Au
XVIe siècle, un mouvement de redressement religieux anime de nombreux
monastères et Ordres religieux. Il s’inscrit dans un mouvement plus vaste que
certains historiens ont appelé « pré-réforme ».
Mais s’il parvient à faire renaître un certain éveil religieux, il demeure
localisé et en outre provoque en réaction, par ses maladresses et ses
désillusions, un fort mouvement anti-monastique, y compris au sein des
monastères. Il s’oppose en outre à une autre conception du christianisme qui
anime aussi un autre mouvement en quête de réforme, celui de l’humanisme
chrétien. Proches par les moyens employés et hostiles aux mêmes adversaires,
ces deux mouvements demeurent néanmoins radicalement opposés par leurs
intentions. La confrontation est alors inévitable. Enfin, fragile et peu
durable, ce redressement n’évite pas la naissance et la progression d’une autre
« réforme », ou plutôt
d’une révolte puis d’une révolution religieuse, le protestantisme.
À
partir du milieu du XVIe siècle, l’Église catholique doit non seulement
combattre les abus qui l’affligent mais également raffermir la foi et s’opposer
à l’extension du protestantisme. Elle entreprend à son tour un vaste et profond
mouvement de redressement religieux, cette fois-ci plus efficace et étendu.
Cette nouvelle réforme s’inscrit aussi dans un mouvement dynamique catholique
plus global et plus profond, c’est-à-dire dans une véritable réforme catholique.
Elle est incontestablement une réussite. La vie religieuse s’épanouit de
nouveau jusqu’au jour où de nouveau, elle commencera à décliner…
Depuis
les premiers pas dans le désert de Saint Antoine et des premières fondations
monastiques en Gaule, le monachisme a en fait connu de nombreuses réformes au
cours des siècles. De ces renaissances a toujours découlé un véritable progrès
dans la vie religieuse et conduit à de nouvelles fondations, de nouvelles
congrégations, de nouvelles formes de vie religieuse. De même, l’Église a aussi
connu des périodes de déclin et d’apogée. Après une période de crise, elle se
redresse plus vaillante et fervente avant de retomber dans de nouveaux travers.
La réforme grégorienne puis la réforme tridentine en sont des exemples.
L’histoire
de l’Église soulève ainsi la question de la réforme dans le christianisme,
question qui demeure encore pertinente encore de nos jours, temps de crise et
de désordre, de doute et d’amertume, voire de nostalgie. L’abbé de Rancé, le
fondateur des Trappistes, peut nous aider à mieux comprendre la nécessité de la
réforme dans l'histoire de Église. « Tant ce que l’on est
demeuré dans ces premières règles, les choses ont prospéré et ont reçu une
bénédiction toute particulière : il a protégé ses œuvres, il les a
soutenues, il les a augmentées ; et l’expérience ne nous a trop appris
qu’aussitôt qu’on a quitté les vues des Fondations, qu’on a suivi d’autres
maximes et qu’on s’est fait des chemins qu’ils n’avaient point connus, les
institutions les plus saintes ont dégénéré et se sont affaiblies ; en un
mot, la sagesse humaine n’a fait que gâter ce qui était établi et qui ne devait
subsister que par sa divine Providence. »[1] Pour
mieux comprendre ses propos, nous allons nous interroger sur les échecs de la
pré-réforme…
Retour
à la pré-réforme
Rappelons
d’abord les points qui caractérisent la pré-réforme et que nous avons pu
identifier dans nos précédents articles. Elle se présente comme un ensemble
d’initiatives locales, que soutiennent parfois des Papes, des évêques, des rois
ou des autorités laïques, pour répondre à un relâchement général de la vie
monastique suite à des épreuves douloureuses, à la dévastation et à la ruine
des monastères, à une dépopulation et à une perte d’indépendance ou d’autonomie
au profit des puissances du moment. Des événements extérieurs conduisent donc à
un relâchement de la discipline. En dépit de l’autonomie plus ou moins grande
des monastères, la vie monastique est influencée par les mouvements qui agitent
la société. Ce relâchement provient aussi d’une adaptation progressive de la
Règle par la mise en place de coutumes qui finissent par éloigner les moines de
leur vocation première. La discipline s’assouplit. Les abus proviennent donc de
causes externes et internes.
Une
remise en cause des habitudes prises
La
pré-réforme tente aussi de réagir face à des déviations. Que devient la vie
monastique si les moines sont plus souvent dans des universités que dans leur
couvent ? Que devient leur solitude si la clôture n’est pas
respectée ? Et le silence, comment peut-il être fructifiant si le monde
finit par entrer dans les monastères ? Ainsi, les réformateurs s’opposent
à l’intellectualisation des moines, à leur participation à la vie sociale, bref
à tout ce qui entache l’identité du moine.
L’adaptation
aux nouveaux besoins religieux
Dans
la pré-réforme, il y a aussi une certaine modernité, c’est-à-dire une adaptation
aux nouveaux besoins religieux. L’individualisation de la vie monastique ou
encore la méditation personnelle au détriment de la prière collective et des
offices dans le chœur en sont sans-doute les aspects modernes les plus
caractéristiques. Les dortoirs disparaissent au profit des cellules
individuelles. L’invention de l’imprimerie, qui permet à chaque moine de
disposer des livres spirituels, notamment la Règle, modifie les comportements.
Cette modernité se traduit aussi par la prise en compte de la nationalisation
du monde chrétien, c’est-à-dire de l’émergence des États, de la mise en place
de frontières, notamment celles de la langue. Ainsi les réformateurs prennent en
compte plus ou moins consciemment du nouveau visage de la société. Tout en
prônant le retour aux origines, la pré-réforme s’adapte, tentant de lier
tradition et modernité.
Une
résistance aux réformes
Néanmoins,
usant des moyens parfois peu pertinents, voire peu louables, et enclin à des
maladresses, les réformateurs ne réussissent pas à s’imposer. Leur échec
relatif s’explique aussi par une forte opposition des moines, dits « déformés ». Bien des communautés
résistent aux tentatives de réforme, à un retour de la discipline, à la fin des
privilèges. Il n’est pas facile de quitter des habitudes si longtemps admises.
Il est encore plus difficile d’admettre que ce qui a été longuement toléré puis
accepté soit désormais condamnable. Cette opposition conduit alors à des
incidents, voire à des affrontements. Des religieuses refusent la clôture qu’on
veut leur imposer. Certaines en appellent au pouvoir laïc, d’autres préfèrent
user de la force. Les réformateurs s’imposent aussi parfois par l’intervention
de la force armée. Ainsi, une réforme peut faire face à une résistance et
donner lieu à des conflits, voire à des scandales. La charité peut alors être
cruellement blessée. Et si la charité est atteinte, comment la réforme
peut-elle gagner des cœurs et des âmes ?
Pour
l’imposer, les réformés ont en outre tendance à s’appuyer sur le soutien du
pouvoir et sur le régime de la commende, les abbés commendataires étant
davantage de leur côté. Ils en viennent à refuser l’élection libre des abbés
afin d’éviter qu’un moine « déformé »
dirige un monastère. Nous constatons alors une contradiction terrible qui ne
fait qu’aggraver la situation et multiplier les conflits. Dans le but de
réformer un monastère, les réformateurs en viennent à défendre le régime de la
commende, et donc à réduire l’indépendance du monastère. Mais ont-ils d’autres
choix ?
Une
expérience décevante
Le
réveil religieux peut aussi donner lieu à des désillusions. De nombreux
humanistes ont cru que les réformes mises en place allaient répondre à leurs
souhaits, voire à leurs idéaux. Mais rapidement, ils s’aperçoivent de leurs
erreurs. Les valeurs que défendent les réformateurs s’opposent fortement à
celles des humanistes et à la Renaissance. Leur réaction sera alors vive, à la
hauteur de leurs déceptions. Ils quittent les monastères et les attaquent par
des écrits virulents, souvent calomnieux. Leur ironie est effroyablement
redoutable. Mais si le monachisme est remis en cause, souvent de manière
malhonnête, il faut en voir les causes non dans la vie monastique en elle-même
mais dans cette désillusion. Pour comprendre les attaques d’Érasme, il faut
d’abord l’interroger et saisir ses déceptions.
En
position de faiblesse
Et
qui peut répondre à leurs mensonges ? Comment les moines peuvent-ils en
effet répondre efficacement à leurs ouvrages puisqu’ils ont décidé de fuir le
monde des lettres et de la culture ? Lorsque les protestants vont à leur
tour s’attaquer au monachisme, ils seront aussi impuissants à leur opposer des
arguments efficaces. Les conflits qui les opposent aux « déformés » et les scandales qui
ternissent leurs images ne peuvent qu’aggraver la situation. Les adversaires de
la vie monastique sont ainsi en position de force.
Ainsi,
le temps n’est pas propice à la réforme des religieux. Elle peut naître dans un
monastère ou dans une région mais elle ne peut se répandre. Les obstacles sont
trop nombreux. Et peu à peu, elle perd ses soutiens. Son prestige diminue…
Une
grande attente chez les fidèles
Qui
pourrait alors aider ces chrétiens entraînés par tant de contradiction ?
Les théologiens ? Comme nous l’avons constaté, ils sont trop éloignés de
leurs préoccupations avec leurs débats stériles. Ils ne peuvent répondre à leur
soif spirituel. Les moines ? Derrière leur clôture, refusant toute
relation avec les fidèles laïcs pour respecter davantage leur Règle, les moines
réformés ne peuvent pas non plus répondre à leurs besoins. Au contraire, ils
s’éloignent de leurs inquiétudes. Leurs intentions sont hautement légitimes et
louables. Leur popularité décroit inévitablement…
Un
grand besoin spirituel
Le
désir de réforme est vivement ressenti dans la population chrétienne. Elle demande
une plus grande ferveur dans l’Église, une plus grande fidélité à la Parole de
Dieu, et surtout la fin des scandales. Les discours de Luther sont ainsi
largement entendus par une catégorie de population alors que, finalement,
Luther ne souhaite aucune réforme. Il manifeste les contradictions qui secouent
la société et pris par un orgueil démesuré, il a apporté la révolution. Comme
Érasme, il s’est aussi égaré dans la voie monastique, croyant y trouver les
remèdes de ses maux. Ces deux personnages portent en eux les réponses à nos
questions. En embrassant la vie religieuse, ils ont voulu répondre à un besoin.
Fervent
humaniste, Érasme est entré dans la vie monastique, malgré lui selon certains
commentateurs. Néanmoins, au début, il le compare à un jardin paradisiaque. En
effet, la solitude et le silence lui plaisent. C’est idéal pour mener ses
études et s’oublier dans les livres anciens. Or, les réformateurs rappellent que
le moine ne gagne pas son salut par les livres ou par l’érudition. Constatant
les abus dans ce domaine, ils ont violemment rejeté l’étude des lettres et des
sciences de leur monastère. La désillusion est alors terrible pour Érasme.
Le
drame de cette époque est l’absence de réponse adéquate aux besoins spirituels
d’un grand nombre de chrétiens. La seule voie qui leur est proposée à leur
époque, capable de répondre aux besoins d’authenticité et de ferveur, est la
voie des réformateurs monastiques. Elle est la voie la plus attrayante aux
premiers regards. La renaissance religieuse attire de nombreuses âmes en quête
de renouveau. Or les réformateurs veulent un retour au vrai esprit monastique,
c’est-à-dire à l’abandon de la volonté propre pour s’emplir de Dieu en quittant
le monde. Mais tous ne peuvent pas prétendent à en suivre les exigences. La
voie leur est trop dure, trop brutale. Elle n’est pas réservée à tous les
Chrétiens. En un mot, c’est une véritable vocation. Nombreux sont alors les
moines qui désertent ou apostasient. Or, à cette époque, il n’existe pas vraiment
d’autres solutions. Il faut les inventer. Et certains s’y attellent…
Besoin
d’une réforme plus globale
Quelles
que soit la qualité des réformes monastiques entreprises dès le XVIe siècle, l’Église demeure
encore en proie à des abus et à des difficultés. Pire encore. Des abbés
commendataires, que défendent les réformateurs, ne sont guère à la hauteur des
exigences chrétiennes. Et quand la réforme n’intéressera plus les pourvoyeurs
de bénéfices, les mesures réformatrices ne seront qu’un vague souvenir.
Et
le fidèle perçoit-il réellement le réveil religieux dans les monastères ? La
clôture les éloigne de cette renaissance. Et dans les églises, les moines se
sont éloignés d’eux. Que peuvent-ils penser de ces religieux devenus plus
distants ? La pré-réforme n’apparaît alors à leurs yeux qu’au travers des
incidents qui opposent réformés et déformés.
La
plupart des Chrétiens n’y croient plus à la réforme. Les abus religieux, ce qui
était communément accepté, est désormais mis au pilori. À mesure que la prise
de conscience s’élève, le niveau de tolérance se réduit à l’égard des moines
indignes. Ils sont donc plus réceptifs aux discours de leurs adversaires, même
si ces derniers généralisent trop facilement et sont excessifs dans la
description des abus. Les images caricaturales font davantage d’effets dans une
population de plus en plus sévère. L’anti-monachisme ne fait qu’accentuer la
colère et le mépris à l’égard de la vie monastique.
Conclusion
L’échec
relatif de la pré-réforme monastique est très instructif. En dépit des bonnes
intentions et des succès locaux, d’une renaissance religieuse manifeste, les
réformateurs ne parviennent pas à répondre aux besoins spirituels de leurs
contemporains. Les obstacles à leurs réformes et les résistances ainsi que
leurs maladresses sont nombreux et entraînent des conflits, parfois violents,
qui ternissent leur image. La charité ne brille pas dans ces querelles. Les
Ordres anciens traversent alors une crise redoutable. Les querelles entre
réformés et déformés risque de les diviser et de les amoindrir encore.
L’adhésion à la réforme n’est pas encore suffisante forte et généraliser pour
qu’une véritable renaissance élève la vie monastique. Il faudra encore attendre
un siècle…
Pourtant,
aux premiers abords, la réforme entreprise paraît répondre aux besoins d’un
grand nombre de chrétiens, en particulier chez les élites. Elle répond en effet
aux besoins d’authenticité, qui fait si cruellement défaut chez les clercs et
les évêques. Or, rapidement, ils s’aperçoivent de leurs erreurs. La voie qui
leur est proposée ne répond pas à leur vocation. Il faut en effet être appelé à
cette vie. En effet, et c’est sans-doute l’origine de nombreuses désillusions,
la vie monastique est avant tout une renonciation de soi, dans la solitude et
le silence. Il est à l’encontre de l’esprit qui anime la société de l’époque,
c’est-à-dire de la Renaissance et de l’humanisme. Conscients des abus et du
relâchement dans les monastères, les réformateurs ont cherché à imposer de
nouveau l’esprit monastique tout en adaptant les moyens aux nouveaux besoins
spirituels les plus acceptables. Or Luther, Érasme et bien d’autres sont bien
éloignés de cet esprit. Ils se recherchent eux-mêmes. Leur regard est tout
tourné vers eux-mêmes. Mais comment est-il possible d’orienter leur âme vers
Dieu si, dans la société, ils sont livrés à eux-mêmes, sans pasteurs dignes et
convaincants ? C’est sans-doute tout le drame de ce temps comme du nôtre.
Au
XVIIe siècle, l’Église a réussi à se redresser de manière extraordinaire lorsque
ses pasteurs, en particulier les Papes, ont mené les efforts nécessaires pour guider
de nouveau ses brebis et veiller sur elles. Elle a mobilisé toutes ses forces
pour s’attaquer aux abus et aux négligences, pour mener leurs missions que Notre
Seigneur lui a données.
Une
réforme est donc possible et durable lorsque finalement l’homme se renonce à
lui-même pour laisser Dieu le guider vers la voie qu’Il a tracée. Cela ne
signifie pas qu’il doit cesser d’agir. Bien au contraire. En s’abonnant à la
volonté divine, des forces sont en fait libérées et gagnent en efficacité
puisque finalement, en se tournant vers Lui, elles sont en quelques sortes
portées par Lui. Elles ne peuvent donc que réussir et soulever des montagnes.
La réforme est ainsi nourrie de foi. Elle vit de la charité. Elle est élevée
par l’espérance. Aucune véritable réforme ne peut donc naître d’une volonté
purement humaine, d’un besoin affectif, intellectuel ou spirituel, encore moins
d’un moi exorbitant… C'est toute la leçon que nous pouvons tirer de la révolution religieuse de Luther... Les
prières des moines et des moniales, retirés dans leurs cellules derrière leur
cloître, apportent ainsi leur concours à toute véritable réforme…
Notes et références
[1] Abbé de Rancé, Lettres spirituelles, 12 août 1673, dans Histoire des Ordres et congrégations religieuses en France du Moyen-âge à nos jours, XIII, Sophie Hasquenoph, Champ Vallon, 2009.
[1] Abbé de Rancé, Lettres spirituelles, 12 août 1673, dans Histoire des Ordres et congrégations religieuses en France du Moyen-âge à nos jours, XIII, Sophie Hasquenoph, Champ Vallon, 2009.
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