" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 19 mai 2018

Le combat de l'indépendance de l'Église au Moyen-âge (Xe-XIIe siècle)


Encore de nos jours, dans des livres récents, nous constatons avec amertume, voire avec colère, que l’Église au temps du Moyen-âge est encore décrite de manière erronée et malhonnête. On l’accuse d’avoir régné en maître sur les populations et de vouloir les asservir. Parfois, une phrase assassine est jetée dans une argumentation sans qu’il n’y ait véritable volonté de la dénigrer. Cette image est ancrée dans la mémoire collective. Elle est admise par tous et fait partie de tout discours relatif à notre passé. Elle est l’un des innombrables clichés que les générations se transmettent en dépit d’une meilleure connaissance de notre passé. Ces préjugés biaisent nos jugements et nous éloignent inévitablement de notre véritable histoire. Or en ignorant d’où nous venons, il est bien difficile de comprendre ce que nous sommes devenus et finalement de trouver notre voie dans le temps qui passe. Le passé éclaire notre présent et participe à la construction de notre avenir. Il ne s’agit pas seulement de défendre la vérité et de combattre des mensonges éhontés, il s’agit aussi et surtout d’éclairer aujourd’hui les hommes de bonne volonté.

Revenons donc en ce temps où l’Église aurait été oppressive à l’égard des populations qu’elle aurait laissées dans l’obscurité afin de mieux les soumettre à son bon vouloir. Les partisans d’une telle conception historique ne songent parfois qu’au temps où les Papes semblaient vouloir soumettre les États. Ils accusent encore les doctrines qu’ils ont défendues et la politique qu’ils ont menée au détriment des États. Confondant l’Église et la papauté, ils dénoncent alors une volonté d’hégémonie de l’Église, qui serait la source d’une prétendue tyrannie.

Ce qui est vraiment visé est une époque qui commence au Xe siècle et s’achève au XVe siècle. Des Papes illustrent ce temps. Nicolas II, Innocent III, Boniface VIII en sont les principaux. Ce qui est condamné est aussi une doctrine, celle notamment connue sous le nom de "théorie des deux glaives". Parfois, on parle d’« augustinisme politique » mais ce terme du XXe siècle nous paraît impropre. Il condamne plus qu’il n’éclaire.

Ainsi, dans notre article, nous allons revenir sur ce temps afin de mieux le comprendre et nous éloigner des funestes clichés. Et comme dans tout discours raisonnable, commençons par comprendre la situation dans laquelle l’Église se trouvait, c’est-à-dire dans un état de soumission à l’égard des seigneurs. Rendons-nous au IXe siècle…

La soumission de l’Église aux puissances temporelles

Au IXe siècle, l’Église est en effet dans un état de sujétion à l’égard des autorités temporelles, qu’il s’agisse de l’Empereur, des rois, des grands de l’Empire ou du royaume, ou encore des seigneurs locaux. Nous pouvons citer trois liens de dépendance.


Dagobert Ier investit Audomar à
 la tête de l'évêché de Thérouanne

Vie de Saint Omer, XIe siècle. Wikipédia.



Le premier réside dans la désignation des évêques et des abbés. Ce sont bien les Empereurs, les rois et les seigneurs qui les désignent selon leur bon vouloir. Certes, leurs choix peuvent s’avérer justes et bénéfiques pour l’Église mais la qualité des élus dépend grandement des princes et de leurs motivations. Parfois des intérêts purement politiques orientent leurs décisions. Des hommes indignes peuvent alors occuper des postes ecclésiastiques ou religieux, et abuser de leur autorité. Les titres ecclésiastiques et religieux sont en effet considérés comme un instrument du pouvoir aux mains des princes. Ces titres sont aussi forts utiles pour acheter des fidélités et accroître son influence. La simonie[7] est alors une plaie terrible pour l’Église. Elle est aussi l’objet d’un trafic qui permet de remplir le trésor de l’État. Dans le royaume capétien, c’est une source de revenus dont les rois ne peuvent guère se passer. Notons surtout que dans le Saint Empire germanique, les premiers Empereurs, comme Othon Ier, investissent les évêques de pouvoirs de gouvernement et des droits qui leur sont attachés, les « regalia », afin de contrebalancer l’influence de l’aristocratie laïque. L’habitude a été prise de l’investir en même temps de leur dignité épiscopale en lui remettant l’anneau et la crosse. On parle alors d’investiture par l’anneau et la crosse.

