Le dimanche 6 mai, nous étions bien loin des élections présidentielles. La collecte de la messe résonnait encore dans notre esprit :
« ô Dieu, qui donnez à vos fidèles une même volonté, accordez-leur d'aimer ce que vous commandez, de désirer ce que vous promettez, afin que, parmi les changements du monde, nos cœurs demeurent fixés là où sont les vraies joies » (1)...
En dépit des évènements qui peuvent nous surprendre ou nous alarmer, nous devons tendre notre esprit et notre volonté vers Notre Seigneur Jésus-Christ, non pas comme esclaves mais comme hommes libres, non pas dans une soumission ou dans une crainte aveugle mais dans une charité authentique. Il doit être l'objet de tout notre amour. « Deux amours ont bâti deux cités : l'amour de soi jusqu'au mépris de Dieu fit la cité terrestre, l'amour de Dieu jusqu'au mépris de soi fit la cité céleste. L'une se glorifie en elle-même, l'autre dans le Seigneur. L'une mendie sa gloire auprès des hommes ; Dieu, témoin de la conscience, est la plus grande gloire de l'autre » (2).
A travers les vicissitudes de notre existence et de notre société, nous devons garder le cap vers la Cité de Dieu. Il ne s'agit pas de tourner notre regard vers le passé que nous avons tendance à idéaliser ou vers un régime qui répondrait à des aspirations légitimes. Saint Augustin nous montre probablement les deux voies fondamentales qui se présentent à chaque homme ici-bas : Babylone ou Jérusalem. « Aspirons à la cité dont nous sommes les citoyens» (3). En dépit des exigences quotidiennes de notre vie, nous devons absolument sauvegarder notre citoyenneté, c'est-à-dire notre identité chrétienne en tant que citoyen du ciel...
Nous sommes ici-bas en pèlerinage. Nous sommes plus que des pèlerins. Saint Augustin emploie le terme de « pelegrinus ». Dans ce mot, se mêlent une certaine mélancolie, une nostalgie, un soupir, celui d'un étranger en exil, d'un voyageur qui n'aime guère voyager. Le « pelegrinus » est aussi un résident temporaire qui accepte de se soumettre aux servitudes de la vie qui l'environne. Nous ne sommes pas hors du monde mais bien dans le monde. Saint Augustin nous apprend non pas à fuir le monde, mais à vivre surnaturellement dans le monde, « ce qui doit être notre tâche à l'intérieur de notre vie mortelle » (4). Nous devons donc garder notre identité, non pas en nous retirant du monde, mais en faisant une chose de beaucoup plus difficile : la préserver et la confirmer dans les vicissitudes du temps...
Les deux cités sont mêlées, enchevêtrées ici-bas, jusqu'à la discrimination du jugement final. Il est difficile de se forger une citoyenneté céleste dans un monde où se forge également la citoyenneté terrestre.
Comment vivons-nous dans le monde ? Comment usons-nous des biens de ce monde ? Comment être sûr de notre attachement réel au Souverain Bien quand nous sommes élevés dans les biens ? Comment la véritable richesse est-elle perçue si nous sommes baignés dans la richesse matérielle ? Que devient l'idée de sacrifice pour une âme quand elle est immergée dans un monde de confort ? Notre environnement peut être un obstacle à notre élévation vers la Cité céleste si nous usons des choses de la vie d'une manière si peu conforme à nos aspirations.
« Il est vrai que l'usage des choses nécessaires à la vie est commun aux uns et aux autres dans le gouvernement de leur maison, mais la fin à laquelle ils rapportent cet usage est bien différent. Il en est de même de la Cité de la terre qui ne vit pas de la foi. Elle recherche la paix temporelle ; et c'est l'unique but qu'elle se propose dans la concorde qu'elle tâche d'établir parmi ses citoyens, qu'il y ait entre eux une union de volonté pour pouvoir jouir plus aisément du repos et des plaisirs. Mais la Cité céleste, ou plutôt cette partie de cette Cité qui est étrangère ici-bas et qui vit de la foi, ne se sert de cette paix que par nécessité, en attendant que tout ce qui y a de mortel en elle passe » (5).
Les citoyens du Ciel comme ceux de la cité terrestre recherchent la paix terrestre. Les deux Cités sont en accord sur ce point. Ainsi, obéissent-ils aux lois de la cité terrestre qui servent à régler les choses nécessaires à la vie. Mais, les citoyens du Ciel usent de la paix terrestre en bonne intelligence autant que la foi et le piété le permettent tout en la rapportant à la paix céleste, la vraie paix, la seule qui puisse exister et qui consiste « dans une union très réglée et très parfaite pour jouir de Dieu, et pour jouir les uns des autres en Dieu ». La Cité de Dieu « a cette paix ici-bas par la foi, lorsqu'elle rapporte à l'acquisition de cette paix tout ce qu'elle fait de bonnes œuvres en ce monde, tant à l'égard de Dieu que du prochain, d'autant que la vie de la Cité est une vie de société » (5).
Notre identité est celle des chrétiens de toute époque, vivant sous l'empire romain au temps du paganisme et de la persécution, ou sous la monarchie capétienne, ou encore sous la république laïque. Elle est facilitée dans un régime qui se fonde en principe sur le christianisme mais cette facilitée peut n'être qu'un leurre. A quoi serviraient d'excellents principes gravés sur les frontons des palais s'ils ne servent qu'à cacher une autre réalité, à tromper les consciences ? Dieu n'est pas dupe. Il sait frapper l'impie et l'infidèle... Le christianisme n'est pas propre à une société, à une culture ou à un régime politique, ou à tout ce qui distingue les hommes ici-bas, même s'il imprime et influence fortement le milieu dans lequel il évolue. Ce qui distingue les hommes devant Dieu est leur appartenance ou non à la Cité de Dieu...
Pour espérer convertir nos contemporains, nous devons affirmer notre identité chrétienne. Il est nécessaire de témoigner, de clarifier, d'expliquer. L'ennemi est Babylone, c'est-à-dire la confusion. Cela implique un engagement personnel, un combat permanent contre les forces qui nous détourneraient de la Cité de Dieu, y compris et surtout dans l'usage des choses de la vie quotidienne. Le grand danger qui nous guette est de nous laisser engloutir par les comportements de nos contemporains...
L'autre danger est notre manque de confiance en la Providence. N'avons-nous pas en effet tendance à croire que le succès de la foi se mesure à notre échelle … que l'Eglise se redressera selon notre vue bien humaine … que notre pays deviendra de nouveau chrétien comme avant ... ou encore, que tout est déjà terminé ? Qui pouvait prévoir au lendemain de la chute de Rome l'éclat de la chrétienté au XIème siècle ? Gardons donc notre âme résolument tournée vers Notre Seigneur Jésus-Christ dans ce monde si changeant, en nous enracinant en Lui et en son Eglise !
Ayons confiance en sa toute-puissance et en sa miséricorde.
Deo gratias …
Références
1 Collecte, IVème dimanche après Pâques.
2 Saint Augustin, la Cité de Dieu, XIV, 28.
3 Saint Augustin, Enarr. In Psalm. 64, 2-3, cité dans Saint Augustin et l'augustinisme, Henri-Irénée Marrou, Seuil, février 2003.
4 Saint Augustin, lettre, 130, 2, cité dans Saint Augustin et l'augustinisme.
5 Saint Augustin, la Cité de Dieu, XIX, 17.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire