" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


mardi 11 mars 2014

Foi et raison : réponse des chrétiens aux philosophes païens.

« Il me paraît bon d’exposer à tous les raisons pour lesquelles je me suis laissé convaincre que la superstition des Galiléens est une fiction humaine, mise en œuvre par la malice ; qu’elle n’a rien en elle de divin, mais a mis à profit le penchant pour le faible, le côté puéril et insensé de l’esprit pour transformer un récit fantastique en témoignage véridique »[1]

Selon l’empereur Julien (331 ou 332-363), le contenu du christianisme serait intellectuellement faible, incohérent et mensonger. Les chrétiens sont alors accusés d’être des imposteurs et d’abuser des faibles, notamment des femmes et des esclaves, ce qui encouragerait le fanatisme. Enfin, la pratique des commandements évangéliques serait néfaste à la société. Julien n’est pas seul à combattre la religion nouvelle. L’élite païenne et le monde de l’enseignement se dressent contre elle. Ils présentent le christianisme comme contraire à la sagesse et à la raison. Les philosophes païens somment les chrétiens de s’expliquer et de justifier leur foi. Un de leurs griefs « consiste à reprocher au christianisme son caractère irrationnel et le rôle excessif dévolu à la foi » [2].
Aujourd'hui, le discours antichrétien n’a peut-être guère évolué. Nous pourrions néanmoins rajouter à cette diatribe l’accusation d’anachronisme. Il n’est pas raisonnable d’être chrétien de nos jours comme il ne l’était pas au temps de l’empire romain. C’est pourtant dans cette atmosphère peu favorable que le christianisme a grandi et s’est développé et qu’il continue de perdurer en dépit de l’opposition parfois agressive d’une élite intellectuelle sûre de sa rationalité et de sa supériorité.
Julien l'Apostat
Musée de Cluny
Le christianisme est-il voué à ne séduire que les hommes et les femmes prétendus les plus faibles et les plus ignorants de la société ? Ses adversaires comprennent rapidement leurs erreurs. En effet, leurs attaques ne restent pas sans réponse. Des chrétiens écrivent des ouvrages pour répondre à leurs accusations afin de justifier leurs croyances et la légitimité intellectuelle de leurs doctrines supposées absurdes. Pour se faire entendre, ils n’hésitent pas à utiliser les arguments des philosophes païens et leurs propres méthodes. Saint Athanase (Contre les Hellènes, 34-39) et Aristide (Apologie, 1) empruntent notamment des arguments stoïciens pour prouver l’existence de Dieu. En appuyant sur Cicéron, Théophile d’Antioche et Origène montrent aussi que la foi est utile et nécessaire et qu’elle n’est pas absurde. Les auteurs chrétiens prouvent ainsi aux élites que les doctrines chrétiennes peuvent être comprises dans leur cadre intellectuel et qu’elles sont compatibles à certains éléments de leurs philosophies. Ils ne peuvent donc la juger irrationnel sans porter atteinte à leur propre rationalité.

