" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


lundi 7 mai 2018

L'Église au temps de Clovis, une nécessaire collaboration


En juin 1995, après trois années de fouilles assidues, des archéologues découvrent une cuve dans la cathédrale de Reims à quatre mètres de profondeur sous le dallage de la nef centrale, non loin de la chaire. Des fragments de mosaïques bleus et verts, et des morceaux de marbre nous laissent deviner que dans un lointain passé, elle était d’une beauté luxueuse. Ce bassin date de la fin du IVe siècle, c’est-à-dire au temps de Clovis. Il serait ainsi le baptistère dans lequel il a été baptisé, un jour de Noël probablement en 496 [1]...

Le jour de son baptême, la cathédrale de Reims est magnifiquement décorée et illuminée. Elle resplendit triomphalement au point d’impressionner les futurs baptisés. Clovis y fait solennellement son entrée, suivi d’un brillant cortège, de beaux chefs francs et de braves soldats germains dans leur superbe parure. En dalmatiques blanches brodées d’ornements d’or, des évêques viennent à sa rencontre. Arrivé au seuil du baptistère, l’un d’entre eux, Saint Rémi, reçoit sa profession de foi puis à la demande du roi, il lui confère le baptême. « Courbe doucement le front, Sicambre, lui dit alors l’évêque de Reims, adore ce que tu as brûlé et brûle ce que tu as adoré ! » Puis, le baptême est conféré à une de ses sœurs et à trois mille guerriers. C’est ainsi que Saint Grégoire de Tours nous raconte l’événement qui a marqué d’une manière indélébile l’histoire des hommes et de l’Église.

Le baptême d’un chef d’une tribu franque n’est pas un fait sans importance dans le domaine aussi bien religieux que politique. C’est en effet un événement religieux qui touche aussi le politique de manière incalculable. Certains historiens le comparent, par ses enjeux et ses effets, à la conversion de l’empereur Constantin. Il est donc difficilement concevable de croire que le religieux et le politique sont deux domaines inséparables. À partir de ce jour où Clovis embrasse la foi catholique, une nouvelle société se fait jour.

La chute vertigineuse d’un monde



Remontons au début du Ve siècle, au moment où commence la grande invasion barbare ou plutôt la migration de nombreux peuples venus de l’Est. Certes, les bandes de Germains ne sont pas méconnus des Romains. L’Empire les a recrutées comme auxiliaires ou fédérées pour remplacer notamment les légions romaines défaillantes et les cultivateurs manquants. Elles se sont s’installées tout au long de la frontière avec leur tribu. Mais, cette fois-ci, par vagues successives, des tribus entières de barbares traversent la frontière sans rien demander. Alains, Vandales, Suèves, Burgondes, Wisigoths et Ostrogoths franchissent les frontières. Même des tribus fédérées comme les Francs quittent la frontière nord de la Gaule pour avancer dans les terres romaines. D’autres suivent leur exemple. L’Afrique est à son tour envahie. L’île de Bretagne n’est pas épargnée. Elle voit débarquer des envahisseurs, les Angles et les Jutes. « Pourquoi raconter les funérailles d’un monde qui s’écroule selon la loi ordinaire de tout ce qui périt ? »[2], s’écrit Saint Orens, évêque d’Auch. L’Empire romain semble alors bien impuissant à les arrêter. Il finit par contenir cette poussée en les instituant fédérés dans des régions de l’Empire. Puis l’impensable arrive. En 410, Rome est prise…

En moins d’un demi-siècle, tout s’écroule. La chute est d’une rapidité déconcertante. Dans cette catastrophe inimaginable, le monde semble disparaître comme emporté par une tornade. Il est frappant de voir le système politique s’écrouler avec une telle hâte. Les contemporains les plus lucides ont dû être frappés de stupeur et d’accablement en voyant s’achever ainsi une civilisation. Des chrétiens, comme Saint Augustin, ont senti dans ce désastre la main de Dieu. Les événements, si terribles qu’ils puissent être, obéissent à une intention divine et relève d’un plan qui nous dépasse. Dieu ne cesse pas de gouverner le monde. Il ne faut alors ni s’étonner ni désespérer mais prendre confiance et répondre à la tâche qu’Il nous donne. Il faut préparer l’avenir, bâtir une nouvelle civilisation et avant tout refaire l’homme. Tel est la leçon admirable de Saint Augustin…

