" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 21 avril 2018

L'augustinisme politique

En l'an 410, Rome est en flamme. Des païens et des chrétiens peu affermis dans la foi rendent la religion chrétienne responsable de cette catastrophe.Pour répondre à leurs accusations, Saint Augustin écrit La Cité de Dieu, œuvre magistrale, dans laquelle il développe notamment ses pensées sur les relations entre l’Église et l’État, œuvre alors de référence pour tous qui s’interrogent sur le rôle du christianisme dans la société. Dans l’article précédent, nous avons décrit rapidement ses principales idées.

Certaines voix prétendent alors que Saint Augustin est à l’origine de la politique que les Papes du Moyen-âge ont suivie à partir du XIe siècle pour soumettre l’État à l’Église. Elles parlent alors d’augustinisme politique. Ce terme éveille peut-être dans certaines mémoires l’image classique d’une Église oppressive, à la recherche du pouvoir absolu, anti-démocratique et finalement liberticide. Il évoque certainement l’idée selon laquelle l’Église voulait dominer toute puissance politique pour être seul maître de la société. Couvert de l’autorité d’un illustre Père de l’Église, par le terme même qui la désigne, cette politique semble définir pour certains une volonté de l’Église.

Mais, ce terme comme la politique qu’elle désigne paraissent concerner une époque si lointaine ou une Église devenu anachronique que finalement, il serait bien inutile de s’y attarder. Pourtant, l’image péjorative de l’Église qu’il évoque n’a point disparu, comme le mépris et les accusations qui y sont associés. Ainsi, dans notre étude sur les rapports entre l’Église et l’État, nous ne pouvons pas ne pas nous y arrêter…

L’augustinisme politique, un concept récent

Revenons alors sur l’augustinisme politique. Le terme est très récent. Il apparaît la première fois dans les années 1930 dans une thèse[1] d’un évêque français, Mgr Henri-Xavier Arquillière (1883-1956). Cet évêque est une autorité éminente et incontournable sur les relatons entre l’Église et l’État au Moyen-âge. Il a écrit de nombreux ouvrages sur les théories politiques du Moyen-âge. Docteur en théologie en 1907, il est professeur d’histoire ecclésiastique à la faculté de théologie de Paris en 1919 puis professeur d’histoire du Moyen-âge. Doyen de la Faculté en 1943, il est nommé prélat du Pape en 1947. En 1913, il soutient une thèse sur le Pape Grégoire VII. Depuis, il a écrit de nombreux ouvrages sur l’augustinisme politique. Il serait en effet l’inventeur de ce terme. Directeur d’études en sciences religieuses à l’E.P.H.E., il a influencé et dirigé de nombreux historiens sur ce sujet. Il a enfin dirigé, chez Vrin, une collection intitulée L’Église et l’État au Moyen-âge.

Mgr Arquillière définit la doctrine théocratique comme étant « la doctrine du gouvernement du monde par Dieu au moyen de son plus haut représentant ici-bas, de son suprême vicaire, le Pape. Les autres pouvoirs ne sont légitimes que dans la mesure où ils sont institués ou approuvés par ce suprême hiérarche. »[2] Dans cette doctrine, l’Église absorberait la société médiévale et dominerait toute autorité. Elle serait alors la tendance de réaliser ici-bas la Cité de Dieu. Telle serait la doctrine qui domine au Moyen-âge et guide les Papes selon Mgr Arquillière. Il en cherche alors l’origine intellectuelle.