Le deuxième lien de dépendance, assurément plus grave, concerne le régime féodal. En effet, par nécessité, les évêchés et les abbayes doivent à leur tour entrer dans le système féodal. L’évêque et l’abbé deviennent des vassaux qui se recommandent à des seigneurs et leur doivent alors des obligations en échange d’une protection. Ce service aboutit à d’étranges confusions et à d’intolérables contradictions. Ainsi pour répondre à leur serment, des évêques ou des abbés arment des hommes pour faire la guerre, voire les dirigent sur des champs de bataille. À leur tour, ils peuvent avoir des vassaux et réclamer leurs dus. Les pouvoirs spirituel et temporel sont ainsi confondus…

Enfin, par le droit de patronage, des seigneurs considèrent les églises que leurs ancêtres ont édifiées comme leurs biens propres et n’hésitent pas à y affecter des clercs de leur choix, parfois sans l’assentiment de l’évêque. Or, la plupart de ces églises, autrefois chapelles privées, sont devenues celles de la paroisse en raison de la christianisation des campagnes et de l’augmentation de la population chrétienne. Une telle situation peut conduire à des querelles entre l’évêque et le seigneur propriétaire. Mais les clercs ainsi désignés finissent par n’être que les domestiques des seigneurs.

Les évêques et les abbés peuvent-ils alors se tourner vers le Pape pour trouver le secours nécessaire ? Mais le Pape est dans une situation encore pire. La papauté est en effet soumise aux puissances du jour, d’abord aux aristocrates de Rome qui font et défont les Papes, puis aux Empereurs. Depuis la constitution romaine de 824, le Pape ne peut être consacré sans avoir auparavant prêté serment à l’Empereur. Sa nomination dépend donc de lui. Au début du XIe siècle, l’Empereur Henri III (1039-1056) fait élire des papes et les déposent selon ses intérêts. C’est un faiseur de Pape

Au Xe siècle, l’Église est bien aux mains des autorités temporelles tant au niveau local et régional qu’au niveau de la chrétienté naissante.

L’impuissance de l’Église

L’état de dépendance dans lequel l’Église se trouve peut alors s’avérer catastrophiques. L’autorité ecclésiastique ou religieuse n’est plus au service des fidèles ou des moines mais du seigneur qui l’a désigné ou qui acheté le titre. Le prélat du Saint Empire germanique est probablement plus préoccupé de politique que des problèmes pastoraux. Par les liens féodaux, les liens politiques supplantent les liens canoniques. En outre, la paroisse ou le monastère ne sont plus que des biens qu’on traite au mieux pour s’enrichir comme un capital à exploiter. Le trafic éhonté des dignités épiscopal conduit à des scandales. Les créatures d’un roi deviennent évêques comme Gazli, frère bâtard de Robert le Pieux, à Chartres en 1028. Ceux qui achètent à grands prix des titres tentent de se faire rembourser auprès de son clergé. Et les revenus du clergé sont réduits à la portion congrue, à la mendicité. Que devient une abbaye si son abbé n’est qu’un laïc peu séduit par la vie religieuse mais fortement intéressé par sa richesse ? Que devient les fidèles d’un évêché si l’évêque ne se soucie guère du salut de leur âme ?


Le roi Charles le Chauve

Conscients de cette situation et des abus dont elle est responsable, des évêques interviennent auprès des souverains. Ils protestent en effet contre l’intervention des laïcs dans les affaires de l’Église et contre la simonie. « Comment oses-tu en venir à distribuer les dignités, ou plus exactement les charges ecclésiastiques ? Sache d’abord que tout bien consacré légalement au Seigneur sous forme d’aumônes ne peut appartenir qu’aux églises. Et si tu veux transmettre par décret divin les bénédictions et le Saint-Esprit que tiennent du Seigneur ses élus, par le moyen des évêques consacrés, sache aussi que tu outrepasses grandement l’office qui est le tien. »[1] C’est par ses paroles que Wala (v. 772-836) , abbé de Corbie, s’adresse au roi Louis le Pieux (778-840). Au concile de Yutz, en 836, les évêques réclament avec une telle force la fin des abus que le roi Charles le Chauve est obligé de promettre de ne plus séculariser des biens de l’Église. Leurs doléances sont tellement nombreuses en 846 qu’ils doivent les restituer. Mais toute cette opposition semble vaine. À peine sa promesse donnée, Charles le Chauve se soumet à ses seigneurs qui ne peuvent renoncer aux richesses de l’Église. Au Xe siècle, Ratier, évêque de Vérone, fustige la simonie si pratiquée en son époque qu’il la qualifie de « siècle de Simon ».

Les évêques ne parviennent guère à imposer leur autorité sur les rois et les seigneurs locaux. Leur autorité est insuffisante pour s’opposer aux abus de pouvoir. Faut-il attendre qu’un homme véritablement chrétien devienne roi pour que l’Église puisse être libre ? Pourtant, deux faits concrets révèlent la véritable puissance de l’Église à l’égard des souverains.

Le sacre de l’Empereur et des rois

Le premier fait qui marque l’importance de l’Église est le rôle qu’elle joue dans le sacre des rois depuis le VIIIe siècle. Un événement capital sépare en effet les rois mérovingiens avec leurs successeurs carolingiens. Les premiers deviennent rois par le privilège du sang en vertu de la coutume ancestrale des Francs. À partir de Pépin le Bref, les seconds sont sacrés par un évêque. Le sacre est en quelque sorte la marque de l’Église mise sur la royauté. Le Pape Etienne II (752-757) renouvelle même le sacre de Pépin le Bref en déclarant « anathème quiconque ne se soumettrait pas à eux et à leur descendance ».

Certes, l’Église n’innove pas en sacrant le roi des Francs. Le sacre est déjà pratiqué dans le royaume des Wisigoths. En 672, le sacre de Wamba (663-v.688) est sans-doute l’un des premiers de l’histoire. La situation de l’Église dans ce royaume est particulière. Le roi fait appliquer avec force les décisions des conciles, régulièrement convoqués à Tolède. Rapidement, ces assemblées se préoccupent des grandes affaires du royaume, religieuses et politiques. Les conciles, dirigés par le métropolitain de Tolède, sont formés des évêques, des abbés, des prêtres et des Grands laïques. Le concile général est en quelque sorte l’assemblée représentative des Wisigoths. Les clercs y imposent très souvent leur volonté. L’autorité religieuse prime sans difficulté sur celle des laïcs.

Le sacre investit donc le roi d’une autorité et d’une puissance nouvelle. Sacré, le roi devient l’élu de Dieu. Il est marqué d’un caractère religieux indélébile. Pépin le Bref a été élu roi par des élections avant d’être sacré. Il peut craindre alors que ses électeurs le déposent mais sacré, il devient indétrônable. Mais le sacre ne lui apporte pas que des avantages. Il implique aussi le devoir de protéger l’Église. Cet acte établit désormais un lien ou une sorte d’alliance entre le roi et le Pape, entre le trône et l’autel.

Un autre fait marque encore la dynastie carolingienne. Le fils de Pépin le Bref, Charles, dit Charlemagne, est sacré empereur en l’an 800, le jour de Noël, à Saint-Pierre. L’Empire d’Occident est ressuscité. Mais contrairement aux usages des Empereurs romains, Charlemagne est sacré par les mains du Pape avant la proclamation du peuple. L’ordre d’investiture a été changé et ce changement est d’une importance capitale. Autrefois, c’était le peuple qui nommait l’Empereur romain. Le sacre ne faisait que confirmer ce choix. Il n’était qu’une cérémonie non décisive. Or par le geste du Pape, l’Empereur carolingien semble tirer sa légitimité du sacrement et non de la proclamation du peuple, qui n’apporte qu’un témoignage. C’est bien le Pape qui fait l’Empereur ! Seule la personnalité de Charlemagne fait oublier ce geste d’une portée extraordinaire. Lorsque le Pape sera suffisamment fort et les autorités temporelles faibles, le principe prévaudra…