L’Église face aux barbares

Dans ce véritable chaos, l’Église ne sombre pas. Au contraire des autorités laïques, elle assume son rôle et même au-delà. Pour cela, elle peut s’appuyer sur des évêques extraordinaires. Ce sont non seulement les "pères" des fidèles, prêtres, liturgistes, orateurs mais aussi des bâtisseurs et des administrateurs de biens souvent considérables. Et sans les chercher, devant les faiblesses des fonctionnaires impériales, ils assument des fonctions de chefs politiques. L’évêque devient en effet le représentant et le défenseur de la cité. Saint Augustin galvanise la population d’Hippone assiégé. Avec Saint Exupère, Toulouse résiste contre les Vandales. Saint Aignan arme Orléans alors que Saint Loup défend Troyes. Face aux souffrances dont ils sont témoins, les évêques viennent aussi au secours de la population, multipliant avec une charité sans borne les œuvres de bienfaisance. Notre mémoire garde encore le nom de ces nombreux évêques qui tentent de faire front avec courage et fermeté : Saint Paulin à Nôle, Saint Hilaire à Arles, Saint Marcel à Paris et bien d’autres encore restent gravés dans nos murs. Ainsi, par les vertus qu’ils déploient, ils deviennent les véritables chefs de la cité sans négliger leur rôle d’évêque. Les évêques tiennent finalement leur pays. L’Église apparaît ainsi comme la seule force d’ordre devant les barbares

À Rome, le Pape apparaît également comme un véritable chef. Saint Léon demeure ferme devant la débâcle. Il négocie avec Attila et n’hésite pas à reprendre fermement l’Empereur romain. Son influence politique est alors considérable. Un siècle plus tard, face à l’invasion lombarde, un autre Pape, Saint Grégoire le Grand, prend en main les rênes de Rome et cherche à répondre à la détresse du peuple romain. Nécessairement, il s’est impliqué dans la vie politique et sociale. Fidèle à Saint Augustin, il a travaillé pour la cité terrestre en vue de la Cité de Dieu. « Je me demande si, en ce moment, être Pape, c’est être chef spirituel ou roi temporel ! »[3], s’écrie-t-il, dévoré par tous ses travaux. Au début du VIIe siècle, le Pape est le véritable chef temporel de Rome, bien malgré lui…

Que serait advenu ce monde si les évêques s’étaient abstenus de peur de trahir leur vocation ou d’empiéter un domaine qui ne relevait pas de leur responsabilité ? Devant les défaillances des autorités et en raison de leurs vertus, de leur expérience ou encore de leurs compétences, en raison même de leur foi et de leur charité, les évêques de ce temps n’ont pas fui leurs responsabilités. Ils ne se sont pas cachés derrière des principes pour ne pas accepter e porter leur croix….

Le salut viendra-t-il d’Orient ?

Avec l’invasion des barbares, l’Europe Occidentale est désormais divisée entre les vaincus et les vainqueurs. Les vaincus sont les populations en forte majorité chrétienne de l’Empire romain et les restes des forces impériales. Celles-ci se retirent en Orient autour de la capitale de Constantinople, la future Byzance. L’Empereur n’a pas encore les moyens nécessaires pour secourir les Occidentaux. Pour reprendre possession des terres perdues, ils en appellent alors à d’autres barbares. C’est à la solde des Romains que les Wisigoths s’établissent en Aquitaine et chassent les Vandales et les Alains de l’Espagne. Les Francs et les Burgondes étaient les alliés des Romains avant de se comporter en maîtres. Le chef des Burgondes se considère comme le représentant de l’Empire et c’est sous l’effigie de l’empereur qu’il dirige ses terres conquises. Des chefs de barbares prétendent en effet gouverner leur royaume au nom de l’Empereur tout en étant finalement les seuls maîtres. Ainsi, les populations victimes des dévastations, des pillages et de multiples souffrances ne peuvent guère apprécier leurs anciens maîtres, non seulement pour leur impuissance mais aussi pour leur responsabilité et leur consentement dans le désastre dont elles sont les victimes. Les chrétiens occidentaux n’attendent plus leur salut de l’Orient…

Vers l’union des peuples ?

