Certains
biens pensants ou érudits éperdus accusent les Papes d’avoir voulu soumettre
les États à leur bon vouloir, et cela dès le XIe siècle. Ils y voient une rupture dans l’enseignement de l’Église et dans son comportement à l'égard du pouvoir. La réforme grégorienne marquerait alors un tournant dans
l’Église. Le Pape Saint Grégoire VII est en effet accusé d'être l'auteur de cette politique théocratique. Pourtant, comme
nous l’avons évoqué dans le précédent article, la réforme entreprise par ses
prédécesseurs, et qu'il poursuit, a surtout pour but de libérer l’Église de la tutelle des
puissances laïques afin de mener les réformes nécessaires. En rééquilibrant les
rapports de force, elle permet une collaboration plus féconde entre les autorités
religieuses et temporelles.
Néanmoins,
sans contester les faits évoqués, les accusateurs maintiennent leurs diatribes
contre les Papes, voyant dans les actions pontificales non pas une réaction à
des abus mais la réalisation d’une politique fixée ou d’une doctrine
préalablement définie. Les faits historiques qu’ils mettent en avant ne
seraient que l’application d’une volonté théocratique mûrement réfléchie. Il
est vrai que certains documents semblent les conforter dans leurs opinions. Les
Dictatus
papae en sont un exemple.
Les
Dictatus Papae, un recueil de textes anciens
Le
texte intitulé Dictatus Papae est un texte de Saint Grégoire VII qui rassemble
vingt-sept articles ou sentences. Il se trouve intercalé dans son registre
entre deux lettres écrites par lui, l’une et l’autre en mars 1075.
L’authenticité de cette lettre a donné lieu à de nombreux débats à la fin du
XIXe siècle. Ne voulant pas y revenir, retenons simplement que « l'esprit de ce document se retrouve tout
entier dans les idées et les actes de ce pontife. »[1] Ainsi,
il peut être attribué à Saint Grégoire VII sans aucune difficulté.
Pourtant,
certains points peuvent surprendre. Les sentences sont écrites avec brièveté.
Cela ne ressemble guère au style de Saint Grégoire VII, plus habitué à la
netteté et à la rigueur dans ses écrits. En outre, elles se succèdent sans
cohérence ni ordre apparent. « En un
mot, les Dictatus ne nous semblent
pas être autre chose qu'un résumé de doctrine tracé à la hâte sous l'empire de
circonstances particulières qui en auraient motivé la rédaction. » [2] Ce n’est
donc pas une œuvre destinée à une publication officielle.
Ce
texte n’innove guère. Certains détails montrent en effet que ces sentences proviendraient
de textes plus anciens. Certains fragments semblent être tirés des textes de
Saint Isidore de Séville qui datent du VIIe siècle. Tel est l’avis de Félix
Rocquain de Courtemblay qui a comparé le texte de Saint Grégoire VII avec ceux de
Saint Isidore, établissant alors à des rapprochements. Les sentences seraient
aussi une reprise des Fausses Décrétales. Certains
articles sont déjà connus au VIIIe siècle. Les Dictatus papae
apparaissent bien comme un recueil de principes anciens.
Des
articles du Dictatus Papae [3]
soulignent le rôle de l’Église de Rome. Celui qui n’est pas avec l’Église
romaine n’est pas considéré comme catholique (art. 26). Elle seule a été fondée
par le Seigneur seul (art. 1). Elle n’a jamais erré et comme l’atteste la
Sainte Écriture, elle ne peut jamais errer (art. 22).
D’autres affirment la
primauté du Pape dans l’Église, marquée par son autorité universelle, unique et
absolue. Seul le Pape est dit de droit universel (art. 2). Son nom est unique
(art. 11) et seul il est prononcé dans toutes les Églises (art. 10). Lui-seul
peut déposer ou rétablir les évêques (art. 3, 25) et seul, il peut dégrader un
clerc (art. 15). Toute cause importante de toute église doit lui être rapportée
(art. 21). Un jugement posé par lui ne peut être modifié, annulé et lui-même ne
peut être jugé (art. 18 à 20). Seul, il peut convoquer un concile (art. 16) et
aucun concile ne peut être appelé général sans son ordre (art. 6).
