" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


mardi 17 avril 2012

Le christianisme, fossoyeur de l'empire romain ?...

En 410, le roi Wisigoth et arien Alaric s'empare de Rome, la met à sac et la pille pendant trois jours. La consternation envahit toutes les provinces de l'Empire. Rome est abattue ! Rapidement, des hommes tiennent les chrétiens comme responsables de ce malheur : le désastre n'aurait jamais eu lieu si les Romains avaient gardé leurs dieux traditionnels. Le christianisme, qui triomphait depuis au moins cent ans, est remis en cause. 

Contre ces accusations, Saint Augustin le défend avec vigueur et pertinence dans la Cité de Dieu (1). Mais, son intelligence profonde va au-delà de ces accusations et de cette époque. Elle est encore aujourd'hui une lumière pour nous, qui parfois oublions de regarder l'histoire et la société avec un regard surnaturel... 

En présentant rapidement les dix premiers livres de son œuvre, nous allons apporter quelques réponses aux accusations de certains antichrétiens. 

Dieu serait-il injuste ?... 

Dans un premier temps, Saint Augustin montre qu'en embrassant le christianisme, l'homme n'évite pas les maux de la vie terrestre, même s'il apporte des consolations et des progrès, notamment dans le droit de la guerre (2). Le bonheur et le malheur tombent en effet sans distinction sur les bons et sur les méchants. 
Mais, le malheur ou le bonheur, est-il vraiment celui qu'on croît ? En effet, le bonheur ou le malheur temporel n'est pas un problème en soi pour un chrétien, qui sait où ils se trouvent réellement. Les maux qu'il endure et les biens qu'il profite lui servent en outre à progresser dans l'amour de Dieu s'il en use bien ou s'il se détache des choses périssables. Ainsi, ce qui est important n'est pas la souffrance ou le plaisir en eux-mêmes mais là où réside son cœur, dans la Cité de Dieu ou dans la cité terrestre. 

« Tant importe, non ce que l'on souffre, mais de quel cœur on souffre ! » (I.VIII). 

La dépravation de la religion conduit à celle des mœurs, qui entraîne la corruption politique... 

La raison principale des malheurs de l'empire provient essentiellement des vices des Romains comme ce sont leurs vertus qui les ont protégés dans leur passé. Les dieux n'y sont pour rien. La ruine morale a précédé les ruines matérielles bien avant la naissance du christianisme. 


Les dieux n'ont, non seulement, rien fait pour empêcher cette décadence ou pour enseigner les bonnes mœurs, mais ils ont été plutôt des exemples d'immoralité. L'immoralité de la religion romaine est en effet cause de la corruption de l'Empire romain. Au lieu de la combattre, les autorités ont engagé les hommes dans leurs habitudes par leur exemple et par les solennelles représentations de leurs crimes au cours des cérémonies païennes. 

Les philosophes païens ont aussi compris les maux qu'engendrait le paganisme, sans cependant remettre en question les coutumes de la cité dont ils reconnaissaient pourtant leur fausseté. Ils se sont tus au mépris de la vérité et du bien pour s'attacher au conformisme social. 

L'inefficacité et l'absurdité des dieux … 

En s'appuyant sur des faits historiques, Saint Augustin réveille la mémoire de ses accusateurs. Les dieux ont en effet déjà prouvé leur inefficacité dans la protection de Rome. Ils n'ont pas empêché les malheurs qu'elle a déjà connus. Sous les dieux romains, les guerres étaient en outre longues, sanglantes et hasardeuses. Les dieux sont enfin pour rien dans la grandeur et la longue prospérité de l'empire. 

Les païens confèrent à toute activité humaine, à toute vertu un caractère divin, confondant Dieu avec les dons de Dieu. En s'appuyant sur une œuvre de Varron, les Antiquités des choses humaines et divines (3), une sorte d'encyclopédie aujourd'hui disparue, Saint Augustin décrit avec minutie les contradictions et les insanités des théologies poétiques et civiles. Il fait ainsi l'inventaire des principaux dieux du panthéon romain et montre avec ironie leur caractère concurrentiel et superflu, les désacralisant et les ridiculisant. Certains philosophes tentent de les unifier mais parviennent au panthéisme où tout devient dieu. D'autres reconnaissent que ces dieux personnifient des bienfaits divins mais participent encore au culte et ne dénonce pas le mensonge. 

Mais si les dieux ne sont pour rien dans la gloire de Rome, d'où vient-elle ? 

Dieu, cause première de la gloire de Rome... 

La fortune d'un État vient de la Providence. « Ce Dieu donc, auteur et dispensateur de la félicité parce qu'il est le seul et vrai Dieu, donne lui-même les royaumes de la terre aux bons et aux méchants. Il les donne non pas au hasard, ni en aveugle, car il est Dieu et non la Fortune, mais suivant l'ordre des choses et des temps, ignoré de nous, parfaitement connu de lui, ordre auquel il n'obéit pas en esclave, mais qu'il règle et dont il dispose en maître et modérateur » (IV.XXXIII). La cause de la grandeur de Rome n'est donc pas le fruit du hasard ou le résultat du fatalisme. 

Mais quel est la part de Dieu et de l'homme dans cette grandeur ? Saint Augustin en vient donc à étudier la compatibilité entre le libre arbitre et la prescience divine qu'il démontre. « Nos volontés n'ont de pouvoir qu'autant que Dieu l'a voulu et prévu » (V.IX). Ce n'est pas parce que Dieu prévoit ce qui doit arriver que rien ne dépend pas de notre volonté. « Nous les confessons toutes deux d'un cœur fidèle et sincère. L'une fait la rectitude de notre foi, l'autre la pureté de nos mœurs » (V.X). 

Les vertus romaines, causes humaine de la grandeur de Rome

Saint Augustin donne comme cause humaine de la grandeur de Rome l'amour de la liberté, de la domination et de la gloire. Seul un petit nombre cultivait cette vertu, empreinte de désintéressement. Mais, aussitôt, Saint Augustin relativise l'amour de la gloire qui doit être surmonté par l'amour de la justice et par l'amour de la vérité. La gloire doit être rapportée à Dieu et non à l'homme car c'est sa grâce qui a fait ce qu'il est. La gloire de Dieu est le but de la sainteté. C'est ce qui différencie le citoyen de la cité terrestre de celui de la Cité de Dieu. Et dans la cité terrestre, seule la gloire permet d'obtenir les louanges. Ainsi, Dieu a voulu récompensé les vertus romaines en leur donnant la gloire que Rome recherchait, ne devant pas admettre les Romains à la vie éternelle. Il existe peut-être d'autres raisons secrètes que Dieu seul connaît. 

Entre les dieux et les hommes, des médiateurs impossibles... 

Certaines philosophies, dont le platonisme, ont cru en un Dieu unique. Mais, elles s'opposent au christianisme sur un point fondamental : « aucun dieu ne se mêlant aux hommes » (IX, I), il faut des médiateurs entre les hommes et les dieux. Ces médiateurs sont appelés démons (4), des esprits invisibles. Situés entre les dieux et les hommes. Ils sont inférieurs aux premiers et supérieurs aux seconds. Or, Saint Augustin montre que ces démons sont des esprits pervers. Comment peuvent-il donc être des médiateurs ? Et les dieux sont-ils si impuissants qu'ils doivent dépendre de démons pour connaître l'homme ? « O déplorable nécessité ! Ou plutôt ridicule et détestable erreur, ont-ils donc besoin de l'entremise des démons » (VIII.XXI). Cette médiation est une absurdité à rejeter. 

Qu'est-ce le bonheur ? 

Saint Augustin souligne l'impossibilité des philosophes à définir le bonheur de l'homme, « qui provoque ces nombreuses et interminables disputes où les philosophes ont épuisé leurs temps et leurs efforts » (X.I). Le platonisme voit ce bonheur dans l'union à Dieu tout en acceptant le culte en une pluralité de dieux. Mais ces dieux, s'ils aiment l'homme, veulent son bonheur. « S'ils sont sans amour pour nous, ils ne méritent pas nos hommages » (X.I). Or, la jouissance de Dieu est « l'aliment de leur perfection et de leur béatitude » (X.II). « C'est donc à Lui que nous devons cet hommage, soit par le culte extérieur, soit en nous-mêmes » (X.III). Ainsi, les démons ne peuvent que rejeter toute forme de culte pour eux-mêmes... 

Toutes les actions de l'homme doivent tendre vers ce bonheur. La religion a alors pour rôle de relier l'homme à Dieu pour qu'il jouisse de ce bonheur. Ce qui seul nous sépare de Dieu est alors le péché. Il est le véritable malheur. C'est Jésus-Christ, notre médiateur et Rédempteur, qui nous réconcilie avec Dieu. Ce n'est pas par notre puissance ou notre vertu qui nous purifie mais sa miséricorde et sa clémence infinie. « C'est cette grâce de Dieu, témoignage de son immense miséricorde, qui dans cette vie nous conduit par la foi ; et, après la mort, nous élève, par la claire vision de la vérité immuable, à la plénitude de toute perfection » (X.XXII). 

Qu'est-ce que le vrai sacrifice ? 

Contrairement au principe païen, nous sommes son « temple ». « Quand nous levons nos âmes en haut, le cœur est son autel ». Mais pour cela, « nous nous purifions de toute souillure de péché et d'impure convoitise ». C'est cela la vraie purification et non les faux sacrifices offerts aux dieux... Ainsi, « le bien final, tant débattu par les philosophes, c'est d'être uni à ce Dieu dont l'embrassement incorporel, pour ainsi dire, donne à l'âme raisonnable une chaste fécondité de vertus » (X.III). 


Toutes les puissances immortelles veulent que, « dans l'intérêt de notre félicité, nous demeurions soumis à celui qui récompense leur soumission par la béatitude » (X.III). Elles ne veulent donc pas se laisser adorer à la place de Dieu. Tout sacrifice n'est dû qu'à Dieu... Si les opérations de ces esprits « ne se rattachent pas au culte du vrai Dieu […], alors ils ne sont qu'illusions des malins esprits, pièges et séductions que la véritable piété doit conjurer » (X.XII). 

Alors Saint Augustin interpelle les philosophes : « faut-il sacrifier à ces dieux ou à ces anges qui demandent leur sacrifice en leur propre nom, ou à ce Dieu seul » ? Comme Origène nous l'avait déjà appris (5), le jugement ne se porte pas sur l'acte en lui-même mais sur l'intention. « Dieu n'a pas besoin de sacrifice, ombres et figures de sacrifices plus parfaits », ni « de ces honneurs, inutiles à sa gloire, n'ont d'autres buts que de nous rattacher à Lui par les liens brûlants de l'amour, par l'hommage d'un culte fidèle, hommage indifférent à sa félicité, principe unique de la nôtre » (X.XVII). 

Le plus admirable des sacrifice est celui de Notre Seigneur qui est lui-même « le prêtre qui offre » et « l'offrande ». il a voulu en outre « perpétuer ce mystère dans le sacrifice quotidien de l'Église », « l'Eglise dont il est le chef et qui s'offre elle-même par lui » (X.XX)... 

Saint Augustin réfute patiemment les théologies païennes car il sait que les anciennes adhésions à la religion antique détournent de l'adhésion au vrai Dieu et donc à « la jouissance de Dieu », le véritable bonheur. Le paganisme ne peut donc offrir le bonheur tant recherché et tant convoité par les philosophes eux-mêmes. 

Rome devait s'effondrer, l'empire touchait à sa fin. Mais, l'Eglise chrétienne était prête à lui substituer une cité plus grandiose encore, comme elle peut encore aujourd'hui la proposer à une société égarée... 


Dans son œuvre, Saint Augustin établit une distinction fondamentale, celle de deux principes spirituels qui guident les hommes comme les civilisations, la Cité de Dieu et la cité terrestre. Elle donne une orientation dans le chaos de toute époque. Entre ces deux principes, les hommes comme les civilisations exercent leur liberté et jouent leur existence pour leur bien comme pour le mal... Telle est la leçon pénétrante de Saint Augustin... 




1 La Cité de Dieu, trad. du latin de Louis Moreau (1846) revue par Jean-Claude Eslin, éditions du Seuil, 1994. Dans les citations, nous mentionnons d'abord le numéro du livre puis le numéro du chapitre. 

2 Saint Augustin montre que de nombreux Romains, dont des païens, ont survécu aux massacres barbares en se protégeant dans les églises, considérées par les ariens comme zones inviolables. Fait rarissime dans l'histoire antique. 

3 Varron distingue dans son livre trois théologies : la théologie poétique ou mythique, la théologie politique ou civile, et la théologie naturelle ou philosophique. 

4 Certains auteurs païens dont Celse ont tenté dans leurs argumentations de montrer que les cultes voués aux démons païens et la vénération chrétienne à l'égard des anges étaient similaires. Nous retrouvons aussi cette tentative de confusion dans Jean Rougier. 

5 Origène, Contre Celse, voir article Celse et Origène, un combat qui dure toujours (  février 2012).

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