" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 17 juin 2017

La scolastique, cible d'attaque pour les humanistes et les protestants

Les mots ont une certaine valeur. Ils évoquent une image, une histoire qui elle-même enrichit leur sens et le modifie. Certains sont valorisants et réjouissent le cœur ou l’esprit, d’autres sont à peine prononcés de peur d’être soi-même atteint par l’infamie qu’ils semblent porter. Et ce qui était aimé et attrayant hier peut devenir détestable et répulsif aujourd’hui. Un mot qui était honorifique autrefois peut désormais être objet de mépris et de déshonneur. La valeur d’un mot évolue au cours des siècles. Tel est le cas du terme « scolastique ». Au XIIIe siècle, il faisait honneur à celui qui en portait le titre. Trois siècles après, il est victimes d’acerbes critiques. Le scolastique est ridiculisé et caricaturé. Il est devenu le symbole de la bêtise humaine. Les humanistes, Luther et les autres prétendus réformateurs se sont attaqués à lui avec une très grande violence. Les Lumières ont noirci à leur tour, s’il était encore besoin, l’image déplorable de la scolastique. Pourquoi tant de haines ?


L’opposition des humanistes

D’abord, férus de l’antiquité, les humanistes reprochent le latin en usage chez les scolastiques, langue de piètre qualité, langue dont ils ne maîtrisent plus le génie. En fait, ils s’attaquent à l’ignorance du « maître scolastique ». Il « n’est que bêtise, et leur sagesse que moufles, abâtardissant les bons esprits et corrompant tout fleur de jeunesse », nous dit Érasme. Il condamne « ses subtils ergoteurs, ses délicieuses niaiseries et des frêles syllogismes »[1].

Les humanistes attaquent aussi la méthode scolastique pour sa complexité. « Sous prétexte de clarté, on multiplie les distinctions, les sous-distinctions, les marches et les contremarches, et la pensée sombre dans un fatras inextricable de cadres et de schémas. »[2] Ils rient du verbiage et des formules creuses des scolastiques, de leurs « commentaires commentant des commentaires ». Ils accusent le formalisme dialectique de primer finalement sur le fond.

Érasme (v.1467-1536)
Contre la prédominance de la logique, les humanistes en appellent à la grammaire et à la philologie, que les scolastiques semblent négliger. Or par la philologie, ils intègrent le temps dans le discours. Ils étudient en effet l’évolution des mots au cours de l’histoire ou bien les sens différents qu’ils ont pris selon le contexte. La réalité historique est donc mise en honneur chez les humanistes quand les discours des scolastiques sont fondamentalement intemporels. Les uns travaillent dans un milieu concret quand les autres évoluent dans la pure abstraction. En effet, le scolastique travaille hors du temps et du singulier, jouant avec les mots et les propositions, mouvant dans l’absolu. Elle est une démarche spéculative, de plus en plus abstraite. Le scolastique « n’a pas le sens de l’histoire ni de la durée ; aussi sa théologie est-elle plus systématique que positive »[3]. L’humaniste et le scolastique ne peuvent guère s’entendre.

Remarquons que le travail d’historisation conduit immanquablement à relativiser les sentences et à développer davantage leur désacralisation, déjà bien entamée par la scolastique du XVIe siècle.

Un enseignement appauvri ou dénaturé de la philosophie

La scolastique est aussi accusée de rompre avec l’enseignement des philosophes antiques. Selon certains penseurs, de la fin de l’antiquité au Discours de la méthode de Descartes, l’humanité a cessé de penser, se perdant dans de vaines puérilités. Cette idée a prévalu notamment au XIXe siècle dans l’enseignement de la philosophie. Qu’apprenait-on en effet à cette époque ? Ouvrons un manuel de l’époque. « Si la philosophie est, comme nous l'avons définie, une libre recherche, nous pouvons dire qu'il y a, depuis l'édit de Justinien (529) jusqu'à la Renaissance au XVe siècle, une sorte d'entr'acte, pendant lequel il n'y a pas, à proprement parler, de philosophie. »[4] Selon d’autres critiques, le scolastique n’est qu’un aristotélisme appauvri et dénaturé. Écoutons Diderot. Il nous dit que « la scolastique est moins une philosophie particulière qu'une méthode d'argumentation sèche et serrée, sous laquelle on a réduit l'aristotélisme, fourré de cent questions puériles. »[5]

Les premiers chefs de file de la « réforme » ont une autre vision. Ils voient dans la scolastique une influence aristotélicienne abusive dans la foi, c’est-à-dire une corruption de l’enseignement de la doctrine par la philosophie païenne. Telle est l’accusation de Luther qui exècre toute intrusion philosophique dans la foi. De nombreuses critiques reprochent aussi le rôle exagéré et néfaste de l’aristotélisme dans la scolastique.