D’autres
articles déclarent sa suprématie sur l’autorité des princes. Seul le Pape peut
user des insignes impériaux (art. 8). Il lui est ainsi permis de déposer les
empereurs (art. 12) comme il peut délier les sujets du serment de fidélité fait
aux injustes (art. 27).
Ainsi
les Dictatus
papae réaffirme clairement la primauté pontificale et sa primauté sur
l’Empereur et donc sur toute autorité politique.
Saint
Isidore de Séville dans le royaume de Wisigoth (entre 560 et 570 - 436)
Revenons
à Saint Isidore, évêque de Séville à partir de 601, successeur de son frère
moine et évêque, saint Léandre. Celui-ci convertit le roi Récarède au
catholicisme en 589. Il est surtout connu comme un grand encyclopédiste. Il est
en effet soucieux de préserver le savoir et la culture antique afin de
restaurer la société hispanique dans l’ordre de la culture, de la morale et
même des institutions. Il
écrit des traités qui peuvent être considérés comme des encyclopédies ou de
véritables sommes, notamment Les Étymologies et Les
Origines. Il écrit aussi de nombreux manuels liturgiques, exégétiques, théologiques
à l’usage des clercs et des moines mais aussi des laïcs appelés à de hautes
fonctions. Il est ainsi un des écrivains latins les plus lus et recopiés au
Moyen-âge. Il est Docteur de l’Église, voire le dernier père de l’Église latine[4]. Son
enseignement est donc consacré, orthodoxe. Comme nous le rappelle Benoît XVI,
le concile de Tolède de 653 le définit comme « illustre maître de notre époque » et « la gloire de l’Église catholique »[5]. Son
autorité est donc incontestable.
L’une
de ses œuvres attire notre intuition dans le cadre de notre étude. Elle est
intitulée Sentences ou traité de la religion, constituée
de trois livres. Sa particularité est « de nous offrir l’un des tous premiers traités systématiques de morale
sociale, en présentant les règles applicables aux différents corps constitués
de la société wisigothique : les moines, les évêques et les gouvernants
politiques. »[6] Il
commence par le pouvoir religieux, le plus important par la dignité, pour
terminer par le pouvoir politique. Au moins dans l’ordre du prestige, le
pouvoir ecclésiastique a la première place. Il fonde cette supériorité sur la
Sainte Écriture en s’appuyant sur l'exemple du roi David.
Saint
Isidore étudie la nature du pouvoir politique selon de grands principes. Sa
fonction est de limiter la liberté excessive de mal agir ou encore d’« obliger par les lois à vivre correctement »,
« prêcher la foi par les lois ».
Il peut intervenir dans les affaires de discipline ecclésiastique quand
l’Église est impuissante contre ceux qui agissent contre la foi et la
discipline, notamment les puissances de la société politique. Cette
intervention est présentée comme un dernier recours quand les situations
normales ont échoué. La fonction royale a donc un rôle de défense contre les agressions.
Le pouvoir ecclésiastique doit aussi rappeler au pouvoir politique les
exigences de la défense des pauvres et de dénoncer les injustices de la
société. Enfin, le roi est comme tout chrétien soumis aux lois de l’Église. Il
n’a pas de vocation exceptionnelle qui le sorte du peuple de Dieu.
Les
devoirs du roi sont définis dans un concile régional, le IVe concile de Tolède, tenu en 633. Dans le royaume wisigothique, les conciles sont une véritable
institution qui joue non seulement un rôle religieux mais aussi politique. Régulièrement
convoqués, ils élaborent des lois ecclésiastiques mais « très tôt, l’habitude est prise de soumettre
à cette assemblée toutes les affaires législatives et contentieuses politiques
de la nation, qu’elle fut religieuse ou politique. » [7] Les grands
laïcs du royaume peuvent y participer. Dans la ville de Tolède, onze conciles
sont ainsi tenus entre 589 et 702.
Un concile est donc réuni à l’initiative de Saint Isidore de Séville afin de
mettre de l’ordre dans le royaume et définir des règles dans l’élection royale.
Il instaure l’onction sacrée qui légitime la fonction royale. En échange de
cette onction, le roi doit promettre d’agir en chrétien selon la discipline de
la religion. Le VIIIe siècle de Tolède convoqué en 653 précise que le roi est le
protecteur de la foi catholique et rappelle l’obligation d’agir bien et
justement. Nous retrouvons dans ces décisions, surtout dans celles du IVe
concile une volonté de définir les devoirs du roi et d’encadrer ses pouvoirs.
Elles marquent l’effort pour christianiser le royaume et la nouvelle société.
Dans
le royaume wisigothique de la péninsule ibérique, « les évêques gouvernent en compagnie du prince dont ils légitiment le
pouvoir »[8].
Faut-il alors parler de « théocratie » ?
Si les conciles semblent être une sorte d’assemblée représentative, ils sont
bien convoqués par le roi qui, par ailleurs, dispose de la nomination des
évêques. Ceux-ci ont néanmoins une fonction de contrôle sur les officiers
royaux. Les relations entre les pouvoirs religieux et temporels manifestent les
principes qu’a défendus Saint Isidore de Séville.
Les
Fausses décrétales, la réforme des isidoriens
Les Fausses décrétales est le nom donné à une collection canonique contenant des
décrétales des Papes et des canons des conciles. Elles parassent vers le milieu du
IXe siècle. Longtemps, ils ont été attribués à Saint Isidore de Séville. Dans
la préface de l’ouvrage, le compilateur s’attribue le nom d’Isidore Mercator,
évêque fictif, traditionnellement appelé « pseudo-Isidore ».
La
collection se présente comme une édition améliorée et augmentée d’une
collection plus ancienne dite Hispano[9],
mise sous le patronage de Saint Isidore de Séville. Certains des textes sont
apocryphes, notamment la célèbre donation de Constantin. Elle contient aussi
l’ensemble des décrets des conciles de Tolède, qui sont authentiques à quelques
exceptions près. Les Fausses décrétales ne sont donc pas fausses dans la totalité des documents qu'elles contiennent...
Longtemps,
certains commentateurs ont affirmé que cette collection avait été élaborée pour favoriser la
suprématie du Pape et d’accroître ses pouvoirs. Cette opinion n’est plus guère
admise par les érudits sérieux. D’autres n’ont vu que le souci de défendre une
cause particulière et très localisée.
Les textes apocryphes insistent souvent
sur les conditions nécessaires pour juger un clerc ou un évêque. Ils défendent
l’indépendance des clercs et des évêques pour les causes judiciaires de
l’Église. Ils dénoncent aussi la confiscation des biens ecclésiastiques par les
laïcs et réclament aussi une indépendance des biens, garantie de liberté pour
le pouvoir spirituel. « Il convient
de soustraire les membres du clergé à des occupations contraires à leur
vocation, auxquelles ils se trouvent mêlés par leur contact avec les séculiers
et leur dépendance de l’aristocratie. » [10] Ils se
tournent alors vers Rome à laquelle ils reconnaissent le pouvoir suprême. C’est
un appui efficace sur lequel peut s’appuyer l’évêque. La juridiction du Pape
s’exerce sur les évêques isolés comme sur les évêques réunis en conciles. Enfin,
ils définissent la hiérarchie de l’Église, donnant plus de liberté et
d’autorité aux évêques. « Que le but
poursuivi par le pseudo-Isidore soit bien celui que l’on vient d’indiquer,
c’est-à-dire donner une assise plus forte au pouvoir de l’évêque, garantir son
siège, la liberté de son ministère, son avenir, ses biens, en un mot assurer
l’indépendance de l’église diocésaine contre les violences des laïcs puissants
[…], tout le prouve, depuis la préface où le compilateur dit qu’il publie sa
collection afin que les évêques, ses collègues, ne soient plus tourmentés par
les méchants, jusqu’au nombre même des canons (70) qu’il a fabriqués afin de
garantir les évêques contre les accusations injustes. »[11] La
Papauté apparaît comme la clé de voûte de l’édifice ecclésiastique, l’appui de
l’épiscopat et le soutien de son indépendance. L’évêque ne peut guère s’appuyer sur
la puissance politique pour assurer son indépendance.
Les
Fausses
décrétales manifestent donc une volonté de libérer les autorités
religieuses des autorités politiques pour répondre aux abus constatés. Elles ne
proviennent pas du Pape mais plutôt du milieu ecclésiastique qui est « comme étouffé par l’ambition et la cupidité
de l’aristocratie laïque, qui convoite les dignités et les biens
ecclésiastiques. »[12] La
réforme rendue nécessaire provient du clergé franc au temps des carolingiens.
Sans-doute, comme le suggère Paul Fournier, ne pouvant obtenir des lois plus
justes, certains réformateurs forgent des décrétales apocryphes pour confirmer
leurs positions et faire croire à leur existence. « Une des préoccupations capitales des réformateurs isidoriens est
d’affranchir l’Église des liens de la servitude où la tient enchaînée la
puissance séculière. » [13] Les Fausses
décrétales ne sont pas l’œuvre de la papauté mais confirment ce que les
plus éclairés veulent appliquer afin de réformer l’Église. Elles annoncent la
réforme grégorienne.
Les
Fausses
Décrétales ont joué un grand rôle dès leur parution. Elles sont souvent
évoquées par des conciles (Quierzy (857), Fismes (881), Cologne (887), Metz
(889), Trolley (909), etc.) et par des évêques influents comme Hincmar de
Reims. Les Papes les gardent avec une prudente réserve jusqu’au XIe siècle.
Comme nous l’avons déjà évoqué dans de précédents articles, certaines
affirmations que nous trouvons dans les Fausses Décrétales sont déjà défendues
par des Papes antérieurs à ce texte, comme Saint Gélase Ier. Il est vraisemblable
néanmoins qu’elles donnent plus de fondement à leurs positions. « Le principe de l’« exceptio
spolii »[14],
plus solidement fondé, a été plus fréquemment appliqué selon des règles plus
précises ; ce paraît bien être un effet de l’influence des textes
isidoriens. »[15]
Certains Papes ont utilisé des citations de textes apocryphes sans qu’elles
n’apportent rien de nouveau. Cependant, Saint Grégoire VII utilise fréquemment
les textes des Fausses Décrétales qu’il cite de la meilleure foi du monde. À partir du XIIe siècle, leur authenticité est remise en cause, notamment
par Pierre Comestor chancelier de l’Université de Paris.
Jonas
d’Orléans (760-841)
Les
mesures de réformes qui transparaissent dans les Fausses Décrétales se manifestent aussi dans un autre registre. La
volonté d’indépendance pour les évêques est aussi réclamée par Jonas (760-841),
fidèles des rois carolingiens et évêque d’Orléans à partir de 818. Il est
l’auteur de traités de moral et politiques.
Jonas d'Orléans, lettre à l'évêque Walcaud |
Dans
son traité politique Institution royale adressé à Pépin
le Bref, Jonas distingue deux autorités, l’une représentant le sacerdoce,
l’autre la royauté. La première est supérieure à la seconde selon le pouvoir
des clés. Le Pape détient les clefs du ciel pour tous les chrétiens, y compris
les rois. Jonas rappelle une des leçons constantes des Pères de
l’Église. L’empereur chrétien n’est pas hors de l’Église, et comme tout
chrétien, il doit se soumettre aux lois de l’Église. Les évêques le rappellent
aussi dans un concile en 829 et n’hésitent pas à l’appliquer. Et c’est en vertu
du pouvoir des clés que les évêques destituent le roi Louis le Pieux. « Puisque le ministère des évêques est d’une
telle « auctoritas » qu’ils devront rendre compte à Dieu des rois
eux-mêmes, il est nécessaire […] que nous soyons toujours soucieux de votre
salut et que nous vous admonestions avec vigilance afin que vous n’erriez pas
hors de la volonté de Dieu et du ministère qu’il vous a confié. Et si vous vous
en écartiez de quelque manière, nous devrions proposer collégialement une
mesure opportune (« opportune consultum ») pour votre salut. »[16] Ainsi
l’autorité spirituelle devient « une
prérogative de légitimation et de délégitimation du pouvoir royal. »[17]
Jonas
rappelle aussi que l’exercice de la royauté est conditionné par
l’accomplissement d’une mission auquel l’Église doit veiller au nom de Dieu.
« Si le roi gouverne avec piété,
justice et miséricorde, il est avec raison appelé roi ; mais s’il manque
de ces vertus, il perd le nom de roi. »[18] Ainsi
s’il ne règne pas selon les préceptes chrétiens, sa légitimité est remise en
cause.
Louis le Pieux s'humilie dans l'église de Soissons |
Jonas
étudie alors le serment du sacre dans lequel il voit les trois missions du roi.
Celui-ci doit gouverner et régir le peuple de Dieu en équité et en justice,
exerçant ainsi un pouvoir de commandement et de justice. Il doit aussi être le
défenseur de l’Église et des serviteurs de Dieu. Le roi est donc garant de la
protection de l’Église. Enfin, il doit empêcher l’injustice et toute
malveillance dont il a connaissance doit être punie. Le serment du sacre
définit les devoirs du roi qui légitiment finalement son pouvoir : devoirs
envers son peuple et l’Église.
Si
le roi n’accomplit pas ses missions, des malheurs s’abattront sur lui, sur son
royaume comme châtiment divin et sur sa dynastie. Son pouvoir pourrait lui être
retiré au profit d’un autre. S’il est jugé incapable de remplir sa fonction, il
pourra être déposé par le Pape. Ainsi Jonas d’Orléans justifie la suprématie du
Pape sur les rois par le serment du sacre.
Hincmar
de Reims (806-882)
Le
sacre des rois carolingiens comprend deux temps : la promesse du roi et
une série de rites parfaitement fixées au cours duquel le roi reçoit les
insignes de son pouvoir. Avant 816, le roi reçoit une onction sur le front.
Puis en 869, Hincmar, évêque de Reims, introduit le serment du sacre afin de
définir avec précision la mission du roi et de fixer un cadre à son action.
L’archevêque consécrateur pose des questions au roi qui lui répond. Le roi
s’engage solennellement à protéger l’Église dans ses personnes et ses biens,
puis à faire régner la paix, la justice et à faire preuve de miséricorde. Ce
triple engagement est ensuite transcrit dans un texte que le roi signe et celle
du sceau royal. Plus tard, à compter du XIVe siècle, on ajoute une autre
promesse, celle de sauvegarder les libertés de l’Église de France[19] en un
temps où le roi Philippe le Bel et le Pape Boniface VIII s’affrontent.
Le
serment du sacre est fidèle aux pensées d’Hincmar. Elles se retrouvent dans un
de ses ouvrages intitulés De Ordine Palatti qu’il a écrit en
882. Il a rédigé d’autres livres sur le même sujet, notamment un traité sur les
devoirs du roi, De Regis persona et regio ministerio, un véritable manuel du
roi chrétien, qu’il adresse au roi Charles le Chauve. Il a aussi écrit un petit
traité de l’éducation des princes De institutione regis.
Le
De
Ordine Palatti est en quelques sortes un complément des canons publiés
lors du concile de Saint Macre, tenu à Fismes le 2 avril 881. Il rappelle au
roi Louis III les devoirs que lui impose sa dignité et qu’il semble avoir
oubliée.
Dans
ce traité, Hincmar pose avec netteté le principe du droit divin. Le roi est
comme le vicaire du Tout-puissant sur la terre. L’onction sainte lui confère
ses pouvoirs. Mais il n’exerce son autorité qu’en vertu de la délégation qu’il
a reçue au jour de son sacre. Il distingue donc l'origine du pouvoir et l'exercice de ce pouvoir.
Comme Jonas, il reconnaît le droit des prêtres à
gouverner le roi. Au concile de Saint Macre, en s’appuyant sur le texte de Saint Gélase Ier, il proclame plus nettement le principe de la subordination de la
royauté à l’Église. « Comme il est
dit dans les actes du concile récemment tenus au tombeau de Saint Macre, deux
puissances concourent au gouvernement général du monde, en même temps que
certaines choses sont plus spécialement dévolues à chacune d’elles :
l’autorité sacrée des pontifes et le pouvoir royal. Les devoirs que chacune de
ces dignités impose à ceux qui en sont revêtus ne sont pas moins différents que
les noms qui les désignent. » [20] Tout en
reconnaissant la distinction des deux pouvoirs religieux et temporel, il montre
que l’autorité des évêques dépasse celle des rois.
Enfin,
toujours dans son ouvrage, Hincmar rappelle au roi ses obligations. Il reprend
les termes de Jonas qui voit dans sa charge un office. Le roi a des devoirs
envers Dieu et l’Église. « En un
mot, il se montrera en toutes occasions l’auxiliaire de l’Église. »[21] Et
parmi les nombreux devoirs qu’Hincmar lui assigne, notons le refus de toute
intervention dans les élections épiscopales. Il « ne doit pas faire difficulté de se conformer en toutes manières aux
règles ecclésiastiques […] Les évêques et les rois doivent faire en sorte de
n’apporter dans les élections épiscopales aucune préoccupation étrangère au
service de Dieu. » [22]
Conclusion
Avant
le Xe siècle, la suprématie du Pape sur l’Empereur et sur les rois était un
principe connu. Saint Isidore de Séville, Jonas, évêque d’Orléans ou Hincmar,
évêque de Reims défendent l’indépendance de l’Église et la primauté de
l’autorité des évêques sur celle du roi. Les Fausses décrétales ou encore le
serment du sacre des rois carolingiens en sont des manifestations. Les hommes
sensés voient dans cette indépendance et cette hiérarchisation des pouvoirs non
seulement le moyen de combattre les abus qui affligent l’Église mais aussi le
moyen de christianiser la société. Le devoir des rois et leur engagement à
l’égard de l’Église sont aussi clairement affirmés. La légitimation du pouvoir royal
est donc dans les mains de l’Église. Leurs pensées demeurent conformes à celles
de leurs aînés. Leurs propos sont fidèles à ceux des Pères de l’Église. Les
rois ou l’empereur ne sont pas hors de l’Église.
Cependant,
que peuvent faire des évêques devant la puissance des seigneurs ? Comment
peuvent-ils s’opposer à leur pouvoir lorsqu’ils sont insérés dans le régime
féodal ou lorsque leur nomination relève du roi ? Comment peuvent-ils leur
résister lorsque leur serment les oblige ? Leurs regards se tournent naturellement
vers le Pape, la seule autorité sur laquelle ils pourraient s’appuyer pour
recouvrer leur indépendance. Conscients de leurs responsabilités et leur
dignité, les Papes réformateurs veulent assumer leur rôle et affirment avec
force leur autorité. Il serait faux de voir dans les Dictatus papae des
innovations ou la manifestation d’une volonté orgueilleuse. Les sentences reprennent
l’enseignement de l’Église qui perdure clairement depuis le VIIIe siècle. Elles
portent le témoignage d’une véritable réforme.
L’indépendance
des évêques et leur primauté sont alors fortement associées à un principe
fondamental : la primauté du Pape dans l’Église. La remise en question de la
primauté du Pape à l’égard de l’Empereur et des rois revient en fait à remettre
en cause sa primauté dans l’Église. Les deux principes sont inséparables. Ce n’est
pas un hasard si la réforme grégorienne agit sur les deux plans. Ce n’est pas
non plus un hasard si les Dictatus papae traitent des deux
points. Si le Pape est le chef de l’Église et si le roi s’engage à la protéger
et à régner selon les principes chrétiens, alors le Pape peut le déposer s’il
n’est pas fidèle à ses promesses. Les protestants, comme tous les adversaires
de la primauté pontificale ou de sa primauté à l’égard des princes, ont aussi
bien compris le lien qui unit ces deux vérités indissociables...
Notes et références
[2] Félix Rocquain de Courtemblay, Quelques mots sur les « Dictatus papae ».
[3] Les articles sont
extraits d’Histoire de l’Église, A. Fliche, t. VIII, www.textushistoriae.wikidot.com.
Ils peuvent être accessibles sur le site www.philisto.fr
tiré de Réformateurs avant la Réforme (XVe siècle) d’Émile de
Bonnechose.
[4] Tel est l’avis
défendu par Dom Paul Séjourne dans Le dernier Père de l’Église : saint
Isidore de Séville. Son rôle dans l’histoire du droit canonique, 1929.
Hans von Campenhausen l’exclut de sa liste dans Les Pères Latins, trad.
C. A. Moreau, éd. de l’Orante, 1967.
[5] Benoît XVI, L’enseignement
de Saint Isidore de Séville sur les relations entre vie active et vie
contemplative, audience générale du mercredi 18 juin 2008, w2.vatican.va.
[6] Pierre Cazier, Isidore
de Séville et la naissance de l’Église catholique, Introduction,
édition Beauchesne, tiré de la thèse L’Église dans la société visigotique d’après
les Sentences d’Isidore de Séville, soutenue en 1984.
[7] J. Chelini, Histoire
religieuse de l’Occident médiéval, II, Hachette, 1991.
[8] Adeline Rucquoi, Histoire
médiévale de la Péninsule ibérique, 1ère partie, 2, éditions
du Seuil, 1993.
[9] La forme considérée
comme généralement la plus ancienne, de l’Hispana est contemporain du IVe
concile de Tolède, 633. Elle est la collection la plus riche et le mieux
composée de toutes les collections du haut Moyen-âge. Voir Histoire des collections
canoniques en Occident depuis les fausses décrétales jusqu’au décret de Gratien,
Tome I, De la réforme carolingienne à la réforme grégorienne, Paul
Fournier, 1931, gallica.bnf.fr.
[10] Paul Fournier, Histoire
des collections canoniques en Occident depuis les fausses décrétales jusqu’au
décret de Gratien, Tome I, chap. I, I.
[11] A. Villien, Dictionnaire
de Théologie catholiques des abbés Vacant et Mangenot, article « décrétales », 1903.
[12] Paul Fournier, Histoire
des collections canoniques en Occident depuis les fausses décrétales jusqu’au
décret de Gratien, Tome I, chap. I, I.
[13] Paul Fournier, Histoire
des collections canoniques en Occident depuis les fausses décrétales jusqu’au
décret de Gratien, Tome I, chap. I, I.
[14] Exception juridique
qui se rapporte aux accusations contre les évêques.
[15] Paul Fournier, Revue
d’histoire ecclésiastique, 1907, dans Dictionnaire de Théologie
catholiques, A. Villien.
[16] Jonas, De
institutione regia, dans Entre théologie, philosophie et
politique : analyse historique de la légitimation de l’autorité
pédagogique, Agnès Rivolier, thèse de doctorat, 2013.
[17] Y. Sassier, Auctoritas
pontificum et potestas regia: faut-il tenir négligeable linfluence de la
doctrine gélasiennne aux temps carolingiens ? dans Entre théologie, philosophie et
politique : : analyse historique de la légitimation de l’autorité pédagogique,
Agnès Rivolier.
[18] Jonas d’Orléans, De institutione regia, dans L’atelier
des paradigmes, Histoire des idées politiques, 2, La
pensée chrétienne au Moyen-âge, www.aphip-nice.blogspot.fr.
[19] Voir Pouvoirs
et institution de la France médiévale, des temps féodaux aux temps de l’État,
Olivier Guillot, Albert Rigaudière, Yves Sassier, Tom II, 1998, éd. Armand
Colin.
[20] Hincmar, De
Ordine Palati Epistoli, V.
[21] M. Prou, Introduction de De Ordine Palati Epistoli,
Hincmar, Bibliothèque de l’École des Hautes Études, 58ème fascicule,
1885.
[22] M. Prou, Introduction de De Ordine Palati Epistoli,
Hincmar, Bibliothèque de l’École des Hautes Études, 58ème fascicule,
1885.
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