Le
lendemain, après l’appel aux réjouissances, le 2 novembre, l’Église prie plus
spécialement pour tous ceux qui, souffrant dans le purgatoire, attendent encore
le jour de leur délivrance, le jour où ils pourront rejoindre
l’assemblée des saints. Chaque jour, à chaque messe, elle se tourne vers ces
pauvres âmes. Lors de leur messe d’enterrement, elle supplie à Dieu de leur
accorder le repos éternel et de leur pardonner au nom de Notre
Seigneur Jésus-Christ. Au cours de cette cérémonie, sans-doute l’une des
plus belles de toute la liturgie, elle chante une séquence magnifique qui
rappelle aux fidèles notre fin ultime. Un jour, tout se terminera en
effet dans un « jour de colère »,
« le jour de reddition »,
un « jour de larmes ». La
trompette raisonnera et tous devront comparaître devant le Juge. Leur route
sera alors jugée. « Tout secret se
révélera ; rien ne restera impuni. » Les bienheureux iront à
droite, les maudits à gauche.
L’étonnement
vient plutôt de ceux qui croient en Notre Seigneur Jésus-Christ tout en
refusant l’enfer ou le paradis. Tous les hommes sont sauvés, nous disent-ils.
Le jugement dernier n’est qu’une amnistie pour toute l’humanité puisque Notre
Seigneur Jésus-Christ est venu la sauver. D’autres, peu différents, voient dans
le paradis des hommes de toute religion et de toute croyance, y compris ceux
qui ont rejeté Notre Seigneur Jésus-Christ au point que l’enfer n’est qu’un
vide immense. Existerait-il donc de nombreuses routes pour mener au
ciel ? Que devient alors le « sermon
sur la montagne » ? Revenons en effet sur le discours des
béatitudes, c’est-à-dire sur « la
règle parfaite de la vie chrétienne pour la direction des mœurs »[1]…
Les
huit béatitudes…
Nous
allons nous intéresser au sermon reproduit par Saint Matthieu. Il regroupe huit
maximes associant pour chaque béatitude une récompense. Le dernier verset est
la fin vers laquelle tend chacune des béatitudes ou l’ensemble des béatitudes. Dans
son commentaire sur le « sermon de
la montagne », Saint Augustin suggère que cette dernière béatitude est
plutôt adressée à ses apôtres et non à la foule. Elle pourrait aussi être le
développement du verset précédent. C’est pourquoi, de manière classique, la
plupart des commentateurs ne la comptabilisent pas comme une neuvième
béatitude. Le chiffre huit est ainsi retenu. Ce chiffre a aussi le privilège de
traduire la perfection dans le langage biblique, ce qui convient au « discours de la montagne », considéré
justement comme le modèle de la vie chrétienne.
Rappelons
les huit béatitudes…
- « Bienheureux les pauvres d’esprit parce qu’à eux appartient le royaume des cieux. »
- « Bienheureux ceux qui sont doux, parce qu’ils possèderont la terre. »
- « Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu’ils seront consolés. »
- « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu’ils seront rassasiés. »
- « Bienheureux les miséricordieux, parce qu’ils obtiendront eux-mêmes miséricorde. »
- « Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, parce qu’ils verront Dieu. »
- « Bienheureux les pacifiques, parce qu’ils seront appelés enfants de Dieu. »
- « Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, parce qu’à eux appartient le royaume des cieux. »
Une
ascension vers le ciel par l’exercice des vertus
Le
« sermon sur la montagne » est
l’une des premières prédications de Saint Augustin avant qu’il ne donne lieu à
un petit traité moral. Dans son commentaire, il associe sans difficulté les
béatitudes aux vertus comme l’a déjà fait avant lui Saint Ambroise. Les
béatitudes portent successivement sur l’humilité, la douceur, la force, la
justice, la miséricorde, la pureté de cœur et la patience. Saint Ambroise a aussi
mis en relation les quatre béatitudes de Saint Luc avec les quatre vertus
cardinales classiques que sont la tempérance, la justice, la prudence et la
force.
Chagall, 1887-1985, Le songe de Jacob
Pour
ces deux pères de l’Église, les béatitudes nous procurent l’entrée au royaume
de Dieu, la possession de cette terre, la consolation de Dieu, la satisfaction
de nos besoins, la miséricorde divine, la vue de Dieu, l’adoption filiale et de
nouveau l’appartenance au royaume de Dieu. Saint Ambroise constate alors un
ordre dans les récompenses, et plus précisément un accroissement dans les
récompenses. La première béatitude nous fait entrer dans le royaume des
cieux, la seconde nous fait jouir de ses richesses en tant qu’enfant adoptif de
Dieu. Ainsi, « ce qui est plus riche
en mérite est aussi plus comblé de récompense. »[3] Pour
Saint Augustin, les différentes récompenses sont des noms divers de l’unique
récompense de tous, selon la différence des degrés.
Béatitudes
et malédictions
Dans
l’Évangile selon Saint Luc, les malédictions sont plus explicites.