Theodoric
Notons que les vainqueurs sont en fait en minorité dans les pays conquis. Paradoxalement, ils sont dans une situation d’infériorité. Certains chefs barbares comprennent rapidement qu’ils ne peuvent survivre s’ils ne fusionnent pas avec les populations conquises. Comme les Ostrogoths d’Italie et les Wisigoths, ils peuvent chercher à établir des relations avec elle, se mêler à elle, et à s’unir à elle. Sans-doute ont-ils beaucoup de respect à l’égard de la civilisation romaine, voire d’admiration. En Italie, Théodoric, roi des Ostrogoths, cherche à réaliser une certaine fusion entre Goths et Romains pour faire naître une seule nation. Il est aidé par l’évêque de Pavie, Saint Ennodius. Des évêques ont en effet cherché à développer l’idée d’une collaboration afin de concevoir une nouvelle société. La mobilisation des vainqueurs et des vaincus devant les hordes des terribles Huns montrent que l’union des Romains et des Germains est possible. Mais ces efforts de fusion ou d’union échouent…

Dans sa politique d’union, Théodoric s’est heurté à la résistance d’une partie des Goths qui ne supportent pas d’être sur une part d’égalité avec des vaincus. Ils se méfient aussi de l’ancienne civilisation, craignant sans-doute que la romanité les absorbe totalement. Il n’est guère non plus aisé pour une population occupée de vouloir s’unir avec ses nouveaux maîtres.Une partie des biens des vaincus sont désormais entre leurs mains. Les anciens propriétaires ne peuvent guère rechercher de relations fraternelles avec les barbares. Cependant, la question matérielle n’est sans-doute pas la plus importante. La question religieuse demeure en effet la plus conséquente. La majorité des barbares sont en effet des ariens, c’est-à-dire des chrétiens hérétiques qui nient la divinité de Notre Seigneur Jésus-Christ.

L’arianisme est une hérésie qui a été condamné par le Concile de Nicée en 325. Depuis sa condamnation, il a été pourchassé et s’est diffusé au-delà de l’Empire, touchant en particulier les Goths puis se répandant dans d’autres tribus. Seuls les Francs, les Angles et les Saxons sont restés païens. Ainsi, dans leur majorité, les barbares envahisseurs sont ariens. Face aux catholiques, majoritaires, ils ont tendance à affirmer leurs convictions religieuses. Si certains faits montrent une certaine tolérance à l’égard des églises, des objets sacrés, des reliques, ils se montrent plutôt fanatiques à l’égard des catholiques. Le clergé arien n’est guère favorable à discuter avec des catholiques. « Chrétiens ariens, les Barbares se sentaient d’une autre espèce que ces populations qu’ils venaient de battre : le catholicisme, pour eux, c’était la religion du vaincu, de l’occupé. »[4]

Puis, avant l’invasion barbare, pendant de nombreuses années et après de multiples efforts, les catholiques ont éliminé l’arianisme de l’Empire romain. Et voilà que leur travail est réduit à néant. Pire, les ariens les dominent et pavoisent devant eux. Des églises sont réquisitionnées pour en faire leurs églises. Ils s’opposent aussi à toute construction de nouvelles églises catholiques et interdisent toute conversion au catholicisme. Comment peuvent-ils accepter une telle situation ?

Dans ces royaumes barbares, deux sociétés finissent par vivre côte à côte, juxtaposées et non confondues. Devant la résistance des catholiques, certains chefs barbares, ariens convaincus, deviennent alors persécuteurs. Sur la fin de sa vie, devenu méfiant, Théodoric jette en prison le Pape Jean Ier. La haine ne peut encore qu’accentuer le fossé qui sépare ces deux sociétés.

Vers l’exploitation et la domination, nouvelle échec

Genséric saccageant Rome, Karl Briullov
Tous les barbares ne cherchent pas à établir des relations fraternelles avec les populations vaincues. Les Vandales et les Alains n’ont que mépris à leur égard et leur font subir de nombreuses souffrances. Ils semblent vouloir tout détruire de l’ancienne civilisation. Genséric (431-477), le chef des Vandales, veut que son peuple domine les populations vaincues et exploite l’Afrique sans se mêler à elles. Tout mariage entre Vandales et gens du pays est strictement interdit. Il persécute les catholiques, appliquant les mêmes règles que les Empereurs ont édictées contre les ariens. Le culte catholique est ainsi interdit, les catholiques contrevenants massacrés.


Mais, les Vandales ne sont pas assez nombreux pour imposer longtemps leur domination. Avec le temps, ils se sont surtout laissés gagnés par les vices des villes où ils vivent, perdant un peu de leur superbe et de leur force. La résistance soutenue par les évêques ne cesse en outre de grandir.

Ainsi la question religieuse associée à un antagonisme de "race" est le véritable obstacle pour améliorer les rapports entre les barbares et les populations occupées. Pourtant, il fallait la résoudre afin d’édifier une nouvelle société devenue indispensable en ce temps de chaos. Les expériences menées par les uns, les violences exercées par les autres se heurtent à une résistance que soutiennent et dirigent des évêques.

La conversion des Francs, un pas décisif pour l’Occident

Mais, parmi les envahisseurs, se trouvent aussi des païens, qui, comme les autres Germains, ont quitté leurs terres de l’Est pour mener l’assaut contre les riches cités de l’Empire. Comme les autres, ils ont pillé et incendié, semant l’effroi à leur passage. Ce sont notamment les Francs. À la fin du Ve siècle, une grande partie des Francs Saliens est dirigée par un jeune chef déjà réputé pour sa vaillance. Il s’agit de Clovis, dont le nom véritable est Chlodovechus.

Saint Rémi, évêque de Reims, comprend que ces barbares païens peuvent être convertis. Notons que Reims appartient à un reste de l’Empire romain, le royaume de Syagrius. Il ne dépend donc pas d’un royaume barbare. Pourtant, son regard se tourne vers Clovis qui vient d’être reconnu chef de la principale bande des Saliens. Il le félicite de son accession mais ce n’est qu’un prétexte pour lui donner humblement des conseils sur les principes qui devront être mis en pratique et pour poser clairement et sans orgueil la puissance épiscopale au regard de la puissance royale. « Montrez-vous déférent envers vos évêques ; recourez toujours à leurs avis. Et, si vous êtes d’accord avec eux, votre pays s’en trouvera bien. »[5] Est-ce une invitation à une collaboration ? D’autres évêques se tournent vers Clovis, comme Saint Avit, évêque de Vienne sur le Rhône dans le royaume des Burgondes, ou encore Saint Césaire d’Arles.

Or, après avoir vaincu Syagrius et se trouver ainsi maître de la moitié nord de la Gaule, Clovis s’affirme comme un des chefs les plus actifs et puissants des barbares. Puis, Sainte Clotilde, pieuse catholique, devient sa femme. Son affluence sur lui ne peut être ignorée. Elle lui parle de son Dieu. Néanmoins, Clovis est aussi entouré d’ariens comme sa sœur.

Puis vient une célèbre bataille vers 496-497. Les Alamans pénètrent en Gaule et atteignent Besançon puis Langres. La lutte est inévitable entre les Francs Saliens et ces nouveaux envahisseurs. Une bataille décisive s’engage entre eux. Voyant ses troupes fléchir, Clovis appelle alors à l’aide le Dieu de Clotilde et s’engage à se faire baptiser en cas de victoire. Après sa victoire, Clovis tient alors sa promesse. Il devient chrétien.

Certains historiens remettent en cause cette histoire. Celle-ci fait alors l’objet de nombreux débats et de recherches. Mais un fait est avéré, incontestable : après sa victoire, il demande le baptême. Saint Vaast, ermite et futur évêque d’Arras, l’instruit de la foi catholique. Puis, en ce jour de Noël, il descend dans la cuve baptismale.
Saint Avit

L’Église comprend tout le sens et la portée de cet événement. « Grâce à vous cette partie-ci du monde brille d’un éclat propre, et dans notre Occident étincelle la lumière d’un astre nouveau ! »[6] Ces mots sont de Saint Avit. Il les adresse à Clovis. Il évoque alors « tous ces peuples qui passeront sous votre commandement, au bénéfice de l’autorité que la religion doit exercer ». Il voit dans le geste du baptême le début d’une alliance entre le roi des Francs et l’Église au bénéfice des deux. Nous retrouvons l’idée d’une collaboration que souhaitait Saint Rémi.

Cela ne signifie pas que les évêques qui se trouvent hors du royaume des Francs, comme Saint Avit, se révoltent contre leur roi ou se montrent hostiles au pouvoir en place au profit de Clovis. Ils demeurent loyaux et fidèles aux autorités du pays. Saint Césaire d’Arles demande à ses fidèles « de leur obéir pour tout ce qui est juste. » Certes ils continuent de lutter contre les erreurs ariennes et de condamner l’arianisme mais ne commettent aucun acte de trahison. Ils restent toutefois les symboles de la résistance en cas de brimades ou de persécutions.

Après sa victoire contre les Alamans, Clovis bat les Burgondes en 500 puis les Wisigoths en 507. À sa mort, en 511, son royaume, dont la capitale est désormais Paris, s’étend de la Belgique aux Pyrénées de l’Océan au Limousin. Le Massif central et la Provence lui ont échappé. En 532, la Provence puis deux ans plus tard, le royaume des Burgondes y sont annexés. Plus tard encore, l’Italie puis en Germanie, de nombreuses régions entrent dans la sphère des Francs ou leur paient tribut. Un empire commence à renaître en Occident…

Conséquences du baptême de Clovis

Par la conversion de Clovis, l’Europe occidentale n’est plus partagée entre des ariens vainqueurs et des chrétiens orthodoxes vaincus. Parmi les vainqueurs, se trouvent désormais un parti catholique vers lequel peuvent se tourner les catholiques occidentaux. Il est alors devenu moins difficile de convertir une tribu barbare. Le catholicisme n’est donc plus synonyme de romanité ou l’antique religion d’une civilisation en voie de dissolution. Il est aussi une solution d’avenir. Notons que le christianisme n’est pas spécifique à une civilisation. Comme l’a souligné Saint Augustin, il n’est lié à aucune civilisation…

Les victoires de Clovis devenu catholique apporte au catholicisme un argument solide contre tous ceux qui raillaient de cette religion des vaincus. Le catholicisme n’est plus synonyme de défaite. Au contraire, il apporte de brillantes victoires. Un obstacle majeur contre la fusion des peuples est donc désormais enlevé. La conversion des autres tribus barbares devient aussi possible.

Avec Clovis, la restauration du catholicisme en Gaule est donc rendue possible. Il est grand temps. Depuis l’invasion barbare, le paganisme s’est de nouveau implanté alors que l’arianisme se répand. Et attentif aux conseils de Saint Rémi, le chef franc se montre protecteur des catholiques. Il les aide à bâtir des églises et leur donne des terres pour élever des abbayes. Il se fait aussi protecteur contre les barbares qui, même baptisés et convertis au catholicisme, demeurent des barbares violents. À partir de 516, la Gaule peut être considéré comme étant entièrement catholique.

Aux yeux de beaucoup de Chrétiens, Clovis apparaît alors comme l’homme de la Providence, comme l’instrument de Dieu. « Dieu faisait tomber ses ennemis sous sa main et augmentait son royaume, parce qu’il marchait le cœur droit devant le Seigneur et exécutait sa volonté. »[7]

Mais l’Église remplit aussi un rôle d’une grande importance. Elle donne à ses rois des principes de justice et de piété. Le prince doit servir le peuple de Dieu.