Leurs discours présentent un autre intérêt. Ils témoignent de l’existence d’une élite intellectuelle chrétienne, capable de répondre de manière rationnelle à leurs adversaires. L’intelligence et la culture ne sont pas simplement du côté de l’élite païenne. Des chrétiens connaissent et maîtrisent leurs philosophies. Ils sont cultivés et peuvent rivaliser ses membres les plus éminents. Les païens finissent même par recourir à des maîtres chrétiens. Origène, « l’esprit le plus universel de son temps »[3], a gagné une renommé internationale au point que des princes païens veulent l’entendre. Son autorité est incontestable.
Les écrivains chrétiens ne sont donc ni des faibles, ni des ignorants. Le fait même de répondre et d’être entendus par les philosophes païens suffirait à montrer à leurs adversaires que les chrétiens peuvent être aussi savants qu’eux. Ce sont en effet de véritables philosophes qui répondent à des philosophes, arguments contre arguments selon leurs propres méthodes, n’hésitant pas parfois à utiliser la même argumentation. Les païens apprennent ainsi à leur dépend que les chrétiens sont loin d’être des esprits faibles. Par leurs ouvrages, le christianisme a gagné ses lettres de noblesse.
D'où viennent ces chrétiens qui osent ainsi répondre à l’élite païenne ? 
Certains proviennent de cette élite. Autrefois membres de l’intelligentsia, ils se sont convertis au christianisme. Tatien était un rhéteur renommé avant sa conversion. Athénagore était un maître platonicien avant qu’il ne reçoive le baptême. « Son érudition […] le désigne tout à fait comme un de ces maîtres privés qu’employaient les cités pour former leur jeunesse »[4]. Saint Justin est probablement le premier « philosophe » chrétien qui surpasse tous ses prédécesseurs. « Représentant parfait de la classe moyenne de son temps », il est devenu philosophe. En quête de vérité, il découvre le stoïcisme qu’il juge stérile, le pythagorisme, trop érudit, et le platonisme. Il finit par conclure : «le christianisme est la seule philosophie solide et utile que j’ai jamais trouvée »[5]. Dans son ouvrage Dialogue avec Tryphon le juif,  il démontre l’incomparable supériorité du christianisme dans la connaissance de Dieu. Car la philosophie consiste essentiellement en une recherche, en une quête de Dieu. La réponse se trouve dans la personne de Notre Seigneur Jésus-Christ.
Ainsi le christianisme peut toucher des hommes éminents de la société. Comment pouvons-nous alors accepter les accusations de Julien, de Celse ou des intellectuels ? De telles conversions suffisent à rejeter leurs arguments fallacieux. Étaient-ils tous en effet idiots et faibles ces Saint Justin, Athénagore, Tatien, Origène et Saint Augustin ? Mais nous pouvons encore citer dans l’histoire d’autres intellectuels illustres qui ont embrassé la foi. N’oublions pas surtout qu’au IIe siècle, le fait d’être chrétien pouvait conduire à la mort. Saint Justin finira sa vie en martyr. Une conversion ne répond pas à des intérêts économiques, sociaux ou politiques. Elle est une entrave à la célébrité, à la tranquillité sociale, à un avenir radieux. Elle est à l’encontre de la sagesse du Monde…
Le christianisme n’attire pas seulement des gens rationnels et cultivés, parfaitement conscients de l’aspect raisonnable de la foi, il forme également des hommes à exercer leurs intelligences et à élever leurs cultures, et finalement à faire progresser l’humanité sur la voie de la connaissance et de la raison.
Au IIe siècle, la première formation que tout chrétien reçoit avant son baptême comprend les fondements de la doctrine chrétienne. Ils suivent des cours de doctrines élémentaires. Le catéchumène est en effet soigneusement préparé au baptême. Être chrétien implique en effet des exigences et des responsabilités. Ils ne s’engagent pas à la légère. De nombreuses écoles catéchétiques se sont créées dans les villes où se développe le christianisme.

Pour ceux qui veulent approfondir leurs connaissances et mieux comprendre la doctrine, il leur est possible de recevoir un enseignement plus poussé auprès de maîtres réputés, généralement sous la forme d’entretiens publics ou individuels, de causeries, de conversations au cours duquel un maître témoigne auprès de chrétiens déjà instruits de la doctrine. Saint Irénée écoute Saint Polycarpe qui transmet ce qu’il avait lui-même entendu des Apôtres et qui délivre une interprétation de la Sainte Écriture. Ce type d’enseignement s’inscrit dans la transmission de la Tradition. Saint Irénée écoute Saint Polycarpe qui est le porte-parole de Saint Jean, lui-même porte-parole de Notre Seigneur Jésus-Christ. L’approfondissement de la doctrine passe ainsi par la relation entre un maître et un élève.

A côté de cet enseignement personnel se créent aussi de véritables écoles qui approfondissent non seulement la doctrine chrétienne mais enseignent aussi les matières classiques de l’époque. A l’imitation des écoles philosophiques classiques des païens, des philosophes chrétiens enseignent et forment d’autres chrétiens pour les instruire et parfaire leurs connaissances, notamment celles des Écritures, mais aussi pour les initier à la philosophie. Un véritable enseignement solide « était dispensé au sein de véritables écoles, tout à fait comparables à celles que connaissaient le monde hellénistique »[6]. Le christianisme favorise ainsi l’enseignement et le progrès de la connaissance. L’Histoire montre suffisamment son apport dans la construction intellectuelle de l’Occident, aussi bien dans la préservation de sa connaissance, notamment au cours des invasions barbares grâce au travail des monastères, que dans son développement grâce aux écoles monastiques et aux universités prestigieuses qu’il a fondées dans de nombreuses régions. De nombreux philosophes et scientifiques illustres sont sortis de ces écoles et ont fait progresser les connaissances et les sciences.
Après sa conversion, Athénagore christianise son enseignement et fonde une des toutes premières écoles chrétiennes. Muni du manteau grec qui distingue les philosophes, Saint Justin enseigne la philosophie en authentique maître de sagesse. Son école atteint une telle réputation qu’elle est en lutte contre d’autres écoles, en particulier celle de Crescens. Nous pouvons encore citer Origène qui attire chrétiens, païens et hérétiques.
Dans tout l’empire romain naissent et croissent ainsi de nombreuses écoles chrétiennes dont la réputation attire la jeunesse. De nombreux chrétiens n’hésiteront pas à faire de grands voyages pour entendre des maîtres à penser, comme nous le montre « le périple de Saint Clément d’Alexandrie sur les pourtours de la Méditerranée »[7].


Saint Athanase
Saint Cyrille d'Alexandrie
(1561)
Certaines de ces écoles se sont regroupées dans des centres qui correspondent aux centres universitaires de l’époque. L’école chrétienne s’est ainsi logiquement insérée dans la vie intellectuelle de l’Empire romain. Le christianisme ne fuit pas le monde dans lequel il vit. Il ne s’enferme pas dans une forteresse comme s’il ne devait pas côtoyer le monde. Les chrétiens ouvrent aussi les écoles à tous ceux qui veulent les entendre. Les principaux centres chrétiens sont Rome, Athènes avant d’être remplacée par Alexandrie, et Antioche. Nous pouvons aussi citer d’autres villes secondaires comme Carthage, Smyrne, Édesse en Syrie. Dès le IIe siècle, la vie intellectuelle chrétienne est déjà foisonnante, pleine de vitalité. C’est dans ces écoles que s’est formée l’élite chrétienne.
L’enseignement de ces écoles varie en fonction du maître. Saint Justin est plutôt tourné vers l’exégèse et la Sainte Écriture, vers l’étude des textes philosophiques et d’autres textes profanes. Athénagore est plutôt préoccupé de théologie, de morale, de physique. Dans l’école d’Origène, l’étude est classique : logique, physique, géométrie, astronomie, éthique avant de passer à la théologie, à la métaphysique, à la Sainte Écriture. Les doctrines profanes sont enseignées non pas en tant que telles mais dans un but apologétique, voire méthodologique afin de tirer d’elles le meilleure partie.


Saint Ambroise
Enfin l’élite chrétienne s’est aussi formée dans les écoles païennes. Après une solide formation auprès de son père professeur, Origène étudie les philosophies grecques auprès de maîtres païens réputés pour pouvoir les réfuter. Dans le même but, il oblige ses élèves d’étudier méthodiquement la philosophie. Certains chrétiens appartiennent en outre à une classe sociale qui traditionnellement se forme à la culture de leurs temps. Saint Basile le Grand, « vaisseau lourdement chargé de culture »[8] a reçu un enseignement classique à Césarée, à Constantinople et à Athènes. Saint Ambroise en est un autre exemple. Sa culture atteint un niveau inégalable à son époque.
En conclusion, des membres de l’élite païenne se sont convertis au christianisme et ont contribué par leur intelligence et leur culture à défendre la foi pour répondre aux attaques de leurs anciens coreligionnaires. Le christianisme a aussi formé une élite capable de répondre aux accusations et aux objections des païens. Des chrétiens ont enfin approfondi leur culture en se formant auprès des maîtres païens. Tout cela montre évidemment que le christianisme ne s’adresse pas uniquement aux faibles et aux ignorants. Il s’adresse à tous les hommes sans exception. Car Notre Seigneur est venu apporter la lumière à tous.

Si au contact des chrétiens, les païens ont hâtivement accusé le christianisme d’être une religion puérile, nous pouvons peut-être les comprendre car la graine était à peine semée. Mais après deux mille ans d’histoire où les chrétiens ont déployé tant d’énergie pour combattre l’obscurantisme et développer les connaissances dans tous les domaines, nous ne pouvons qu’être atterrés et attristés d’entendre une même accusation. Les fables du XVIIIe siècle sont-elles encore plus imposantes que la force de la raison ? La haine contre l’Église a-t-elle plus de poids que la connaissance et la sagesse réunies ?

