se livrer à une dispute le 27 juin 1519 à
l’université de Leipzig. En 1525, Eck publiera un manuel de polémique contre la
doctrine de Luther, l’Enchiridion.
Les partisans de Luther
D’autres théologiens
semblent appuyer Luther. Érasme ne voit pas dans ses thèses un danger de
rupture. Il ne considère pas que Luther se sépare de l’Église. Sa seule erreur grave,
selon lui, serait de donner une forme agressive à ses idées. Carlstadt, prieur
du couvent augustin et professeur de théologie de Wittemberg, le soutient.
Luther est surtout entouré d’un ensemble d’étudiants, de bourgeois, de nobles.
Certains d’entre eux manifestant une véritable haine à l’égard de Rome. De
nombreux hussites le suivent aussi. La réputation de Luther est suffisamment
grande pour qu’elle le protège contre les condamnations pontificales. Il est
devenu un véritable chef d’une communauté de pensée.
La dispute de Leipzig
Le 27 juin 1519, Carlstadt
et Jean Eck, entourés de théologiens, se rencontrent à Leipzig. Le premier
représente Luther. Pendant quatre jours, ils débattent sur la question de la
grâce et du libre arbitre jusqu’au 3 juillet. Eck est un orateur puissant, un dialecticien
remarquable, doué d’une mémoire extraordinaire. Il triomphe facilement de son
adversaire. Carlstadt est obligé d’admettre qu’il y a dans le libre arbitre une
activité qui consiste à adhérer à la grâce. Le sujet de la seconde semaine
porte sur la primauté du Pape. Luther assiste au débat. Il défend sa thèse
selon laquelle elle est contraire à la Sainte Écriture, les Conciles de Nicée
et de Constance. Au cours des discussions, il finit par remettre en question
l’autorité du Pape et celles des conciles. Seule compte, selon Luther,
l’autorité de la Sainte Écriture. Eck démasque ainsi ses erreurs. Il le traite
alors d’hussite, déclenchant en lui une colère furieuse et des propos
incohérents. Le débat se poursuit sur la question des indulgences puis se
termine par un retour sur le libre arbitre et la justification. Le 16
juillet, la dispute est clôturée. Les procès verbaux sont envoyés aux
principales Universités. Louvain, Paris, Cologne prennent position contre
Luther.
Comme nous pouvons nous
attendre, les deux parties se déclarent vainqueurs. Mais l’intérêt n’est pas de
désigner le vainqueur. Il est ailleurs. La dispute de Leipzig a en effet eu
plusieurs conséquences. Les positions de Luther se sont clairement durcies et
se sont radicalisées. Puis, ses ressentiments contre le Pape sont devenus
publics. Sa notoriété est renforcée. Il ose tenir tête à la papauté ! En
Allemagne, on est désormais pour ou contre lui.
Le renforcement de Luther
Les humanistes sont acquis
aux idées du novateur. Pour eux, il est la victime des théologiens ignorants,
ambitieux et cupides. D’autres le saluent comme un second Saint Paul. On le
voit comme un « nouvel Hercule »
combattant Rome, le « foyer de
corruption ».
Luther regroupe aussi tous
ceux qui s’opposent au Pape. Les nobles allemands soutiennent aussi son
mouvement. Ulrich de Hutten (1488-1523) lui écrit que s’il se dresse contre la
Papauté, les hobereaux l’aideront, notamment le puissant Franz de Sickingen. Silvestre
de Schaumbourg lui met cent chevaliers à sa disposition pour le protéger. Luther
est le héros qui « affranchit
l’Allemagne de la tyrannie romaine »[27].
Dès 1518, un notaire de Nuremberg peut faire le constat suivant : « Luther est devenu l’homme le plus célèbre de
toute l’Allemagne. Ses amis le célèbrent, l’adorent, combattent pour lui, sont
prêts à tout endurer pour lui. On baise ses moindres écrits, on le surnomme le
Héraut de la Vérité, le clairon de l’Évangile ; Saint Paul, à les
entendre, parle par sa bouche. »[28]
Frédéric de Saxe demeure un appui incontestable pour Luther.