En examinant les événements historiques depuis Charlemagne et les théories politiques du Moyen-âge, Mgr Arquillière tente de comprendre comment la doctrine théocratique a été construite et d’identifier les différentes étapes d’évolution. Il en arrive alors à la pensée de Saint Augustin et notamment à La Cité de Dieu. Il en vient ainsi à forger le concept d’augustinisme politique comme « une entreprise de subordination du pouvoir politique au pouvoir religieux et un effort de moralisation chrétienne des conceptions politiques » [3]

Ainsi l’idée selon laquelle l’Église doit absorber la société médiévale ou encore l’État doit se soumettre à l’Église viendrait de Saint Augustin. Il serait le fondateur de l’augustinisme politique. Sa pensée religieuse conduirait « à effacer la séparation formelle de la nature et de la grâce », et donc à absorber l’ordre naturel dans l’ordre surnaturel.

Mais tout en identifiant l’origine de la doctrine théocratique dans la pensée de Saint Augustin sur la grâce, Mgr Arquillière explique que l’augustinisme politique est en fait une déformation de sa doctrine, une mauvaise interprétation de ses ouvrages. Selon un commentateur, « l’augustinisme politique ne saurait un ensemble de doctrines dont la paternité reviendrait à Saint Augustin, mais un courant de pensée pluriséculaire qui a permis aux papes d’élaborer leurs théories théocratiques qui justifiaient leur pouvoir et leurs pouvoirs hégémoniques. »[4]
Il provoque alors un débat au sein des historiens et des théologiens. La conception originale qui sous-tend la réforme grégorienne où le temporel est inclus et absorbé par le spirituel est-elle née d’une interprétation de la Cité de Dieu par les promoteurs de la théocratie pontificale ? En 1951, Mgr Arquillière renforce encore son hypothèse en centrant le débat sur la réforme grégorienne.

L’augustinisme politique étranger à Saint Augustin ?

Constatons alors le paradoxe de la thèse de Mgr Arquillière. « Si l’auteur convient que l’on ne peut attribuer à Augustin l’ensemble de cette dérive, il lui en attribue l’origine »[5]. Il ne vérifierait pas « le contexte historique dans lequel Augustin écrit la Cité de Dieu. C’est d’ailleurs le paradoxe de l’ouvrage d’Arquillière, alors que l’on se noie parfois dans des détails historiques de la formation de la théocratie pontificale, l’époque et la vie de saint Augustin sont assez réduites. »[6] Mais en créant le concept d’« augustinisme politique » pour désigner finalement la politique menée par les Papes depuis Grégoire VII, Mgr Arquillière désigne implicitement comme coupable Saint Augustin, au moins pour l’opinion.

Mais comment La Cité de Dieu est-elle lue ? Il semblerait que Mgr Arquillière lit cet ouvrage par rapport à l’histoire postérieure, notamment à la réforme grégorienne. Or, « une bonne interprétation du thème augustinien de la Cité de Dieu ne pourrait que souffrir d’être dominée par la préoccupation de la chrétienté du Moyen Age, comme si l’idéal théocratique de celle-ci avait été une application d’un programme tracé dans le De Civitæ Dei »[7] La lecture ne serait-elle pas à son tour biaisée ?

Une telle lecture pourrait s’expliquer par le contexte dans lequel Mgr Arquillière écrit sa thèse. « Le concept d’augustinisme politique découle donc d’une prise de position interne à l’Église à propos des relations entre le pouvoir spirituel catholique et les puissances temporelles (…) et l’œuvre d’Arquillière est fortement marquée par le contexte politique et spirituel des années 1930. »[8] Mgr Arquillière répond en fait à tous ceux qui voient Saint Augustin comme l’auteur de la doctrine théocratique qu’auraient suivie et appliquée les Papes au Moyen-âge. Nous pouvons citer par exemple l’historien protestant Bernheim (1850-1942), une des grandes figures de l’école historiographique d’Allemagne. Il « estime que la pensée de Saint Augustin informe directement les théories papales »[9] et propose une « interprétation effrontément théocratique de l’œuvre du docteur africain »[10]  en 1896 et en 1918.

Ainsi ce qu’il appelle « augustinisme politique » pourrait être une certaine conception politique qu’on attribue à tort à Saint Augustin. « Il cherche à innocenter Saint Augustin des accusations de pensée théocratique, qui rejaillissent sur tout l’Église catholique. »[11] En un mot, il veut le réhabiliter et par là l’Église elle-même. Dépassionnant le débat, il veut en outre faire de l’augustinisme politique un objet d’étude et non plus un argument politique. En un mot, il n’existerait plus et ne serait que la conséquence d’un contexte historique particulier.

Mgr Arquillière veut-il aussi s’opposer à tous ceux qui s’appuient sur La Cité de Dieu pour refuser l’État laïc, c’est-à-dire l’extrême droite catholique du début du XXe siècle ? « Dans de nombreux groupes catholiques, en proie à une crise profonde au sujet de la place de l’Église dans la société, Saint Augustin devient l’étendard d’un refus de la société moderne marqué par la nostalgie de l’Ancien Régime. »[12] Jacques Maritain (1882-1973) s’oppose aussi à toutes ces récupérations et utilisations de l’œuvre de Saint Augustin.

Enfin, n’oublions pas qu’au début du XXe siècle, les tensions entre le Pape et le gouvernement français sont tendus.

L’augustinisme politique, un accident de l’histoire ?

Selon Mgr Arquillière, la conception théocratique serait mise en place à partir du pontificat de Nicolas Ier (858-867) en s’appuyant sur une déformation des textes de Saint Augustin, une pensée « simplifiée et appauvrie, selon les besoins de la polémique, d’une façon conforme à l’ambiance intellectuelle de l’époque. »[13] Mais elle ne serait pas guidée par une volonté de domination des Papes. Elle ne serait qu’une aide au service de la liberté de l’Église. « Les deux pouvoirs apparaissent si intimement unis dans l’Église et par l’Église, que la puissance spirituelle ne pouvait faire un effort d’affranchissement à l’égard de l’emprise séculière sans qu’il parût se traduire par un effort de domination. »[14] Grégoire VII n’aurait pas agi par orgueil mais presque contraint par les menaces pesant sur l’Église. L’augustinisme politique ne serait donc qu’une conséquence de la lutte que mène le pouvoir politique contre le pouvoir spirituel, une réaction de défense contre les abus des autorités temporelles. Puis Mgr Arquillière l’envisage comme une réaction face à la perte de pouvoir de la papauté devant l’émergence des États modernes. Finalement, les tensions entre le Souverain Pontife et les autorités temporelles expliqueraient la conception théocratique des Papes du Moyen-âge.

Ainsi, l’augustinisme politique serait utile à un moment donné et n’aurait désormais plus de raison d’être. Il était possible au Moyen-âge, aujourd’hui il ne l’est plus, « parce qu’il n’y avait pas de frontière entre l’Église et l’État. Ce n’est plus possible aujourd’hui parce que l’Église et l’État ont chacun leur domaine autonome bien délimitée. Ce rétablissement des frontières entre les deux domaines a été l’œuvre des siècles. Au Moyen-âge, elles avaient presque disparu. »[15] Ainsi, l’augustinisme politique ne serait qu’une parenthèse dans l’histoire de l’Église. Selon Joseph Leclerc (1895-1988), un élève de Mgr Arquillière, cette « ère de pure intolérance »[16], que serait le Moyen-âge, n’est plus possible grâce à une distinction mieux comprise entre l’Église et l’État, mieux fondée par Saint Thomas.

Le théologien jésuite Henri de Lubac (1896-1991) est encore plus strict. Pour lui, l’augustinisme politique n’est pas une conséquence, même lointaine, de Saint Augustin. « Néanmoins de Lubac et Arquillière cherchent tous deux à montrer que la doctrine théocentrique, gênante pour une Église en voie de modernisation, n’est pas inscrite au cœur du dogme. » [17] Tous les deux cherchent sans-doute à disculper l’Église de vouloir soumettre l’État.

