" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


vendredi 27 septembre 2013

Al-Andalousie : les chrétiens en terre musulmane

Comment vivaient les Chrétiens en al-Andalousie ? Il est bien difficile de répondre à une telle question. Rares sont les sources historiques fiables. Quand elles existent, elles sont souvent d’origine musulmane et tentent de prouver la légitimité du pouvoir. Une telle pénurie rend alors tous les discours possibles. S’il est difficile d’atteindre la réalité historique, nous pouvons cependant saisir ce que signifiait pour un chrétien de vivre dans une société musulmane …

« La symbiose et l’antibiose sont deux notions qui relèvent d’une conception idéaliste de l’histoire »[1]. 





Comme tout récit historique, ce passé est le plus souvent raconté et enseigné selon des intentions bien précises. Il peut être construit pour souligner la continuité de la nation espagnole à travers le temps. L’Islam ferait alors partie intégrante de la culture hispanique. On insiste alors sur la tolérance du pouvoir musulman, sur la cohabitation des trois religions, sur l’enrichissement culturel qu’elles apportent, etc. On « présente al-Andalus comme une société où des religions et des cultures différentes vivaient en parfaite harmonie. Le mythe de "l'Espagne des Trois Cultures", amplement utilisé comme élément de propagande, est si loin de la réalité historique qu'il ne peut que générer de nouveaux éléments de confusion dans un débat déjà vicié dans de nombreux aspects »[2].

Il existe aussi une autre vision historique, celle d’une Espagne éternelle. La période musulmane de huit siècles est présentée comme une parenthèse dans son histoire, un accident sans aucune influence. « Les apports scientifiques ou littéraires de la culture arabo-islamique sont généralement ignorés ou n'arrivent pas à attirer l'attention des non-spécialistes » [3]. 

L’histoire a aussi pu être racontée comme une légitimation de la reconquête et du combat des Rois catholiques pour chasser les envahisseurs musulmans de leurs territoires au point de nier encore l’influence de l’Islam dans la construction de l’Espagne. « Dans sa monumentale somme, qui a longtemps fait autorité, Francisco Javier Simonet, à la fin du XIXe siècle, présentait les Mozarabes dans une optique d’exaltation de la résistance chrétienne, qui allait jusqu’à la recherche du martyre, comme à Cordoue au milieu du IXe siècle. Il voyait en eux les représentants de l’identité espagnole, d’une identité fossilisée entre l’époque wisigothique et la reconquête, durant la « parenthèse » de la domination musulmane » [4]. Seuls les royaumes qui ont survécu à la conquête apparaissent alors comme les seuls héritiers légitimes de la Nation. La Castille sort alors raffermie de cette histoire. On en vient alors à dénigrer et à ignorer les chrétiens qui ont vécu sous domination musulmane. « Il s’agit d’une indifférence construite, et constitutive d’une mémoire »[5]. Ou au contraire, les vieilles familles qui ont longtemps vécu la domination arabe peuvent vouloir aussi sortir auréolées de leur résistance

Nombreuses sont donc les versions d’une même réalité historique. On construit une histoire pour donner du sens et consolider un discours. Dans certains récits aseptisés, on refuse toute rupture que représente la conquête musulmane. Aujourd’hui encore, cette présence musulmane, passée et contemporaine, n’est-elle pas perçue comme une marque constructive de l’Europe ?

