Certaines
voix prétendent alors que Saint Augustin est à l’origine de la politique que
les Papes du Moyen-âge ont suivie à partir du XIe siècle pour soumettre l’État
à l’Église. Elles parlent alors d’augustinisme
politique. Ce terme éveille peut-être dans certaines mémoires l’image classique d’une Église oppressive, à
la recherche du pouvoir absolu, anti-démocratique et finalement
liberticide. Il évoque certainement l’idée selon laquelle l’Église voulait
dominer toute puissance politique pour être seul maître de la société. Couvert
de l’autorité d’un illustre Père de l’Église, par le terme même qui la désigne,
cette politique semble définir pour certains une volonté de l’Église.
Mais,
ce terme comme la politique qu’elle désigne paraissent concerner une époque si
lointaine ou une Église devenu anachronique que finalement, il serait bien
inutile de s’y attarder. Pourtant, l’image péjorative de l’Église qu’il évoque
n’a point disparu, comme le mépris et les accusations qui y sont associés.
Ainsi, dans notre étude sur les rapports entre l’Église et l’État, nous ne
pouvons pas ne pas nous y arrêter…
L’augustinisme
politique, un concept récent
Revenons
alors sur l’augustinisme politique. Le
terme est très récent. Il apparaît la première fois dans les années 1930
dans une thèse[1]
d’un évêque français, Mgr Henri-Xavier
Arquillière (1883-1956). Cet évêque est une autorité éminente et incontournable sur les relatons entre l’Église et
l’État au Moyen-âge. Il a écrit de nombreux ouvrages sur les théories
politiques du Moyen-âge. Docteur en théologie en 1907, il est professeur
d’histoire ecclésiastique à la faculté de théologie de Paris en 1919 puis
professeur d’histoire du Moyen-âge. Doyen de la Faculté en 1943, il est nommé prélat
du Pape en 1947. En 1913, il soutient une thèse sur le Pape Grégoire VII.
Depuis, il a écrit de nombreux ouvrages sur l’augustinisme politique. Il serait
en effet l’inventeur de ce terme. Directeur d’études en sciences religieuses à
l’E.P.H.E., il a influencé et dirigé de nombreux historiens sur ce sujet. Il a
enfin dirigé, chez Vrin, une collection intitulée L’Église et l’État au Moyen-âge.
Mgr
Arquillière définit la doctrine
théocratique comme étant « la
doctrine du gouvernement du monde par Dieu au moyen de son plus haut
représentant ici-bas, de son suprême vicaire, le Pape. Les autres pouvoirs ne
sont légitimes que dans la mesure où ils sont institués ou approuvés par ce
suprême hiérarche. »[2] Dans
cette doctrine, l’Église absorberait la société médiévale et dominerait toute
autorité. Elle serait alors la tendance de réaliser ici-bas la Cité de Dieu.
Telle serait la doctrine qui domine au Moyen-âge et guide les Papes selon Mgr
Arquillière. Il en cherche alors l’origine intellectuelle.
En
examinant les événements historiques depuis Charlemagne et les théories
politiques du Moyen-âge, Mgr Arquillière tente de comprendre comment la doctrine théocratique a été
construite et d’identifier les différentes étapes d’évolution. Il en arrive
alors à la pensée de Saint Augustin et notamment à La Cité de Dieu. Il en
vient ainsi à forger le concept d’augustinisme politique comme « une entreprise de subordination du pouvoir
politique au pouvoir religieux et un effort de moralisation chrétienne des
conceptions politiques » [3]
Ainsi
l’idée selon laquelle l’Église doit absorber la société médiévale ou encore
l’État doit se soumettre à l’Église viendrait de Saint Augustin. Il serait le
fondateur de l’augustinisme politique. Sa pensée religieuse conduirait « à effacer la séparation formelle de la
nature et de la grâce », et donc à absorber l’ordre naturel dans l’ordre
surnaturel.
Mais
tout en identifiant l’origine de la doctrine théocratique dans la pensée de
Saint Augustin sur la grâce, Mgr Arquillière explique que l’augustinisme politique est en fait une déformation de sa doctrine,
une mauvaise interprétation de ses ouvrages. Selon un commentateur, « l’augustinisme politique ne saurait un
ensemble de doctrines dont la paternité reviendrait à Saint Augustin, mais un
courant de pensée pluriséculaire qui a permis aux papes d’élaborer leurs
théories théocratiques qui justifiaient leur pouvoir et leurs pouvoirs
hégémoniques. »[4]
Il
provoque alors un débat au sein des historiens et des théologiens. La
conception originale qui sous-tend la réforme grégorienne où le temporel est
inclus et absorbé par le spirituel est-elle née d’une interprétation de la Cité
de Dieu par les promoteurs de la théocratie pontificale ? En 1951, Mgr
Arquillière renforce encore son hypothèse en centrant le débat sur la réforme
grégorienne.
L’augustinisme
politique étranger à Saint Augustin ?
Constatons
alors le paradoxe de la thèse de Mgr
Arquillière. « Si l’auteur
convient que l’on ne peut attribuer à Augustin l’ensemble de cette dérive, il
lui en attribue l’origine »[5]. Il ne
vérifierait pas « le contexte
historique dans lequel Augustin écrit la
Cité de Dieu. C’est d’ailleurs le paradoxe de l’ouvrage d’Arquillière,
alors que l’on se noie parfois dans des détails historiques de la formation de
la théocratie pontificale, l’époque et la vie de saint Augustin sont assez
réduites. »[6] Mais en
créant le concept d’« augustinisme
politique » pour désigner finalement la politique menée par les Papes
depuis Grégoire VII, Mgr Arquillière
désigne implicitement comme coupable Saint Augustin, au moins pour
l’opinion.
Mais
comment La Cité de Dieu est-elle lue ? Il semblerait que Mgr
Arquillière lit cet ouvrage par rapport à l’histoire postérieure, notamment à
la réforme grégorienne. Or, « une
bonne interprétation du thème augustinien de la Cité de Dieu ne pourrait que
souffrir d’être dominée par la préoccupation de la chrétienté du Moyen Age,
comme si l’idéal théocratique de celle-ci avait été une application d’un
programme tracé dans le De Civitæ Dei
»[7] La lecture ne serait-elle pas à son tour
biaisée ?
Une
telle lecture pourrait s’expliquer par
le contexte dans lequel Mgr Arquillière écrit sa thèse. « Le concept d’augustinisme politique découle
donc d’une prise de position interne à l’Église à propos des relations entre le
pouvoir spirituel catholique et les puissances temporelles (…) et l’œuvre
d’Arquillière est fortement marquée par le contexte politique et spirituel des
années 1930. »[8] Mgr
Arquillière répond en fait à tous ceux qui voient Saint Augustin comme l’auteur
de la doctrine théocratique qu’auraient suivie et appliquée les Papes au Moyen-âge. Nous
pouvons citer par exemple l’historien protestant Bernheim (1850-1942), une des
grandes figures de l’école historiographique d’Allemagne. Il « estime que la pensée de Saint Augustin
informe directement les théories papales »[9] et
propose une « interprétation
effrontément théocratique de l’œuvre du docteur africain »[10] en 1896 et en 1918.
Ainsi
ce qu’il appelle « augustinisme
politique » pourrait être une certaine conception politique qu’on
attribue à tort à Saint Augustin. « Il
cherche à innocenter Saint Augustin des accusations de pensée théocratique, qui
rejaillissent sur tout l’Église catholique. »[11] En un
mot, il veut le réhabiliter et par là l’Église elle-même. Dépassionnant le
débat, il veut en outre faire de l’augustinisme politique un objet d’étude et
non plus un argument politique. En un mot, il n’existerait plus et ne serait
que la conséquence d’un contexte
historique particulier.
Mgr
Arquillière veut-il aussi s’opposer à tous ceux qui s’appuient sur La
Cité de Dieu pour refuser l’État laïc, c’est-à-dire l’extrême droite
catholique du début du XXe siècle ? « Dans de nombreux groupes catholiques, en proie à une crise profonde au
sujet de la place de l’Église dans la société, Saint Augustin devient
l’étendard d’un refus de la société moderne marqué par la nostalgie de l’Ancien
Régime. »[12] Jacques
Maritain (1882-1973) s’oppose aussi à toutes
ces récupérations et utilisations de l’œuvre de Saint Augustin.
Enfin,
n’oublions pas qu’au début du XXe
siècle, les tensions entre le Pape et le gouvernement français sont tendus.
L’augustinisme
politique, un accident de l’histoire ?
Selon
Mgr Arquillière, la conception théocratique serait mise en place à partir du
pontificat de Nicolas Ier (858-867) en s’appuyant sur une déformation des textes de Saint
Augustin, une pensée « simplifiée et
appauvrie, selon les besoins de la polémique, d’une façon conforme à l’ambiance
intellectuelle de l’époque. »[13] Mais
elle ne serait pas guidée par une volonté de domination des Papes. Elle ne
serait qu’une aide au service de la
liberté de l’Église. « Les deux
pouvoirs apparaissent si intimement unis dans l’Église et par l’Église, que la
puissance spirituelle ne pouvait faire un effort d’affranchissement à l’égard
de l’emprise séculière sans qu’il parût se traduire par un effort de
domination. »[14]
Grégoire VII n’aurait pas agi par orgueil mais presque contraint par les
menaces pesant sur l’Église. L’augustinisme politique ne serait donc qu’une
conséquence de la lutte que mène le pouvoir politique contre le pouvoir
spirituel, une réaction de défense
contre les abus des autorités temporelles. Puis Mgr Arquillière l’envisage
comme une réaction face à la perte de
pouvoir de la papauté devant l’émergence des États modernes. Finalement,
les tensions entre le Souverain Pontife et les autorités temporelles
expliqueraient la conception théocratique des Papes du Moyen-âge.