Les villes libres de
l’Empire accueillent avec joie son enseignement. Nuremberg, qui se distingue
par sa haine contre la papauté et le clergé, entre dans le mouvement. Le peuple
le considère comme un prophète envoyé de Dieu pour se dresser contre les
prélats indignes et pour rétablir la vraie doctrine du Christ.
Ainsi Luther devient le
symbole de tout un ensemble de ressentiments, voire de haine, contre Rome. Sûr
d’une telle protection, Luther n’a plus rien à craindre. Son audace est sans
borne. « Les dés en sont jetés, je
ne veux plus de réconciliation avec Rome pour l’éternité »[29],
écrit-il à Spalatin le 11 juin 1520. « Que
les Romains me condamnent ou brûlent mes écrits, qu’importe ! En revanche,
je prétends condamner et brûler publiquement tous les livres de droit papal,
cette hydre de Lerne de l’hérésie… Sylvestre de Schaumbourg et Franz de
Sickingen m’ont affranchi de toute crainte humaine… »[30]
Luther assimilera désormais le Pape à l’Antéchrist.…
La rupture
Après la dispute de
Leipzig, une première commission est mise en place à Rome pour mener le procès
de Luther. Présidée par Cajetan, elle se compose des généraux des grands ordres
et des théologiens romains. Puis elle est remplacée par une nouvelle commission
composée des meilleurs théologiens. Cajetan, Dom Jacovazzi, Pierre de Accoltis
d’Ancône, Gilles de Viterbe et Eck sont chargées d’extraire de ses écrits
toutes les propositions hétérodoxes.
Le 15 juin 1520, Léon X
publie la bulle Exsurge Domine. Luther est accusé d’hérésie. Les écrits contenant
les 41 propositions jugées hérétiques doivent être détruits. Il lui est
interdit de prêcher et d’enseigner la théologie. Il doit se rétracter dans les
deux mois sous peine d’excommunication. La publication de la bulle ne connaît
des difficultés qu’en Allemagne, à Leipzig, à Erfurt, à Viennes, etc. Il faut
l’intervention de la force impériale pour la faire diffuser.
La personnalité de Luther
Que pouvons-nous conclure
de cette regrettable histoire ? Il ne s’agit pas de juger des personnes.
Cela est bien trop facile cinq cents ans après les événements. Nous pouvons
cependant constater certains faits historiques révélateurs. Il est clair que
les thèses de Luther se radicalisent au fur et à mesure qu’il rencontre des
résistances. Certes, les germes de sa pensée étaient bien présents dès les 95
thèses comme l’avait constaté Cajetan mais sa doctrine s’éclaircit, s’affermit,
perd toute nuance lorsqu’elle est peu entendue ou combattue.
Comme le constatent tous les
historiens, catholiques ou protestants, la personnalité de Luther est un
facteur fondamental à prendre en compte dans cette histoire. Il n’y aurait pas
eu certainement de protestantisme sans Luther. Comme l’a aussi noté Érasme, il
s’exprime avec agressivité, ce qui peut expliquer l’attitude romaine.