Cependant, n’oublions pas l’exemple de Saint Augustin. Si le christianisme fait encore l’objet d’une telle accusation, c’est peut-être parce que nous ne sommes peut-être pas à la hauteur des exigences de notre foi. Où est l’élite chrétienne aujourd'hui capable de répondre aux attaques incessantes dont le christianisme fait l’objet ? Que répond-elle à des hommes qui recherchent des réponses et manquent de repères ? Ils ne veulent pas de belles phrases plaisantes qui ne mènent à rien. Ils recherchent surtout d’hommes convaincus et convaincants.
Au IIIe siècle, l'empereur Julien comme tant d’autres païens connaissent la valeur de leurs adversaires. Dans leurs ouvrages, ils dénoncent le sectarisme des chrétiens, c’est-à-dire leur opiniâtreté dans leur croyance. Ce n’est donc pas leur démarche rationnelle qui est vraiment remise en cause mais leur comportement, leur inébranlable fidélité à leur foi. Aujourd'hui, avons-nous auprès de nos élites chrétiennes cette certitude de posséder la vérité ?
L’autre élément perturbant pour les païens est le refus des chrétiens de rester neutres face à la Vérité. Car la connaissance de la vérité implique un comportement, un changement de vie. Elle n’est pas que paroles à transmettre ou à étudier. Elle implique un choix et des décisions. Elle est principe d'actions. En prenant conscience de la Vérité, l’homme ne peut pas fuir devant ses responsabilités. Il ne peut plus vivre comme s’il ne savait pas. « Il importe maintenant de prendre ouvertement fait et cause pour cette Vérité, à l’encontre de tout préjugé et de toutes les calomnies, ainsi qu’il convient aux philosophes et même, s’il le faut, en y risquant sa vie »[9].
Et finalement, les païens accusent les chrétiens de mettre la foi au-dessus de la raison. « Il y a là un élément qui rend irréconciliable, du point de vue des philosophes, le christianisme et la philosophie » [10]. Les philosophes païens acceptent que la foi joue un rôle dans l’activité philosophique mais en tant que marchepied à la raison. Or chez les chrétiens, la raison est servante de la foi. L’adhésion au christianisme repose sur une révélation. Tout repose sur Notre Seigneur Jésus-Christ et non à des motifs de raison. Comme les Pères de l’Église n’ont cessé de l’affirmer, la raison et la philosophie ne suffisent pas pour saisir la Vérité et pour la vivre. L’Histoire du christianisme en montre tout leur danger quand elles sont livrées à des hommes égarés. Il faut s’en remettre nécessairement à l’autorité de l’Église.
C’est pourquoi forts de la foi, les écrivains chrétiens ont une liberté incroyable. La supériorité de Saint Justin « n’est pas simplement le fruit d’une culture plus riche, plus profonde, mais tient avant tout à l’attitude très personnelle que Justin prend lui-même à l’égard de cette culture »[11]. Ils ne sont pas assujettis à un modèle social ou intellectuel. Notre Seigneur Jésus-Christ nous donne cette liberté contrairement aux accusations des païens. Le chrétien est un homme libre...
« En acceptant la confrontation avec l’hellénisme, les Pères ont permis à une secte juive dissidente de se transformer en une institution capable non seulement d’accueillir les gens simples de tout l’empire romain, mais aussi de répondre aux besoins des lettrés et des élites »[12]. Sous la lumière de la foi, les Pères de l’Église montrent que les doctrines chrétiennes sont croyables et non déraisonnables. Audacieux, ils en arrivent même à démontrer l’ignorance de leurs adversaires et leur indignité dans leur rôle de philosophes[13]. Enfin, leurs activités littéraires et philosophiques sont de beaux témoignages d’une vérité profonde : la foi élève les capacités de l’homme et ne les supprime pas. Aujourd’hui, de manière inattendue, nous avons pu entendre un philosophe des sciences, scientifique réputé, prendre comme référence Saint Augustin dans une des questions clés de la science d’aujourd’hui qu’est la notion du temps. Quel plus bel hommage que nous pouvons rendre à ces chrétiens ! …




Références
[1] Julien, Contre les Galiléens, cité dans De Julien à Cyrille de Pierre Evieux, dans Les Apologistes chrétiens et la culture grecque, sous la direction de Bernard Pouderon et Joseph Doré.
[2] Gilles Dorival, Apologétique chrétienne et culture grecque dans Les Apologistes chrétiens et la culture grecque.
[3] Hans von Campenhausen, Les Pères grecs, traduit de l’allemand par O.Marbach, éditions de l’Orante, 1963.
[4] Bernard Puderon, Sur la formation d’une élite chrétienne dans Les Apologistes chrétiens et la culture grecque.
[5] Saint Justin cité dans Hans von Campenhausen, Les Pères grecs.
[6] Bernard Pouderon, Sur la formation d’une élite chrétienne.
[7] Bernard Puderon, Sur la formation d’une élite chrétienne.
[8] Saint Grégoire de Nazianze, Discours, 43, 21 cité dans Hans von Campenhausen, Les Pères grecs.
[9] Saint Justin cité dans Hans von Campenhausen, Les Pères grecs.
[10] Gilles Dorival, Hellenisme et patristique grecque : continuité et discontinuité, Université de Provence et Centre Lenain de Tillemont.
[11] Saint Justin cité dans Hans von Campenhausen, Les Pères grecs.
[12] Gilles Dorival, Hellenisme et patristique grecque : continuité et discontinuité.
[13] Comme Origène auprès de Celse (Voir "Celse et Origène, un combat qui dure encore", Émeraude, 14/02/2012, Saint Justin démontre que Crescens, son adversaire, ignore ce qu’il condamne.

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