" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


mardi 19 juin 2012

Le spirituel dans l'art

Depuis notre premier article sur l'art, en réaction à des pièces de théâtre odieuses, nous ne cessons pas d'aborder les relations entre l'art et l'âme. Nous avons conclu de nos réflexions que si l'âme s'élevait au contact d'une œuvre, vers la source de toute inspiration, de toute beauté, cette œuvre répondait exactement à l'essence même de l'art. Sa valeur se mesure donc à ses capacités d'élever l'âme du spectateur. Dans cet article, nous allons rencontrer une autre conception de l'art, celle d'un artiste-philosophe, Kandinsky. Fondateur de l'art abstrait, il est reconnu pour un ouvrage important, réactionnaire à son époque : Du Spirituel dans l'art, et dans la peinture en particulier. « L'évidence primaire en art, c'est le pouvoir qu'a l'œuvre de mettre l'âme humaine en vibration. C'est pourquoi le principe essentiel de toute création artistique est, selon Kandinsky, le principe de nécessité intérieure, c'est-à-dire le principe de l'entrée en contact efficace avec l'âme humaine » (1). Il semblerait que Kandinsky confirme nos propos. Mais, en regardant de plus près ses pensées, nous y découvrons des erreurs qui pourraient être la cause de ce que nous déplorons. Notre article a pour but de présenter brièvement ses idées et d'en faire un très rapide commentaire. 

Kandinsky (1866-1944) critique sévèrement son époque. Il la considère comme fondamentalement matérialiste, c'est-à-dire athée dans la religion, positiviste dans les sciences, utilitariste dans le domaine morale, et naturaliste dans l'art. Ce matérialisme a tout pénétré et a conduit au désenchantement du monde. La vie n'a plus de sens ni de réel intérêt. L'artiste ne doit pas se tourner vers ce monde déchu, mais vers la seule source de beauté qui lui reste, lui-même... 

Que contient l'art selon Kandinsky ? « Il y a d'emblée renvoi à l'aventure intérieure personnelle ». Mais, il y a plus. « Il y a dans l'œuvre d'art la révélation d'une réalité supérieure inaccessible au discours de la raison et elle devient par une coïncidence inouïe dans le même mouvement le support d'une méditation métaphysique ». L'œuvre d'art est donc à la fois « le support de la métaphysique et l'image de l'itinéraire ». L'art est caractérisé par la personnalité de l'artiste, qui s'exprime à travers son œuvre, par le style de son époque, c.a.d. l'expression dans l'œuvre d'une certaine ambiance spirituelle commune propre à l'époque durant laquelle l'œuvre a été créée, et enfin par l'art pur. Le troisième paramètre, le seul objectif, est primordial dans l'œuvre, mais elle ne peut s'exprimer sans les deux autres. Enfin, l'artiste « a une inévitable volonté de s'exprimer ; cette volonté est la force que nous désignons par nécessité intérieure » (2)

Kandinsky reconnaît en l'homme l'existence d'un corps et d'une âme. Il étend cette distinction à tous les objets au point de considérer la réalité constituée de deux dimensions distinctes : la réalité physique, corporelle, et la réalité spirituelle, encore appelée « vie spirituelle ». Il rapporte la raison à la dimension matérielle, considérant que le raisonnement est un phénomène physique. L'âme n'est pas le lieu de la pensée, mais de l'émotivité. 

Il distingue encore les sensations, provenant des organes sensoriels, et les sentiments, issus de l'âme. Les sensations sont les premiers effets physiques quand on rencontre un objet. Elles se prolongent par un second effet, cette fois spirituel, qui provoque une émotion de l'âme, qui, elle, perdurent plus longtemps. La « vibration de l'âme » est finalement cette émotion. 

La vie spirituelle étant constituée dans les sentiments, il est alors évident, toujours selon Kandinsky, que ni la philosophie, ni les sciences sont primordiales mais l'art. « L'art […] est le langage qui parle à l'âme, dans la forme qui lui est propre, de choses qui sont la pain quotidien de l'âme. Si l'âme se dérobe devant cette tâche, ce vide ne pourra être comblé, car il n'existe pas d'autre puissance qui remplace l'art ». Il peut donc conclure qu' « une œuvre est bonne lorsqu'elle est apte à provoquer des vibrations de l'âme, puisque l'art est le langage de l'âme et c'est le seul »... 


Et la beauté ? Nouvelle distinction. Il existe une beauté matérielle, qui consiste dans la forme, et une beauté intérieure, qui consiste dans le sentiment. Lorsqu'il n'y a aucun contenu dans une œuvre autre que sa beauté matérielle, l'art est réduit à une simple imitation de la nature. « La beauté de la couleur et de la forme […] n'est pas un but suffisant en art ». L'art ne consiste pas en cette beauté matérielle mais « est puissance qui a un but et doit servir à l'évolution et à l'affinement de l'âme humaine ». Le but de l'artiste est bien de provoquer des émotions dans l'âme du spectateur par des moyens artistiques. Quand Kandinsky parle d'affinement ou d'évolution, il ne parle pas d'éducation morale ou philosophique, qui est du domaine de la raison selon l'artiste philosophe. La pensée est inutile à l'artiste pour parvenir à toucher l'âme efficacement. Le sentiment prime... 

