Encore
de nos jours, dans des livres récents, nous constatons avec amertume, voire
avec colère, que l’Église au temps du Moyen-âge est encore décrite de manière erronée et malhonnête. On l’accuse
d’avoir régné en maître sur les populations et de vouloir les asservir.
Parfois, une phrase assassine est jetée dans une argumentation sans qu’il n’y
ait véritable volonté de la dénigrer. Cette image est ancrée dans la mémoire
collective. Elle est admise par tous et fait partie de tout discours relatif à
notre passé. Elle est l’un des innombrables clichés que les générations se
transmettent en dépit d’une meilleure connaissance de notre passé.
Ces préjugés biaisent nos jugements et nous éloignent inévitablement de notre
véritable histoire. Or en ignorant d’où nous venons, il est bien difficile de
comprendre ce que nous sommes devenus et finalement de trouver notre voie dans
le temps qui passe. Le passé éclaire notre présent et participe à la
construction de notre avenir. Il ne s’agit pas seulement de défendre la vérité
et de combattre des mensonges éhontés, il s’agit aussi et surtout d’éclairer
aujourd’hui les hommes de bonne volonté.
Revenons
donc en ce temps où l’Église aurait été oppressive à l’égard des populations qu’elle
aurait laissées dans l’obscurité afin de mieux les soumettre à son bon vouloir.
Les partisans d’une telle conception historique ne songent parfois qu’au temps
où les Papes semblaient vouloir soumettre les États. Ils accusent encore les
doctrines qu’ils ont défendues et la politique qu’ils ont menée au détriment
des États. Confondant l’Église et la papauté, ils dénoncent alors une volonté
d’hégémonie de l’Église, qui serait la source d’une prétendue tyrannie.
Ce
qui est vraiment visé est une époque qui commence au Xe siècle et s’achève au
XVe siècle. Des Papes illustrent ce temps. Nicolas II, Innocent III, Boniface
VIII en sont les principaux. Ce qui est condamné est aussi une doctrine, celle
notamment connue sous le nom de "théorie des deux glaives". Parfois, on parle
d’« augustinisme politique »
mais ce terme du XXe siècle nous paraît impropre. Il condamne plus qu’il
n’éclaire.
Ainsi,
dans notre article, nous allons revenir sur ce temps afin de mieux le
comprendre et nous éloigner des funestes clichés. Et comme dans tout discours
raisonnable, commençons par comprendre la situation dans laquelle l’Église se
trouvait, c’est-à-dire dans un état de soumission à l’égard des seigneurs. Rendons-nous
au IXe siècle…
La
soumission de l’Église aux puissances temporelles
Au
IXe siècle, l’Église est en effet dans un état de sujétion à l’égard des
autorités temporelles, qu’il s’agisse de l’Empereur, des rois, des grands de
l’Empire ou du royaume, ou encore des seigneurs locaux. Nous pouvons citer
trois liens de dépendance.
Dagobert Ier investit Audomar à
la tête de l'évêché de Thérouanne.
Vie de Saint Omer, XIe siècle. Wikipédia.
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Le
premier réside dans la désignation des évêques et des abbés. Ce sont bien les
Empereurs, les rois et les seigneurs qui les désignent selon leur bon vouloir. Certes,
leurs choix peuvent s’avérer justes et bénéfiques pour l’Église mais la qualité
des élus dépend grandement des princes et de leurs motivations. Parfois des
intérêts purement politiques orientent leurs décisions. Des hommes indignes peuvent
alors occuper des postes ecclésiastiques ou religieux, et abuser de leur
autorité. Les titres ecclésiastiques et religieux sont en effet considérés
comme un instrument du pouvoir aux mains des princes. Ces titres sont aussi forts utiles pour acheter des fidélités et accroître son influence. La
simonie[7] est alors une plaie terrible pour l’Église. Elle est aussi l’objet d’un
trafic qui permet de remplir le trésor de l’État. Dans le royaume capétien,
c’est une source de revenus dont les rois ne peuvent guère se passer. Notons
surtout que dans le Saint Empire germanique, les premiers Empereurs, comme
Othon Ier, investissent les évêques de pouvoirs de gouvernement et des droits
qui leur sont attachés, les « regalia »,
afin de contrebalancer l’influence de l’aristocratie laïque. L’habitude a été
prise de l’investir en même temps de leur dignité épiscopale en lui remettant
l’anneau et la crosse. On parle alors d’investiture par l’anneau et la crosse.
Le
deuxième lien de dépendance, assurément plus grave, concerne le régime féodal.
En effet, par nécessité, les évêchés et les abbayes doivent à leur tour entrer
dans le système féodal. L’évêque et l’abbé deviennent des vassaux qui se
recommandent à des seigneurs et leur doivent alors des obligations en échange
d’une protection. Ce service aboutit à d’étranges confusions et à
d’intolérables contradictions. Ainsi pour répondre à leur serment, des évêques ou
des abbés arment des hommes pour faire la guerre, voire les dirigent sur des
champs de bataille. À leur tour, ils peuvent avoir des vassaux et réclamer
leurs dus. Les pouvoirs spirituel et temporel sont ainsi confondus…
Enfin,
par le droit de patronage, des seigneurs considèrent les églises que leurs
ancêtres ont édifiées comme leurs biens propres et n’hésitent pas à y affecter
des clercs de leur choix, parfois sans l’assentiment de l’évêque. Or, la
plupart de ces églises, autrefois chapelles privées, sont devenues celles de la
paroisse en raison de la christianisation des campagnes et de l’augmentation de
la population chrétienne. Une telle situation peut conduire à des querelles
entre l’évêque et le seigneur propriétaire. Mais les clercs ainsi désignés finissent
par n’être que les domestiques des seigneurs.
Les
évêques et les abbés peuvent-ils alors se tourner vers le Pape pour trouver le
secours nécessaire ? Mais le Pape est dans une situation encore pire. La
papauté est en effet soumise aux puissances du jour, d’abord aux aristocrates
de Rome qui font et défont les Papes, puis aux Empereurs. Depuis la
constitution romaine de 824, le Pape ne peut être consacré sans avoir
auparavant prêté serment à l’Empereur. Sa nomination dépend donc de lui. Au
début du XIe siècle, l’Empereur Henri III (1039-1056) fait élire des papes et
les déposent selon ses intérêts. C’est un faiseur de Pape…
Au
Xe siècle, l’Église est bien aux mains des autorités temporelles tant au niveau
local et régional qu’au niveau de la chrétienté naissante.
L’impuissance
de l’Église
L’état
de dépendance dans lequel l’Église se trouve peut alors s’avérer
catastrophiques. L’autorité ecclésiastique ou religieuse n’est plus au service
des fidèles ou des moines mais du seigneur qui l’a désigné ou qui acheté le
titre. Le prélat du Saint Empire germanique est probablement plus préoccupé de
politique que des problèmes pastoraux. Par les liens féodaux, les liens
politiques supplantent les liens canoniques. En outre, la paroisse ou le monastère
ne sont plus que des biens qu’on traite au mieux pour s’enrichir comme un
capital à exploiter. Le trafic éhonté des dignités épiscopal conduit à des
scandales. Les créatures d’un roi deviennent évêques comme Gazli, frère bâtard
de Robert le Pieux, à Chartres en 1028. Ceux qui achètent à grands prix des
titres tentent de se faire rembourser auprès de son clergé. Et les revenus du
clergé sont réduits à la portion congrue, à la mendicité. Que devient une
abbaye si son abbé n’est qu’un laïc peu séduit par la vie religieuse mais
fortement intéressé par sa richesse ? Que devient les fidèles d’un évêché
si l’évêque ne se soucie guère du salut de leur âme ?
Le roi Charles le Chauve |
Conscients
de cette situation et des abus dont elle est responsable, des évêques
interviennent auprès des souverains. Ils protestent en effet contre
l’intervention des laïcs dans les affaires de l’Église et contre la simonie. « Comment oses-tu en venir à distribuer les
dignités, ou plus exactement les charges ecclésiastiques ? Sache d’abord
que tout bien consacré légalement au Seigneur sous forme d’aumônes ne peut
appartenir qu’aux églises. Et si tu veux transmettre par décret divin les
bénédictions et le Saint-Esprit que tiennent du Seigneur ses élus, par le moyen
des évêques consacrés, sache aussi que tu outrepasses grandement l’office qui
est le tien. »[1] C’est
par ses paroles que Wala (v. 772-836) , abbé de Corbie, s’adresse au roi Louis le Pieux (778-840). Au concile
de Yutz, en 836, les évêques réclament avec une telle force la fin des abus que le roi Charles le Chauve est obligé de promettre de ne plus séculariser des biens de
l’Église. Leurs doléances sont tellement nombreuses en 846 qu’ils doivent les
restituer. Mais toute cette opposition semble vaine. À peine sa promesse
donnée, Charles le Chauve se soumet à ses seigneurs qui ne peuvent renoncer aux
richesses de l’Église. Au Xe siècle, Ratier, évêque de Vérone, fustige la
simonie si pratiquée en son époque qu’il la qualifie de « siècle de Simon ».
Les
évêques ne parviennent guère à imposer leur autorité sur les rois et les
seigneurs locaux. Leur autorité est insuffisante pour s’opposer aux abus de
pouvoir. Faut-il attendre qu’un homme véritablement chrétien devienne roi pour
que l’Église puisse être libre ? Pourtant, deux faits concrets révèlent la
véritable puissance de l’Église à l’égard des souverains.
Le
sacre de l’Empereur et des rois
Le
premier fait qui marque l’importance de l’Église est le rôle qu’elle joue dans
le sacre des rois depuis le VIIIe siècle. Un événement capital sépare en effet
les rois mérovingiens avec leurs successeurs carolingiens. Les premiers
deviennent rois par le privilège du sang en vertu de la coutume ancestrale des
Francs. À partir de Pépin le Bref, les seconds sont sacrés par un évêque. Le
sacre est en quelque sorte la marque de l’Église mise sur la royauté. Le Pape
Etienne II (752-757) renouvelle même le sacre de Pépin le Bref en déclarant « anathème quiconque ne se soumettrait pas à
eux et à leur descendance ».
Certes,
l’Église n’innove pas en sacrant le roi des Francs. Le sacre est déjà pratiqué
dans le royaume des Wisigoths. En 672, le sacre de Wamba (663-v.688) est sans-doute l’un
des premiers de l’histoire. La situation de l’Église dans ce royaume est
particulière. Le roi fait appliquer avec force les décisions des conciles,
régulièrement convoqués à Tolède. Rapidement, ces assemblées se préoccupent des
grandes affaires du royaume, religieuses et politiques. Les conciles, dirigés
par le métropolitain de Tolède, sont formés des évêques, des abbés, des prêtres
et des Grands laïques. Le concile général est en quelque sorte l’assemblée
représentative des Wisigoths. Les clercs y imposent très souvent leur volonté.
L’autorité religieuse prime sans difficulté sur celle des laïcs.
Le
sacre investit donc le roi d’une autorité et d’une puissance nouvelle. Sacré,
le roi devient l’élu de Dieu. Il est marqué d’un caractère religieux
indélébile. Pépin le Bref a été élu roi par des élections avant d’être sacré. Il peut craindre alors que ses électeurs le déposent mais sacré, il devient indétrônable. Mais le sacre ne lui apporte pas que des avantages. Il
implique aussi le devoir de protéger l’Église. Cet acte établit désormais un
lien ou une sorte d’alliance entre le roi et le Pape, entre le trône et
l’autel.
Un
autre fait marque encore la dynastie carolingienne. Le fils de Pépin le Bref,
Charles, dit Charlemagne, est sacré empereur en l’an 800, le jour de Noël, à
Saint-Pierre. L’Empire d’Occident est ressuscité. Mais contrairement aux usages
des Empereurs romains, Charlemagne est sacré par les mains du Pape avant la
proclamation du peuple. L’ordre d’investiture a été changé et ce changement est
d’une importance capitale. Autrefois, c’était le peuple qui nommait l’Empereur
romain. Le sacre ne faisait que confirmer ce choix. Il n’était qu’une cérémonie
non décisive. Or par le geste du Pape, l’Empereur carolingien semble tirer sa
légitimité du sacrement et non de la proclamation du peuple, qui n’apporte
qu’un témoignage. C’est bien le Pape qui fait l’Empereur ! Seule la
personnalité de Charlemagne fait oublier ce geste d’une portée extraordinaire.
Lorsque le Pape sera suffisamment fort et les autorités temporelles faibles, le
principe prévaudra…
L’autorité
réelle de l’Église
Quand
l’État succombe à l’anarchie et aux coups multiples des invasions, au Ve puis
au IXe siècle, la population trouve le secours nécessaire chez les évêques et
les abbés. En dernier ressort, c’est bien l’Église qui la soutient dans ces
terribles moments et apportent ce dont elle a besoin pour survivre. La
structure de l’État ne survit guère à de telles épreuves.
En outre, lorsque le
moment de la restauration arrive, l’État s’appuie sur l’Église pour secourir
les plus faibles, les malades, les infirmes, les enfants abandonnés, et lui
donne les moyens de mener ses œuvres. De même, l’enseignement est confié à
l’Église comme la culture survit dans les monastères. Les forces vives résident
finalement dans l’Église.
Enfin, alors que l’Empire romain et carolingien se
divisent et se déchirent dans la violence, l’Église demeure une et une seule.
Son unité de foi est une force qui prend de l’ampleur face à l’émiettement des
États.
Un
besoin de réformes
Au
Xe siècle, la situation de l’Église est donc particulièrement grave. La simonie est
une pratique courante, et avec elle le nicolaïsme[8]. Mais elle est suffisamment
claire pour que des hommes avisés comprennent la source des abus constatés. Les
abbés réformateurs cherchent ainsi à retirer tout lien avec les évêques et
seigneurs pour se mettre sous la seule tutelle du Pape, les immunisant ainsi de
toute intervention laïque. Ce privilège est appelé « exemption ». Les fondateurs de Cluny placent ainsi leur abbaye
sous l’autorité directe et immédiate du Pape. « Que l’Église de Cluny soit affranchie de la domination des rois, des
évêques, des comtes, ou même de tout parent du duc Guillaume »[2], qui est
le donateur. « Cette indépendance,
arrachant Cluny aux réseaux des influences et des structures féodales,
conférait à la nouvelle abbaye un prestige exceptionnel, qui lui donna le
crédit nécessaire pour entreprendre l’œuvre de réforme monastique. » [3] Cet
exemple est suivi par d’autres monastères pour restaurer la discipline et
mettre en place une réforme durable. Il est une des raisons d’une véritable
renaissance monastique en Europe.
Comme
Rathier (v.890-974), évêque de Vérone, de nombreux évêques demandent que l’épiscopat soit
soustrait à toute influence laïque. L’Église ne peut se réformer en rompant les
liens de dépendance qui la soumettent aux autorités laïques.
L’affirmation
de la Papauté
Bien
avant le Xe siècle, certains Papes tentent de protéger l’Église contre
l’intervention laïque comme Nicolas I qui défend vigoureusement la primauté
pontificale dans les questions de foi mais aussi de discipline. En 867, le
concile de Troyes déclare illégale tout déposition d’évêque sans l’assentiment
du Pape. Le souverain pontife devient le juge suprême en appel. Par son action,
Nicolas Ier défend les droits de l’Église et affirme son autorité sur tous les
souverains. Mais ce redressement ne survit pas à sa mort. Les Papes qui le
succèdent ne sont pas suffisamment forts pour faire face aux différentes
puissances. Ils tombent de nouveau sous leur tutelle. Il faut alors attendre le
XIe siècle pour que s’affirme de nouveau et durablement l’autorité du Pape
grâce notamment une succession d’hommes de fortes personnalités sur le siège
pontifical.
Le
premier Pape réformateur est Nicolas II (1059-1061). En trois ans seulement, il
parvient à faire changer la situation. Il prend deux mesures d’importance
capitale. Par un décret daté du 13 avril 1059, il met fin à l’usage du choix du
Pape par l’Empereur. Un précédent a déjà été créé quelques années auparavant,
en 1056. Profitant des circonstances, Etienne IX est en effet élu hors de la
volonté de l’Empereur. Mais l’élection de son successeur est l’objet
d’intrigues de la part des nobles romains. Ce décret déclare que seuls les
cardinaux pourront désormais élire le Pape. Nicolas II retire le choix du Pape
aux laïcs et le confie aux cardinaux. Certes, doivent être « saufs l’honneur et la révérence dus à Henri,
présentement roi et futur empereur si Dieu le veut », mais personne
n’est dupe. Plus tard, en août 1060, un nouveau décret confirme ce mode d'élection mais il n’est plus
question de « révérence » à
l’Empereur. Ainsi, par le sacre, le Pape fait l’Empereur mais celui-ci ne joue
plus de rôle dans l’élection du Pape.
La
deuxième décision est aussi importante. En 1059, il fait décréter le canon
suivant : « aucun clerc ou
prêtre ne reçoive en aucune façon une église des mains d’un laïc, soit par de
l’argent, soit gratuitement ». Ainsi il s’oppose à la simonie et
condamne toute investiture laïque.
Par
ces deux décisions capitales, Nicolas II cherche à libérer l’Église des mains
des autorités laïques. La liberté retrouvée, l’Église peut alors combattre les abus qui l'affligent. Les
principes sont jetés. Ils sont réaffirmés avec Saint Grégoire VII (v.1015-1085), élu pape en 1073 .
La
Querelle des Investitures
Saint Grégoire VII |
Les
décisions des Papes ont été plus ou moins adoptées selon les régions. Dans les
royaumes chrétiens d‘Espagne, il n’y a eu aucune résistance. La simonie est très
peu pratiquée et l’Église joue un rôle essentiel depuis des siècles. Dans le
royaume des Francs, la situation est mitigée. Le roi est hostile et les nobles
réservés. La vente des dignités ecclésiastique est une source de revenus qu’ils
ne peuvent négliger. Mais les légats pontificaux appliquent les directives,
souvent avec l’appui de la population qui n’hésite pas à expulser des prélats
prévaricateurs et concubinaires comme à Reims ou à Thérouanne. L’opposition la
plus forte réside dans l’Empire tant les évêques et les abbés sont devenus les
pièces essentielles de l’administration et de la politique impériales.
L’Empereur ne peut se passer d’eux. Conscients de leur rôle et de leur
puissance, les prélats ne veulent guère non plus les perdre. La condamnation de
toute investiture laïque remet donc en cause le régime impérial. La volonté
d’indépendance du Pape inquiète aussi l’Empereur. Une nouvelle autorité se
dresse devant la sienne, une autorité sans-doute rivale.
Finalement,
les Papes et les Empereurs s’engagent dans un long et sérieux conflit. Au cours
de cet affrontement, nous pouvons noter plusieurs rebondissements. Alors que l’Empereur
Henri IV (1056-1106) fait déchoir le Pape Saint Grégoire VII dans un synode et fait
élire un autre pape, dans un autre synode, Saint Grégoire VII dépose l’Empereur.
« Je délie tous les chrétiens du
serment qu’ils ont contracté envers lui ; je défends à qui que ce soit de
le reconnaître comme roi. »[4] Le geste
du Pape est totalement nouveau. Il impressionne les contemporains. Comme nous
avons pu le noter, le Pape fait l’Empereur. Il peut donc aussi le défaire.
Certes, ce n’est pas nouveau qu’un roi ou un empereur est excommunié, mais
provenant du Pape et pour les intérêts de l’Église, la déposition acquiert une
dimension radicalement nouvelle.
Néanmoins
après l’épisode de Canossa[6] en janvier 1077, et une lutte confuse, l’Empereur Henri
IV finit par occuper Rome, Saint-Pierre et le Latran. Une véritable guerre
civile éclate sur les terres impériales et en Italie. Voyant les victoires de
son adversaire, le chef normand Robert Guiscard envoie ses troupes au secours du Pape. Mais ses
bandes de mercenaires pillent, violent, tuent et massacrent. Rome s’insurge et
le sang coule sur les innocents. Effrayé par tant de malheurs, le Pape Saint Grégoire
VII est au comble de la douleur. Mais, conscient de la nécessité de l’Église de
se libérer du joug des laïcs, il rappelle les principes qu’il a défendus dans
sa dernière encyclique. Il meurt brisé à Salerne le 25 mai 1085…
Les
successeurs de Saint Grégoire VII, notamment Urbain II (1088-1099) et Pascal II
(1099-1118), deux religieux clunisiens faut-il noter, réaffirment les principes
posés. Ils veulent libérer l’Église du régime féodal. Ils s’opposent donc aux
souverains qui se livrent au trafic des titres ecclésiastiques, comme dans les
royaumes d’Angleterre de Guillaume le Conquérant ou de France avec Philippe Ier,
et plus spécialement à l’Empereur. La lutte contre l’investiture laïque se
poursuit et ne fait qu’accroître le désordre. De nouveau, l’Empereur est
excommunié et tente de s’imposer en Italie, n’hésitant pas à arrêter le Pape.
La
fin de la Querelle des Investitures
Un roi donne à un évêque les investitures
Mediaevaland Modern History
PhilipVan Ness Myers, 1905
|
Au
XIIe siècle, une solution finit par s’imposer grâce à l’évêque et canoniste Yves
de Chartres. Le remède est d’abord trouvé en France. Dans le royaume de
Philippe Ier, si l’investiture laïque est abandonnée en 1098, le roi conserve
le droit d’agrément à l’élection canonique et continue d’investir les prélats
du temporel de leur église en échange d’un serment de fidélité. Il y a bien
distinction entre les pouvoirs spirituel et temporel. C’est en effet dans cette
distinction que réside la solution. Mgr Yves de Chartres essaye de concilier la
réalité et les principes.
Il
s’agit donc de distinguer, dans un titre ecclésiastique, deux investitures,
l’une ecclésiastique pour les éléments spirituels, et l’autre laïque pour les
avantages temporels afférents. Car un évêque ou un abbé est à la fois
dépositaires de pouvoirs religieux mais aussi titulaires de domaines concédés
par un laïc et doté d’un pouvoir de gouvernement temporel. Dans l’investiture,
il s’agit donc de séparer l’élément religieux et les biens temporels. Il y a
donc en fait deux investitures, l’une spirituelle qui ne peut être accomplie
que par une autorité religieuse, l’autre temporelle qui appartient de droit au
suzerain. Le Pape Calixte II (1119-1123) rappelle finalement le principe sur
lequel doit être fondés les rapports entre l’Église et l’État : « Que l’Église obtienne ce qui est du Christ
et que l’Empereur ait tout ce qui lui revient. »[5]
L’investiture par la crosse et l’anneau est ainsi réservée au Pape ou à
l’évêque consécrateur alors que la remise des biens temporels revient au
suzerain. La Querelle des Investitures est ainsi close…
Dans
le Concordat de Worms, conclu en 1122 entre le Pape Calixte II et l’Empereur,
la solution préconisée par Mgr Yves de Chartres est acceptée. L’investiture est
doublée. L’Empereur renonce à l’investiture par la crosse et l’anneau. Il
s’engage à laisser se dérouler librement les élections épiscopales. En échange,
le Pape accorde à l’Empereur ou à son mandataire le droit d’être présent à
l’élection et, en cas de contestation, d’arbitrer en faveur du candidat le plus
digne, après avoir pris avis des évêques de la province. La remise du sceptre
symbolise désormais l’investiture temporelle des biens et des fonctions
politiques associées à la charge épiscopale.
Une
telle solution ne règle pas tout. La situation de l’Église dépend en fait
fortement de l’attitude de l’autorité temporelle à l’égard des évêques. En
France, Louis VII est très respectueux de la liberté de l’Église. Il suit les
recommandations des collèges électoraux. Cette attitude peut très vite changer
si le roi privilégie ses intérêts au détriment de ceux de l’Église. En Angleterre,
le roi renonce à l’investiture mais obtient le serment de vassalité des
évêques. Néanmoins par ces tolérances, le Pape Pascal II parvient à faire
progresser la réforme sur l’île britannique. Ces exemples montrent la nécessité
de collaboration entre les autorités religieuses et politiques mais pour cela,
faut-il des rapports de force équilibrés. Sans l’appui du Pape, Saint Anselme
aurait-il pu réussir ses réformes ?
Le
1er concile de Latran
Pour
sanctionner le compromis entre l’Empereur et le Pape, le Pape Calixte III
convoque un concile en 1123. Ce geste est à deux titres d’une très grande
importance. D’une part, le Pape renoue avec une tradition interrompue depuis
plus de trois siècles, depuis le IVe Concile de Constantinople, en 869. D’autre
part, cette tradition est mêlée d’innovation puisque contrairement aux usages,
c’est le Pape qui prend l’initiative et convoque le concile, et non l’Empereur.
Ce geste marque sans contestation un renforcement de son pouvoir et de son
prestige. Ce concile, rassemblant entre trois et cinq cents évêques et abbés, est
destiné à la réforme de l’Église. Sont condamnés la simonie (canon 1), le concubinage des
clercs (canon 3), et des usurpations de laïcs sur les biens et les fonctions
ecclésiastiques (canon 4).
Conclusion
Considérant
l’intrusion du pouvoir temporel comme la racine des maux qui affligent
l’Église, les Papes œuvrent dans deux directions : l’indépendance de l'Église dans
l’élection du souverain pontife et l’extirpation de la simonie. Ils veulent
retirer aux autorités laïques toute emprise ou influence dans la nomination des
autorités religieuses. Sans cette double émancipation, l’Église ne peut avoir
de liberté d’action pour mener les réformes nécessaires. Il s’agit alors de remettre en cause l’autorité temporelle qui, abusant de ses pouvoirs, a mis
sous tutelle les autorités ecclésiastiques et religieuses. Les moines
réformateurs ont bien compris la voie à suivre. Cluny est dès sa fondation
directement rattachée à Rome, hors de portée des princes. C’est bien un
renversement de la hiérarchie appliquée depuis plusieurs siècles. Ce n’est donc
pas étonnant que les décisions des Papes aient provoqué autant de résistances
et de luttes.
Recontre de saint Anselme
et de la comtesse Mathilde
devant saint Grégoire VII.
Romanelli. XVIIe
|
Certes,
dans ce combat, il y a eu beaucoup de maladresses et de violences de part et
d’autre. Les bonnes intentions sont aussi parfois difficilement applicables
dans la vie concrète. Les conflits ont aussi tendance à obscurcir les esprits.
Néanmoins, et en dépit des échecs de Saint Grégoire VII, l’Église a remporté des
avantages incontestables sans lesquels la réforme dite grégorienne n’aurait pas
autant progressé. Grâce au compromis obtenus, l’autorité du Pape s’est affermie
face à l’Empereur et aux rois. Les rapports de force entre les autorités
religieuses et temporelles ont changé et ont certainement permis une
collaboration plus équilibrée entre les deux pouvoirs. Dans son diocèse,
l’évêque n’est plus seul devant l’État. Il peut s’appuyer sur une autorité
suffisamment forte et indépendante. La lutte qu’ils ont menée en défendant des
principes vrais était la condition sans laquelle l’Église ne pouvait pas mener
les réformes morales et disciplinaires dont elle avait grand besoin.
Cependant,
la question des rapports entre les autorités religieuses et temporelles ne sont
pas réglées. Le Concordat de Worms pour l’Empire ou les accords conclus dans le
royaume d’Angleterre ne résolvent pas tous les problèmes. La question de la
suprématie est en effet posée…
Notes et références
[2] Citez dans Histoire
religieuse de l’Occident médiéval, Jean Chélini, Hachette, chap. IV,
1991.
[3] Jean Chélini, Histoire
religieuse de l’Occident médiéval, chap. IV.
[4] Saint Grégoire VII dans L’Église
de la cathédrale et de la croisade, Daniel-Rops, V, Fayard, 1952.
[5] Calixte II dans L’Église
de la cathédrale et de la croisade, Daniel-Rops, V, Fayard, 1952.
[6] Après avoir été excommunié, l'empereur Henri IV se rend à Canossa auprès du Pape Saint Grégoire VII et lui demande pardon. Le pape lève l'excommunication portée contre lui.
[7] Simonie : pratique consistant à vendre ou acheter des choses spirituelles en échange d'un bien temporel, pécuniaire ou autre.
[8] Nicolaïsme : le fait pour un prêtre d'enfreindre la règle de célibat ou de chasteté.
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