Face à ces théories, des historiens ont réagi, construisant à leur tour un autre modèle, celui d’une péninsule musulmane et orientalisée. « Quelques auteurs comme Miquel Barceló et Pedro Chalmeta commencèrent à remettre en cause cette théorie « continuiste », mais c’est la thèse du Français Pierre Guichard qui révolutionna l’historiographie de l’Espagne musulmane. Se fondant sur les textes des auteurs arabes et latins, mais surtout par le biais de l’archéologie extensive et dans une perspective anthropologique, il s’attachait à démontrer la rupture qu’avait représentée la conquête survenue en 711. Pierre Guichard revendiquait « l’altérité » d’al-Andalus, en lui restituant non seulement son nom, mais sa condition de société islamique et « orientale » dans l’Occident chrétien. […] Il soutenait l’idée de l’appartenance d’al-Andalus au monde islamique maghrébin – et non plus arabe d’Orient – dont il faisait un appendice en Occident […] »[6]. Le fait chrétien est alors fortement diminué. Il finit même par disparaître. Ce modèle a réussi à supplanter les théories « continuistes » tout en donnant lieu à son tour à des controverses. Ne reflète–t-il pas finalement l’idéologie des califes de Cordoue, soucieux de peindre une al-Andalousie musulmane et arabe ? « Pratiquement, ce qui s’est passé est que l’on a pensé que les récits des sources arabes fournissent l’élément primordial d’information »[7].

Connaître de manière objective la vie des Chrétiens en Al-Andalousie est encore rendue plus difficile surtout lorsque nous songeons à ce que peut représenter la péninsule ibérique dans l’image collective. Elle est encore aujourd’hui considérée comme un des bastions de l’Église catholique. Cette histoire est obligatoirement rattachée à cette image trompeuse. Sommes-nous alors condamnés à ne pas répondre à notre question ? 

Les mozarabes, chrétiens arabisés

Eglise mozarabe de Wamba
Avant la conquête musulmane, la population est déjà complexe : romano-hispaniques, survivance de peuples qui ont résisté à la romanisation, wisigoths plus ou moins mélangés aux indigènes. Ils sont païens, juifs ou chrétiens. L’arianisme apporté par les barbares a été vaincu depuis la conversion des rois wisigoths. Le christianisme s’est répandu dans la péninsule grâce aux efforts missionnaires des évêques et aux relations étroites qu’ils ont établies avec le pouvoir. Lorsque les troupes musulmanes ont débarqué à Gibraltar, le Royaume de Tolède est catholique, la population aussi majoritairement catholique. Sa foi rayonne dans la chrétienté….

A partir du VIIIème siècle, des tribus berbères et arabes, musulmans anciens ou nouvellement convertis à l’Islam, s’ajoutent à cette population. De nombreux vaincus se convertissent à l’Islam. Selon la très grande majorité des historiens, les musulmans finissent par être majoritaires au point que certains doutent même d’une présence chrétienne à partir du XI-XIIème siècle. En trois siècles, les chrétiens seraient devenus une minorité insignifiante au sein d’une population musulmane dominante. 


En al-Andalous, la population est classiquement répartie entre chrétiens, mozarabes, « muwallads » [9] (musulmans indigènes convertis) [9], musulmans d’origine arabes ou berbères, juifs. 

Eglise de San Cebrian de Mazote
Que sont les mozarabes ? « Les historiens de la péninsule Ibérique […] entendent par mozarabes des chrétiens d'origine pré-islamique, qui se maintinrent dans la société islamique d'al-Andalus, et leurs descendants »[10]. « "Mozarabe" est un terme arabe qui, dans cette langue, signifie "arabisé", "qui semble arabe sans l'être réellement", "qui présente l'apparence d'un arabe ou qui prétend l'être" » [11]. Ce ne sont pas des Arabes purs. Ils parlent leur langue et imitent leur apparence. Ce terme a aussi été employé pour parler des arabes chrétiens en territoire musulman. D’autres historiens parlent aussi de « néo-mozarabes » les chrétiens d’origine arabe qui s’implantent en al-Andalous ou les musulmans convertis au christianisme. 

Remarquons que si le terme de « mozarabe » est bien présent dans la littérature arabe, il est absent dans les textes en al-Andalous. Les chrétiens sont plutôt qualifiés « de «muaidun » ou de dhimmis pour insister sur leur statut juridique, de « nasara » pour marquer l’appartenance religieuse, d’« agam » pour souligner l’éloignement vis-à-vis de la culture et de la langue arabe »[12]. Ils sont donc vus comme étant différents des musulmans ou des Arabes. Le terme de « mozarabe » apparaît la première fois en Espagne dans une charte de la cathédrale du Léon, hors contexte musulman. Il désignerait donc le chrétien arabisé qui se retrouve en terre chrétienne[13]. Il distingue donc le chrétien qui a vécu en territoires musulmans et celui déjà établi dans le royaume chrétien. « Le vocable dénote le sentiment d’une imprégnation par la langue et la culture arabes » [14]. Il désignerait peut-être l'arabisation des arabes en terre musulmane...

Les mozarabes, une « minorité disparue » ?

Selon la plupart des historiens, les mozarabes semblent former une minorité décadente dans une population à dominance musulmane en raison de la conversion massive des chrétiens à l’Islam. « Les mozarabes […] une "minorité disparue". En effet, ses effectifs diminuèrent rapidement à partir du VIII siècle ; ils sont minimes au XI siècle et disparaissent de la société islamique au XIIe siècle ; ils s'intègrent cependant à la société chrétienne à la fin du XIème siècle (à Tolède) et au début du XII (en Aragon) puis se maintiennent comme minorité à part, dans la société tolédane, jusqu'au XIIIème siècle et comme une survivance résiduelle noble jusqu'à nos jours » [15]. 

L'Annonciation
Miniature mozarabe
Le silence des sources, l’absence de témoignages de la part des communautés mozarabes, le nombre réduit de bâtiments chrétiens, notamment d’églises, apportent en effet des éléments qui confortent l’idée d’une minorité insignifiante de chrétiens, voire leur disparition. En employant des méthodes statistiques dans son étude des bibliographies de savants et d’hommes de religion durant la domination musulmane, un historien a établi une « courbe de conversion »[16] et arrive à cette conclusion : « chronologiquement, la « courbe de conversion » […] pour l'Espagne musulmane aurait son point d'inflexion un peu après le milieu du Xe siècle, en pleine époque califale : c'est seulement alors que se serait renversé le rapport numérique entre musulmans et chrétiens dans la partie islamisée de la péninsule, les premiers devenant seulement alors majoritaires, alors que quelques décennies plus tôt, vers 870-880, au début de la période de crise de l'émirat et de la révolte d'Ibn Hafsun, les trois-quarts des habitants d'al-Andalus auraient encore été chrétiens »[17]. Cette étude ne semble guère être fiable et probante.

Évitons de réduire la population chrétienne aux mozarabes. Il est en effet important de distinguer parmi la population chrétienne les mozarabes et les chrétiens non arabisés (voyageurs, soldats, marchands, diplomates, prisonniers, etc .). D’origine différente, ils n’ont pas non plus le même statut juridique. Par conséquent, leurs relations avec les musulmans sont différentes. La diversité du christianisme impose donc une diversité de situations. Une autre distinction est aussi à faire : les mozarabes soumis à des traités suite à leur capitulation et ceux qui ont refusé tout « contrat » lors de la conquête. Les premiers font l’objet d’une « protection » et les autres, rien …

Les sources, miroirs déformés de la réalité ?

Eglise San Miguel de Escalada (913).
La disparition des mozarabes par conversion massive à l’Islam semble être attestée mais est-ce une réalité ou encore le résultat d’une histoire biaisée ? Le silence des sources est-il une preuve suffisante ? Nous sommes confrontés à un problème classique dans la reconstitution historique, source d’erreurs et de mauvaises interprétations. Avons-nous par exemple dépouillé l’ensemble des sources disponibles ? N’ont-elles pas été sélectionnées ou étudiées selon la théorie que nous voulons mettre en évidence, supprimant ou négligeant ainsi tout ce qui pourrait la contredire ? « Partant de l’argument a silentio, il élimine tout témoignage contradictoire et semble ignorer d’autres silences tout aussi épais, comme l’absence de données précises sur le processus de conversion » [18].

Les sources peuvent aussi nous tromper en nous focalisant sur des situations bien précises, qui, finalement, ne reflètent qu’une situation particulière. La concentration de documentations sur une ville, comme Cordoue, ou sur une période historique, le IXème siècle par exemple, peut certes nous donner quelques informations mais peut aussi focaliser notre attention et nous faire négliger les autres sources. La volonté de construire une histoire cohérente, de construire du sens à partir de sources disparates, nous conduit souvent à un récit bien différent de la réalité historique.

Or, il existe des documentations éparse - épigraphies, manuscrits, traces archéologiques, etc.- qui permettent de nuancer l’idée d’une décadence ou d’une disparition des chrétiens par conversion massive. « L’islamisation connaît d’importantes variations géographiques dues à l’hétérogénéité des processus de peuplement et d’encadrement social à l’échelle locale » [19]. Dans certaines régions, les chrétiens semblent avoir quasiment disparu à partir du Xème siècle, dans d’autres, subsistent des noyaux de christianisme bien implantés. Cette restructuration géographique mais aussi organisationnelle de l’Église montrerait plutôt sa capacité de s’adapter aux nouvelles circonstances. La conversion à l’Islam n’est donc pas la seule interprétation à la disparition prétendue des chrétiens en al-Andalousie. 

Dans un prochain article, nous allons nous attacher à mieux comprendre cet « affaissement » afin de saisir ce qu’a pu être la vie des chrétiens sous l’occupation musulmane …


Références
[1] Le mythe de l’Espagne musulmane, entretien avec Sérafin Fanjul, 9 septembre 2012. 
[2] Manuela Marin et Joseph Pérez, L'Espagne des trois religions du mythe aux réalités, Introduction, In: Revue du monde musulman et de la Méditerranée, N°63-64, 1992. 
[3] Manuela Marin et Joseph Pérez, L'Espagne des trois religions du mythe aux réalités, Introduction. 
[4] Mikel de Epalza, Les mozarabes. État de la question, in Revue du monde musulman et de la Méditerranée, N°63-64, 1992. pp. 39-50. 
[5] Cyrille Allet, Les mozarabes : christianisme, islamisation et arabisation en péninsule ibérique IX-XIIème siècle, Casa de Velazquez. 
[6] Denis MENJOT, L'historiographie du moyen âge espagnol : de l’histoire de la différence à l’histoire des différences, Étude et bibliographie. 
[7] Roger Collins, La Conquista arabe
[8] Le mythe de l’Espagne musulmane, entretien avec Sérafin Fanjul, 9 septembre 2012. 
[9] Les mudéjares désignent les musulmans soumis au pouvoir chrétien ou encore les musulmans d’origine ibérique ou wisigothique sous domination chrétienne. 
[10] Mikel de Epalza, Les mozarabes. Etat de la question
[11] Mikel de Epalza, Les mozarabes. Etat de la question. Voir F.J. Simonet, Historia de los mozarabes en Espana, Le terme de « mozarabe » viendrait de l’arabe « musta’rib » ou « musta-rab ». 
[12] Allet, Les mozarabes : christianisme, islamisation et arabisation en péninsule ibérique IX-XIIème siècle.
[13] Jean-Pierre Molénat.
[14] Allet, Les mozarabes : christianisme, islamisation et arabisation en péninsule ibérique IX-XIIème siècle.
[15] Mikel de Epalza, Les mozarabes. Etat de la question. Le même auteur parle même de disparition des mozarabes dans la société musulmane.
[16] Richard W. Bulliet, Conversion to Islam in the Medieval Period
[17] Les Mozarabes de Valence et d'Al-Andalus entre l'histoire et le mythe.
[18] Allet, Les mozarabes : christianisme, islamisation et arabisation en péninsule ibérique IX-XIIème siècle.
[19] Allet, Les mozarabes : christianisme, islamisation et arabisation en péninsule ibérique IX-XIIème siècle.

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