Relevant uniquement du sentiment, la beauté ne peut pas être fixée par des règles. L'art est donc éternellement libre. Tous les moyens sont bons pour réaliser ce que les sentiments le poussent à faire. « L'artiste a non seulement le droit, mais le devoir de manier les formes ainsi que cela est nécessaire à ses buts […]. Ce qui est nécessaire, c'est une liberté totalement illimitée de l'artiste dans le choix de ses moyens ». Pour provoquer une émotion dans l'art, tous les objets sont possibles car ces derniers ont tous une « vie spirituelle » capable d'influencer l'âme. Pour éviter que le spectateur se limite à la beauté matérielle et ainsi l'aider à ressentir la beauté intérieure, Kandinsky choisit l'abstrait. Ne pas pouvoir résister à la « nécessité intérieure » est la marque du génie artistique. L'artiste n'est pas libre autrement que dans l'art... 

Tentons maintenant de commenter cette conception de l'art.... 

Nous considérons que l'art est un mode de connaissance comme la science. L'art utilise en effet l'émotivité, la science, la raison. L'un a pour objet premier la beauté, l'autre, la vérité. La beauté et la vérité sont objets de connaissance. Et les deux produisent les mêmes effets : la jouissance de l'âme. La connaissance est le propre de l'intelligence donc de l'âme. Ces deux modes de connaissance n'ont en effet de valeur que parce qu'ils atteignent l'intelligence, par l'émotivité ou par la raison. Ce sont finalement les deux moyens dont disposent l'homme pour connaître. L'art n'est donc pas le seul langage de l'âme. Croire que la pensée est d'ordre matériel revient finalement à épouser le matérialisme. 

Dire que l'art est un langage revient à dire qu'il est structuré, composé, rationnel. L'art n'est donc pas exempt de raison. Pour confirmer nos propos, il suffit d'entendre les artistes du XIX et du XXème siècle. Contrairement aux époques précédentes, leur art est souvent accompagné de manifestes qui expliquent leur conception. Que d'artistes penseurs ! Aujourd'hui, que vaut une prétendue œuvre sans explication ? Parfois, cette dernière justifie seule l'œuvre, qui finit par perdre toute signification par elle-même. Croire que l'art est exempt de raison nous laisse donc perplexes... 

La fin de toute mode de connaissance est celle de son objet lui-même. L'art a donc pour fin la beauté elle-même. Son objectif est bien de « verser dans nos âmes les délicieuses émotions du beau » (3). Et, « le beau est ce qui, quand on le regarde (avec les yeux de l'intelligence plus qu'avec les yeux du corps) procure à l'âme une certaine jouissance spirituelle (et non pas purement sensible) parce qu'elle s'y reconnaît et qu'elle y retrouve quelque chose de sa propre lumière et de la lumière que Dieu a mise dans les choses en les créant » (4

Le contact entre le beau et l'âme produit des effets. « L'atteinte que l'âme reçoit du beau est puissante et profonde. Par ce coup, elle se sent vaincue, mais vaincue comme elle aime à l'être et comme elle ne rougit point de l'être. Ce n'est pas une défaite, à vrai dire, c'est un envahissement délicieux, une étreinte ravissante, dont elle ne cherche ni à se défendre, ni à se dégager. C'est une palpitation intime et suave, où, sous le rayon de l'objet admiré, toutes les forces de notre vie spirituelle se dilatent et se montent à leur ton le plus haut. L'âme cède, s'abandonne à cette influence qui lui semble divine, qui se nomme l'enthousiasme » (5). Ces effets ne sont pas que du domaine de l'émotivité : « de ce même regard dont elle a échauffé notre cœur, elle avait d'abord éclairé et elle éclaire encore notre raison. ». L'âme connaît la joie quand la raison contemple ce qui fait que l'œuvre est belle. La beauté donne de la joie, nous ravit et nous éclaire... 

Kandinsky ne parle que de « vibration ». Il en vient à affirmer que c'est la marque d'une œuvre bonne. Est-ce cela la seule fin de la beauté ? C'est bien la déconsidérer. Provoquer de la vibration de l'âme n'est pas la caractéristique d'une œuvre bonne, mais d'une œuvre tout simplement. Dans sa conception, il n'y pas de morale puisqu'il la considère comme étant de l'ordre matériel. Encore une marque de matérialisme ! Or, la morale est d'ordre spirituel. A côté de la beauté et de la vérité, nous avons la bonté que l'âme peut aussi connaître. La bonté aussi nous ravie et nous éclaire. La bonté nous fait vibrer... 

