" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


lundi 31 janvier 2022

Et finalement, les indulgences ?

« Par amour pour la vérité et par souci de la mettre en lumière, les thèses ci-après seront discutées à Wittenberg, sous la présidence du révérend père Martin Luther… »[1] C’est par ces mots que Luther introduit ses fameuses quatre-vingt-quinze thèses. Et pourtant, comme nous l’avons déjà exposé, l’affichage de ses propositions n’a pas donné lieu à un débat. Elle a plutôt été pour lui l’occasion de remettre en cause l’enseignement de l’Église et d’imposer ses convictions personnelles, soulevant alors les passions et entraînant la déchirure et la violence. Pourtant, en cherchant à y voir clair dans la pratique et la doctrine des indulgences, nous serions surpris par la lumière qui s’y dégage. Mais trop d’erreurs et de préjugés assombrissent encore de nos jours ce sujet et conduisent à bien des égarements.

Le sujet est néanmoins délicat puisqu’il est un exemple d’un développement au sein de l’Église dans la pratique comme dans la doctrine, ce qui implique de discerner, dans le temps, ce qui relève de l’essentiel et de l’accessoire, de la permanence et du contexte. Il apporte aussi quelques lumières sur l’enseignement de l’Église et sa manière de le rendre plus clair et précis...

Une pratique et une doctrine récentes ?

Le premier texte pontifical qui définit la doctrine des indulgences est la constitution apostolique Indulgentarium doctrina de Paul VI, le 1er janvier 1967. Nous pourrions aussi ajouter d’autres textes encore plus récents[2] qui la précisent. Cependant, ne croyons pas qu’il a fallu attendre de si longs siècles pour définir ce que sont les indulgences. La constitution apostolique rappelle en fait la pratique et la doctrine qui la fonde tout en modifiant ses modalités pratiques pour les adapter au temps.

De même, ne croyons pas que cette pratique est née au XIe siècle sous prétexte que le terme d’indulgences apparaît la première fois dans un texte. Ce serait méconnaître une histoire qui remonte aux premiers temps du christianisme. Il serait bien étrange, voire exceptionnel dans l’histoire de l’Église, que la pratique des indulgences apparaît soudainement et avec une telle maturité sans qu’elle ne soit précédée et préparée par une discipline antérieure.

Ce serait aussi oublié que les indulgences sont fortement dépendantes d’une autre pratique, celle de la pénitence. Or celle-ci a existé dans l’Église depuis le commencement et a aussi connu une évolution dans ses formes. Il serait donc curieux que la pratique des indulgences n’ait pas non plus la même antiquité et qu’elle n’ait pas subi des modifications en contrecoup de cette évolution.

Qu’est-ce qu’une indulgence ?

Le terme d’« indulgence » vient du verbe latin « indulgere » qui se traduit par « traiter avec humanité », « user de condescendance et de douceur », ou encore « pardonner ». Il signifie alors « clémence », « miséricorde », « pardon ». Dans l’Église, il définit la rémission partielle ou complète des peines temporelles dues aux péchés déjà pardonnées comme nous l’apprend la bulle jubilaire Unigenitus Dei Filius du 27 janvier 1343[3]. Dans des textes plus anciens, datant du XIe siècle, nous retrouvons la même définition.

Pour bien comprendre ce qu’est une indulgence, il est essentiel de connaître ce que sont les peines temporelles dues aux péchés. Selon l’enseignement de l’Église, tout péché est une offense faite à Dieu qui mérite une peine. S’il est grave, un péché peut mettre l’âme dans un état d’inimitié avec Dieu et provoquer sa séparation avec Lui. Un tel péché conduit alors à la mort éternelle d’où l’expression qui le désigne « péché mortel ». Un péché, dit « véniel », ne produit pas une telle séparation en trouble l’amitié avec Dieu. Le pécheur mérite une peine dite temporelle.

Par le sacrement de pénitence, le pardon est octroyé au pécheur baptisé, non pas parce qu’il le mérite mais en raison de la miséricorde de Dieu. L’offense est alors pardonnée, la peine éternelle remise. Cependant, le pécheur doit la plupart du temps expier une peine temporelle pour satisfaire à la justice divine, soit dans cette vie, soit dans le purgatoire. C’est cette peine qui est remise partiellement ou totalement par l’indulgence. Contrairement à un préjugé fort répandu, celle-ci ne sauve pas le pécheur puisque déjà pardonné, celui-ci est assuré de la vie éternelle. Elle est concédée à un vivant si celui-ci est absout de ses péchés et à une âme du purgatoire par voie de suffrage, c’est-à-dire par la médiation et les prières des fidèles.

Il se peut que Dieu remette totalement la peine temporelle due au péché quand Il pardonne au pécheur, ce qui arrive par exemple quand un adulte est baptisé avec des dispositions convenables. Avec le pardon de ses péchés, il est certain qu’il obtient en même temps la rémission de toutes les peines éternelles et temporelles. La même faveur peut aussi être accordée au pécheur qui reçoit le sacrement avec une contrition parfaite.

La doctrine du trésor de l’Église

Plusieurs raisons justifient la pratique des indulgences. Par sa passion, Notre Seigneur Jésus-Christ a payé pour tous les péchés des hommes une satisfaction infinie. S’ajoutent aussi les mérites de Sainte Marie et de tous les saints. Les peines et les œuvres des martyrs par exemple dépassent de beaucoup la gravité de leurs péchés. Le sang qu’ils ont versé est un véritable trésor dans le coffre de l’Église. Comme l’enseigne la bulle jubilaire Unigenitus Dei Filius, l’ensemble de ces mérites surabondants forme un véritable trésor à disposition de l’Église pour que « la miséricorde d’une telle effusion ne soit pas inutile, vaine ou superflue. » Il est distribué « pour des motifs justes et raisonnables afin de remettre tantôt partiellement tantôt complètement les peines temporels dus au péché ». Il est « appliqué miséricordieusement, en général comme en particulier […] à ceux qui, vraiment pénitents, se seraient confessés. »[4]

En outre, selon la communion des Saints, qui relève de la vérité de foi, tous les membres de l’Église sont solidaires les uns des autres. Rappelons que l’Église n’est pas seulement formée de fidèles vivants mais aussi des saints et des âmes du purgatoire. Les mérites gagnés par les uns peuvent profiter aux autres en venant enrichir davantage le trésor. Enfin, puisque l’Église est une société hiérarchique, c’est le pape, « porteur des clés au ciel »[5] qui a la garde de ce trésor et qui peut en disposer dans l’intérêt des fidèles comme tout chef peut disposer du bien commun.

La doctrine du « trésor de l’Église » a été présentée par Hugues de Saint Cher en 1230, par Saint Albert le Grand et surtout par Saint Thomas d’Aquin. Comme le précise ce dernier, la validité des indulgences ne réside pas dans l’œuvre indulgenciée mais bien dans l’efficacité de la seule communication de l’Église des satisfactions des saints et de Notre Seigneur Jésus-Christ. « Les indulgences tirent leur vertu du trésor infini de l’Église dans lequel sont renfermées les œuvres de surérogation du Christ et des saints pour être employées au profit de l’Église universelle, non seulement elles remettent ici-bas la peine de la satisfaction, mais elles remettent encore celle que l’on doit acquitte dans le purgatoire. »[6]

Pourtant, ne croyons pas que ce sont les théologiens qui ont inventé une doctrine pour justifier la pratique. Le patriarche Veramundus de Jérusalem fait aussi appel aux surabondants mérites du Christ pour expliquer les indulgences dans une lettre qu’il écrit en 1121 à l’archevêque de Compostelle[7]. Les théologiens ont plutôt à chercher à préciser avec rigueur la doctrine sous-jacente à la pratique et répondre aux difficultés qu’elle soulève. Soulignons enfin qu’ils écrivent non pour répondre à des polémiques ou à des adversaires mais dans un cadre universitaire afin de fournir un enseignement solide de la théologie chrétienne, ce qui implique une recherche de vérité plus objective.

L’expiation de nos peines temporelles

Selon l’enseignement de l’Église, les peines temporelles dues aux péchés peuvent être expiées en notre vie ici-bas par les pénitences que nous nous imposons nous-mêmes, celles que nous impose le confesseur lors du sacrement de pénitence ou encore par les épreuves que la providence nous envoie et que nous endurons avec patience et soumission de cœur. Les indulgences complètent ces œuvres satisfactoires à la justice divine. Ainsi, « lorsque le pécheur contrit a obtenu le pardon de ses fautes, et que la peine éternelle méritée par le péché mortel lui est remise, il a ordinairement encore l’obligation de satisfaire à la justice divine par une peine temporelle à subir, soit en cette vie, soit dans l’autre […] Mais le Seigneur, dans son infinie miséricorde, a ainsi disposé les choses, que les fidèles puissent déjà dans la vie présente se libérer, en totalité ou en partie, de ces peines temporelles, soit par des œuvres satisfactoires de leur propre choix, soit par les saintes Indulgences que l’Église tire du trésor infini des satisfactions de Jésus-Christ et des saints […] Ces Indulgences elle les accorde par la voie d’absolution aux vivants et par voie de suffrage aux âmes du purgatoire. »[8]

Ce que l’indulgence n’est pas

L’indulgence n’est donc pas une rémission du péché lui-même, qu’il soit mortel ou véniel. Celui-ci n’est remis que par le sacrement de baptême ou de pénitence. Pour gagner en indulgence, il faut donc être en état de grâce, c’est-à-dire exempt de toute faute grave. Si parfois, dans la concession des indulgences, l’Église emploie les termes de « rémission des péchés », le mot « péché » signifie ici la peine du péché comme dans plusieurs endroits de la Sainte Écriture. Parfois, des prédicateurs, voire des papes, employaient aussi l’expression « a culpa et a paena »[9] au sens où l’indulgence est unie ordinairement à la confession sacramentelle comme l’explique Saint Bellarmin. Pour éviter les malentendus, le concile de Constance, en 1418, révoque et annule toutes les indulgences accordées avec la forme « a culpa et a paena ».

L’indulgence n’est pas non plus une simple rémission des pénitences imposées autrefois aux fidèles, pénitences extrêmement rigoureuses. La rémission accordée par l’Église est efficace pour l’expiation des peines temporelles dues à tous les péchés et par lesquelles nous devons en cette vie ou dans l’autre satisfaire à la justice divine.

L’indulgence ne nous dispense pas de réparer les obligations qui résultent de nos péchés, comme par exemple de restituer les biens d’autrui ou de réparer le tort fait au prochain. Elle ne nous dispense pas de faire pénitence, de porter notre croix, de changer nos vies, de pratiquer toute sorte de bonnes œuvres.

Un temps de purification dans le Purgatoire ?

Autrefois, jusqu’à la constitution Indulgentiarum Doctina du 1er janvier 1967, une indulgence partielle était attachée à un temps. Telle visite d’une église, selon des dispositions bien définies, permettait d’obtenir cent jours d’indulgence. Certaines critiques ont alors cru hâtivement que cette durée correspondait à une réduction du temps du purgatoire, ce qui impliquait une notion de temps pour les âmes demeurant aux purgatoires. Or, cette durée ne porte pas sur l’indulgence en elles-mêmes mais sur la durée des peines temporelles remises, définie par des canons ou des livrets pénitentiels. Si tel pécheur avait commis une faute dont la peine canonique était de deux cents jours de jeûne, une indulgence de cent jours lui remettait la moitié de sa peine. Dans le cas d’une indulgence pour un défunt, cela ne signifie pas que son âme sortait du purgatoire cent jours plut tôt mais qu’une peine équivalente à celle de cent jours prescrite par les canons pénitentiels lui était remise, peine qu’il devait purger soit dans la vie soit dans l’autre. Le temps attaché à une indulgence ne renvoie donc pas à une durée de purification après la mort mais à celle des peines temporelles fixées dès cette vie.

Cependant, des indulgences accordaient des durées incroyables telles que des centaines ou des milliers d’années. Or, comme l’a rappelé le pape Benoît XIV et la congrégation des indulgences, de telles indulgences sont fausses ou apocryphes, de pure fictions. Elles sont des exemples d’abus qu’a combattus l’Église.

Conclusions

Depuis le commencement, pour le salut des pécheurs, l’Église fait appel devant Dieu aux mérites de Notre Seigneur Jésus-Christ et de tous les Saints, de qui elle peut compter l’appui empressé en retour de sa prière, pour solliciter la remise effective des peines temporelles devant la justice divine, par absolution pour les vivants et par intercession pour les défunts. La pratique des indulgences est une des formes particulières d’une conviction que l’Église a toujours exprimée. Comme le rappelle le concile de Trente, elle est « très salutaire pour le peuple chrétien »[10]. Les effets d’une indulgence sont certains, même si l’application de toute sa valeur à une personne déterminée n’est pas infaillible. Il fait s’en rapporter à la toute miséricordieuse bonté de Dieu…

La pratique des indulgences se fonde sur de nombreuses vérités de foi. Elle en est une des conséquences pratiques. C’est pourquoi sa remise en cause porte nécessairement atteinte à l’enseignement de l’Église et à sa doctrine, et finalement à l’Église elle-même. Certes, la pratique a connu des abus en raison de l’avarice, de la cupidité et de l’impiété des hommes, abus que l’Église a sévèrement condamnés. Mais au lieu de s’attaquer à la doctrine sous prétexte de les combattre, elle a plutôt cherché à réformer la pratique et à édicter des règles pour les prévenir. Il faut en effet savoir discerner dans une pratique ce qui relève des modalités de mises en œuvre et de ses fondements. Sous prétexte d’abus, il est malhonnête et dangereux de vouloir porter atteinte à la foi…  

 


Notes et références

[1] Voir Émeraude, janvier 2021, article « L’affaire des indulgences (1/2) : un débat qui n’a pas eu lieu » et « L'affaire des indulgences (2/2) : imposer ses convictions au lieu de rechercher la vérité... ».

[2] La Pénitencerie apostolique a publié en 1968 un Enchiridion des indulgences.

[3] Clément VI, Bulle Unigenitus Dei Filius, 27 janvier 1343, instituant le jubilé de 1350, Denzinger n°1025.

[4] Clément VI, Bulle Unigenitus Dei Filius, Denzinger 1026.

[5] Clément VI, Bulle Unigenitus Dei Filius, Denzinger 1026.

[6] Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, supplément, question 25.

[7] Voir Paulus, Geschichte des Ablasses, I, n°2 et II n°1 et Les origines et la nature des indulgences d’après une publication récente, Henri Chirat, Revue des sciences religieuses, tome 28, fascicule 1, 1954, www.persee.fr.

[8] Raccolta romaine, collection officielle des indulgences de l’Église, section IX, dans Les Indulgences, leur nature et leur usage, d’après les dernières décisions de la sainte Congrégation des Indulgences R.P. Beringer, Tome I, 1893, éditeur P. Lethilleux.

[9] La coulpe (« culpa ») désigne le péché.

[10] Voir Recoltat Concile de Trente, Décret sur les indulgences, 2 décembre 1563, Denzinger 1835.

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