Une démarche unique hors des besoins du temps

Jean Gerson (1362-1429)
Les humanistes comme les protestants ne sont pas les premiers à dénoncer les erreurs de la scolastique ou du moins telle qu’elle est advenue au fil des siècles. D’autres esprits voient dans son évolution un danger. Le rôle prépondérant de la spéculation dans la théologie les inquiète.

Pour Gerson (1362-1429), la raison n’est qu’une voie d’accès à la vérité parmi d’autres. Il s’oppose donc à ce qu’elle soit l’unique source de connaissances. Il demande alors de cultiver davantage la théologie mystique qu’il présente comme un antidote aux dangers de la théologie spéculative. Puis, il dénonce le fossé grandissant qui éloigne la recherche théologique de la connaissance du fidèle. Il  réclame donc une plus grande attention à la pastorale. Sa perception du double danger est très intéressante. Il n’a pas condamné la scolastique en elle-même mais un certain esprit qui prédomine à son époque et l’inadaptation de la méthode qui monopolise l’élite intellectuelle au détriment du besoin réel des Chrétiens.

D’autres opposants aux scolastiques s’emploient à renouveler les connaissances en forgeant un nouveau système à partir des progrès du savoir humain. Tel Nicolas de Cues (1400-1461), Marsile Fircin (1433-1499), qui tente de lier le platonisme et le christianisme, ou encore Pic de la Mirandole (1463-1499), qui étudie les données de la foi dans un sens spiritualiste. Ils se rendent compte de l’inadaptation d’un enseignement avec le progrès des connaissances. La scolastique devient ainsi le symbole d’un enseignement suranné aussi bien dans le contenu enseigné que dans la pédagogie en usage.

Gerson prend bien conscience des défaillances de la scolastique telle qu’elle est conduite depuis la fin du XIVème siècle. Lorsque Luther soulève des questions cruciales à propos de la messe et des sacrements, les théologiens formés dans les universités ne peuvent pas lui répondre de manière efficace et pertinente. Habitués à discuter sur des superfluités, ils se trouvent désormais sur des problèmes concrets et se montrent bien impuissants à répondre aux attaques des protestants. L’art de la dialectique leur est inutile, voire néfaste. Si l’enseignement n’est plus capable de nourrir l’âme éprise de connaissances, cette dernière finie par la repousser. « Trop éloigné des valeurs spirituelles pour inspirer un ferme attachement au dévot, la scolastique était trop manifestement stérile pour intéresser les intelligences envieuses d’apprendre. »[6] Les âmes se tournent alors vers d’autres voies, vers le mysticisme ou l’humanisme. Telle est la voie suivie par Nicolas de Cues et par bien d’autres. Ce n’est pas étonnant qu’ils se développent hors de l’Université. « Pervertie par le nominalisme, la théologie ne servait plus que de pôle de répulsion aux courants nouveaux de dévotion et de pensée. » [7]

Les vices de la dialectique

Gravure du XIVe siècle représentant
 une « disputatio » à l’université
Les problèmes que décrit Gerson sont ceux que rencontre tout système qui tend à s’intellectualiser. Dès le XIIème siècle, des voix se lèvent pour dénoncer les dangers de la dialectique. Ils conduisent à diviser les intelligences et les cœurs. « Les dialecticiens, dont Aristote est le prince, ont l'habitude de tendre les filets des argumentations et d'enfermer la liberté débridée de la rhétorique dans les subtilités des syllogismes. Ceux-là même, qui passent des jours et des nuits à interroger ou à répondre ou à donner une proposition ou l'accepter ou l'assumer, à confirmer et à conclure, appellent belligérants ceux qui ne disputent pas en utilisant la raison, […]. Si eux, les dialecticiens, dont l'art est proprement dit la lutte, font cela, que doit faire alors un chrétien, sinon fuir totalement la lutte ? »[8]

On dénonce aussi les aspects mondains qu’elle présente parfois. « C'est ce reproche que doivent craindre ceux qui pratiquent la dispute séculière des arts, ceux qui veulent davantage paraître savants que l'être, prêter plutôt attention à la faveur des hommes qu'à l'utilité commune »[9].

La scolastique, une réalité bien méconnue

Nous avons ainsi présenté les principales critiques qu’on lance classiquement contre la scolastique : puérilité, obscurcissement, inutilité, vanité, etc. Mais ces accusations portent-elles vraiment sur la scolastique ou sur une certaine conception de la scolastique ? Les mots changent en effet de signification au cours du temps. Le terme de « scolastique » n’échappe pas à cette règle. En outre, comme nous l’avons noté dans l’article précédent, il est déjà bien difficile de définir ce qu’est la scolastique. Est-ce une philosophie ou une méthode d’enseignement ? Au temps du Moyen-âge jusqu’au XVème siècle, on appelait scolastiques par exemple les philosophes, les grammairiens et les astronomes. Or les humanistes réservent ce mot aux philosophes et aux théologiens. Le champ est déjà réduit dans leur esprit…

Education au Moyen Age, vers 1305-1340 -
Codex Manesse/Wikimedia Commons
Or que savaient-ils, les humanistes ou les prétendus réformateurs, de la philosophie ou de la théologie ? Leurs discours ne font guère intervenir Saint Anselme, Abélard, Saint Bonaventure, ou encore Saint Thomas d’Aquin. Ils ne connaissaient en fait que les philosophes et théologiens de leur temps, c’est-à-dire ceux du XVème-XVIème siècle. Luther ignore la doctrine de Saint-Thomas même s’il s’insurge contre le thomisme. Comment aurait-il pu la connaître puisque ses maîtres ne lui ont enseigné qu’un nominalisme particulier ? En outre, la scolastique apparaît aux yeux des humanistes comme une philosophie vague, faite d’abstractions dont les termes leur paraissent insaisissables. Ils ne la maîtrisent pas. Ils ne s’attachent qu’à la méthode employée en leur temps. La scolastique qu’ils critiquent ne concerne donc qu’un moment de son histoire, et plus particulièrement de son déclin. Ainsi ce qui paraît à leurs yeux semble être ce qui avait toujours été. Ils n’attaquent que ce qu’ils connaissent tout en ignorant l’histoire de la scolastique. Ainsi le terme de « scolastique » est encore réduit à une certaine époque, celle de son déclin. L’ignorance est en effet un mal bien répandu à leur époque…

Lorsque certains s’attaquent à la scolastique, ils s’opposent en fait à une certaine forme de la philosophie enseignée à partir du XVème siècle, c’est-à-dire à l’ockhamisme. Ou comme Érasme et Rabelais, d’autres n’ont en vue que la méthode d’enseignement de leur temps, c’est-à-dire le terminisme. Ce sont leurs véritables cibles. Les humanistes et les protestants ne connaissent pas en fait l’histoire philosophique du Moyen-âge, encore moins les différents systèmes philosophiques, leurs divergences comme leurs points communs. De manière générale, « on voit que les écrivains de la Renaissance désignèrent du nom de scolastique non l'ensemble de ces systèmes, mais une conception commune et dominante représentant un groupement important de philosophies médiévales, et qu’ils ne connaissaient pas les systèmes entrés en conflit avec cette conception dominante. »[10]

