Au lieu d’avancer dans nos
illusions, sans voir au-delà de notre vision, à la recherche d’un bonheur à
court terme, croyant encore aux faiseurs de rêve et aux bons hâbleurs de nos
temps modernes, il est temps de se poser et de revenir à l’essentiel, de se
soumettre à la réalité. Si les remèdes aux différentes crises que nous
connaissons sont à trouver, ils ne peuvent pas venir de rien. Le passé est un
livre précieux qui regorge de leçons et de solutions. Il est donc temps de
l’ouvrir. Des trésors s’y cachent. Ils montreront certainement que l’intelligence
et la science ne sont pas l’apanage de nos contemporains. Maus faut-il
encore avoir des yeux pour voir, des oreilles pour entendre.
Or quand nous parlons de
réalisme et de vie, nous ne pouvons pas ignorer l’un des philosophes antiques
qui nous a laissé de belles et profondes réflexions sur le sujet qui nous préoccupe,
c’est-à-dire sur l’homme. Et comme il l’affirme avec raison, rien n’est plus
important que de connaître ce que nous sommes. Les erreurs que nous
commettons et notre impuissance persistante s’expliquent peut-être par notre
ignorance sur ce que nous sommes à force de vouloir être ce que nous ne sommes
pas.
Aristote
demeure sans aucun doute une précieuse aide à notre époque troublée. Comme la
foi et la raison s’allient avec merveille dans la recherche de la vérité, ce
philosophe confirme ce qu’enseigne l’Église sur la nature humaine comme le
montre Saint Thomas d’Aquin.
La méthode scientifique
Cependant, il nous fait
rapidement prendre conscience des difficultés de la tâche lorsqu’il faut
définir ce qu’est l’âme. Est-elle une substance, c’est-à-dire une chose
individuelle, une qualité ou une quantité ? Est-elle au nombre des êtres
en puissance ou en acte ? Est-elle simple ou composée ? Est-elle
unique ou se diffère-t-elle selon l’être vivant ? Aristote s’interroge
aussi sur la méthode à utiliser. Doit-il la définir directement en soi, ou
d’abord par ses actes ou encore par ses objets ? Il indique que pour
connaître ce qu’est l’âme, le meilleur procédé est de définir ses propriétés
puis d’en déduire une définition. Or pour connaître ses propriétés, il
faut nécessairement observer les faits.
Aristote pose alors un
nouveau problème. Les facultés observées sont-elles propres à l’âme seule ou à
l’être qui possède une âme ? L’acte de penser par exemple semble être
spécifique à l’âme mais il semble qu’il ne peut exister sans un corps. Or, la
question n’est pas sans importance. S’il existe en effet des facultés propres à
l’âme seule, celle-ci pourrait alors avoir une existence séparée du corps. Si
elle n’en a aucune, elle ne pourrait lui être séparée. Nous pouvons aussi en
conclure que beaucoup de phénomènes sont le fait de l’âme unie au corps ou du
corps uni à l’âme. Ainsi, faut-il inclure nécessairement le corps dans
l’étude de ces phénomènes.
Avant de présenter sa thèse
et selon sa méthode habituelle, Aristote reprend les opinions des
philosophes qui l’ont précédées « afin
de tirer profit de qu’elles auront de juste et d’éviter ce qui ne l’est pas. »[1]
Il les ramène à deux groupes selon les deux caractères principaux qui diffèrent
l’être vivant des êtres non-vivants, c’est-à-dire selon le mouvement et la
sensation. Le premier groupe caractérise le vivant principalement par le
mouvement dont l’âme serait alors par excellence et primordialement le
moteur. Le second est surtout attaché au fait que le vivant connaît et
perçoit les êtres. Alors l’âme serait le principe de la connaissance. Les
doctrines se distinguent aussi sur la nature de l’âme, corporelle ou
incorporelle. Enfin, l’âme est présentée comme une harmonie, un
équilibre entre tous les éléments qui composent le corps. Aristote étudie alors
très minutieusement ces différentes conceptions de l’âme.
L’âme, principe de vie de tout
corps vivant
La vie est donc ce par quoi
un être animé se distingue d’un être inanimé. Aristote constate que certains
corps naturels sont vivants et d’autres non. Par conséquent, le corps qui est
commun aux vivants et aux non-vivants n’est pas l’âme. Le corps est sujet ou
matière de l’âme.
Le philosophe définit alors
ce qu’il entend par « vie ».
« Nous entendons par vie les trois
faits : se nourrir par soi-même, se développer et périr. »[3]
Le mot désigne donc un corps naturel qui manifeste trois activités :
la réalisation d’une fonction « se
nourrir », le développement et le dépérissement. Les deux derniers
sont des changements, dit aussi mouvement.
Quand il parle d’être animé,
Aristote évoque évidemment les êtres qui sont animés par eux-mêmes. Que
signifie être animé ? Le mot grec ancien désigne le vent, sa force, le
courant, c’est-à-dire un phénomène naturel qui se manifeste sous forme de
mouvement. Le corps naturel réalise la fonction « nourrir » « par
soi-même » comme il s’anime et se meut de lui-même, ce qui renvoie alors
à un principe qui réside à l’intérieur du corps naturel. Par conséquent, un
corps naturel est doué de vie quand il est doté d’un principe intérieur qui
lui permet de demeurer ce qu’il est pour un temps. Ce principe, Aristote
l’appelle « âme », qu’il définit
comme « la forme du corps ».
Forme et matière, puissance
et acte
La matière est ce avec quoi
quelque chose d’autre est faite, et, qui par soi-même n’est rien de fait,
incapable d’exister par autre chose. « La
matière est simple puissance »[4].
La forme est comme ce qui spécifie l’être, à qui elle donne et d’être ceci ou
cela, et d’exister. Prenons l’exemple classique d’une statue de bronze. Par
analogie, il nous fera comprendre ce que ces mots en apparence abstraits
parviennent à définir la réalité. Dans une statue de bronze, la matière est le
bronze, la forme celle donnée par le sculpteur. La forme explique alors qu’un
corps est indissociable à une étendue et à une localisation alors que la
matière explique qu’en dépit des modifications apportées à la forme, le corps
subsiste. La forme donne ainsi à un être son individualité, leur mode
d’exister et d’agir, quand la matière lui permet d’exister et d’agir. Cependant,
cet exemple reste imparfait puisque dans la statue de bronze, la forme n’est
pas essentielle à la statue puisqu’elle peut changer. C’est pourquoi elle est
dite accidentelle. Aristote qualifie la forme de substantielle. Ainsi, selon la
philosophie aristotélicienne, tout corps est constitué de deux éléments
indissociables, la matière et la forme, y compris les corps vivants.
Ainsi, Aristote étudie l’âme
selon sa métaphysique. L’âme est alors la forme substantielle de tout corps
naturel vivant. C’est elle qui est la forme de tout être vivant, le
principe de vie qui distingue le corps vivant de tout être ou corps inerte. Mais
cela signifie que le corps possède la vie en puissance, c’est-à-dire
qu’il dispose de tout ce qui est requis pour réaliser les opérations propres à
la vie. L’âme est ainsi l’acte de ce corps. Or, si la nutrition, le développement
et le dépérissement sont actes du vivant, cela présuppose que les éléments
matériels du corps reçoivent de l’âme l’acte premier qui les fait être un
vivant.
L’âme, principe d’opérations
Selon une deuxième approche,
Aristote revient sur les faits observables. « L’être animé se distingue de l’être inanimé, parce qu’il vit. »[5]
Comme la forme est comme un élément qui spécifie toute chose, l’âme d’un
être vivant diffère en fonction des facultés et des opérations qui le
caractérisent. Aristote définit les propriétés qui distinguent l’être animé
parmi les corps naturels. « Pour
affirmer d’un être qu’il vit, il nous suffit qu’il y ait en lui une seule des
choses suivantes : l’intelligence, la sensibilité, le mouvement et le
repos dans l’espace ». Il en vient à définir quatre facultés qui
définissent l’âme de tout vivant. « L’âme est le principe des facultés suivantes, et se trouve définie par
elles : la nutrition, la sensibilité, la pensée et le mouvement. »[6]
Cependant, les facultés sont de plus en plus élevées, les dernières
englobant les premiers, celle de penser étant le degré ultime.
Aristote étudie alors soigneusement
chacune de ces facultés. Il en conclut que l’homme est constitué d’un corps humain
et d’une âme rationnelle et que l’âme humaine a une propriété unique, celle
d’être séparable du corps, ce que n’est pas possible pour l‘âme végétale ou
animale.
Ainsi Aristote définit l’âme
comme principe d’être et principe d’opération. Elle est ce par quoi d’abord
nous avons l’être qui nous permet ensuite d’agir de telle et telle façon.
L’âme venant de dehors
Dans son Traité de la génération des animaux, Aristote revient sur l’origine de l’âme. « Il est impossible en effet de considérer l’embryon comme étant sans âme, et absolument privé de toute espèce de vie. »[7] L’embryon dispose au moins de l’âme nutritive ou végétative. « Ce n’est pas d’un seul coup que l’être devient animal ou homme, animal et cheval »[8]. Or, « ce qui vient en dernier lieu, c’est le complément qui achève l’être. » Donc l’âme animale ou sensible se développe en dernier chez l’animal.
Or « il faut nécessairement que les êtres aient
toutes ces sortes d’âme en puissance, avant de les avoir en réalité »[9]
Il y a deux solutions, soit certaines ou toutes sont produites dans l’être,
soit certaines ou toutes viennent de l’extérieur. « Pour tous les principes dont l’action est corporelle, il est clair
qu’ils ne peuvent exister sans le corps »[10].
La faculté de se nourrir ou de mouvoir est impossible sans organe de digestion
ou de moyens de locomotion. Par conséquent, ces principes ne peuvent venir
du dehors. Aristote en conclut que « l’entendement seul vient du dehors ». Car « son action n’a rien de commun avec l’action
du corps. »[11]
Ainsi l’âme humaine
s’introduit dans l’embryon humain pour se retrouver intacte après la mort
de l’individu. « Il est certain
qu’Aristote n’a nulle part précisé la nature du lien qui unit le principe de la
pensée au principe de notre vie corporelle. Du moins, le soin mis par
Théophraste à expliquer la pensée de son maître, dont il a pu pendant trente
recevoir les confidences, oblige l’historien à maintenir les deux points
suivants comme ayant constitué la double conviction d’Aristote : d’une
part, le principe de la pensée vient du dehors, il est transcendant à l’ordre
corporel et n’est aucunement l’actuation d’une puissance de la matière ;
d’autre part, depuis le commencement de la vie proprement humaine dès le stade
embryonnaire, le principe de la pensée forme avec le principe de notre vie
corporelle, qui anime un corps d’homme, un tout dont il est une partie
connaturelle. »[12]
Notons enfin que, dans ce
traité, Aristote démontre que l’âme n’a pas son siège dans un organe
particulier mais dans la totalité des organes.
Corps et âme, l’homme est un
Saint Thomas d’Aquin définit
l’homme comme composé d’un corps et d’une âme. Ces deux composants ne sont pas
deux substances distinctes mais forment un être vivant unique. Ils sont unis
suivant le rapport de la forme à la matière. Or, si l’âme est unie au corps
comme la forme à la matière, « il
n’est pas besoin de poser un intermédiaire qui unirait l’un à l’autre »[13]
puisque la matière et la forme sont entre elles comme puissance et acte.
« C’est en effet par soi qu’il
revient à la forme d’être l’acte de tel corps, et non par un autre. » En
dépit de leur différence, « l’âme ne
forme avec cette matière qu’un seul être »[14].
Par conséquent, il ne faut pas voir l’homme comme une âme ayant un corps à
son service.
Selon Aristote, les
fonctions sont diverses et hiérarchiques puisqu’elles ne se retrouvent pas
toutes chez les êtres vivants. Le philosophe ne définit pas clairement si l’âme
intellectuelle est distincte des autres âmes, c’est-à-dire s’il peut y avoir
une coexistence d’âme dans un corps. Saint Thomas démontre que l’unité de
l’être n’est pas possible sans unité de principe. En chaque individu, les
fonctions expriment l’activité d’un principe unique auquel elles sont
subordonnées hiérarchiquement, une fonction supérieure impliquant l’inférieur. Il
n’y a donc pas de superposition d’âmes dans l’individu. Chez l’animal, il
n’y a pas une âme végétative et une âme sensible, mais bien une âme sensible
qui exerce aussi des facultés de l’âme végétative. « L’âme intellectuelle contient donc en sa perfection toute la réalité de
l’âme sensitive des animaux, et de l’âme végétative des plantes. »[15]
C’est ainsi qu’est assurée l’unité de l’être humain. Saint Thomas récuse donc
l’idée qu’il y ait une multiplicité d’âmes dans l’homme. En outre, comme
l’intelligence est unique pour l’homme, l’âme humaine est individuelle, donc
propre au corps auquel elle est unie. Chacun des hommes est ainsi constitué
d’un corps singulier et d’une âme singulière. Mais comment se fait-il alors
qu’il ait autant d’âmes que d’hommes ?
Dans l’homme, comme unique
principe de l’existence et unique principe d’unité, l’âme tient donc un rang
primordial.
L’achèvement de l’âme dans
l’union de l’âme et du corps
Cependant, si l’intellection
est la fonction la plus haute, l’homme n’est pas seulement une pure
intelligence. Cette faculté ne peut s’exercer dans l’homme sans le concours
des sens donc du corps. « L’âme
intellectuelle n’a pas besoin de corps si l’on considère seulement son activité
rationnelle, mais en raison des facultés sensibles qui demandent des organes
[…] Il fallait donc que l’âme
intellectuelle fût unie à un corps déterminé »[19].
Cette dépendance de l’intellection à l’égard des fonctions sensitives ne
contredit pas le fait que l’intellection est une opération où le corps n’a pas
sa part. Cette dépendance tient à l’objet de connaissance et non à
l’opération. Ainsi, le sujet connaissant, ce n’est pas l’âme seule, mais
l’homme, composé d’un corps et d’une âme.
Saint Thomas d’Aquin met ainsi
en lumière la spiritualité de l’âme humaine, une dans le corps mais capable
de subsister sans le corps sans néanmoins nous faire perdre de vue son
engagement corporel. L’âme humaine « n’est pas une forme plongée dans la matière, totalement comprise en
elle ; elle en est affranchie par sa perfection naturelle. »[20]
Cependant, imparfaite dans l’ordre spirituel, elle ne peut exercer sa faculté
propre sans être unie à un corps, sans le concours de ses sens. Ainsi, l’homme
est fait d’une âme unique et d’un corps unique. Par son corps, il demeure dans
le monde, par son âme, il s’ouvre au ciel…
Conclusion
L’homme est donc le composé
d’un corps naturel singulier animé d’une âme individuelle et immatérielle, principe
de vie et d’opération, capable de se séparer du corps tout en étant destinée à
ce corps. L’âme est ce par quoi le corps destiné à recevoir la vie
possède effectivement la vie. L’homme n’est ni un corps ni une âme mais bien le
composé d’un corps et d’une âme unis dans un même être. « L’âme n’a pas un être distinct du
corps ; elle lui est unie immédiatement par son être. »[21]
Si l’âme peut subsiste par elle-même en étant séparée du corps, elle s’unit au corps
en vue de l’achèvement de l’homme. L’âme n’est pas comme un pilote dans
un navire.
Par conséquent, vouloir le
connaître uniquement par le corps ou par l’âme, c’est nécessairement ne
comprendre qu’incomplètement l’homme et donc l’homme lui-même. Si notre regard
ne porte que sur le corps en oubliant l’âme, nous finissons par vivre comme un
animal. Et si au contraire, nous ne voyons en l’homme qu’une âme, alors nous
considérons notre corps comme une prison. Il ne s’agit pas non plus de
connaître l’homme par le corps et par l’âme comme si le corps et l’âme étaient
deux entités séparées…
Les événements actuels
révèlent encore cruellement le regard rétréci et bien pauvre que nos
contemporains portent sur eux-mêmes. Pouvons-nous alors être surpris de leur
impuissance à surmonter leurs épreuves ? Parfois, bien des remèdes
apparaissent quand notre regard se soumet à la réalité telle qu’elle est et non
telle que nous voudrions qu’elle soit. Revenir à la réalité…
Notes et références
[1] Aristote, De
l’âme, I.
[2] Aristote, De
l’âme, II, 1, 412a11, traduit par J. Barthélemy Saint-Hilaire, 1846.
[3] Aristote, De
l’âme, II, 1.
[4] Aristote, De
l’âme, II, 2, 412a3.
[5] Aristote, De
l’âme, II, 2, §2, 413a11.
[6] Aristote, De
l’âme, II, 2, §6, 413b.
[7] Aristote, Traité
sur la génération des animaux, livre II, chap. IV, 1 traduit par J.
Barthélémy-Saint Hilaire, Hachette, 1887.
[8] Aristote, Traité
sur la génération des animaux, livre II, chap. IV, 3.
[9] Aristote, Traité
sur la génération des animaux, livre II, chap. IV, 4.
[10] Aristote, Traité
sur la génération des animaux, livre II, chap. IV, 6.
[11] Aristote, Traité
sur la génération des animaux, livre II, chap. IV, 7.
[12] Paul-Bernard Grenet, Histoire
de la philosophie ancienne, Chapitre VIII, édition Beauchesne, 1960.
[13] Saint Thomas d’Aquin,
Contre
les Gentils, livre II, chapitre 71, 1.
[14] Saint Thomas d’Aquin,
Somme
théologique, Livre I, question 76, article 1.
[15] Saint Thomas d’Aquin,
Somme
théologique, Livre I, question 76, article 3.
[16] Moreau Joseph, L’homme
et son âme, selon Saint Thomas d’Aquin dans Revue philosophique de Louvain,
4ème série, tome 74, n°21, 1976.
[17] Moreau Joseph, L’homme
et son âme, selon Saint Thomas d’Aquin.
[18] Saint Thomas d’Aquin,
Commentaire
du traité de l’âme d’Aristote, Livre I, leçon 1, 13, Louvain, 1922.
[19] Saint Thomas d’Aquin,
Somme
théologique, livre I, question 76, article 5.
[20] Saint Thomas d’Aquin,
Somme
théologique, livre I, question 76, article 1.
[21] Saint Thomas d’Aquin,
Somme
théologique, livre I, question 76, article 7.
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