" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 16 décembre 2017

La pré-réforme monastique du XVIe siècle, un désaveu des critiques antimonastiques

Miniature, Décameron, XVe
Notre civilisation reste imprégnée du monde religieux. Les rues de Paris font encore référence à des ordres ou à des congrégations religieuses. Quelques stations de métro portent encore des noms d’anciennes maisons monastiques. Des lieux et des bâtiments de nos villes portent le nom d’une ancienne présence religieuse. Ce sont de doux souvenirs qui malheureusement ne résonnent plus rien dans la mémoire de la plupart de nos contemporains. Une partie de notre histoire s’efface ainsi peu à peu, vidant ainsi notre patrimoine culturel. L’image du moine « moinant moinerie » de Rabelais ou l’histoire scabreuse de la religieuse de Diderot imprègnent davantage notre société. Que de clichés, images partielles et partiales, de notre histoire !  Or cette histoire, la vraie, nous raconte autre chose. Elle nous parle des bienfaits que les moines ont apportés à la civilisation, bienfaits de toute nature. Nous les avons décrits dans nos deux précédents articles. Ils manifestent assurément la richesse et la force de la vie religieuse. Ainsi la réalité historique contredit sans difficulté les critiques d’Érasme ou d’un Luther. Pourtant, nombreux sont ceux qui adhèrent à leurs discours, allant jusqu’à les colporter. L’ignorance est finalement la faiblesse actuelle de l’Église et la force de ses adversaires.

Mais pourquoi tant de calomnies ? Comment pouvons-nous expliquer tant de remises en cause de la vie monastique au XVIe siècle ? Certes, la vie religieuse en ce temps n’est pas celle des premières époques, marquées par le zèle et la ferveur religieux, mais est-ce la faute du monachisme ? Le présent doit-il en effet occulter le passé au risque d’assombrir l’avenir ? L’histoire nous montre suffisamment les biens que peut produire la vie monastique. Érasme et bien d’autres humanistes ont sans aucun doute insisté sur les mauvais aspects de la vie religieuse de son époque au point de négliger les qualités inhérentes au monachisme et d’oublier ce qu’il a apporté et peut encore apporter aux hommes et à la société. Mais notre question demeure encore pertinente. Pourquoi s’acharne-t-il sur les religieux et les moines en ce XVIe siècle ? Revenons donc en cette période…

Une forte déception



 
Un fait est avéré. Au XVIe siècle, nombreux sont les déçus de la vie religieuse. Parmi les déçus, Rabelais. Il a d’abord embrassé la vie monastique en tant que franciscain. Cordelier, il a fini par quitter son monastère avant d’écrire ses œuvres célèbres, qui se sont révélées comme de puissants écrits contre la vie monacale. Son ironie cinglante est une arme redoutable, encore redoutée. Après avoir loué le cloître, véritable « jardin des délices », Érasme est lui-aussi devenu l’un des dangereux adversaires de la vie religieuse. C’est un autre déçu de la vie religieuse. « Je me voyais trompé dans mes espérances »[1], nous dit-il. C’est également par ces paroles que François Lambert (1486-1530) justifie son départ des franciscains. Marguerite de Navarre (1492-1549) est aussi d’abord très attirée par la vie religieuse. Elle fonde même le monastère de Tusson et l’abbaye de Sarance dans les Pyrénées. Mais dans les dernières années de sa vie, elle tient des propos durs et sarcastiques envers les religieux. Dans leurs écrits et leur sarcasme se devine une amère déception. Ils sont d’autant plus acerbes qu’ils sont déçus. Leurs critiques ne peuvent donc être comprises sans d’abord entendre leur rancœur.

L’amertume est ainsi partagée par de nombreux religieux au XVIe siècle. Nombreux sont en effet les moines en rupture de ban. En 1514, le nombre de désertions dans l’Ordre clunisien inquiète le chapitre général de Cluny. Luther n’est ni le premier ni le dernier à avoir rompu ses vœux.

Les XIV et XVe siècles, une période sombre du monachisme

D’où vient alors leur déception ? Pourtant, le XVIe siècle n’apparaît pas comme une ère sombre pour le monachisme. Bien au contraire. De nombreux historiens montrent en effet un redressement de la vie monastique. « Dans le royaume de France de la fin du XVe siècle et du début du XVIe siècle, tous les Ordres sont touchés par des mouvements de réforme. »[2] Il est bien différent des deux siècles qui le précèdent. Sombre époque en effet pour la vie monastique comme pour le christianisme. Pour mieux comprendre la réforme qui touche les monastères au XVIe siècle, tournons-nous vers ce temps peu brillant. Il devrait contenir des éléments de réponses à nos questions.

Au XIVe et XVe siècles, l’Europe occidentale est plongée dans une ère sombre. Elle est une époque marquée par les troubles, les guerres et les dévastations de tout genre. La France est notamment ravagée par la guerre de Cent ans (1337 – 1453). Que de désolation, de violence et de désastres ! La guerre n’a certes pas été permanente. Il y a eu des temps de pause dans ce conflit mais en absence de guerres, les bandes de soldats oisifs et impayés, les compagnie de routiers, se livrent au pillage. Triste époque ! Et aux malheurs du temps s’ajoute la terrible Peste noire de 1348. Les villes et les campagnes se vident, la mort rode. Ce temps de violence et de désordre n’ont pas épargné les monastères qui constituent de belles proies. Ils font en effet l’objet des convoitises par leur richesse, leur lien avec les puissances laïques ou encore par leur situation géographique. Ils sont aussi un bel instrument aux mains du roi pour renforcer son pouvoir. Ils subissent ainsi de fortes pressions de la part des pouvoirs.

Néanmoins, la richesse des monastères est à relativiser. Depuis le XIIIe siècle, leur rôle économique, brillant auparavant, est désormais supplanté par les marchands et les artisans. Ils ont fondé des villages et des villes qui peu à peu prennent leur autonomie et leur font concurrence dans le commerce. Puis, les crises économiques et frumentaires affaiblissent considérablement les revenus et l’influence des monastères. Les pressions fiscales sont aussi fortes. Certains monastères s’endettent énormément ou sont ruinés. Pour survivre et réduire leurs dettes, certains monastères pressent à leur tour tous ceux qui doivent leur payer des contributions. Afin de recueillir des dons et attirer des vocations, une des sources principales de leurs revenus, les dispenses sont aussi plus nombreuses, la discipline plus souple. La qualité des novices est peu regardée. Et des moines quittent leur maison pour quémander, vivant de vagabondage…

Dans un tel désordre, nous ne pouvons alors guère nous étonner de la baisse de la population monastique et du relâchement de la vie religieuse. Le recrutement a en effet diminué en quantité et en qualité. Les monastères et les couvents paraissent désormais vides. Et dans les maisons dépeuplées, où vivent quelques moines tant bien que mal, il est bien difficile de faire respecter la Règle. Les défaillances aux vœux, l’indiscipline et la violence ne sont pas rares. Dans certains couvents, les dîners sont somptueux, les parloirs sont des lieux de bavardage…

Ce temps de désordre s’accompagne d’une véritable remise en question de l’autorité pontificale, source de nouvelles divisions. De 1378 à 1409, l’Église est partagée entre plusieurs Papes qui se disputent la légitimité de leurs élections. Les Ordres religieux sont aussi secoués par ces querelles. Certains monastères d’un même Ordre prennent parti pour une obédience quand les autres choisissent une autre. Après le Grand Schisme, une nouvelle lutte s’engage entre les Papes et les Pères du concile de Bâle (1431-1437) qui veut limiter l’autorité pontificale. Elle est encore une occasion pour diviser les moines. Ainsi les Ordres religieux perdent finalement leur unité et leur cohérence. Au sein même des monastères, l’esprit d’unité se dissout…

Et parallèlement, de nombreux monastère perdent peu à peu leur autonomie, voire leur indépendance. Pour survivre, notamment résoudre les réelles difficultés financières, ils finissent par se mettre sous la protection d’un seigneur ou d’un prélat. L’abbaye de Saint-Martin de Tournai se met ainsi sous la tutelle du roi de 1308 à 1339. Cette perte de liberté est encore rendu plus sérieuse avec le développement de la commende au XVe siècle.

Le régime de la commende

À l’origine, donner un monastère en commende consistait à confier provisoirement l’administration à un séculier, en l’absence du titulaire, avec dispense de régularité. Or, progressivement, se développe aussi le système des bénéfices. Toute fonction ecclésiastique est peu à peu rattachée à un revenu avec droit de le percevoir. Il peut s’agir d’une redevance, de la dîme, des offrandes des fidèles, des droits particuliers sans oublier les terres et les biens lui appartenant. Ainsi, la commende est devenue une fructueuse opération pour le titulaire, dit « commendataire ». Ce dernier est autorisé à percevoir les revenus afférents à la fonction qu’il exerce temporairement. Les laïcs ont à leur tour reçu l’autorisation de recevoir des monastères en commende. En outre, ce qui était provisoire est devenu définitif. Le commendataire encaisse ainsi les bénéfices tout le long de sa vie, en faisant exercer les pouvoirs ecclésiastique par un prieur ou un substitut, canoniquement habilité.

Le développement du régime en commende s’explique facilement. Pour gagner des fidélités et accroître leur influence en un temps où le pouvoir fait l’objet d’une âpre lutte, les Papes attribuent aux princes laïcs tout ce qu’ils peuvent de bénéfices, abbayes, monastères. Lors du Grand Schisme, où plusieurs disputent le trône pontifical, nous pouvons imaginer ce que peut donner cette pratique. Les bénéfices en commende font ainsi partie des revenus des grandes familles seigneuriales. Des enfants de douze ans deviennent ainsi abbés. Les commendataires sont alors préoccupés, de manière générale, à en tirer le plus de ressource possible de leurs biens religieux, sans se soucier des biens spirituels, laissant finalement les âmes dépérir. Les monastères sont aussi considérés comme des biens de famille et donc partageables entre ses membres.

La confusion est grande entre le commendataire et le titulaire. Les titres que portent les laïcs apportent encore plus de confusion et peuvent rendre certains faits scandaleux. Ainsi pouvons-nous être scandalisés qu’un comte-abbé se marie mais en fait, ce n’est qu’un comte commendataire d’une abbaye donc un comte laïc. Nous pouvons donc imaginer ce que de telles situations peuvent causer comme scandales. Néanmoins, le régime de la commende se généralise surtout à partir du XVIe siècle…

Les XIVe et XVe siècle, un temps de remise en question

À partir du XIVe siècle, le monastère n’est plus le seul pour apporter de l’aide et de l’assistance aux populations. Les villes s’organisent aussi pour apporter désormais le même service. Or pour certains ordres, la charité est leur première vocation. Certaines vocations ne se justifient plus. Que deviennent en effet les Ordres hospitaliers après la fin des Croisades ?

Saint Bernardin de Sienne
(1380-1444)
Une autre évolution menace les Ordres religieux. Elle est encore plus profonde. Par nature, un monastère ne s’identifie pas à une nation. Les frontières entre les États n’ont pas de sens pour lui. Rappelons que le monachisme a favorisé la fusion entre les peuples gallo-romains et barbares. Or le sentiment national s’affirme progressivement en Europe. Des États se structurent, se développent, s’imposent. Les Ordres religieux ne peuvent être à l’abri de cette division. La langue commence même à diviser certaines familles religieuses. La tendance au séparatisme au sein des Ordres, selon leur appartenance à une nation, se développe fatalement. Des monastères finissent par se rassembler selon leur langue.

Enfin, de plus en plus de moines quittent leur monastère pour se former et enseigner dans les Universités. Le Pape Benoît XII les oblige même à y suivre des cours de théologie ou de droit canonique. Cela conduit aussi à intellectualiser davantage les moines et donc à faire développer les bibliothèques monastiques au point qu’ils deviennent de véritables centres d’études intellectuelles. Mais ces efforts tendent aussi à écarter le moine de sa vocation et de son désir de solitude, de renoncement.

Ainsi au XVe siècle, il était plutôt aisé et même légitime de critiquer les moines devant les abus constatées, le désordre généralisé et la perte d’identité du moine. Mais un siècle plus tard, est-il encore possible de le faire ?

Un temps de pré-réforme

Saint André Corsini
À partir du XVe siècle, et surtout au siècle suivant, des abbés réagissent pour restaurer la vie religieuse et  la vie monastique connaît un réel redressement

Certes, ce désir de réforme apparaît dès le XIVe siècle, mais, il est souvent limité à un ou plusieurs monastères et ne parviennent pas à s’imposer. Il ne dure guère, ne s'enracine pas. La réforme provient principalement de certaines personnalités vigoureuses et d’une autorité morale incontestable. Elles parviennent à faire adopter à des moines et à des monastères une vie religieuse plus conforme à leur vocation monastique. Les Carmes brillent par les différentes tentatives. À Gênes, à Caen, des réformes n’aboutissent pas. À Mantoue, à partir d’un couvent réformé près de Florence, une réforme se répand en Italie. Elle donne naissance à la congrégation de Mantoue. Saint André Corsini (1301-1373) réforme ainsi les carmes de Toscane. En France, nous pouvons signaler la naissance de la congrégation d’Albi. Mais la réforme carmélite la plus célèbre est celle provenant d’une carmélite, ancienne recluse, Saint Colette de Corbie (1381-1447), fondatrice d’une nouvelle branche franciscaine.

Des réformes parviennent à s’étendre et peuvent donner naissance à de nouvelles congrégations. Des monastères réformés se regroupent en effet. En Espagne, au cours du XVe siècle, la congrégation de Valladolid regroupe les monastères espagnols puis donne naissance au siècle suivant à une congrégation portugaise qui essaime au Brésil. En France, nous pouvons citer les monastères de Saint-Martin ou de Chezal-Benoît. En Allemagne, deux réformes s’étendent. Dans le Sud, celle de l’abbaye de Melk, qui a eu lieu en 1426, prend naissance en Italie dans le monastère réformé de Subiaco. Elle s’étend en Autriche et en Bavière. Dans le Nord, des monastères des vallées du Rhin et de la Moselle se fédèrent et donnent naissance à la congrégation de Bursfield. La restauration monastique est ainsi généralement localisée et donne parfois naissance à des congrégations régionales, voire nationales. Elle n'embrasse pas tout un Ordre.

Pourtant, tous les Ordres anciens se lancent dans une politique de réforme, manifestant une forte volonté de reprise en main. Elle touche toutes les familles religieuses. Le répit politique, la paix retrouvée et la reprise économique facilitent leurs tentatives. Le rétablissement est tant disciplinaire que matériel. La réforme chez les Franciscains se marque par la fin des déchirements entre les différentes observances et par une clarification des différentes familles franciscaines. Les tentatives de réforme sont soutenues par des Papes, des ecclésiastiques et par des seigneurs. La congrégation de Bursfield est née à l’origine d’une demande du duc de Brunswick qui veut réformer une de ses abbayes. Le Pape Benoît XII cherche à ramener les Ordres religieux à l’observation de la Règle et tente de réorganiser l’Ordre bénédictin. Le Ve Concile de Latran (1516) fait cesser les hostilités qui secouent les Franciscains depuis plus d’un siècle.

Sainte Colette
La vie monastique semble ainsi retrouver une certaine vigueur et dignité. Le souffle ne vient pas simplement des Ordres anciens ou de monastères réformés. Des hommes continuent encore à fonder des monastères. Après une guérison miraculeuse, Jean Toloméi renonce à tout et fonde un monastère sur le Mont Oliveto, près de Sienne en Italie, en 1313. Il choisit la règle bénédictine qu’il applique avec rigueur. Le monastère prospère et fonde des filiales. La congrégation bénédictine dite des Olivétains est ainsi née. Elle finit par compter une centaine de monastères.

Soulignons aussi la naissance de nouvelles familles religieuses comme celle des Jésuates, fondée en 1360, des Brigittines en 1370 par Saint Brigitte de Suède (1303-1373), des Minimes en 1493 par Saint François de Paul (1416-1517), des Colettines au sein des Clarisses, ou encore celle des Annonciades en 1501.

Les traits de la Réforme

La réforme monastique est d’abord marquée par un retour à la Sainte Écriture et à la patristique. La scolastique telle qu’elle est enseignée à cette époque est dénoncée comme étant peu propice aux religieux. Le moine est avant tout un homme de prière, un « manducateur » de la Sainte Bible. Parmi les réformateurs, nous pouvons citer le Clunisien Jean Raulin, prieur de Saint-Martin-des-Champs à Paris en 1500. Les Pères de l’Église sont aussi en honneur dans les abbayes et les couvents.

Bénédictins olivétains
La volonté de retour aux sources s’affirme aussi dans un attachement plus fort à la Règle. Progressivement, les Statuts et les Coutumes, élaborés au cours du temps, ont progressivement fait évoluer la discipline et l’organisation des monastères, éloignant le religieux de son identité. Les moines réformateurs dénoncent ces infidélités et prônent l’obéissance à la Règle primitive. Les nouvelles fondations bénédictines suivent la règle de Saint Benoît de manière stricte. Les Ordres religieux voient ainsi émerger en leur sein des Observants, d'où des hostilités et des divisions. Ces derniers parviennent à fonder soit des congrégations sans que l’unité de l’Ordre n'en soit atteinte, comme les Dominicains, soit à un courant qui finit par rompre cette unité comme chez les Franciscains. Les Carmélites se divisent en deux familles, les Colettines et les Urbanistes. Les rivalités entre les Observants et les Conventuels sont ainsi nombreuses au XVIe siècle. Rappelons que Luther a plaidé en faveur du couvent réformé d’Erfurt avant de se retourner contre les Observants.

L’invention de l’imprimerie et la multiplication des livres jouent un rôle non négligeable dans la progression des mouvements d’observance stricte à la Règle. Elles permettent une plus ample diffusion de la Règle primitive et aussi sa lecture individuelle. Remarquons que sur les vingt-six éditions de la Règle de Saint Benoît édités au XVIe siècle, doux sont en latin, treize sont bilingues (latin/français) et une seule intégralement en français. La traduction en langue vernaculaire au détriment du latin rend encore plus accessible sa connaissance.

La spiritualité monastique et sa nouveauté au XVe siècle, la "dévotion moderne"

Les Ordres religieux se distinguent par leur spiritualité. La spiritualité bénédictine se caractérise par une piété pratique et affective, dont le meilleur moyen d’atteindre est la liturgie. C’est pourquoi Cluny consacre une grande partie de la journée aux offices religieux. Tous les efforts sont ainsi tournés vers la liturgie. Avec Saint Bernard, elle demeure le grand itinéraire de l’âme vers Dieu, mais contrairement aux clunisiens, elle est imprégnée d’austérité la plus sévère afin d’éviter tout obstacle à l’élévation spirituelle. Les chanoines réguliers des Augustins se distinguent par une spiritualité plus spéculative mais reste encore affective. Ils cherchent à s’élever à Dieu par la méditation et la contemplation des êtres créés. La spiritualité franciscaine est surtout affective. Elle se caractérise par une tendre dévotion à l’humanité sainte de Notre Seigneur Jésus-Christ. À partir de Saint Bonaventure, la spiritualité spéculative se développe à côté de la spéculative affective. Enfin, la spiritualité dominicaine est à la fois pratique et spéculative. Une place est donnée à la prière et aux pratiques ascétiques mais elle se fonde sur une connaissance scientifique. De grands noms illustrent pendant deux siècles la spiritualité dominicaine, d’abord Saint Thomas d’Aquin, puis celle d’Eckart (1260-1327), de Jean Tauler (1290-1361) et enfin Henri Suso (1295-1365). Il est noté une domination de la spiritualité allemande.

À la fin du XIVe siècle, un vif mouvement de réaction contre la spiritualité spéculative dominante se produit d’abord en Hollande puis s’étend dans toute l’Europe. Las des théories, parfois obscures et téméraires, on cherche à revenir à une spiritualité plus simple, plus abordable, sans fioriture. Ce mouvement est désigné sous le nom de dévotion moderne. Gérard Grote (1340-1384) est le principal auteur de cette spiritualité. Les chanoines réguliers de Saint Augustin du monastère de Windesheim sont les principaux promoteurs de ce mouvement. Thomas a Kempis, chanoine régulier de Saint Augustin, au Mont-Sainte-Agnès, en est un des représentants les plus célèbres. L’Imitation de Notre Seigneur Jésus-Christ, chef d’œuvre de cette spiritualité, lui est souvent attribuée. Cet ouvrage célèbre caractérise cette nouvelle spiritualité. C’est un ensemble de sentences simples et pieuses qui nous est proposé pour la méditation. Ce chef d’œuvre de la spiritualité comme d’autres livres de l’époque se démarquent des livres antérieurs qui sont plutôt des développements pieux et savants des anciens spirituels. Notre Seigneur Jésus-Christ en est le centre et le modèle à imiter. Des exercices spirituels, comme ceux de Gérard Zerbolt de Zutphen, sont aussi proposés pour la réforme de notre âme et pour réparer les désordres causés par le péché.

La dévotion moderne repose sur la paix intérieure que le chrétien peut atteindre par le reniement de soi-même, la profondeur des sentiments et le silence. Tournée vers l’intérieur de l’âme, elle se détourne des débats théologiques théoriques et se méfie de la dévotion extérieure. Elle développe une spiritualité plus personnelle, moins intellectualisée. Elle est aussi accessible aux laïcs. La dévotion moderne apparaît alors comme un mouvement qui marque un changement considérable dans la spiritualité chrétienne. Les moines réformateurs cherchent ainsi à diffuser cette dévotion, à modifier le comportement et la piété des fidèles. 

L’individualisation de l’espace monastique et un plus grand confort

L’oraison individuelle et la contemplation sont aussi valorisées dans les mouvements réformés, parfois au détriment de la liturgie et de la prière en communauté. Ce désir se manifeste surtout par une modification de l’espace du monastère. L’environnement est désormais conçu pour répondre à leurs besoins de méditation et de recueillement. Une plus grande intimité est recherchée. Les chœurs ont tendance à se compartimenter et à séparer les religieux des laïcs. Les cellules individuelles remplacent les dortoirs communautaires. Le moine s’isole dans le jardin en recherche de silence et de quiétude.

En outre, dès le XVe, après les dommages causés par les guerres, les destructions et les pillages, il faut réparer ou reconstruire. Cet effort de reconstruction facilite donc les nouveaux aménagements. Le cloître détruit ou dans un triste état n’est pas toujours relevé. Les religieux en profitent aussi pour améliorer leurs conditions d’existence. Le souci du confort conduit alors les monastères à changer de visage. Le logis prieural est parfois un véritable manoir seigneurial.

Le désir d’apostolat par l’exemplarité

S’il se sépare de plus en plus du monde, le moine veut néanmoins influencer les fidèles par son exemple. Le réformateur veut « monacaliser » la société en proposant leur modèle de vie aux laïcs. C’est désormais par l’exemplarité qu’il veut apporter la bonne nouvelle, et non plus par des actions apostoliques.

Néanmoins, ce n’est pas nouveau. La vie monastique a toujours été présentée dans l’Église comme la voie de la perfection au point qu’avant le XIIe siècle, l’état religieux est synonyme d’état de perfection. Saint Thomas d’Aquin (1225-1274) présente l’émission des vœux religieux comme un moyen idéal pour conduire à la perfection. Toutefois, il précise que la perfection n’est pas propre à l’état de religieux et que cet idéal s’adresse à tous les Chrétiens, même aux laïcs.

Aide des autorités politiques et religieuses

Le moine réformateur, soucieux de la renaissance de la vie religieuse, n’est pas le seul à engager dans cette entreprise. Il bénéficie d’appuis concrets et multiples auprès des papes, du roi et des reines, des parlements et des évêques. Le religieux n’hésite pas à les faire intervenir. Un véritable réseau de soutien se met ainsi en place qui encourage et facilite leurs actions.



 
Dès le XIVe siècle, des papes, anciens moines comme Jean XXII ou Benoît XII, ancien cistercien, s’attaquent à la réforme de certains Ordres religieux. Benoît XII est particulièrement actif dans le redressement monastique. La constitution Pastor bonus (17 juin 1335) définit clairement la reprise en main des réguliers. La bulle Summi magistri (20 juin 1336) s’intéresse aux bénédictins. Elle décrit un vaste plan de réorganisation et d’unification de l’Ordre bénédiction. Il cherche aussi à relever le niveau intellectuel des bénédictins. La bulle Ad decorem Ecclesiam sponsae (15 mai 1339) se préoccupe des chanoines réguliers. Nous pouvons encore citer les bulles Redemptor noster (28 novembre 1336) pour les Franciscains, Fulgens sicut stella (20 juin 1336) pour les cisterciens. Mais il fait face à de nombreuses difficultés provenant soit des princes laïcs qui refusent l’application des textes, soit des monastères eux-mêmes, qui défendent leur particularisme. Ce n’est pas le seul Pape soucieux de la réforme de la vie monastique. Léon X en est un autre exemple.

François d'Estaing, évêque de Rodez,
réformateur
Des évêques soutiennent aussi les différentes réformes. L’évêque d’Albi, Louis Ier d’Amboise est très actif dans son diocèse comme l’archevêque de Rouen, Georges d’Amboise, nommé légat en France, bénéficie du droit de visite et de destitution des supérieurs indignes. La famille d’Amboise est ainsi un des appuis des réformateurs. L’évêque de Lodève tente de rétablir la discipline à l’abbaye de Saint-Germain-en-Laye dont il est l’abbé commendataire. Ce mouvement n’est pas propre à la France. Le grand cardinal espagnol Cisneros intervient pour réformer les monastères de son pays.

En France, le roi de France Charles VIII intervient dans les monastères en faveur des réformateurs. Il convoque à Tours une commission destinée à étudier les possibilités de réforme dans les monastères de son royaume. La politique de réforme est aussi soutenue par les parlements. Le pouvoir laïc n’est pas insensible à redresser le monachisme.

Conclusion

Saint François de Paul (1416-1517)
Aujourd’hui, lorsque nous pensons à l’Humanisme et à la Réforme du XVIe siècle, nous songeons alors à ces moines paillards et salaces, vautrés dans la luxure et la dépravation. Érasme a vivement attaqué la vie monastique. Rabelais nous a laissé des images peu reluisantes, d’une ironie cruelle. Et pourtant, la réalité est toute différente. Au XVIe siècle, la vie monastique est engagée dans un mouvement de renaissance. Après les désordres des deux siècles précédents, tous les Ordres religieux tentent de mettre fin aux abus et de rénover la discipline religieuse. De nouveaux monastères, de nouvelles congrégations sont fondés. La réforme qu’ils entreprennent est un retour aux sources et une fidélité à la Règle comme elle est aussi une adaptation aux besoins religieux de leur temps, marquée par une recherche plus intérieure et intime de la vie religieuse. Elle demeure alors paradoxale. Tout en voulant restaurer la vie monastique ancienne, elle est moins communautaire. Fidélité et modernité, tels semblerait être les deux traits de la renaissance monastique du XVIe siècle.

Comment alors pouvons-nous comprendre les accusations virulentes de certains humanistes et des protestants ? Les discours et les fabliaux qu’ils écrivent contre les moines n’illustrent pas réellement la vie monastique de leur temps. Les faits qu’ils décrivent ne correspondent pas à la réalité. Leurs critiques illustrent en fait un malentendu, voire une amère désillusion. L’animosité d’un Érasme, d’un Rabelais ou d’un Luther manifeste en fait une profonde déception. Il s’agit maintenant de mieux comprendre la désillusion de ces hommes qui ont tant attaqué les réformateurs…



Notes et références

[1] Roy Lutz Winters, Francis Lambert of Avignon, 1938 dans Histoire des Ordres et des Congrégations en France, du Moyen-âge à nos jours, Sophe Hasquenoph,
[2] Jean-Marie Le Gall, Maître de conférences, Université Paris I, La vie monastique au temps des réformes, article issu de la Journée rencontre des tapisseries, 23-24 septembre 2006.

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