Une attaque qui en cache une autre

Hercules Germanicus, HansHolbein 

Le Jeune allemand terrassant 
les philosophes scolastiques et les inquisiteurs.
Mais pourquoi la scolastique est-elle attaquée alors que l’objet des critiques ne la concerne pas totalement ? Il serait bien idiot celui qui critique la peinture de Fra Angelico parce que ses lointains disciples le copient sans véritable génie. Revenons à ce que représente la scolastique à leur époque. Aujourd’hui, il n’est pas encore rare de la définir comme l’ensemble de la philosophie et de la théologie médiévale, qu’organise et protège l’Église. S’attaquer à la scolastique revient nécessairement à remettre en cause l’enseignement de l’Église tant la scolastique en est un de ses symboles. Salir l’une ne peut guère laisser intacte la seconde. La connotation péjorative que porte la scolastique ne peut donc qu’être nuisible à l’Église catholique elle-même. La doctrine chrétienne ne serait qu’un ramassis d’âneries ! Les rapprochements et les confusions sont rapides. Pourtant, que savons-nous de la scolastique si ce n’est par la bouche des humanistes ? La défense de l’Église passe souvent par un retour à la réalité des faits et un combat contre les préjugés que transmettent les siècles. C’est en déblayant les âneries de l’histoire que l’âme peut alors espérer accéder à la lumière.

La scolastique est revêtue d’un lourd préjugé, le même qui a longtemps pesé sur le Moyen-âge, considéré pendant plusieurs générations comme un âge moyen. « Ainsi ce n'est pas seulement la philosophie que l'on traite puérilement, c'est tout ce qui constitue le moyen âge, son art, sa religion, sa politique, sa vie sociale. Et ce préjugé persiste encore de nos jours en dépit des études d’historiens sérieux. »[11] Une telle opinion persiste encore dans l’opinion en dépit des campagnes de réhabilitation que mènent des historiens plus intéressés à la vérité qu’à la défense d’une idéologie. Soyons cependant heureux. Les mensonges de l’histoire finissent par se dissiper. « Le fil de la tradition qui séparait la philosophie antique de la philosophie moderne est renoué, et rien ne ressemble moins à une léthargie intellectuelle que le brillant épanouissement des idées du XIIIe au XVIIe  siècle. »[12]

La définition de la scolastique n’est pas si simple tant les manipulateurs de l’histoire l’ont brouillée. Il est facile de la définir comme l’ensemble des philosophies qui ont subsisté ou développé durant le long Moyen-âge. « La philosophie scolastique est la philosophie professée dans les écoles du moyen âge depuis l'établissement jusqu'au déclin de ces écoles, c'est-à-dire jusqu'au jour où la philosophie du dehors, l'esprit nouveau, l'esprit moderne, se dégageant des liens de la tradition, viendront lui disputer et lui ravir la conduite des intelligences. »[13] Cette définition oppose le conservatisme à la modernité, le Moyen-âge ténébreux au temps des Lumières. En outre, elle ne nous apprend guère de nouveau, puisque la scolastique est par étymologie la philosophie enseignée dans les écoles. Néanmoins, elle lie la scolastique à la tradition. La critique portée contre la scolastique entre dans une critique plus importante, celle de l’autorité. Or, la forme scolastique qui fait l’objet des critiques se caractérise justement par la remise en cause du rôle de l’autorité dans les démonstrations…

L’aristotélisme et la scolastique

La scolastique est-elle un aristotélisme perverti et asséché, ou a-t-elle perverti le christianisme en le mêlant à la philosophie d’Aristote ? Pour apporter des éléments de réponse, revenons aux faits historiques.

Au début du XIIIe siècle, des œuvres d’Aristote traduites et remaniées par les savants arabes parviennent en Europe. L’aristotélisme se développe alors énormément dans les universités, réduisant l’influence de Saint Augustin et de Platon, alors prédominants. Néanmoins, certaines œuvres d’Aristote sont déjà connues par l’intermédiaire des traductions latines de Boèce.

Or les nouvelles traductions des œuvres d’Aristote sont mêlées de doctrine panthéistes et rationalistes provenant des savants arabes comme Avicenne ou Averroès. Certains théologiens chrétiens[14] s’en inspirent pour enseigner des doctrines que l’Église condamne. Conscient du danger de ces traductions, le Pape Grégoire IX demande à Saint Albert le Grand de reprendre les œuvres d’Aristote et de les interpréter chrétiennement. Saint Thomas d’Aquin achève son travail. Ainsi contrairement aux accusations luthériennes, l’enseignement de l’aristotélisme dans les Universités est encadré pour qu’il demeure orthodoxe. La Somme de Saint Thomas d’Aquin, comprenant la Somme contre les Gentils (1259-1264) et la Somme théologique (1266-1273), « présente la synthèse la plus harmonieuse de la révélation chrétienne et la philosophie d’Aristote. »

Enfin, les méthodes en usage dans la scolastique proviennent des œuvres d’Aristote. Il en est la référence. Or le Moyen-âge élève la dialectique à sa perfection au point qu’à partir du XIVe siècle, les techniques prédominent sur le savoir. Aristote ne peut alors qu’être une référence indiscutable dans l’enseignement.