Ainsi,
l’augustinisme politique serait utile à
un moment donné et n’aurait désormais plus de raison d’être. Il était
possible au Moyen-âge, aujourd’hui il ne l’est plus, « parce qu’il n’y avait pas de frontière entre
l’Église et l’État. Ce n’est plus possible aujourd’hui parce que l’Église et
l’État ont chacun leur domaine autonome bien délimitée. Ce rétablissement des
frontières entre les deux domaines a été l’œuvre des siècles. Au Moyen-âge,
elles avaient presque disparu. »[15] Ainsi, l’augustinisme politique ne serait qu’une
parenthèse dans l’histoire de l’Église. Selon Joseph Leclerc (1895-1988),
un élève de Mgr Arquillière, cette « ère
de pure intolérance »[16], que
serait le Moyen-âge, n’est plus possible grâce à une distinction mieux comprise
entre l’Église et l’État, mieux fondée par Saint Thomas.
Le
théologien jésuite Henri de Lubac (1896-1991) est encore plus strict. Pour lui,
l’augustinisme politique n’est pas une conséquence, même lointaine, de Saint
Augustin. « Néanmoins de Lubac et
Arquillière cherchent tous deux à montrer que la doctrine théocentrique, gênante
pour une Église en voie de modernisation, n’est pas inscrite au cœur du dogme. » [17] Tous
les deux cherchent sans-doute à disculper
l’Église de vouloir soumettre l’État.
Conclusion
Mgr
Arquillière veut montrer que la prétention des Papes relève d’une époque
révolue et demeure obsolète. Elle s’expliquerait par le contexte historique,
désormais dépassé. Elle est en fait propre au Moyen-âge et aux relations
particulières entre l’Église et l’État. Par conséquent, elle ne relève pas du
dogme ou de l’enseignement de l’Église. Son intention s’inscrit
Mgr
Arquillière utilise alors le terme d’augustinisme politique pour la condamner
mais aussi condamner une certaine conception de l’Église au regard de l’État.
« Le concept d’augustinisme politique
découle donc d’une prise de position interne de l’Église à propos des relations
entre le pouvoir spirituel catholique et les puissances temporelles. »[18] Ce
terme est donc porteur d’un jugement moderne, impropre à l’histoire. Il serait
donc peu pertinent d’utiliser ce terme pour étudier les relations entre
l’Église et l’État avant le XXe siècle mais il est révélateur d’un certain état
d’esprit dans l’Église, marqué par la volonté de se désolidariser d’une
certaine conception de l’Église, sans doute pour améliorer ses relations avec
les États…
[2] H.-X. Arquillière, L’augustinisme
politique, 1955 dans Séparer l’Église et l’État :
l’augustinisme politique selon Arquillière, Blaise Duval, dans http://journals.openedition.org.
[3] Blaise Duval,
Séparer l’Église et l’État : l’augustinisme politique selon Arquillière.
[4] Blaise Duval,
Séparer l’Église et l’État : l’augustinisme politique selon Arquillière.
[5] Philippe Berrached,
L’augustinisme politique : entre dérive interprétative et lecture chrétienne de
la politique.
[6] Philippe Berrached,
L’augustinisme politique : entre dérive interprétative et lecture chrétienne de
la politique.
[7] Henri de Lubac, Revue
des Études Augustiniennes, 3, 1957 dans L’augustinisme politique : entre
dérive interprétative et lecture chrétienne de la politique, Philippe
Berrached, Augustin de l’Assomption.
[8] Blaise Dufal, Séparer
l'Église et l'État : L'augustinisme politique selon Arquillière,
L’Atelier du
Centre de recherches
historiques 01, 2008.
[9] Blaise Dufal, Séparer
l'Église et l'État : L'augustinisme politique selon Arquillière.
[10] Sylvio Hermann De
Franceschi, Ambiguïtés historiographiques du théologicopolitique,
Genèse et fortune d'un concept, Revue historique 2007/3, n° 643, p. 653-685.DOI 10.3917/rhis.073.0653,
www.cairn.info.
[11] Blaise Dufal, Séparer
l'Église et l'État : L'augustinisme politique selon Arquillière.
[12] Blaise Dufal, Séparer
l'Église et l'État : L'augustinisme politique selon Arquillière.
[13] Mgr Arguillière, Saint
Grégoire VII. Essai sur sa conception pontificale, 1934, dans Séparer
l'Église et l'État : L'augustinisme politique selon Arquillière, Blaise
Duval. Il critique l’interprétation de Manegold qui abuse de l’autorité de
Saint Augustin.
[14] Mgr Arquillière, Saint
Grégoire VII. Essai sur sa conception pontificale, 1934, dans Séparer
l'Église et l'État : L'augustinisme politique selon Arquillière, Blaise
Duval.
[15] Mgr Arquillière, Histoire
de l’Église, 1941 dans Séparer l'Église et l'État : L'augustinisme
politique selon Arquillière, Blaise Duval.
[16] Joseph Lecler, Histoire
de la tolérance au siècle de la Réforme, 1955 dans Séparer l'Église et l'État :
L'augustinisme politique selon Arquillière, Blaise Duval.
[17] Blaise Dufal, Séparer
l'Église et l'État : L'augustinisme politique selon Arquillière
[18] Blaise Dufal, Séparer
l'Église et l'État : L'augustinisme politique selon Arquillière.
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