- Malheur à vous riches, car vous avez votre consolation !
- Malheur à vous, qui êtes rassasiés, car vous aurez faim !
- Malheur à vous, qui riez maintenant, car vous serez dans le deuil et dans les larmes.
- Malheur à vous, quand tous les hommes
diront du bien de vous, car c’est ce que leurs pères faisaient à l’égard des
faux prophètes ! » (Luc,
VI, 24-27)
Ainsi,
le « sermon sur la montagne »
fait appel aux récompenses et annonce des supplices. Ce sont de bons moyens
pour ramener les fidèles sur le bon chemin. Cependant, dans notre siècle où le
terme de « responsabilité »
est si galvaudé, nous pouvons souligner que par cet enseignement, Notre
Seigneur Jésus-Christ nous met clairement devant nos responsabilités. Nous
sommes informés que notre existence terrestre n’est pas sans conséquence sur
l’au-delà. Comme la pollution que nous générons conduit à des dommages sur
notre planète, ce que nous faisons ici-bas n’est pas sans répercussions sur notre véritable bonheur.
Nous ne pourrons pas dire que nous ne savions pas…
Une
porte étroite
La
porte est étroite, nous avertit Notre Seigneur Jésus-Christ. Nous préférons en
effet fuir les exigences morales en raison des efforts et des sacrifices
qu’elles réclament. Tout renoncement nous paraît insupportable. Certains y
voient une entrave à leur liberté quand d’autres ne songent qu’à leur paresse
et oisiveté. Comme nous le constatons souvent, nous préférons en effet amplement
la facilité, écouter les bons discours qui nous enorgueillissent ou nous
satisfait, ou encore nous bercer de nos illusions, voyant en nous-mêmes la
source de notre bonheur.
Les
béatitudes font voler en éclat ces chimères.
Car derrière nos façades, Dieu voit nos véritables sentiments. Nos œuvres seront
jugées avec leurs intentions. « Entrez
par la porte étroite ; car la porte large et la voie spacieuse conduisent
à la perdition et nombreux sont ceux qui y passent. »(Matthieu,
VII, 13) Il s’agit pour chacun d’entre nous de choisir le bon chemin et de le
parcourir jusqu’à la dernière étape, jusqu’à la bonne porte.
Dans
son commentaire sur Saint Matthieu, Saint Thomas d’Aquin nous fait remarquer
que les huit béatitudes s’opposent aux conceptions classiques du bonheur.
Celui-ci ne consiste pas dans la richesse ou l’abondance des biens, dans la
jouissance des appétits et des passions, dans la force et la violence, dans la
domination, dans le plaisir ou encore dans la contemplation des choses divines.
Ceux qui observent les vertus auront leur récompense et le véritable bonheur
réside dans ces récompenses. Notons que les cœurs purs verront Dieu, cela
signifie qu’ils ne le voient pas encore. Le véritable bonheur est le royaume de
Dieu et toutes ces belles choses que Notre Seigneur Jésus-Christ nous promet. Pour
y parvenir, pour les obtenir, il faut donc prendre le chemin de la pauvreté, de
la douceur, de la paix, de la pureté, etc. Il est très différent de
celui que nous proposent le monde et plus encore de notre société actuelle.
Dans
le neuvième verset, Notre Seigneur Jésus-Christ énumère ce que nous pouvons
subir du monde à cause de son nom : insulte, calomnie, persécution. Le
chemin n’est pas une plaisante promenade dans une contrée idyllique. Il
provoquera des heurts, de la violence, de la peine et des souffrances puisque ce
n’est pas l’esprit du monde. Notre Seigneur Jésus-Christ nous demande alors
de les supporter et aussi de nous en réjouir en raison de la
récompense qui sera abondante dans le ciel et d’une plus grande ressemblance
avec Lui-même.
L’aide
du Saint Esprit
Le
chemin est certes difficile mais il est praticable par tous. Certes, il est inaccessible pour celui qui veut le
gravir seul. Revenons encore sur le commentaire de Saint Augustin. Innovant
sans-doute, il relie ce discours à un texte plus ancien, à celui d’Isaïe, qui
décrit les sept dons du Saint Esprit. Saint Augustin constate en effet une
correspondance entre les béatitudes et les dons du Saint Esprit, certes
selon un ordre différent. Le premier est ascendant alors que le second est
descendant. L’un commence par le commencement pour ensuite s’élever, l’autre
montre d’abord le but à atteindre. Pourquoi fait-il ce rapprochement ?