Finalement, nous constatons que les humanistes comme les protestants se sont opposés à une scolastique particulière, celle qui prédomine à leur époque, celle du XV-XVIe siècle. Et leurs successeurs accusent à leur tour toute la scolastique sans aucune nuance. Elle est en fait attachée à une critique plus globale, celle du Moyen-âge qu’ils considèrent à tort comme ténébreux, à une Église qu’ils veulent détruire. Il est souvent plus efficace de s’attaquer à un symbole qu’à ce qu’il représente…

Au temps des humanistes et de Luther, la scolastique telle qu’elle est à son apogée est en fait méconnue. Le rejet que provoque l’enseignement de leur époque les éloigne de cette époque fleurissante. Ils ne peuvent donc pas chercher à le réformer afin de revenir à un certain équilibre entre la raison et la foi, la forme et le fond. Sans aucune autre référence, ils préfèrent le détruire.

Un enseignement perverti

Au XIIIe, la dispute est un moyen en usage dans les Universités pour exercer l’élève à déterminer la vérité démontrable, c’est-à-dire celle qui relève du raisonnement. Mais peu à peu, de génération en génération, sujettes aux mêmes questions et à d’inaltérables débats, usée par la routine, elle perd de sa valeur absolue. La vérité déterminée devient alors probable au sens où elle peut être soumise à la confrontation, c’est-à-dire à l’opinion. Finalement, elle n’a de sens que si elle fait objet de critique. La dispute est donc de plus en plus un exercice pour lui-même, l’objectif n’étant plus la recherche de la vérité mais la recherche en elle-même.

À partir du XIVe siècle, le but est désormais de construire un raisonnement infaillible afin de donner au discours un caractère de vérité sans chercher à savoir si la solution proposée est orthodoxe ou hérétique. On veut qu’elle soit acceptable en termes logiques. L’important ne réside donc plus dans les idées et les pensées exprimées mais dans la manière dont s’énonce le discours. Cette évolution a pour conséquence de réduire le rôle des autorités sur lesquelles se sont appuyées auparavant les démonstrations puisque seuls priment la logique et le raisonnement. N’est alors vraie qu’une vérité démontrée. La valeur de la vérité est donc tirée de la démonstration et non d’elle-même. L’appel à des autorités n’est alors plus valable. À partir du XVe, l’argument d’autorité commence à être critiqué.

Une proposition devient donc vraie si elle résulte d’une démonstration impeccable, c’est-à-dire logique. Et toute démonstration impeccable conduit obligatoirement à une vérité indiscutable. Ainsi celui qui sort victorieux d’une dispute a acquis la preuve qu’il a atteint la vérité. L’important de l’exercice réside donc dans cette victoire. Il s’agit de battre son adversaire par tous les moyens. La dispute devient non plus une confrontation d’opinions pour arriver à une solution mais un discours d’opposition entre des adversaires qui doivent se vaincre par leurs paroles. La dispute devient alors polémique, un âpre combat où les protagonistes se battent à coup d’armes dialectiques. Un adversaire qui ne se laisse pas convaincre est alors accusé d’opiniâtreté. L’esprit scolastique évolue…

En se centrant sur la seule logique, les disputes deviennent stériles. Ce ne sont que des arguties. Elles ne se réduisent même parfois qu’à des attaques personnelles. Cependant, les exercices de plus en plus sophistiqués exercent les esprits au jeu subtil du raisonnement. Mais tout n’est plus que question de mots, faisant oublier les réalités qu’ils désignent, notamment les réalités sacrées. Exercés brillamment à cet art, les « réformateurs » en usent brillamment pour imposer leurs « vérités ».

Or c’est cette scolastique qu’a étudiée Luther, « une scolastique corrompue par le terminisme d’Occam et de Gabriel Biel, et par cet esprit nominaliste et « pragmatique » […] que la routine des controverses d’école développe trop naturellement »[15].

Des scolastiques incapables de répondre aux défis d’un temps nouveau

Pendant que les scolastiques du XVe siècle imitent de mauvaise façon leurs grands maîtres, la science se développe brillamment au point de remettre en cause les croyances scientifiques de l’époque. Le temps est venu de remplacer le vieux système géocentrique de Ptolémée au profit du système héliocentrique de Copernic. Les lois de Kepler sont découvertes. L’astronomie nouvelle voit le jour. Bientôt arriveront Newton, Leibniz, Descartes…

Une conception surannée du monde disparaît ainsi lentement. Des théories s’effondrent. Or, le Moyen-âge les a incorporées dans sa pensée. Les théories de la perfection du cercle, de l’incorruptibilité des corps célestes, et bien d’autres encore, des théories sur lesquelles certains s’appuient avec maladresse pour justifier des positions doctrinales, ne peuvent guère résister aux nouvelles découvertes. Les doctrines scientifiques erronées et les principes métaphysiques sont en fait si mêlées dans les discours que le déclin des premières conduit inévitablement à celui des seconds. Mais au lieu de vérifier si les nouvelles observations sont compatibles aux doctrines, on fait le choix le plus simple, celui de rejeter la philosophie médiévale ou les nouvelles découvertes.

Saint Albert le Grand
Pourtant, les principes métaphysiques ne se reposent pas sur la science médiévale. La scolastique n’accorde aux données scientifiques qu’une valeur d’hypothèse. Un effort est donc nécessaire pour vérifier que les nouvelles hypothèses sont en accord avec ses principes. Mais les scolastiques de la fin du Moyen-âge ne sont guère à la hauteur de leurs aînés. Ils sont bien incapables de relever le défi. Ils sont bien peu motivés de travailler à ce rapprochement. Comment pourraient-ils le faire puisqu’ils ont brillamment rompu les liens entre la foi et la raison que leurs prédécesseurs ont si longuement noués ? Ils préfèrent alors se détourner des sciences, s’attachant inexorablement à la doctrine d’Aristote. « Ces hommes ont la vue basse ; ils ne distinguent plus le principal du secondaire ; ils ne comprennent pas qu'il soit possible de renoncer à des applications arbitraires de la métaphysique sur le terrain des sciences sans renoncer à la métaphysique elle-même. » [16] Ils ne sont pas à la hauteur de Saint Albert le Grand qui a pourtant développé de manière sérieuse les sciences de la nature, publiant de nombreuses œuvres de minéralogie, de botanique et de zoologie. Vincent de Beauvais, mort en 1264, scolastique moins connu, a élaboré une véritable encyclopédie des connaissances de son temps. Roger Bacon est aussi très versé dans les sciences d’observation et se présente comme un des premiers érudits de la philologie.

Les scolastiques de la fin du Moyen-âge se rendent ainsi solidaires à un état d’esprit, contraire aux sciences, et finalement on les rend responsable des égarements de la science médiévale. « Indépendamment de la valeur de leurs doctrines, quel crédit social purent avoir des hommes qui fermaient portes et fenêtres sur le dehors, et philosophaient sans se soucier des idées dominantes de leur temps. »[16] Par l’attitude d’hommes ancrés dans leur certitude, la scolastique perd toute crédibilité. La nécessité de la voir disparaître s’est alors imposée. On en vient même à rejeter toute philosophie. « Les moins exaltés parmi les savants, après avoir honni la scolastique, réservèrent leur faveur à quelque système de philosophie moderne, respectueuse elle, dès sa naissance, des découvertes sensationnelles du XVIIe siècle. » [16]

Ainsi ce ne sont pas ses principes ou sa doctrine qui font l’objet de reproches et d’attaques. Les barbarismes de la langue, les abus de méthodes, les vices de la dialectique et le refus de se remettre en question conduisent la scolastique à être méprisée et détestée. Or, au XVIe siècle, peu d’hommes sont prêts à relever le défi. À force d’exercer les esprits à raisonner au mépris des vérités à démontrer ou à défendre, on a plutôt élevé leur orgueil et leur vanité. Il est alors bien difficile de remettre en cause ce qui fait la force de leurs vanités. « La scolastique est tombée non pas faute d'idées, mais faute d'hommes » [16].

Conclusion

À partir du XVe siècle, l’enseignement est en décadence. Seule compte la force de l’argumentation. Les esprits s’exercent à raisonner et à vaincre par un discours où s‘affirme l’art de la dialectique. Le but n’est plus la recherche de la vérité démontrable ou la défense de la vérité révélée. Il s’agit avant tout d’imposer ses idées et de vaincre ses adversaires, y compris par les armes rhétoriques. Une proposition devient alors vraie si elle est démontrable aux yeux des hommes. La raison prime donc sur toute autre source de connaissance.

C’est contre ce rationalisme que Luther se révolte. Il prône la vérité à partir de l’expérience spirituelle. Il en a appelle à la conscience de chacun. De même, il prêche le retour de la Sainte Écriture, comme seule autorité, développant la doctrine du libre examen. Est-ce par réaction à une scolastique en déclin, empêtrée dans les vices de la dialectique ? Luther haïe incontestablement toute forme d’intellectualisme. Fils du scolastique en déclin, il rejette aussi tout argument par les autorités.

Mais le rationalisme atteint aussi la religion protestante. Pris dans le même engrenage que les scolastiques du déclin, Zwingli et Calvin élaborent à leur tour une doctrine fortement spéculative, froide et sans bonté, pour aboutir à la prédestination à la vie et au mal. Et c’est bien le calvinisme qui a fini par dominer le protestantisme.

Et au même moment, un nouvel esprit se développe, un esprit qui se détourne de la dialectique stérile des scolastiques en déclin pour se tourner vers une nouvelle forme de connaissance. Un temps nouveau où de nouvelles sciences apparaissent et permettent de faire progresser la connaissance de manière éclatante, un temps de découverte et d’expérimentation, un temps où des certitudes se brisent, un temps de remise en question. Refusant de reprendre le travail des grands scolastiques, s’attachant à des recettes surannées, les scolastiques en déclin préfèrent défendre l’indéfendable, se barricadant avec des armes devenues impuissantes. Ainsi on finit par confondre cet esprit de retranchement avec la scolastique, mettant sur les même plans quatre siècles d’histoire.







Notes et références
[1] Érasme, Éloge de la folie dans L’Église et la vie religieuse en Occident à la fin du Moyen-âge, Francis Rapp, Presses universitaires de France, 1980.
[2] De Wulf, La décadence de la scolastique à la fin du Moyen Âge, dans Revue néo-scolastique, n°40, 1903, www.persee.fr.
[3] E. Delaruelle dans Histoire religieuse de l’Occident médiéval, J. Chelini.
[4] Penjon, Précis d’histoire de la Philosophie, Paris dans Qu'est-ce que la philosophie scolastique ? Les notions fausses et incomplètes, de Wulf Maurice.
[5] Diderot, Œuvres, tome XIX, dans Qu'est-ce que la philosophie scolastique ? Les notions fausses et incomplètes, de Wulf Maurice.
[6] Francis Rapp, L’Église et la vie religieuse en Occident à la fin du Moyen-âge, chap. V.
[7] Francis Rapp, L’Église et la vie religieuse en Occident à la fin du Moyen-âge, chap. V.
[8] Raban Maur, Enarrationes in Epistulas Pauli, dans De la joute dialectique à la dispute scolastique, Weijers Olga, dans Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, n°2, 1999, www.persee.fr.
[9] Sermon prêché à Saint Victor à la seconde moitié du XIIème siècle De la joute dialectique à la dispute scolastique, Weijers Olga.
[10] De Wulf Maurice, Notion de la scolastique médiévale.
[11] Qu'est-ce que la philosophie scolastique ? Les notions fausses et incomplètes.
[12] De Wulf Maurice Qu'est-ce que la philosophie scolastique ? Les notions fausses et incomplètes.
[13] Hauréau, Histoire de la Philosophie scolastique, 1. 1., 1872 dans Qu'est-ce que la philosophie scolastique ? Les notions fausses et incomplètes, de Wulf Maurice, dans Revue néo-scolastique, n°18, 1898, www.persee.fr.
[14] Amaury de Bène, David de Dinant, Siger de Brabant.
[15] Jacques et Raïssa Maritain, Œuvres complètes, volume 3, 1924-1929, éditions Saint-Paul, Paris, 1993.
[16] De Wulf, La décadence de la scolastique à la fin du Moyen Âge.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire