" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 23 juin 2018

L'affirmation de l'autorité pontificale : Saint Grégoire VII et Innocent III

« Théocratie », « hiérocratie », les mots reviennent inlassablement pour accuser les Papes d’avoir voulu imposer leur domination sur l’État et sur toute la société au Moyen-âge. Ils auraient, nous dit-on, voulu soumettre tout pouvoir à leur juridiction. Telle serait l’œuvre des Papes depuis la réforme grégorienne. Le XIIIe siècle serait alors la période où triompherait cette ambition. Or, comme nous l’avons longuement vu dans nos précédents articles, les Papes n’ont pas d’autres ambitions que de libérer l’Église de la tutelle des princes en se conformant aux principes établis depuis sa fondation. Les critiques seraient-elles donc infondées ?

Il est vrai qu’à partir du XIIe siècle, des hommes énergiques et de forte personnalité occupent le siège pontifical. Ils ont une haute idée de leur dignité et la défendent avec fermeté, notamment face aux Empereurs germaniques et aux rois. Parmi ces Papes, prenons l’exemple de Saint Grégoire VII et d’Innocent III. Ils sont les principaux acteurs de la réforme grégorienne. Écoutons-les afin de mieux entendre leurs intentions. Nous pourrons plus facilement nous défaire des clichés que notre mémoire a emmagasinés, parfois à notre dépend.

Saint Grégoire VII et la réforme grégorienne

Commençons par Saint Grégoire VII. Comme son lointain prédécesseur Saint Gélase Ier, il reconnaît les deux autorités qui dirigent le monde. « Parmi les dignités de ce monde, il y en a deux, qui par la volonté de Dieu sont supérieurs aux autres : ce sont la dignité apostolique et la dignité royale, destinées à conduire les hommes. » Ce sont « deux flambeaux plus éclatants que les autres, le soleil et la lune, de même, il lui a donné la dignité apostolique et la dignité royale pour le guider dans ses divers devoirs. » Il reconnaît à la dignité apostolique une supériorité à celle des chefs d’États. Comme le soleil flamboyant dans le ciel, il est supérieur à la dignité royale en raison de ses responsabilités lors du jugement dernier. « Au jugement dernier, la dignité apostolique est pontificale représentera les rois chrétiens, ainsi que tous les autres devant le tribunal et rendra compte à Dieu de leurs fautes. »[1]


Saint Grégoire VII reconnaît clairement l’origine divine de tout pouvoir, en particulier celle des rois, mais en pratique, le pouvoir a été créé par la volonté des hommes. Il distingue donc le « pouvoir » qui appartient à Dieu seul et la « volonté » dont Dieu dispense l’usage aux hommes. Dieu est ainsi l’auteur de toute puissance mais Il n’empêche pas les hommes de se donner de mauvais rois. Il n’oublie pas non plus la part de la volonté dans l’exercice de ce pouvoir.

Or reprenant les paroles de Nicolas Ier, Saint Grégoire VII rappelle que lors de son sacre, l’Empereur a reçu des mains du Pape la couronne impériale, et par conséquent, il peut aussi la lui retirer si, au lieu de s’en servir pour la défense de la chrétienté, il en use contre ses propres sujets ou contre l’Église. La couronne n’est donc pas un objet de propriété inamissible. Elle est simplement confiée à une personne et le Pape peut la lui reprendre si par ses péchés, elle se montre indigne de la porter. Le Pape peut donc juger de cette indignité et sanctionner le prince. Telle est la notion première du « glaive spirituel » dont dispose le Pape. Ainsi, « au nom de la suprématie romaine, le Pape entend exercer un contrôle permanent sur le gouvernement des rois et des seigneurs, imposer à ceux-ci la pratique des préceptes de la morale évangélique et, s’ils ne s’y conforment pas, les excommunier et les déposer ratione peccati. »[2]

« Ratione peccati »

Cependant, « la doctrine traditionnelle, qu’il a la ferme intention d’observer, ne comportait pas cette intervention du pouvoir pontifical dans le domaine séculier. » [3] Le Pape Nicolas Ier le dit nettement. Le Pape ne doit pas intervenir dans les affaires temporelles. Saint Bernard s’élève aussi contre tout empiétement du Pape dans ce domaine. Il faut laisser le prince agir. « Celui qui fait partie de la milice de Dieu ne doit en aucune façon s’engager dans les affaires temporelles, pas plus que celui qui s’est engagée dans les affaires temporelles ne doit paraître se mettre à la tête des choses spirituelles. »[4]

Saint Grégoire VII demeure pourtant fidèle à cette doctrine. Il refuse de se substituer aux princes et de s’occuper des intérêts temporels de la Chrétienté. Il réaffirme au contraire la distinction des deux pouvoirs ainsi que leur périmètre de responsabilité qui leur est propre. Rien d’innovant. Ce n’est qu’une reprise des propos de Saint Gélase Ier…

Mais Saint Grégoire VII n’accepte pas que les princes soient sous l’emprise du péché et donc deviennent esclaves du démon. S’ils refusent de « marcher sur les traces des prêtres du Seigneur », les rois seront l’objet de censures canoniques. Comme le rappelait Saint Ambroise, un prince demeure dans l’Église et ne doit pas agir en dehors des commandements de l’Église comme tout chrétien. Tout péché est objet de sanction, même s’il est commis par un roi. Or un roi excommunié peut-il gouverner ses sujets selon la loi de Dieu ? C’est dans ce sens qu’il faut interpréter la sentence de Saint Grégoire VII : « les prêtres du Christ doivent être considérés comme les pères et les maîtres des rois, des princes et des fidèles. »[5] Pour justifier l’autorité pontificale, Saint Grégoire VII évoque le pouvoir de lier et de délier.

Pour le salut du roi et de ses sujets

Responsable du salut des rois comme celui de tous les fidèles, le Pape doit donc veiller à ce qu’ils ne s’écartent pas des voies du salut et à ce qu’ils ne risquent pas de se priver de la béatitude éternelle en gouvernant contrairement à la loi. C’est bien d’abord son salut qui fait l’objet de la sollicitude pontificale. Mais se joue aussi le salut de ses sujets. Il ne peut aller à l’encontre de leur sanctification. En outre, le Pape doit veiller à ce que leurs sujets soient gouvernés selon les lois de la justice et de la charité, et par conséquent que les vertus chrétiennes soient pratiquées par ceux qui les gouvernent et les dirigent. C’est le sens du serment du roi des Francs lors de son sacre. L’autorité royale est donc soumise à son contrôle. Ce contrôle limite le pouvoir temporel et prévient tout arbitraire de sa part. Nous dirions aujourd’hui qu’il est un contre-pouvoir particulièrement puissant.

Le sacre de Philippe III le Hardi
Prenons encore l’exemple de l’onction royale que le roi des Francs reçoive des mains de l’évêque. Le rite de consécration est identique à celui de l’évêque. Ce n’est pas par manque d’imagination. Le Pape considère en effet le roi et l’évêque comme des auxiliaires naturels dans la mission qu’il a reçue de Dieu. Celle-ci « ne confère au Saint-Siège aucune souveraineté temporelle, mais elle a pour but exclusif d’assurer le triomphe de la morale évangélique qui doit régir les États comme les individus ; elle n’est qu’une forme de la lutte menée par l’Église contre le mal et principalement contre le péché de ceux qui sont placés à la tête des peuples : l’orgueil qui engendre la tyrannie. »[6] Si l’évêque est indigne de son état, le Pape peut le déposer. Excommunié, l’évêque ne peut plus conférer licitement l’ordination sacerdotale. De même pour un roi. S’il est excommunié, ses sujets sont déliés de leur serment.


Devant la volonté impériale de gouverner l’Église, et soucieux d’apporter les véritables remèdes à la crise qu’elle connaît, Saint Grégoire VII veut ainsi appliquer les principes traditionnels qui doit régir les rapports entre le Pape et l’Empereur, principes aussi valables pour ses relations avec les rois. En raison de la Querelle des Investitures, les discours sont certes tournés vers l’Empereur mais tout prince est concerné. Il est donc faux de voir dans sa réforme la volonté de diriger les rois ou de régir l’État. Il est un réformateur conscient de son rôle et de sa dignité dans la direction des âmes.

L’affaire de Canossa, une véritable leçon de la suprématie pontificale

Pour bien comprendre l’intention de Saint Grégoire VII, nous vous invitons à une des scènes les plus célèbres de l’histoire, celle de Canossa. Elle reflète certainement un des points clés de sa pensée.

Revenons donc en l’an 1076. Furieux de se faire réprimander par Saint Grégoire VII pour avoir désigné ses créatures sur des sièges épiscopaux d’Italie, ignorant sciemment ses dernières décisions contre l’investiture laïque[7], l’Empereur Henri IV injurie le Pape et l’accuse d’usurpation et de mœurs malsaines. Il le déclare déchu et invite les fidèles et le clergé de lui donner un successeur. Mais Saint Grégoire VII ne se laisse pas faire. Il le dépose et délie tous les chrétiens du serment qu’ils ont contracté envers lui. Cette décision trouble ses adversaires. Une assemblée de princes et d’évêques reconnaissent que le Pape a raison et qu’Henri IV ne doit plus régner. Les nobles de l’Empire s’agitent en terres germaniques. Henri IV est dans une situation périlleuse. Il décide alors de se rendre à Canossa le 25 janvier 1077.

Canossa est une ville du Nord de l’actuelle Italie, proche de Parme et de Modène. Henri IV franchit les Alpes avec une faible escorte et traverse l’Italie du Nord. Au loin, il voit le château sur un nid d’aigle. C’est là que Saint Grégoire VII s’est réfugié sous la protection de la comtesse Mathilde dans un château réputé pour être imprenable. Mais Henri IV ne vient pas pour l’assiéger. Il est sans couronne, ni pourpre, vêtu de bure et nu-pieds. Il attend trois jours aux abords de la forteresse. Le roi supplie le Pape de l’entendre. La comtesse Mathilde ainsi que des cardinaux interviennent auprès du Pape en sa faveur. Saint Grégoire VII finit par le recevoir. Henri IV se prosterne alors devant lui et demande pardon. Il prête serment en de termes vagues et le Pape lève l’excommunication. Il peut alors garder sa couronne et se maintenir sur le trône impérial…



 
Sur le plan temporel, ce geste est un désastre pour le Pape. Il l’a désarmé comme il a désarmé les adversaires d'Henri IV. Il mena la guerre en Italie, prenant Milan et marchant sur Rome. Il fit élire un antipape. Saint Grégoire VII s’enferme au château Saint-Ange…

Le roi a-t-il joué une comédie pour sauver son trône ? Un serment ambigu méritait-il l’absolution ? Le pardon du Pape est-il finalement une faute politique ? Cette question répond finalement à nos interrogations et à tous ceux qui voient dans les Papes des ambitieux en quête de domination universelle. Saint Grégoire VII a agi en Pape. Le geste qu’il fait est « l’expression de l’infinie miséricorde à laquelle nul pécheur ne fait appel sans qu’elle l’accueille ; jamais le Pontife n’a été plus grand qu’en cet instant. » Son action dépasse celle de la politique. C’est pourquoi sa dignité est supérieure…

Innocent III, un Pape énergique et infatigable

Innocent III est l’autre Pape que nous devons désormais évoqué. Il est en effet souvent présenté comme le responsable de la prétendue « théocratie ». À trente-huit ans, il accède au trône pontifical. Son pontificat est alors riche en éclats. Il a évincé d’Italie l’Empereur, établi sa tutelle sur la Sicile et sa suzeraineté sur le royaume d’Angleterre comme sur le duché de Pologne ou encore le royaume du Danemark. Il a disposé de la couronne germanique, contrôlé la Hongrie, l’Aragon, la Castille. Il a enfin relancé la Chrétienté dans la croisade et a combattu une hérésie. S’il est vrai que « son action innombrable révèle un caractère de taille exceptionnelle »[8], ne pouvons-nous pas y voir aussi une confusion dans les pouvoirs ?

Innocent III est, comme Saint Grégoire VII, très conscient de la dignité du Souverain pontifical. Comme lui, il utilise la même comparaison pour distinguer les dignités pontificales et royales : « De même que Dieu, le créateur de l’Univers, a fixé deux grands luminaires au firmament du ciel, le plus grand pour qu’il préside au jour, le plus petit pour qu’il préside la nuit, de même il a établi au firmament de l’Église universelle qui est appelée « ciel » deux grandes dignités ; une plus grande pour que, comme pour le jour, elle préside aux âmes, et une plus petite pour que, comme pour les nuits, elle préside au corps, et ce sont l’autorité pontificale et le pouvoir royal. »[9]

Ainsi il distingue deux pouvoirs, non en fonction des responsabilités mais en fonction de leur objet, l’un dirigeant les âmes, l’autre les corps. Comme le soin de l’âme est supérieur à celui du corps, la dignité pontificale surpasse celle des rois. Le motif de la suprématie a donc évolué.

Conscient alors de cette dignité, Innocent III met toute son énergie et ses capacités de travail, capacités par ailleurs extraordinaires, à l’affirmer et à la défendre. Il met en œuvre une politique pour la faire respecter, notamment au sein du clergé, y compris à Rome. Son pontificat est aussi marqué par la naissance de deux Ordres religieux particuliers, les Ordres mendiants. Innocent III appuie et encourage en effet les deux saints que sont Saint François d’Assise et Saint Dominique. L’Église se dote de nouvelles troupes et d’un nouvel élan, répondant aux vœux du Pape de disposer de nouveaux prédicateurs.

Très décidé à poursuivre la réforme grégorienne, Innocent III s’avère être opiniâtre et ferme à appliquer les règles définies pour lutter contre les abus. Imprégné des considérations de Saint Bernard, il est marqué par un grand zèle et soucieux des âmes, il n’hésite pas à intervenir dans les diocèses lorsque cela s’avère nécessaire.

Le zénith de l’autorité pontificale sous Innocent III

Mais comment Innocent III peut-il appliquer la réforme si Rome et les États de l’Église sont dirigés par des notables insolents ou par les troupes germaniques ? Les États de l’Église sont donc repris en main. Le Pape devient maître de la ville et les vassaux de l’Empereur sont chassés de son domaine. Dans le conflit du Sacerdoce et de l’Empire, il excommunie l’Empereur Otton IV et reconnaît son pupille, alors âgé de 17 ans, comme successeur, le futur Frédéric II. Le Pape parvient ainsi, dans le domaine temporel, à remporter de grandes victoires. Et comme nous l’avons signalé, son influence s’étend sur toute l’Europe, au Portugal qui lui paie tribut, à Aragon, mis sous sa tutelle, en Norvège, en Suède, en Pologne, en Hongrie, fief pontifical. Il est certainement le premier souverain de la Chrétienté. Son prestige est immense.

Son prestige atteint son point culminant lors du IVe concile de Latran, tenu en 1215. Ce concile est le point culminant de son prestige. Il illustre l’autorité pontificale. Il réunit 412 évêques et 800 abbés ou prieurs ainsi que des ambassadeurs de tous les pays. Les principaux canons concernent la réforme morale, mettant en œuvre ce que les Papes n’ont pas cessé d’affirmer depuis Saint Grégoire VII.

Les conflits entre Innocent III et Philippe Auguste

Innocent III ne défend pas seulement son autorité dans l’Église et face aux Empereurs. Il veille aussi sur les rois. Fidèle à ses pensées, il leur rappelle en effet leur dignité de chrétien qui doit primer sur leur dignité royale. Ainsi dit-il au roi de France Philippe Auguste (1180-1223) : « La dignité royale ne peut être au-dessus des devoirs d’un chrétien, et, à cet égard, il nous est interdit de faire la distinction entre prince et fidèle. Si, contre toute attente, nous serons obligés, bien malgré nous, de lever notre main apostolique. »[10] Le roi a en effet répudié son épouse pour se remarier, violant ainsi les règles de l’Église.  Philippe Auguste refusant de quitter sa seconde femme, Innocent III jette l’interdit sur le royaume. Mais peu d’évêques ont suivi l’ordre du Pape. Il est vrai que ceux qui l’exécutent, leurs biens sont aussitôt confisqués.

Couronnement de Philippe Auguste
Une autre affaire oppose Innocent III et Philippe Auguste. Alors que le roi d’Angleterre part en Croisade à l’appel de Clément III, le roi de France attaque ses domaines. Le Pape Clément III proteste. Il menace de jeter l’interdit sur son royaume. « Il n’appartient pas à l’Église romaine de porter aucune censure quand le roi châtie des vassaux rebelles », lui répond le roi. Pour faire cesser la lutte entre les deux royaumes, Innocent III intervient à son tour. Philippe Auguste lui refuse toute légitimité : « en matière féodale le roi n’a pas à recevoir d’ordre du Saint-Siège ; le Pape n’a pas à intervenir dans les affaires qui s’agitent entre les rois. »[11] Or, comme dans l’intervention de Clément III, il est bien question d’ordre moral, y compris dans la politique. Innocent III réplique aussitôt. Certes, il ne peut pas intervenir dans les affaires féodales mais dans cette affaire, il est surtout question de « ratione peccati » qui relève de ses compétences. Il peut condamner la guerre entre chrétiens et intervenir dans des affaires qui ont des conséquences dans le domaine spirituel. Il se prononce ainsi sur la valeur morale des actions du roi et non sur leur valeur politique. Il veut enfin juger sur leurs péchés que le roi peut avoir commis. Mais Innocent III ne peut vaincre la volonté du roi. Dans cet exemple, il est donc bien difficile de croire à la mise en place d’une théocratie en Europe. Les rois demeurent maîtres dans leur royaume.

Le glaive spirituel

Dans sa volonté de faire respecter la dignité pontificale, Innocent III ne peut ne pas être engagé dans les luttes politiques de son temps. Les actions d’une si forte personnalité et animées d’une ferme volonté de faire respecter ses décisions et la réforme grégorienne ont certainement dépassé ses intentions. Mais par ses actions et celles de ses prédécesseurs, le rôle du Pape s’est accru dans le domaine politique pour que son autorité soit respectée. Comment ne l’aurait-il pu être autrement tant la réforme nécessitait un combat contre ceux qui privilégiaient leurs intérêts à ceux de l’Église ?

Car dans toute lutte, il doit y avoir une morale, y compris en politique. Et les lois de l’Église sont aussi à appliquer en politique comme en privé. Il appartient à l’Église d’observer leur application en tout domaine. Et le Pape ne peut guère s’en désintéresser sans renier ce qu’il est. Il veille sur la Chrétienté comme un père et un chef. Et son prestige est grand aux yeux de tous. Il a beau être menacé, enfermé, emprisonné, et même insulté, sa dignité s’impose. Son autorité est avant tout spirituelle, morale. Il transcende les partis. Jouissant d’un rayonnement universel, il est aussi un arbitre entre les princes. Et sa force réside aussi dans son pouvoir qui est double, un pouvoir de jugement et de décision. Il ne faut pas oublier leur rôle dans la recherche de la paix, notamment au travers des Trèves de Dieu, de la lutte contre les duels et contre toute violence.

Othon IV et Innocent III
En collaboration avec le glaive temporel

Comme nous l’avons déjà évoqué, Innocent III ne veut point empiéter dans le domaine des rois. Il rappelle au roi Philippe Auguste qu’il n’a aucun droit pour intervenir dans les affaires féodales. Lorsque le comte de Montpellier lui demande de légitimer son fils bâtard pour qu’il puisse le succéder, il lui rappelle que cette décision ne relève que de son seigneur[12]. Il est donc parfaitement conscient de la distinction des pouvoirs et de leur autonomie. Il y a bien distinction de trois jugements : spirituel, temporel et mixte, et dans le dernier cas, la décision du Pape prime sur tout autre jugement en cas de difficulté ou de complexité. Mais dans la même lettre adressée au comte de Montpellier, Innocent III affirme que tout jugement en son principe émane du Pape. C’est la réaffirmation de la théorie des deux glaives au sens premier.


Innocent III rappelle néanmoins aux princes qu’ils ont le même but. Le glaive temporel qu’ils détiennent doit aussi servir à punir le mal. Le Pape invite le roi Philippe Auguste en ces termes très clairs : « Très cher fils, ce glaive que tu as reçu du Seigneur pour le châtiment des malfaiteurs et la louange des hommes de bien, joins-le à notre glaive pour qu’ensemble nous sévissions contre des malfaiteurs si scélérats et inhumains. »[13] Il y a donc une nécessaire collaboration entre le Pape et le souverain temporel

Mais alors pourquoi le Pape est-il devenu le suzerain de tant de royaumes ? Il faut noter que certains rois ont demandé cette tutelle pour se protéger des ambitions de leurs ennemis. Le roi d’Aragon, entouré de cinq petits royaumes, vient ainsi à Rome pour se faire sacrer par le Pape avant de déposer son sceptre et sa couronne sur le tombeau de Saint Pierre. Il fait ainsi don de son royaume : « Ce royaume, je le constitue censitaire de Rome au taux de 25 pièces d’or que mon trésor paiera chaque année au Siège apostolique. Et je jure, pour moi et mes successeurs, que nous demeurerons tes vassaux et tes obéissants sujets. » [14]  De même, en Hongrie, au Portugal ou en Bohême, le roi reçoit des mains du Pape. De jeunes royaumes sont ainsi créés. Et qui légitime l’accession des Carolingiens ou des Capétiens ? Menacés par ses barons et par le roi de France, Jean sans Terre « ne veut plus tenir son royaume que du Pape et de l’Église de Rome à titre de vassal. »[15] Même le lointain royaume de Kiev est vassal du Saint Siège.

Toutes ces suzerainetés ne sont en fait que purement nominales. Certes cette suzeraineté consiste en pratique à payer un cens annuel mais parfois, comme dans le cas du royaume d’Angleterre, la rétribution du cens n’est qu’un vain mot. Il est vrai que le non-paiement du cens entraîne parfois des excommunications comme au Portugal. Le Pape se trouve parfois aussi impliqué dans des conflits où ses vassaux sont engagés. S’il est vrai que ces suzerainetés manifestent le prestige du trône pontifical, elles ne sont pas sans risque. L’intervention du Pape dans le conflit entre les royaumes d’Angleterre et de France en est un exemple. Elles impliquent nécessaire un devoir de protection de la part du Pape.

Conclusions

Aujourd’hui, quelques articles nous rappelle heureusement ce que nous devons aux actions des Papes du Moyen-âge. Certains historiens n’hésitent pas à rappeler que les principes que notre société défend et dont elle croît en être l’initiatrice viennent de là ! Sans leurs actions et leur persévérance, comment des princes excommuniés auraient-ils pu se soumettre à des clercs désarmés ? Avec les Papes tels que Saint Grégoire VII ou Innocent III, les forces spirituelles et morales avaient une importance dans la politique des nations.

Cela est possible parce que le Pape a le droit de juger et qu’il est au-dessus des princes. Cela a été rendu possible parce que les Papes de cette époque avait une foi profonde, exigeante, en leur mission. Il serait faux d’y voir un orgueil ou une folle ambition de dominer. Cela a enfin été rendu possible parce qu’« elle répondait à l’aspiration des peuples, en sauvegardant la justice chrétienne et en créant le droit dans cette société de nations chrétiennes que constituait la Chrétienté au Moyen-âge »[16]. Mais si les conditions ont évolué ainsi que « l’aspiration des peuples », rendant désormais impossible l’application de la primauté de l’Église sur l’État, cela ne signifie pas que le principe de primauté spirituelle est devenu obsolète et donc vain. La vérité reste vraie même si les hommes n’y croient plus…





Notes et références
[1] Saint Grégoire VII, lettre à Guillaume le Conquérant, Registrum , VIII, 25, 8 mai 1080 dans La Réforme grégorienne, II, Grégoire VII, Augustin Fliche, Spicilegium Sacrum Lovaniense, études et documents, fascicule 9, 1925 et dans La théocratie pontificale et Innocent III, Marcel Dietler, Les Échos de Saint Maurice, 1966, abbaye de Saint Maurice, 2013, www.digi-archives.org.
[2] Augustin Fliche, La Réforme grégorienne, II, Grégoire VII.
[3] Augustin Fliche, La Réforme grégorienne, II, Grégoire VII.
[4] Nicolas Ier, Epistolae, t. VI dans La Réforme grégorienne, II, Grégoire VII, Augustin Fliche.
[5] Saint Grégoire VII, Lettre à Hermann, évêque de Metz, 15 mars 1081 dans La Réforme grégorienne, II, Grégoire VII, Augustin Fliche, et dans Saint Grégoire VII et la réforme de l’Église au XIe siècle, Abbé O. Delarc, Tome I, archive.org, 1889.
[6] Marcel Dietler, La théocratie pontificale et Innocent III.
[7] Voir Émeraude, juin 2018, article "L'empereur germanique face au Pape, l'Empire contre le Sacerdoce".
[8] Daniel-Rops, L’Église de la Cathédrale et de la Croisade, IV, Fayard, 1952.
[9] Innocent III, lettre adressée au consul Acerbus de Florence en 1198.
[10] Daniel-Rops, L’Église de la Cathédrale et de la Croisade, IV.
[11] Daniel-Rops, L’Église de la Cathédrale et de la Croisade, V.
[12] Voir lettre d’Innocent III au comte Guilhem VIII, Per venerabilem, 1202.
[13] Innocent III, Register 11, n° 26, 36 dans Innocent III, Introduction, Julien THÉRY-ASTRUC, Université Paul-Valéry Montpellier, Cahier de Fanjeaux.
[14] Daniel-Rops, L’Église de la Cathédrale et de la Croisade, V.
[15] Daniel-Rops, L’Église de la Cathédrale et de la Croisade, V.
[16] Mgr Arquillière, dans Daniel-Rops, L’Église de la Cathédrale et de la Croisade, V.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire