En juin 1995, après trois
années de fouilles assidues, des archéologues découvrent une cuve dans la
cathédrale de Reims à quatre mètres de profondeur sous le dallage de la nef
centrale, non loin de la chaire. Des fragments de mosaïques bleus et verts, et
des morceaux de marbre nous laissent deviner que dans un lointain passé, elle
était d’une beauté luxueuse. Ce bassin date de la fin du IVe siècle,
c’est-à-dire au temps de Clovis. Il serait ainsi le baptistère dans lequel il a
été baptisé, un jour de Noël probablement en 496 [1]...
Le jour de son baptême, la
cathédrale de Reims est magnifiquement décorée et illuminée. Elle resplendit
triomphalement au point d’impressionner les futurs baptisés. Clovis y fait solennellement
son entrée, suivi d’un brillant cortège, de beaux chefs francs et de braves
soldats germains dans leur superbe parure. En dalmatiques blanches brodées
d’ornements d’or, des évêques viennent à sa rencontre. Arrivé au seuil du
baptistère, l’un d’entre eux, Saint Rémi, reçoit sa profession de foi puis à la
demande du roi, il lui confère le baptême. « Courbe doucement le front, Sicambre, lui dit alors l’évêque de
Reims, adore ce que tu as brûlé et brûle
ce que tu as adoré ! » Puis, le baptême est conféré à une de ses sœurs
et à trois mille guerriers. C’est ainsi que Saint Grégoire de Tours nous
raconte l’événement qui a marqué d’une manière indélébile l’histoire des hommes
et de l’Église.
Le baptême d’un chef d’une
tribu franque n’est pas un fait sans importance dans le domaine
aussi bien religieux que politique. C’est en effet un événement religieux qui
touche aussi le politique de manière incalculable. Certains historiens le
comparent, par ses enjeux et ses effets, à la conversion de l’empereur
Constantin. Il est donc difficilement
concevable de croire que le religieux et le politique sont deux domaines
inséparables. À partir de ce jour où Clovis embrasse la foi catholique, une
nouvelle société se fait jour.
La chute vertigineuse d’un
monde
En moins d’un demi-siècle,
tout s’écroule. La chute est d’une rapidité déconcertante. Dans cette
catastrophe inimaginable, le monde semble disparaître comme emporté par une
tornade. Il est frappant de voir le système politique s’écrouler avec une telle
hâte. Les contemporains les plus lucides ont dû être frappés de stupeur et
d’accablement en voyant s’achever ainsi une civilisation. Des chrétiens, comme
Saint Augustin, ont senti dans ce désastre la main de Dieu. Les événements, si
terribles qu’ils puissent être, obéissent à une intention divine et relève d’un
plan qui nous dépasse. Dieu ne cesse pas de gouverner le monde. Il ne faut alors
ni s’étonner ni désespérer mais prendre confiance et répondre à la tâche qu’Il
nous donne. Il faut préparer l’avenir, bâtir une nouvelle civilisation et avant
tout refaire l’homme. Tel est la leçon admirable de Saint Augustin…
L’Église face aux barbares
Dans ce véritable chaos, l’Église
ne sombre pas. Au contraire des autorités laïques, elle assume son rôle et même
au-delà. Pour cela, elle peut s’appuyer sur des évêques extraordinaires. Ce
sont non seulement les "pères" des fidèles, prêtres, liturgistes, orateurs mais
aussi des bâtisseurs et des administrateurs de biens souvent considérables. Et
sans les chercher, devant les faiblesses des fonctionnaires impériales, ils
assument des fonctions de chefs politiques. L’évêque devient en effet le représentant
et le défenseur de la cité. Saint Augustin galvanise la population d’Hippone
assiégé. Avec Saint Exupère, Toulouse résiste contre les Vandales. Saint Aignan
arme Orléans alors que Saint Loup défend Troyes. Face aux souffrances dont ils
sont témoins, les évêques viennent aussi au secours de la population,
multipliant avec une charité sans borne les œuvres de bienfaisance. Notre
mémoire garde encore le nom de ces nombreux évêques qui tentent de faire front
avec courage et fermeté : Saint Paulin à Nôle, Saint Hilaire à Arles,
Saint Marcel à Paris et bien d’autres encore restent gravés dans nos murs.