Si une œuvre nous charme, nous ravit, nous éclaire, et donc nous élève, alors elle est bonne. L'état de l'âme est meilleure. En un mot : « éveiller l'âme, tel est, dit-on, le but final de l'art, tel est l'effet qu'il doit chercher à obtenir ». « Son but consiste à révéler à l'âme tout ce qu'elle recèle d'essentiel, de grand, de sublime, de respectable et de vrai » (6). La beauté est inséparable de la vérité et de la bonté... 

L'artiste n'est pas libre dans l'art. Tout n'est pas bon pour faire vibrer l'âme ! Certes, Kandinsky décrit dans ses ouvrages des techniques permettant d'émouvoir l'âme, notamment par l'association de couleurs, mais sa conception ouvre le chemin à toutes les folies qui ne cessent d'assombrir les expositions et de nous écœurer. Dissocier la beauté, la vérité et la bonté dans une œuvre d'art, c'est se fourvoyer, c'est mépriser l'art et l'âme... 

Quand nous parlons d'élévations, nous indiquons que l'âme peut progresser vers un état meilleure. Quel est l'état supérieur ? Jusqu'où peut-elle s'élever ? Nous devons donc parler de perfection, d'immutabilité, d'éternité et finalement de divin. Kandinsky ne définit pas la nature de la spiritualité. Traite-t-il de la perfection et du divin ?... 

« Une œuvre d'art n'est pas belle, plaisante, agréable ». « La valeur n'est pas esthétique ». Kandinsky veut éviter que cette « vibration » ne soit pas uniquement saisie par les yeux du corps. Veut-il donc dire qu'elle ne doit pas satisfaire nos yeux ? L'art doit-il donc mépriser le corps pour faire vibrer l'âme ?! Ce qui plaît à voir est, selon Saint Thomas, la définition descriptive du beau. Or, ce que perçoit le corps ne laisse pas insensible l'âme tant le corps et l'âme forment un tout. La Création est le plus bel exemple. Qui n'a pas connu cet enthousiasme intérieur en admirant un paysage ! Y enlever tout ce qui fait ordre, harmonie, couleur, et autres formes, et vous ne ressentirez que l'écœurement. Certes, l'âme vibrera mais elle sera blessée. Abstraire la réalité de ses formes pour atteindre la « vie spirituelle » qui s'y cache s'est finalement intellectualisée ou encore déconstruire la réalité pour construire une fiction. Étrange pour un artiste qui refuse tout rôle de la pensée dans l'art ! Cela est parfaitement normal pour celui qui voit la source de la beauté uniquement dans l'homme ! Or, la beauté existe en dehors de l'homme ! Quand Dieu créa la terre et le ciel, Il vit que tout cela était bon. Il n'a pas besoin de l'homme pour que sa Création soit bonne. Certes, l'art est spécifique à un artiste, à une époque et à une culture, mais la beauté n'est pas l'art et la beauté existe sans l'art et sans l'homme... 

Les extraits et commentaires que nous avons pu lire nous ont permis de réfléchir plus profondément sur la véritable fin de l'art et de préciser les erreurs d'une conception erronée et dangereuse. Certes, il rappelle les effets de l'art sur l'âme, son aspect spirituel inévitable. A une époque où l'âme était si méprisée, où le divin était chassé du monde des arts, nous pouvons que souligner son courage et sa lucidité, mais sa conception est rejetable. Car à force de faire vibrer l'âme en méprisant le corps, on brise l'unité et l'équilibre de l'homme. A force de rejeter la vérité et la bonté, on méprise l'âme et on joue d'elle. A force de voir en l'homme la source unique de toute beauté, on finit par ne plus la voir. On déconstruit la réalité. On se déconstruit... Et on sombre dans la folie... 

Références
Philippe SERS, philosophe et critique d'art, dans la préface du Spirituel dans l'Art de Kandisky, 1988, Denoël, Folio essais, 2009. 
p.136 cité dans Le génie, travaux personnels de Cyrille Tuzi, encadré par l'enseignant Delphine Bellis, en licence 2 philosophie, 24 avril 2006. La plupart des extraits sont tirés de ces travaux. 
Charles Lévêque, La science du Beau, tome II, cité dans Henri Buron, Le Sens de l'Art, édition la Flamme d'Amour, chapitre 12, p.42. 
Henri Buron, Le Sens de l'Art, édition la Flamme d'Amour, chapitre 14. Selon l'auteur, ce chapitre est le résumé de la définition de la beauté par Saint Thomas, selon le Frère Emmanuel Marie des Dominicains d'Avrillé. 
Henri Buron, Le Sens de l'Art, chapitre 12, p.41. 
Charles Lévêque, La science du Beau, chapitre 12, p.51.

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