Conclusion

Mgr Arquillière veut montrer que la prétention des Papes relève d’une époque révolue et demeure obsolète. Elle s’expliquerait par le contexte historique, désormais dépassé. Elle est en fait propre au Moyen-âge et aux relations particulières entre l’Église et l’État. Par conséquent, elle ne relève pas du dogme ou de l’enseignement de l’Église. Son intention s’inscrit

Mgr Arquillière utilise alors le terme d’augustinisme politique pour la condamner mais aussi condamner une certaine conception de l’Église au regard de l’État. « Le concept d’augustinisme politique découle donc d’une prise de position interne de l’Église à propos des relations entre le pouvoir spirituel catholique et les puissances temporelles. »[18] Ce terme est donc porteur d’un jugement moderne, impropre à l’histoire. Il serait donc peu pertinent d’utiliser ce terme pour étudier les relations entre l’Église et l’État avant le XXe siècle mais il est révélateur d’un certain état d’esprit dans l’Église, marqué par la volonté de se désolidariser d’une certaine conception de l’Église, sans doute pour améliorer ses relations avec les États…



 Notes et références

 [1] L'augustinisme politique. Essai sur la formation des théories politiques du Moyen-âge. Elle a paru la première fois en 1934.
[2] H.-X. Arquillière, L’augustinisme politique, 1955 dans Séparer l’Église et l’État : l’augustinisme politique selon Arquillière, Blaise Duval, dans http://journals.openedition.org.
[3] Blaise Duval, Séparer l’Église et l’État : l’augustinisme politique selon Arquillière.
[4] Blaise Duval, Séparer l’Église et l’État : l’augustinisme politique selon Arquillière.
[5] Philippe Berrached, L’augustinisme politique : entre dérive interprétative et lecture chrétienne de la politique.
[6] Philippe Berrached, L’augustinisme politique : entre dérive interprétative et lecture chrétienne de la politique.
[7] Henri de Lubac, Revue des Études Augustiniennes, 3, 1957 dans L’augustinisme politique : entre dérive interprétative et lecture chrétienne de la politique, Philippe Berrached, Augustin de l’Assomption.
[8] Blaise Dufal, Séparer l'Église et l'État : L'augustinisme politique selon Arquillière, L’Atelier du
Centre de recherches historiques 01, 2008.
[9] Blaise Dufal, Séparer l'Église et l'État : L'augustinisme politique selon Arquillière.
[10] Sylvio Hermann De Franceschi, Ambiguïtés historiographiques du théologicopolitique, Genèse et fortune d'un concept, Revue historique 2007/3,  n° 643, p. 653-685.DOI 10.3917/rhis.073.0653, www.cairn.info.
[11] Blaise Dufal, Séparer l'Église et l'État : L'augustinisme politique selon Arquillière.
[12] Blaise Dufal, Séparer l'Église et l'État : L'augustinisme politique selon Arquillière.
[13] Mgr Arguillière, Saint Grégoire VII. Essai sur sa conception pontificale, 1934, dans Séparer l'Église et l'État : L'augustinisme politique selon Arquillière, Blaise Duval. Il critique l’interprétation de Manegold qui abuse de l’autorité de Saint Augustin.
[14] Mgr Arquillière, Saint Grégoire VII. Essai sur sa conception pontificale, 1934, dans Séparer l'Église et l'État : L'augustinisme politique selon Arquillière, Blaise Duval.
[15] Mgr Arquillière, Histoire de l’Église, 1941 dans Séparer l'Église et l'État : L'augustinisme politique selon Arquillière, Blaise Duval.
[16] Joseph Lecler, Histoire de la tolérance au siècle de la Réforme, 1955 dans Séparer l'Église et l'État : L'augustinisme politique selon Arquillière, Blaise Duval.
[17] Blaise Dufal, Séparer l'Église et l'État : L'augustinisme politique selon Arquillière
[18] Blaise Dufal, Séparer l'Église et l'État : L'augustinisme politique selon Arquillière.

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