Ainsi, par les vertus qu’ils déploient, ils deviennent les véritables chefs de
la cité sans négliger leur rôle d’évêque. Les évêques tiennent finalement leur
pays. L’Église apparaît ainsi comme la seule force d’ordre devant les barbares…
À Rome, le Pape apparaît
également comme un véritable chef. Saint Léon demeure ferme devant la débâcle.
Il négocie avec Attila et n’hésite pas à reprendre fermement l’Empereur romain.
Son influence politique est alors considérable. Un siècle plus tard, face à
l’invasion lombarde, un autre Pape, Saint Grégoire le Grand, prend en main les
rênes de Rome et cherche à répondre à la détresse du peuple romain.
Nécessairement, il s’est impliqué dans la vie politique et sociale. Fidèle à
Saint Augustin, il a travaillé pour la cité terrestre en vue de la Cité de
Dieu. « Je me demande si, en ce
moment, être Pape, c’est être chef spirituel ou roi temporel ! »[3],
s’écrie-t-il, dévoré par tous ses travaux. Au début du VIIe siècle, le Pape est
le véritable chef temporel de Rome, bien malgré lui…
Que serait advenu ce monde si
les évêques s’étaient abstenus de peur de trahir leur vocation ou d’empiéter un domaine qui ne relevait pas de leur responsabilité ? Devant
les défaillances des autorités et en raison de leurs vertus, de leur expérience
ou encore de leurs compétences, en raison même de leur foi et de leur charité,
les évêques de ce temps n’ont pas fui leurs responsabilités. Ils ne se sont
pas cachés derrière des principes pour ne pas accepter e porter leur croix….
Le salut viendra-t-il
d’Orient ?
Avec l’invasion des
barbares, l’Europe Occidentale est désormais divisée entre les vaincus et les
vainqueurs. Les vaincus sont les populations en forte majorité chrétienne de
l’Empire romain et les restes des forces impériales. Celles-ci se retirent en
Orient autour de la capitale de Constantinople, la future Byzance. L’Empereur
n’a pas encore les moyens nécessaires pour secourir les Occidentaux. Pour
reprendre possession des terres perdues, ils en appellent alors à d’autres
barbares. C’est à la solde des Romains que les Wisigoths s’établissent en
Aquitaine et chassent les Vandales et les Alains de l’Espagne. Les Francs et
les Burgondes étaient les alliés des Romains avant de se comporter en maîtres. Le
chef des Burgondes se considère comme le représentant de l’Empire et c’est sous
l’effigie de l’empereur qu’il dirige ses terres conquises. Des chefs de
barbares prétendent en effet gouverner leur royaume au nom de l’Empereur tout
en étant finalement les seuls maîtres. Ainsi, les populations victimes des
dévastations, des pillages et de multiples souffrances ne peuvent guère
apprécier leurs anciens maîtres, non seulement pour leur impuissance mais aussi
pour leur responsabilité et leur consentement dans le désastre dont elles sont
les victimes. Les chrétiens occidentaux n’attendent plus leur salut de
l’Orient…
Vers l’union des
peuples ?
Theodoric |
Dans sa politique d’union,
Théodoric s’est heurté à la résistance d’une partie des Goths qui ne supportent
pas d’être sur une part d’égalité avec des vaincus. Ils se méfient aussi de
l’ancienne civilisation, craignant sans-doute que la romanité les absorbe
totalement. Il n’est guère non plus aisé
pour une population occupée de vouloir s’unir avec ses nouveaux maîtres.Une partie des biens des
vaincus sont désormais entre leurs mains. Les anciens propriétaires ne peuvent
guère rechercher de relations fraternelles avec les barbares. Cependant, la
question matérielle n’est sans-doute pas la plus importante. La question
religieuse demeure en effet la plus conséquente. La majorité des barbares sont en
effet des ariens, c’est-à-dire des chrétiens hérétiques qui nient la divinité
de Notre Seigneur Jésus-Christ.
L’arianisme est une hérésie
qui a été condamné par le Concile de Nicée en 325. Depuis sa condamnation, il a
été pourchassé et s’est diffusé au-delà de l’Empire, touchant en particulier
les Goths puis se répandant dans d’autres tribus. Seuls les Francs, les Angles
et les Saxons sont restés païens. Ainsi, dans leur majorité, les barbares
envahisseurs sont ariens. Face aux catholiques, majoritaires, ils ont tendance
à affirmer leurs convictions religieuses. Si certains faits montrent une
certaine tolérance à l’égard des églises, des objets sacrés, des reliques, ils
se montrent plutôt fanatiques à l’égard des catholiques. Le clergé arien n’est
guère favorable à discuter avec des catholiques. « Chrétiens ariens, les Barbares se sentaient
d’une autre espèce que ces populations qu’ils venaient de battre : le
catholicisme, pour eux, c’était la religion du vaincu, de l’occupé. »[4]
Puis, avant l’invasion
barbare, pendant de nombreuses années et après de multiples efforts, les
catholiques ont éliminé l’arianisme de l’Empire romain. Et voilà que leur travail
est réduit à néant. Pire, les ariens les dominent et pavoisent devant eux. Des
églises sont réquisitionnées pour en faire leurs églises. Ils s’opposent aussi
à toute construction de nouvelles églises catholiques et interdisent toute
conversion au catholicisme. Comment peuvent-ils accepter une telle
situation ?
Dans ces royaumes barbares,
deux sociétés finissent par vivre côte à côte, juxtaposées et non confondues. Devant
la résistance des catholiques, certains chefs barbares, ariens convaincus,
deviennent alors persécuteurs. Sur la fin de sa vie, devenu méfiant, Théodoric
jette en prison le Pape Jean Ier. La haine ne peut encore qu’accentuer le fossé
qui sépare ces deux sociétés.
Vers l’exploitation et la
domination, nouvelle échec
Genséric saccageant Rome, Karl Briullov |
Mais, les Vandales ne sont pas assez nombreux pour imposer longtemps leur domination. Avec le temps, ils se sont surtout laissés gagnés par les vices des villes où ils vivent, perdant un peu de leur superbe et de leur force. La résistance soutenue par les évêques ne cesse en outre de grandir.
Ainsi la question religieuse
associée à un antagonisme de "race" est le véritable obstacle pour améliorer les
rapports entre les barbares et les populations occupées. Pourtant, il fallait
la résoudre afin d’édifier une nouvelle société devenue indispensable en ce
temps de chaos. Les expériences menées par les uns, les violences exercées par
les autres se heurtent à une résistance que soutiennent et dirigent des
évêques.
La conversion des Francs, un
pas décisif pour l’Occident
Mais, parmi les
envahisseurs, se trouvent aussi des païens, qui, comme les autres Germains, ont
quitté leurs terres de l’Est pour mener l’assaut contre les riches cités de l’Empire.
Comme les autres, ils ont pillé et incendié, semant l’effroi à leur passage. Ce
sont notamment les Francs. À la fin du Ve siècle, une grande partie des Francs
Saliens est dirigée par un jeune chef déjà réputé pour sa vaillance. Il s’agit
de Clovis, dont le nom véritable est Chlodovechus.
Saint Rémi, évêque de Reims,
comprend que ces barbares païens peuvent être convertis. Notons que Reims
appartient à un reste de l’Empire romain, le royaume de Syagrius. Il ne dépend
donc pas d’un royaume barbare. Pourtant, son regard se tourne vers Clovis qui
vient d’être reconnu chef de la principale bande des Saliens. Il le félicite de
son accession mais ce n’est qu’un prétexte pour lui donner humblement des
conseils sur les principes qui devront être mis en pratique et pour
poser clairement et sans orgueil la puissance épiscopale au regard de la
puissance royale. « Montrez-vous
déférent envers vos évêques ; recourez toujours à leurs avis. Et, si vous
êtes d’accord avec eux, votre pays s’en trouvera bien. »[5]
Est-ce une invitation à une collaboration ? D’autres évêques se tournent
vers Clovis, comme Saint Avit, évêque de Vienne sur le Rhône dans le royaume
des Burgondes, ou encore Saint Césaire d’Arles.
Or, après avoir vaincu
Syagrius et se trouver ainsi maître de la moitié nord de la Gaule, Clovis
s’affirme comme un des chefs les plus actifs et puissants des barbares. Puis, Sainte Clotilde, pieuse catholique, devient sa femme. Son affluence sur lui ne peut
être ignorée. Elle lui parle de son Dieu. Néanmoins, Clovis est aussi entouré
d’ariens comme sa sœur.
Puis vient une célèbre
bataille vers 496-497. Les Alamans pénètrent en Gaule et atteignent Besançon
puis Langres. La lutte est inévitable entre les Francs Saliens et ces nouveaux
envahisseurs. Une bataille décisive s’engage entre eux. Voyant ses troupes
fléchir, Clovis appelle alors à l’aide le Dieu de Clotilde et s’engage à se
faire baptiser en cas de victoire. Après sa victoire, Clovis tient alors sa
promesse. Il devient chrétien.
Certains historiens
remettent en cause cette histoire. Celle-ci fait alors l’objet de nombreux débats et de recherches. Mais un fait est avéré, incontestable : après sa
victoire, il demande le baptême. Saint Vaast, ermite et futur évêque d’Arras,
l’instruit de la foi catholique. Puis, en ce jour de Noël, il descend dans la
cuve baptismale.
Saint Avit |
L’Église comprend tout le sens
et la portée de cet événement. « Grâce
à vous cette partie-ci du monde brille d’un éclat propre, et dans notre
Occident étincelle la lumière d’un astre nouveau ! »[6]
Ces mots sont de Saint Avit. Il les adresse à Clovis. Il évoque alors « tous ces peuples qui passeront sous votre
commandement, au bénéfice de l’autorité que la religion doit exercer ».
Il voit dans le geste du baptême le début d’une alliance entre le roi des
Francs et l’Église au bénéfice des deux. Nous retrouvons l’idée d’une collaboration
que souhaitait Saint Rémi.
Cela ne signifie pas que les
évêques qui se trouvent hors du royaume des Francs, comme Saint Avit, se
révoltent contre leur roi ou se montrent hostiles au pouvoir en place au profit
de Clovis. Ils demeurent loyaux et fidèles aux autorités du pays. Saint Césaire
d’Arles demande à ses fidèles « de
leur obéir pour tout ce qui est juste. » Certes ils continuent de
lutter contre les erreurs ariennes et de condamner l’arianisme mais ne
commettent aucun acte de trahison. Ils restent toutefois les symboles de la
résistance en cas de brimades ou de persécutions.
Après sa victoire contre les
Alamans, Clovis bat les Burgondes en 500 puis les Wisigoths en 507. À sa mort,
en 511, son royaume, dont la capitale est désormais Paris, s’étend de la
Belgique aux Pyrénées de l’Océan au Limousin. Le Massif central et la Provence
lui ont échappé. En 532, la Provence puis deux ans plus tard, le royaume des
Burgondes y sont annexés. Plus tard encore, l’Italie puis en Germanie, de nombreuses
régions entrent dans la sphère des Francs ou leur paient tribut. Un empire
commence à renaître en Occident…
Conséquences du baptême de
Clovis
Par la conversion de Clovis,
l’Europe occidentale n’est plus partagée entre des ariens vainqueurs et des
chrétiens orthodoxes vaincus. Parmi les vainqueurs, se trouvent désormais un
parti catholique vers lequel peuvent se tourner les catholiques occidentaux. Il
est alors devenu moins difficile de convertir une tribu barbare. Le catholicisme
n’est donc plus synonyme de romanité ou l’antique religion d’une civilisation
en voie de dissolution. Il est aussi une solution d’avenir. Notons que le
christianisme n’est pas spécifique à une civilisation. Comme l’a souligné Saint
Augustin, il n’est lié à aucune civilisation…
Les victoires de Clovis
devenu catholique apporte au catholicisme un argument solide contre tous ceux
qui raillaient de cette religion des vaincus. Le catholicisme n’est plus
synonyme de défaite. Au contraire, il apporte de brillantes victoires. Un
obstacle majeur contre la fusion des peuples est donc désormais enlevé. La
conversion des autres tribus barbares devient aussi possible.
Avec Clovis, la restauration
du catholicisme en Gaule est donc rendue possible. Il est grand temps. Depuis
l’invasion barbare, le paganisme s’est de nouveau implanté alors que
l’arianisme se répand. Et attentif aux conseils de Saint Rémi, le chef franc se
montre protecteur des catholiques. Il les aide à bâtir des églises et leur
donne des terres pour élever des abbayes. Il se fait aussi protecteur contre
les barbares qui, même baptisés et convertis au catholicisme, demeurent des
barbares violents. À partir de 516, la Gaule peut être considéré comme étant
entièrement catholique.
Aux yeux de beaucoup de
Chrétiens, Clovis apparaît alors comme l’homme de la Providence, comme
l’instrument de Dieu. « Dieu faisait
tomber ses ennemis sous sa main et augmentait son royaume, parce qu’il marchait
le cœur droit devant le Seigneur et exécutait sa volonté. »[7]
Mais l’Église remplit aussi
un rôle d’une grande importance. Elle donne à ses rois des principes de justice
et de piété. Le prince doit servir le peuple de Dieu.
Une conversion
intéressée ?
Il est difficilement concevable pour un
barbare païen de se convertir au christianisme. Le principal obstacle à sa
conversion est la crucifixion de Notre Seigneur Jésus-Christ, ses souffrances
et ses apparentes faiblesses. Aux yeux des barbares, en se laissant mourir dans
de tels supplices, Il ne possède pas de puissances divines. Il ne rivalise pas
avec la force prodigieuse de leurs dieux, Thor ou Wotan. C’est lorsque Clovis
voit ses dieux impuissants qu’il en appelle au dieu de Clotilde. C’est lorsque Dieu démontre sa force qu’il se déclare convaincu. Et c’est par qu’il va de
succès en succès que le catholicisme impressionne les barbares païens. Les
victoires qu’il remporte démontrent la puissance de Dieu et l’impuissance des
dieux germaniques. Sans ces succès, les autres tribus l’auraient-ils
suivi ?
Mais, il est vrai que Clovis
a pris conscience de toute l’importance du clergé catholique et de l’aide qu’il
peut attendre des évêques. Le roi wisigoth Alaric II comprend aussi toute
l’aide bénéfique qu’il peut lui donner. Ainsi tente-t-il de se rapprocher d’eux
et d’établir une alliance. Mais, il est trop tard.
Une nécessaire collaboration
Lorsque les chefs de tribu
deviennent rois, ils sont alors à la tête d’un vaste territoire et d’une
population nombreuse qu’il faut diriger et administrer. Rapidement, faute de personnels
compétents, ils sont débordés. Or, l’Église possède un personnel accoutumé à
exercer des responsabilités et des tâches administratives. Depuis longtemps
déjà, par sa formation, sa discipline, sa culture, il a remplacé les
fonctionnaires civils défaillants. L’Église est à même de fournir aux rois le
personnel dont il a besoin. Par la force des choses, le clergé leur fournit les
fonctionnaires dont ils ont besoin.
En outre, l’Église jouit
d’un prestige incontestable auprès des barbares. Les évêques ont fait face aux
envahisseurs et ne les craignent pas. N’oublions pas qu’ils demeurent les vrais
chefs des cités. Ils incarnent la résistance. Leur autorité s’est
considérablement affermie lors des invasions. Il est vrai aussi que certains
d’entre eux appartiennent à de grandes familles et possèdent un certain éclat
par ce lien de sang comme par les vertus et les valeurs qu’elles ont su
transmettre. Les évêques deviennent alors les guides des rois et de grands
administrateurs tout en menant leurs tâches spirituelles.
Protégée par les rois,
l’Église peut mener ses tâches spirituelles, envoyer ses missionnaires et
développer les monastères sans oublier de soulager les plus faibles, de former
les âmes et les intelligences, de sauvegarder les trésors culturels des
civilisations antiques. Nos contemporains oublient souvent. L’Église a assumé
seule l’œuvre de charité, l’entraide sociale, l’éducation, etc. De ces efforts
sortira une nouvelle civilisation. Comment aurait-elle pu mener un tel combat
dans une société devenue dure, brutale, ignorante, dégradante sans l’aide et le
soutien de l’autorité royale ?
Ainsi l’Église et le jeune
royaume franc collaborent et travaillent ensemble. Mais cette collaboration ne
risque-t-elle pas d’être dangereuse ? Ne risque-t-on pas de voir les rois
trop entreprenants dans les affaires de l’Église comme étaient les
empereurs romains ? Dès 511, Clovis convoque un concile à Orléans, regroupant
des évêques francs et wisigoths. Des canons sont établis pour réglementer
notamment le droit d’asile et le recrutement du clergé. En approuvant les
décisions, Clovis imite encore Constantin et les empereurs qui l’ont succédé.
Ne risque-t-il pas aussi de l’imiter et de se servir de l’Église comme un
instrument de pouvoir ? Mais que peuvent faire les évêques ? Ils s’en
accommodent bien car face aux barbares, quelle autre autorité serait-elle
capable de faire respecter les décisions de l’Église ?
La collaboration devient en
effet au fil du temps préoccupante. Tout en comblant de faveurs, les rois
mérovingiens, successeurs de Clovis, lui imposent une protection presque
autoritaire. De 511 à 650, des conciles expriment que les rois les ont
convoqués ou autorisés. Ce sont bien les rois qui donnent force de loi à leurs
décisions. Ils légifèrent même en matière ecclésiastique. Les rois finissent surtout
par considérer le clergé comme un corps de fonctionnaires à son service. En
614, Sigebert interdit à Saint Didier de se rendre à un concile de province. Un
sujet du roi ne peut devenir clerc sans l’accord du roi. Les rois interviennent
de plus en plus dans la nomination des évêques. En 616, Clotaire II promulgue
un édit par lequel il se réserve le droit de nommer évêque ceux de ses palatins
qui lui plaît. Au fur et à mesure que l’anarchie grandit, les évêchés
deviennent ainsi des moyens d’échanges pour acheter des services ou des
fidélités. Représentant une puissance et une richesse matérielle, ils attirent
les aristocrates laïques. Le roi laisse des sièges vacants afin de percevoir
les revenus qui leur sont attachés. Et les évêques à leur tour se détournent de
leur charge pour s’occuper davantage de choses bien peu religieuses.
Prenons l’exemple de celui
qui use de ce procédé comme jamais aucun roi ne l’a fait. Prenons l’exemple de
Charles Martel, le maire du Palais, véritable maître du royaume des Francs. Pour
augmenter le nombre de ses vassaux et les armer convenablement, Charles Martel
leur distribue des terres dont une grande partie est enlevée à l’Église. Des
abbayes sont confisquées, des évêchés sont donnés à ses hommes. Beaucoup de ces
hommes demeurent des laïcs. Eux-mêmes transmettent leur dignité à leurs fils.
Un neveu de Charles Martel cumule les évêchés de Paris, Bayeux et de Rouen
ainsi que les abbayes de Jumièges et de Saint-Wandrille. La simonie se
développe et l’Église est finalement aux mains des laïcs ! Comment
peut-elle ne pas sombrer ? …
Conclusion
Au Ve siècle, par la force
des choses, l’Église doit exercer des pouvoirs temporels afin de venir en aide
aux populations et faire face à la disparition de l’Empire romain d’Occident
tout en assumant ses pouvoirs spirituels. Il n’y a dans ce fait aucune
prétention de la part de l’Église. Servie par des évêques extraordinaires, elle
répond à sa vocation et aux commandements de Dieu. Son autorité politique et
morale n’a donc pu que croître non seulement auprès de la population mais aussi
auprès des barbares et de leurs chefs. Il n’est guère concevable qu’une
nouvelle société et les nouveaux royaumes ne puissent se développer sans une
véritable collaboration entre l’Église et les jeunes royaumes, collaboration
qui a véritablement commencé lors de la conversion de Clovis. Par cet événement
et les victoires des Francs, la religion chrétienne a acquis un tel prestige
qu’elle peut se répandre auprès des autres tribus et réaliser l’union des
peuples, des vaincus et des vainqueurs.
Finalement, les événements historiques, et aucunement une idéologie ou des ambitions, ont conduit à une nécessaire et bienfaisante collaboration entre l’Église et l’État mais aussi à une certaine confusion des pouvoirs qui réduit de plus en plus la liberté de l’Église au bénéfice des rois ou des puissants du moment.
Finalement, les événements historiques, et aucunement une idéologie ou des ambitions, ont conduit à une nécessaire et bienfaisante collaboration entre l’Église et l’État mais aussi à une certaine confusion des pouvoirs qui réduit de plus en plus la liberté de l’Église au bénéfice des rois ou des puissants du moment.
[2]
Cité dans L’Église des Temps barbares, Daniel-Rops, II, Fayard, 1950.
[3]
Cité dans L’Église des Temps barbares, Daniel-Rops, IV, Fayard, 1950.
[4]
Daniel-Rops, L’Église des Temps barbares, IV, Fayard, 1950.
[5]
Saint Rémi, dans L’Église des Temps barbares, Daniel-Rops, IV.
[6]
Saint Avit, dans L’Église des Temps barbares, Daniel-Rops, IV.
[7]
Saint Grégoire de Tours, Histoire des Francs, dans Histoire générale
de l’Église, Tome II, Le Moyen-âge, volume IV, De la
chute de l’Empire d’Occident à Grégoire VII, 476-1073, Abbé A.
Boulanger, librairie Emmanuelle Vitte, 1933.
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