Son comportement ne correspond guère à ses écrits. Il a prétendu à plusieurs reprises se conformer aux décisions romaines mais chaque fois, il fait preuve d’insoumission. Certes, nous pouvons peut-être entendre ses désirs d’obéissance comme des formules de flatterie ou des marques de prudence en un temps où l’hérésie pouvait conduire à la mort. Mais nous voyons surtout un homme au double langage. Pendant qu’il montre publiquement du respect à l’égard du Pape, il le vomit dans son intimité. Pendant qu’il promet du silence en échange de celui de ses adversaires, il organise son mouvement en Allemagne. Depuis l’affichage de ses 95 thèses, Luther a réclamé une dispute publique sur ses idées puis un jugement des Universités sur leur orthodoxie. Il a promis de se taire si effectivement, on lui démontrait son erreur. Or la dispute de Leipzig puis la décision de principales universalités disent clairement qu’il est dans l’erreur. Mais au lieu de remettre en question sa doctrine, Luther la radicalise. Il n’accepte pas le refus. Nous voyons là un homme bien sûr de lui-même. Se croit-il inspiré ?…
Son comportement ne correspond guère à ses écrits. Il a prétendu à plusieurs reprises se conformer aux décisions romaines mais chaque fois, il fait preuve d’insoumission. Certes, nous pouvons peut-être entendre ses désirs d’obéissance comme des formules de flatterie ou des marques de prudence en un temps où l’hérésie pouvait conduire à la mort. Mais nous voyons surtout un homme au double langage. Pendant qu’il montre publiquement du respect à l’égard du Pape, il le vomit dans son intimité. Pendant qu’il promet du silence en échange de celui de ses adversaires, il organise son mouvement en Allemagne. Depuis l’affichage de ses 95 thèses, Luther a réclamé une dispute publique sur ses idées puis un jugement des Universités sur leur orthodoxie. Il a promis de se taire si effectivement, on lui démontrait son erreur. Or la dispute de Leipzig puis la décision de principales universalités disent clairement qu’il est dans l’erreur. Mais au lieu de remettre en question sa doctrine, Luther la radicalise. Il n’accepte pas le refus. Nous voyons là un homme bien sûr de lui-même. Se croit-il inspiré ?…
Des adversaires bien
maladroits
La radicalisation de ses
idées peut aussi s’expliquer par l’attitude de ses adversaires. Ils font preuve
de maladresse. « Légèreté d’un Léon
X, lors des premiers éclats de Luther, et puis sévérité subite, où l’on
voudrait que la hâte à condamner n’eût été le fruit que de l’amour ardent de la
vérité catholique »[33],
nous dit le révérend père Vicaire. Au lieu de montrer ses erreurs, les
premières réactions des autorités romaines sont de condamner son attitude dans
des formules bien peu charitables. Leurs réactions sont ensuite mêlées de
flatteries, de superficialité, de sévérité. Elles n’ont guère compris tout
l’enjeu des questions qu’a soulevées Luther et toute l’importance de l’écho
qu’il reçoit de la population. Elles n’ont saisi ni la personnalité de Luther
ni les besoins religieux de leur temps. « La
réelle piété de Luther ne suffisait pas pour faire de lui un catholique, car
elle ne garantissait pas son orthodoxie ; mais la rectitude de la foi chez
ses adversaires s’alliait trop souvent à une totale indifférence aux besoins de
la vie spirituelle. » [34]
Les autorités romaines ont résisté aux erreurs mais leurs maladresses ont
dressé contre eux tout un mouvement de résistance.
Les autorités romaines ont
montré beaucoup de patience et de clémence. Elles ont aussi perdu beaucoup de
temps, suffisamment pour que Luther prépare sa défense et regroupe ses forces. Cette
perte de temps a aussi permis la diffusion des idées dans une population plutôt
réceptive. La chance de Luther est de voir surgir les questions de succession
au trône impérial au moment où il est encore peu réputé. La mort de l’empereur
Maximilien et sa succession préoccupent Rome et la détournent de Luther. Elle
ne peut guère se concentrer sur le problème doctrinal. Elle finit par retrouver
sa liberté de manœuvre en 1519.
L’importance des circonstances
historiques
La naissance du
protestantisme ne peut pas non plus se comprendre sans saisir les circonstances
historiques qui ont conduit une population à embrasser la cause de Luther.
Autour de lui se sont regroupés tous les mécontents de l’autorité romaine, tous
les fidèles qui ne supportaient plus l’indignité du clergé, tous ceux qui ont
été poursuivis dans les mouvements hérétiques. Il a enfin rassemblé tous ceux
qui voyaient en lui le représentant d’une nation allemande. Luther en a bien
conscience. « Pas de nation plus
méprisée que l’allemande ! L’Italie nous appelle des bêtes ; la France,
l’Angleterre se moquent de nous ; tous les autres pareillement. »[35] Des raisons politiques se sont aussi mêlées à sa cause.
Conclusion
Au moment où Rome condamne
Luther, le combat n’est plus seulement d’ordre théologique. Il regroupe trop
d’éléments humains, politiques, sociaux pour qu’il ne demeure qu’une question
de vérité ou d’erreur. Cependant, il est impératif de montrer que l’enseignement
de Luther n’est point celui de l’Église, non seulement du XVIe siècle mais
aussi de celle qui est née de Notre Seigneur Jésus-Christ. Il provient de
Luther, d’une véritable évolution ou innovation provoquée par des circonstances
bien humaines.
L’histoire de l’origine du
protestantisme révèle tous les facteurs qui érigent une erreur en une hérésie.
La réduire à une décision officielle ou encore à une prétendue arme de pouvoir
apparaît ainsi bien dérisoire. Elle révèle la nature même de l’homme qui, tenu
par l’orgueil, s’affermit et se radicalise face à une résistance, et fort d’un
appui de toute nature prend de l’audace au point de s’opposer à la voix de
l’autorité. Un hérétique devient hérésiarque s’il est suffisamment soutenu par
un contexte historique, social, politique, etc. Nous verrons alors que cet
homme finit à son tour par se perdre par ceux même qui le soutiennent…
Notes et références
[1] Fête qui célèbre l’affichage des 95 thèses de Luther. C’est à partir de là que commence l’histoire de la Réforme.
[1] Fête qui célèbre l’affichage des 95 thèses de Luther. C’est à partir de là que commence l’histoire de la Réforme.
[2] Déclaration
conjointe à l’occasion de la commémoration commune Catholique-Luthérien de la
réforme, 31 octobre 2016, w2.vatican.va.
[3] Pape François, Homélie,
prière œcuménique commune dans la cathédrale luthérienne de Lund, 31 octobre
2016, w2.vatican.va.
[4]Déclaration
conjointe à l’occasion de la commémoration commune Catholique-Luthérienne de la
réforme,
31 octobre 2016, w2.vatican.va.
[5] Cardinal Gerhard
Müller, entretien paru en espagnol Informe sobre la esperanza, rapport
sur l’espérance, cité dans www.la-croix.com, A avril 2016.
[6] Pape François, Discours
du Pape François aux participants du pèlerinage des luthériens, 13
octobre 2016, w2.vatican.va.
[7] Wittemberg,
bourgade de 2 000 habitants au début du XVIe siècle. L’université de
Wittemberg est fondée en 1502 par Frédéric de Saxe.
[8] Semons du 27
juillet 1516 et 24 février 1547 à la cathédrale de Wittemberg, dans Histoire
générale de l’Église, Abbé A. Boulanger, tome III, Les temps modernes,
volume VII, XVIe – XVIIème siècle, 1ère partie, La
réforme protestante, I, n°15, librairie catholique Emmanuel Vitte,
1938.
[9] Bernhardi de
Feldkirchen, des thèses de viribus et
voluntate hominis sine gratia.
[10] M., Lienhard, Martin Luther : un temps, une vie, un message dans L'année
Luther, Péronnet Michel dans Bulletin de l'Association d'étude sur
l'humanisme, la réforme et la renaissance, n°18, 1984, www.persee.fr
[11] Luther dans Martin
Luther, un destin, Lucien Fèbvre, End., I, 115.
[12] Voir notamment Les
origines et la nature de l’indulgence d’après une publication récente,
Henri Chirat, Revue des sciences religieuses,
Année 1954, volume 28, n°1, www.persee.fr.
[13] Mgr Bernard Burtmann,
Précis
de théologie dogmatique, Appendice, éditions Salvator, 1944.
[14] IVème concile de
Latran, 1215, chapitre 62, Denzinger 819.