« Que signifie, en effet, la
connexion établie par saint Augustin, sinon que le chrétien ne peut parcourir
le chemin des Béatitudes, les étapes successives de la vie chrétienne, sans la
grâce et l’aide du Saint-Esprit.? »[4] Nous
avons en effet besoin de ces dons pour agir en chrétien… Sans la
grâce, rien n’est possible…
Prière
et confiance
Plus
loin dans le texte, Notre Seigneur Jésus-Christ donne aussi un moyen pour
observer son enseignement. « Demandez
et vous recevrez »(Matthieu, VII, 7) Par la prière,
nous pouvons obtenir les grâces pour cultiver les vertus et ainsi gravir le
sommet des béatitudes. Mais comme toute chose, nous pouvons aussi nous égarer
dans la prière. Il nous précise alors comment il faut prier. Il nous donne même
la prière par excellence, le Notre Père. Ce n’est pas une
coïncidence si cette prière est au centre du « sermon sur la montagne ».
Comme
un père à l’égard de ses enfants, Dieu veille sur les fidèles. Il faut donc avoir
confiance en Lui et vivre réellement comme ses enfants. Nous ne sommes donc
pas seuls sur le chemin que trace Notre Seigneur Jésus-Christ. Nous ne devons donc
pas vivre en ignorant l’amour que Dieu porte sur nous et vivre comme s’Il
n’existait pas. Il est aussi inutile de se préoccuper des choses vaines.
L’important est bien de « chercher
premièrement le royaume de Dieu »(Matthieu, VI, 33) en
nous appuyer sur cette confiance.
Conclusions
Or
le chemin ainsi tracé n’est pas facultatif. Certes, nous sommes libres
d’accepter ou de refuser de le suivre, mais ce n’est pas sans conséquence.
Notre Seigneur Jésus-Christ décrit les récompenses à ceux qui le suivront mais
également les malédictions pour ceux qui prennent d’autres chemins. Il ne
s’agit pas d’éveiller en nous une sorte de cupidité spirituelle mais d’indiquer
le point d’arrivée afin que nos pas soient plus assurés. Lorsque la mort frappe
une âme, le chemin qu’elle a suivi volontairement s’ouvre finalement sur une
autre vie, celle de la lumière ou de l’obscurité…
Enfin,
ce chemin n’est pas sans effort ni renoncement, sans combat ni peine. Il
est éloigné de nos chimères, des biens faciles que nous promet le monde et finalement
de son esprit. Mais Notre Seigneur Jésus-Christ nous informe aussi que nous
ne sommes pas livrés à nous-mêmes. Nous sommes en effet sous le regard de
Dieu puisqu’Il est Notre Père. Là réside la force de la morale chrétienne. Ce
ne sont pas que des paroles ou un beau discours qui nous enchantent ou qui nous
effrayent. Notre Seigneur Jésus-Christ nous donne aussi les moyens d’y
parvenir. Mais ne tombons pas dans une erreur terrible. Ces moyens ne sont pas
facultatifs. Quelles que soient nos forces et nos volontés, nous ne pouvons pas
marcher seuls. Sans l’assistance du Saint-Esprit, rien n’est en effet
possible. Cependant, Il ne vient pas sans notre propre concours…
L’enseignement
moral de Notre Seigneur Jésus-Christ est ainsi complet, dépassant tout discours ou système philosophique. Nous
y voyons aussi la présence de Dieu le Père et du Saint Esprit. Il n’est donc guère
compréhensible sans la foi. Sans la vie de Notre Seigneur Jésus-Christ, il
apparaît aussi comme un simple discours, vide de sens. Mais nous ne doutons
pas : nul ne peut prendre le chemin sans passer par Lui. Et ceux qui ne
passent pas par Lui ne peuvent accéder à la vie éternelle. Quoique nous
puissions penser ou rêver, notre existence n’est pas vaine comme elle ne
conduit pas tous à la même fin. Nous sommes tous appelés à la vie éternelle
mais tous n’y accèdent pas, non en raison de Dieu mais à cause de nous
uniquement…
« Ah ! quelle terreur régnera lorsque le
Juge apparaîtra pour tout trancher avec rigueur. La trompette au son terrible
jetant l’appel parmi les tombes, nous poussera tous devant Dieu. Stupeur sur
vous, mort et nature, quand surgira la créature, tenue de répondre devant à son
Juge ! Le livre achevé sera lu, où tout se trouve consigné pour ouvrir le
procès du monde. Lors donc que siégera le Juge, tout secret se révélera ;
rien ne restera impuni. Que dirai-je, alors, malheureux ? À quel avocat
recourir si le juste à peine résiste. Qui sauvez par pure bonté,
sauvez-moi, source de piété, rappelez-vous, ô doux Jésus, que je suis cause de
vos œuvres… » (Dies irae)
Notes et références
[1] Saint Augustin, Commentaire
sur le Sermon de la Montagne, I, 1.
[2] Saint Ambroise, Traité
de l’Évangile selon Saint Luc, livre V,
[3] Saint Ambroise, Traité
de l’Évangile selon Saint Luc, livre V,
[4] Servais Pinckaers, Le
commentaire du sermon sur la montagne par Saint Augustin et Saint Thomas,
dans Revue
d'éthique et de théologie morale, n°253, 2009/1, https://www.cairn.info/revue-d-ethique-et-de-theologie-morale-2009-1-page-9.htm.
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