L’autorité réelle de l’Église

Quand l’État succombe à l’anarchie et aux coups multiples des invasions, au Ve puis au IXe siècle, la population trouve le secours nécessaire chez les évêques et les abbés. En dernier ressort, c’est bien l’Église qui la soutient dans ces terribles moments et apportent ce dont elle a besoin pour survivre. La structure de l’État ne survit guère à de telles épreuves. 

En outre, lorsque le moment de la restauration arrive, l’État s’appuie sur l’Église pour secourir les plus faibles, les malades, les infirmes, les enfants abandonnés, et lui donne les moyens de mener ses œuvres. De même, l’enseignement est confié à l’Église comme la culture survit dans les monastères. Les forces vives résident finalement dans l’Église. 

Enfin, alors que l’Empire romain et carolingien se divisent et se déchirent dans la violence, l’Église demeure une et une seule. Son unité de foi est une force qui prend de l’ampleur face à l’émiettement des États.

Un besoin de réformes

Au Xe siècle, la situation de l’Église est donc particulièrement grave. La simonie est une pratique courante, et avec elle le nicolaïsme[8]. Mais elle est suffisamment claire pour que des hommes avisés comprennent la source des abus constatés. Les abbés réformateurs cherchent ainsi à retirer tout lien avec les évêques et seigneurs pour se mettre sous la seule tutelle du Pape, les immunisant ainsi de toute intervention laïque. Ce privilège est appelé « exemption ». Les fondateurs de Cluny placent ainsi leur abbaye sous l’autorité directe et immédiate du Pape. « Que l’Église de Cluny soit affranchie de la domination des rois, des évêques, des comtes, ou même de tout parent du duc Guillaume »[2], qui est le donateur. « Cette indépendance, arrachant Cluny aux réseaux des influences et des structures féodales, conférait à la nouvelle abbaye un prestige exceptionnel, qui lui donna le crédit nécessaire pour entreprendre l’œuvre de réforme monastique. » [3] Cet exemple est suivi par d’autres monastères pour restaurer la discipline et mettre en place une réforme durable. Il est une des raisons d’une véritable renaissance monastique en Europe.

Comme Rathier (v.890-974), évêque de Vérone, de nombreux évêques demandent que l’épiscopat soit soustrait à toute influence laïque. L’Église ne peut se réformer en rompant les liens de dépendance qui la soumettent aux autorités laïques.

L’affirmation de la Papauté

Bien avant le Xe siècle, certains Papes tentent de protéger l’Église contre l’intervention laïque comme Nicolas I qui défend vigoureusement la primauté pontificale dans les questions de foi mais aussi de discipline. En 867, le concile de Troyes déclare illégale tout déposition d’évêque sans l’assentiment du Pape. Le souverain pontife devient le juge suprême en appel. Par son action, Nicolas Ier défend les droits de l’Église et affirme son autorité sur tous les souverains. Mais ce redressement ne survit pas à sa mort. Les Papes qui le succèdent ne sont pas suffisamment forts pour faire face aux différentes puissances. Ils tombent de nouveau sous leur tutelle. Il faut alors attendre le XIe siècle pour que s’affirme de nouveau et durablement l’autorité du Pape grâce notamment une succession d’hommes de fortes personnalités sur le siège pontifical.

Le premier Pape réformateur est Nicolas II (1059-1061). En trois ans seulement, il parvient à faire changer la situation. Il prend deux mesures d’importance capitale. Par un décret daté du 13 avril 1059, il met fin à l’usage du choix du Pape par l’Empereur. Un précédent a déjà été créé quelques années auparavant, en 1056. Profitant des circonstances, Etienne IX est en effet élu hors de la volonté de l’Empereur. Mais l’élection de son successeur est l’objet d’intrigues de la part des nobles romains. Ce décret déclare que seuls les cardinaux pourront désormais élire le Pape. Nicolas II retire le choix du Pape aux laïcs et le confie aux cardinaux. Certes, doivent être « saufs l’honneur et la révérence dus à Henri, présentement roi et futur empereur si Dieu le veut », mais personne n’est dupe. Plus tard, en août 1060, un nouveau décret confirme ce mode d'élection mais il n’est plus question de « révérence » à l’Empereur. Ainsi, par le sacre, le Pape fait l’Empereur mais celui-ci ne joue plus de rôle dans l’élection du Pape.

La deuxième décision est aussi importante. En 1059, il fait décréter le canon suivant : « aucun clerc ou prêtre ne reçoive en aucune façon une église des mains d’un laïc, soit par de l’argent, soit gratuitement ». Ainsi il s’oppose à la simonie et condamne toute investiture laïque.

Par ces deux décisions capitales, Nicolas II cherche à libérer l’Église des mains des autorités laïques. La liberté retrouvée, l’Église peut alors combattre les abus qui l'affligent. Les principes sont jetés. Ils sont réaffirmés avec Saint Grégoire VII (v.1015-1085), élu pape en 1073 .

La Querelle des Investitures

Saint Grégoire VII
Les décisions des Papes ont été plus ou moins adoptées selon les régions. Dans les royaumes chrétiens d‘Espagne, il n’y a eu aucune résistance. La simonie est très peu pratiquée et l’Église joue un rôle essentiel depuis des siècles. Dans le royaume des Francs, la situation est mitigée. Le roi est hostile et les nobles réservés. La vente des dignités ecclésiastique est une source de revenus qu’ils ne peuvent négliger. Mais les légats pontificaux appliquent les directives, souvent avec l’appui de la population qui n’hésite pas à expulser des prélats prévaricateurs et concubinaires comme à Reims ou à Thérouanne. L’opposition la plus forte réside dans l’Empire tant les évêques et les abbés sont devenus les pièces essentielles de l’administration et de la politique impériales. L’Empereur ne peut se passer d’eux. Conscients de leur rôle et de leur puissance, les prélats ne veulent guère non plus les perdre. La condamnation de toute investiture laïque remet donc en cause le régime impérial. La volonté d’indépendance du Pape inquiète aussi l’Empereur. Une nouvelle autorité se dresse devant la sienne, une autorité sans-doute rivale. 

Finalement, les Papes et les Empereurs s’engagent dans un long et sérieux conflit. Au cours de cet affrontement, nous pouvons noter plusieurs rebondissements. Alors que l’Empereur Henri IV (1056-1106) fait déchoir le Pape Saint Grégoire VII dans un synode et fait élire un autre pape, dans un autre synode, Saint Grégoire VII dépose l’Empereur. « Je délie tous les chrétiens du serment qu’ils ont contracté envers lui ; je défends à qui que ce soit de le reconnaître comme roi. »[4] Le geste du Pape est totalement nouveau. Il impressionne les contemporains. Comme nous avons pu le noter, le Pape fait l’Empereur. Il peut donc aussi le défaire. Certes, ce n’est pas nouveau qu’un roi ou un empereur est excommunié, mais provenant du Pape et pour les intérêts de l’Église, la déposition acquiert une dimension radicalement nouvelle.  


Néanmoins après l’épisode de Canossa[6] en janvier 1077, et une lutte confuse, l’Empereur Henri IV finit par occuper Rome, Saint-Pierre et le Latran. Une véritable guerre civile éclate sur les terres impériales et en Italie. Voyant les victoires de son adversaire, le chef normand Robert Guiscard envoie ses troupes au secours du Pape. Mais ses bandes de mercenaires pillent, violent, tuent et massacrent. Rome s’insurge et le sang coule sur les innocents. Effrayé par tant de malheurs, le Pape Saint Grégoire VII est au comble de la douleur. Mais, conscient de la nécessité de l’Église de se libérer du joug des laïcs, il rappelle les principes qu’il a défendus dans sa dernière encyclique. Il meurt brisé à Salerne le 25 mai 1085…

Les successeurs de Saint Grégoire VII, notamment Urbain II (1088-1099) et Pascal II (1099-1118), deux religieux clunisiens faut-il noter, réaffirment les principes posés. Ils veulent libérer l’Église du régime féodal. Ils s’opposent donc aux souverains qui se livrent au trafic des titres ecclésiastiques, comme dans les royaumes d’Angleterre de Guillaume le Conquérant ou de France avec Philippe Ier, et plus spécialement à l’Empereur. La lutte contre l’investiture laïque se poursuit et ne fait qu’accroître le désordre. De nouveau, l’Empereur est excommunié et tente de s’imposer en Italie, n’hésitant pas à arrêter le Pape.