Une conversion intéressée ?

Il est difficilement concevable pour un barbare païen de se convertir au christianisme. Le principal obstacle à sa conversion est la crucifixion de Notre Seigneur Jésus-Christ, ses souffrances et ses apparentes faiblesses. Aux yeux des barbares, en se laissant mourir dans de tels supplices, Il ne possède pas de puissances divines. Il ne rivalise pas avec la force prodigieuse de leurs dieux, Thor ou Wotan. C’est lorsque Clovis voit ses dieux impuissants qu’il en appelle au dieu de Clotilde. C’est lorsque Dieu démontre sa force qu’il se déclare convaincu. Et c’est par qu’il va de succès en succès que le catholicisme impressionne les barbares païens. Les victoires qu’il remporte démontrent la puissance de Dieu et l’impuissance des dieux germaniques. Sans ces succès, les autres tribus l’auraient-ils suivi ?

Mais, il est vrai que Clovis a pris conscience de toute l’importance du clergé catholique et de l’aide qu’il peut attendre des évêques. Le roi wisigoth Alaric II comprend aussi toute l’aide bénéfique qu’il peut lui donner. Ainsi tente-t-il de se rapprocher d’eux et d’établir une alliance. Mais, il est trop tard.

Une nécessaire collaboration

Lorsque les chefs de tribu deviennent rois, ils sont alors à la tête d’un vaste territoire et d’une population nombreuse qu’il faut diriger et administrer. Rapidement, faute de personnels compétents, ils sont débordés. Or, l’Église possède un personnel accoutumé à exercer des responsabilités et des tâches administratives. Depuis longtemps déjà, par sa formation, sa discipline, sa culture, il a remplacé les fonctionnaires civils défaillants. L’Église est à même de fournir aux rois le personnel dont il a besoin. Par la force des choses, le clergé leur fournit les fonctionnaires dont ils ont besoin.

En outre, l’Église jouit d’un prestige incontestable auprès des barbares. Les évêques ont fait face aux envahisseurs et ne les craignent pas. N’oublions pas qu’ils demeurent les vrais chefs des cités. Ils incarnent la résistance. Leur autorité s’est considérablement affermie lors des invasions. Il est vrai aussi que certains d’entre eux appartiennent à de grandes familles et possèdent un certain éclat par ce lien de sang comme par les vertus et les valeurs qu’elles ont su transmettre. Les évêques deviennent alors les guides des rois et de grands administrateurs tout en menant leurs tâches spirituelles.

Protégée par les rois, l’Église peut mener ses tâches spirituelles, envoyer ses missionnaires et développer les monastères sans oublier de soulager les plus faibles, de former les âmes et les intelligences, de sauvegarder les trésors culturels des civilisations antiques. Nos contemporains oublient souvent. L’Église a assumé seule l’œuvre de charité, l’entraide sociale, l’éducation, etc. De ces efforts sortira une nouvelle civilisation. Comment aurait-elle pu mener un tel combat dans une société devenue dure, brutale, ignorante, dégradante sans l’aide et le soutien de l’autorité royale ?

De la collaboration à la servitude ?

Ainsi l’Église et le jeune royaume franc collaborent et travaillent ensemble. Mais cette collaboration ne risque-t-elle pas d’être dangereuse ? Ne risque-t-on pas de voir les rois trop entreprenants dans les affaires de l’Église comme étaient les empereurs romains ? Dès 511, Clovis convoque un concile à Orléans, regroupant des évêques francs et wisigoths. Des canons sont établis pour réglementer notamment le droit d’asile et le recrutement du clergé. En approuvant les décisions, Clovis imite encore Constantin et les empereurs qui l’ont succédé. Ne risque-t-il pas aussi de l’imiter et de se servir de l’Église comme un instrument de pouvoir ? Mais que peuvent faire les évêques ? Ils s’en accommodent bien car face aux barbares, quelle autre autorité serait-elle capable de faire respecter les décisions de l’Église ?