[15] Jean Laillier,
prêtre, maître ès arts, licencié en théologie, qui proclamait, en 1484, que
« le pape n’avait pas le pouvoir de
remettre aux pèlerins, par des indulgences, la totalité de la peine due par eux
en raison de leurs péchés, même si ces indulgences étaient octroyées justement
et sainement » dans du Plessis d’Argentré, Collectio Judiciorum de Novis Erroribus.
Il ajoutait que les décrets et décrétales des papes n’étaient qu’attrapes et
tromperies.
[16] Du Plessis
d’Argentré, Collectio Judiciorum de Novis Erroribus, I, dans Martin
Luther, un destin, Lucien Fèbvre.
[17] Daniel-Rops, L’Église
de la Renaissance et de la Réforme, Tome I, Une révolution religieuse :
la révolution protestante, V.
[18] Daniel-Rops, L’Église
de la Renaissance et de la Réforme, Tome I, Une révolution religieuse :
la révolution protestante, V, Fayard, 1955.
[19] Tetzel, prédicateur
dominicain, dans Luther, Funck-Brentand, dans Histoire générale de l’Église,
Abbé A. Boulanger, n°15.
[20] Voir Daniel-Rops, L’Église
de la Renaissance et de la Réforme, Tome I, Une révolution religieuse :
la révolution protestante, V.
[21] Luther, Resolutiones
disputationum de indulgentiarum virtute, Résolution sur la vertu des
indulgences.
[22] Dialogue
sur les affirmations téméraires de Luther relative au pouvoir du Pape,
publié en 1518.
[23] Abbé A. Boulanger, Histoire
générale de l’Église, tome III, Les temps modernes, volume VII, XVIe
– XVIIème siècle, 1ère partie, La réforme protestante,
I, n°16.
[24] Luther, Résolution
sur la vertu des indulgences, dans L’Église de la Renaissance et de la Réforme,
Daniel-Rops, Tome I, Une révolution religieuse : la
révolution protestante, V.
[25] Luther dans L’Église de la Renaissance et de la Réforme, Daniel-Rops, Tome
I, Une
révolution religieuse : la révolution protestante, V.
[26] Obelisci ou obèles
est le terme qui désigne les signes typographiques dont on marque, dans les
marges d’un livre, les passages suspects d’hérésie.
[27] Stauffer Richard, La
Réforme, Introduction, Paris, Presses Universitaires de
France, Que sais-je ?, 2003,
URL : www.cairn.info/la-reforme
URL : www.cairn.info/la-reforme
[28] L’Église
de la Renaissance et de la Réforme, Daniel-Rops, Tome I, Une
révolution religieuse : la révolution protestante, V.
[29] Luther dans L’Église de la Renaissance et de
la Réforme, Daniel-Rops, Tome I, Une révolution religieuse : la
révolution protestante, V.
[30] Luther dans Histoire
générale de l’Église, Abbé A. Boulanger, tome III, Les temps modernes,
volume VII, XVIe – XVIIème siècle, 1ère partie, La
réforme protestante, I, n°17.
[31] Marc Lienhard, Martin Luther, Un temps, une vie, un message, Labor et fides, 4ème édition, 1991.
[32] Luther dans Histoire
générale de l’Église, Abbé A. Boulanger, tome III, Les temps modernes,
volume VII, XVIe – XVIIème siècle, 1ère partie, La
réforme protestante, I, n°18.
[33] R.P Vicaire, Histoire
ecclésiastique de l’Église, II, dans L’Église de la Renaissance et de
la Réforme, Daniel-Rops, Tome I, Une révolution religieuse : la
révolution protestante, V.
[34] Daniel-Rops, Histoire
ecclésiastique de l’Église, II, dans L’Église de la Renaissance et de
la Réforme, Tome I, Une révolution religieuse : la
révolution protestante, V.
[35] Luther, Tischreden,
W., II, 98, no 1428, année 1532 dans Martin Luther, un destin, Lucien
Fèbvre.
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