La fin de la Querelle des Investitures

Un roi donne à un évêque les investitures

Mediaevaland Modern History 
 PhilipVan Ness Myers, 1905
Au XIIe siècle, une solution finit par s’imposer grâce à l’évêque et canoniste Yves de Chartres. Le remède est d’abord trouvé en France. Dans le royaume de Philippe Ier, si l’investiture laïque est abandonnée en 1098, le roi conserve le droit d’agrément à l’élection canonique et continue d’investir les prélats du temporel de leur église en échange d’un serment de fidélité. Il y a bien distinction entre les pouvoirs spirituel et temporel. C’est en effet dans cette distinction que réside la solution. Mgr Yves de Chartres essaye de concilier la réalité et les principes.

Il s’agit donc de distinguer, dans un titre ecclésiastique, deux investitures, l’une ecclésiastique pour les éléments spirituels, et l’autre laïque pour les avantages temporels afférents. Car un évêque ou un abbé est à la fois dépositaires de pouvoirs religieux mais aussi titulaires de domaines concédés par un laïc et doté d’un pouvoir de gouvernement temporel. Dans l’investiture, il s’agit donc de séparer l’élément religieux et les biens temporels. Il y a donc en fait deux investitures, l’une spirituelle qui ne peut être accomplie que par une autorité religieuse, l’autre temporelle qui appartient de droit au suzerain. Le Pape Calixte II (1119-1123) rappelle finalement le principe sur lequel doit être fondés les rapports entre l’Église et l’État : « Que l’Église obtienne ce qui est du Christ et que l’Empereur ait tout ce qui lui revient. »[5] L’investiture par la crosse et l’anneau est ainsi réservée au Pape ou à l’évêque consécrateur alors que la remise des biens temporels revient au suzerain. La Querelle des Investitures est ainsi close…

Dans le Concordat de Worms, conclu en 1122 entre le Pape Calixte II et l’Empereur, la solution préconisée par Mgr Yves de Chartres est acceptée. L’investiture est doublée. L’Empereur renonce à l’investiture par la crosse et l’anneau. Il s’engage à laisser se dérouler librement les élections épiscopales. En échange, le Pape accorde à l’Empereur ou à son mandataire le droit d’être présent à l’élection et, en cas de contestation, d’arbitrer en faveur du candidat le plus digne, après avoir pris avis des évêques de la province. La remise du sceptre symbolise désormais l’investiture temporelle des biens et des fonctions politiques associées à la charge épiscopale.

Une telle solution ne règle pas tout. La situation de l’Église dépend en fait fortement de l’attitude de l’autorité temporelle à l’égard des évêques. En France, Louis VII est très respectueux de la liberté de l’Église. Il suit les recommandations des collèges électoraux. Cette attitude peut très vite changer si le roi privilégie ses intérêts au détriment de ceux de l’Église. En Angleterre, le roi renonce à l’investiture mais obtient le serment de vassalité des évêques. Néanmoins par ces tolérances, le Pape Pascal II parvient à faire progresser la réforme sur l’île britannique. Ces exemples montrent la nécessité de collaboration entre les autorités religieuses et politiques mais pour cela, faut-il des rapports de force équilibrés. Sans l’appui du Pape, Saint Anselme aurait-il pu réussir ses réformes ?

Le 1er concile de Latran

Pour sanctionner le compromis entre l’Empereur et le Pape, le Pape Calixte III convoque un concile en 1123. Ce geste est à deux titres d’une très grande importance. D’une part, le Pape renoue avec une tradition interrompue depuis plus de trois siècles, depuis le IVe Concile de Constantinople, en 869. D’autre part, cette tradition est mêlée d’innovation puisque contrairement aux usages, c’est le Pape qui prend l’initiative et convoque le concile, et non l’Empereur. Ce geste marque sans contestation un renforcement de son pouvoir et de son prestige. Ce concile, rassemblant entre trois et cinq cents évêques et abbés, est destiné à la réforme de l’Église. Sont condamnés la simonie (canon 1), le concubinage des clercs (canon 3), et des usurpations de laïcs sur les biens et les fonctions ecclésiastiques (canon 4).

Conclusion

Considérant l’intrusion du pouvoir temporel comme la racine des maux qui affligent l’Église, les Papes œuvrent dans deux directions : l’indépendance de l'Église dans l’élection du souverain pontife et l’extirpation de la simonie. Ils veulent retirer aux autorités laïques toute emprise ou influence dans la nomination des autorités religieuses. Sans cette double émancipation, l’Église ne peut avoir de liberté d’action pour mener les réformes nécessaires. Il s’agit alors de remettre en cause l’autorité temporelle qui, abusant de ses pouvoirs, a mis sous tutelle les autorités ecclésiastiques et religieuses. Les moines réformateurs ont bien compris la voie à suivre. Cluny est dès sa fondation directement rattachée à Rome, hors de portée des princes. C’est bien un renversement de la hiérarchie appliquée depuis plusieurs siècles. Ce n’est donc pas étonnant que les décisions des Papes aient provoqué autant de résistances et de luttes.

Recontre de saint Anselme 
et de la comtesse Mathilde 

devant saint Grégoire VII. 
Romanelli. XVIIe



Certes, dans ce combat, il y a eu beaucoup de maladresses et de violences de part et d’autre. Les bonnes intentions sont aussi parfois difficilement applicables dans la vie concrète. Les conflits ont aussi tendance à obscurcir les esprits. Néanmoins, et en dépit des échecs de Saint Grégoire VII, l’Église a remporté des avantages incontestables sans lesquels la réforme dite grégorienne n’aurait pas autant progressé. Grâce au compromis obtenus, l’autorité du Pape s’est affermie face à l’Empereur et aux rois. Les rapports de force entre les autorités religieuses et temporelles ont changé et ont certainement permis une collaboration plus équilibrée entre les deux pouvoirs. Dans son diocèse, l’évêque n’est plus seul devant l’État. Il peut s’appuyer sur une autorité suffisamment forte et indépendante. La lutte qu’ils ont menée en défendant des principes vrais était la condition sans laquelle l’Église ne pouvait pas mener les réformes morales et disciplinaires dont elle avait grand besoin.

Cependant, la question des rapports entre les autorités religieuses et temporelles ne sont pas réglées. Le Concordat de Worms pour l’Empire ou les accords conclus dans le royaume d’Angleterre ne résolvent pas tous les problèmes. La question de la suprématie est en effet posée…




Notes et références
[1] Wall, abbé de Corbie, sermon à Louis le Pieux, cité dans L’Église des Temps barbares, Daniel-Rops, VIII, Fayard.
[2] Citez dans Histoire religieuse de l’Occident médiéval, Jean Chélini, Hachette, chap. IV, 1991.
[3] Jean Chélini, Histoire religieuse de l’Occident médiéval, chap. IV.
[4] Saint Grégoire VII dans L’Église de la cathédrale et de la croisade, Daniel-Rops, V, Fayard, 1952.
[5] Calixte II dans L’Église de la cathédrale et de la croisade, Daniel-Rops, V, Fayard, 1952.
[6] Après avoir été excommunié, l'empereur Henri IV se rend à Canossa auprès du Pape Saint Grégoire VII et lui demande pardon. Le pape lève l'excommunication portée contre lui.
[7] Simonie : pratique consistant à vendre ou acheter des choses spirituelles en échange d'un bien temporel, pécuniaire ou autre.
[8] Nicolaïsme : le fait pour un prêtre d'enfreindre la règle de célibat ou de chasteté.

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