La collaboration devient en effet au fil du temps préoccupante. Tout en comblant de faveurs, les rois mérovingiens, successeurs de Clovis, lui imposent une protection presque autoritaire. De 511 à 650, des conciles expriment que les rois les ont convoqués ou autorisés. Ce sont bien les rois qui donnent force de loi à leurs décisions. Ils légifèrent même en matière ecclésiastique. Les rois finissent surtout par considérer le clergé comme un corps de fonctionnaires à son service. En 614, Sigebert interdit à Saint Didier de se rendre à un concile de province. Un sujet du roi ne peut devenir clerc sans l’accord du roi. Les rois interviennent de plus en plus dans la nomination des évêques. En 616, Clotaire II promulgue un édit par lequel il se réserve le droit de nommer évêque ceux de ses palatins qui lui plaît. Au fur et à mesure que l’anarchie grandit, les évêchés deviennent ainsi des moyens d’échanges pour acheter des services ou des fidélités. Représentant une puissance et une richesse matérielle, ils attirent les aristocrates laïques. Le roi laisse des sièges vacants afin de percevoir les revenus qui leur sont attachés. Et les évêques à leur tour se détournent de leur charge pour s’occuper davantage de choses bien peu religieuses.

Prenons l’exemple de celui qui use de ce procédé comme jamais aucun roi ne l’a fait. Prenons l’exemple de Charles Martel, le maire du Palais, véritable maître du royaume des Francs. Pour augmenter le nombre de ses vassaux et les armer convenablement, Charles Martel leur distribue des terres dont une grande partie est enlevée à l’Église. Des abbayes sont confisquées, des évêchés sont donnés à ses hommes. Beaucoup de ces hommes demeurent des laïcs. Eux-mêmes transmettent leur dignité à leurs fils. Un neveu de Charles Martel cumule les évêchés de Paris, Bayeux et de Rouen ainsi que les abbayes de Jumièges et de Saint-Wandrille. La simonie se développe et l’Église est finalement aux mains des laïcs ! Comment peut-elle ne pas sombrer ? …

Conclusion

Au Ve siècle, par la force des choses, l’Église doit exercer des pouvoirs temporels afin de venir en aide aux populations et faire face à la disparition de l’Empire romain d’Occident tout en assumant ses pouvoirs spirituels. Il n’y a dans ce fait aucune prétention de la part de l’Église. Servie par des évêques extraordinaires, elle répond à sa vocation et aux commandements de Dieu. Son autorité politique et morale n’a donc pu que croître non seulement auprès de la population mais aussi auprès des barbares et de leurs chefs. Il n’est guère concevable qu’une nouvelle société et les nouveaux royaumes ne puissent se développer sans une véritable collaboration entre l’Église et les jeunes royaumes, collaboration qui a véritablement commencé lors de la conversion de Clovis. Par cet événement et les victoires des Francs, la religion chrétienne a acquis un tel prestige qu’elle peut se répandre auprès des autres tribus et réaliser l’union des peuples, des vaincus et des vainqueurs. 

Finalement, les événements historiques, et aucunement une idéologie ou des ambitions, ont conduit à une nécessaire et bienfaisante collaboration entre l’Église et l’État mais aussi à une certaine confusion des pouvoirs qui réduit de plus en plus la liberté de l’Église au bénéfice des rois ou des puissants du moment.








Notes et références
[1] La date de 496 n’est pas certaine.
[2] Cité dans L’Église des Temps barbares, Daniel-Rops, II, Fayard, 1950.
[3] Cité dans L’Église des Temps barbares, Daniel-Rops, IV, Fayard, 1950.
[4] Daniel-Rops, L’Église des Temps barbares, IV, Fayard, 1950.
[5] Saint Rémi, dans L’Église des Temps barbares, Daniel-Rops, IV.
[6] Saint Avit, dans L’Église des Temps barbares, Daniel-Rops, IV.
[7] Saint Grégoire de Tours, Histoire des Francs, dans Histoire générale de l’Église, Tome II, Le Moyen-âge, volume IV, De la chute de l’Empire d’Occident à Grégoire VII, 476-1073, Abbé A. Boulanger, librairie Emmanuelle Vitte, 1933.

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