" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


vendredi 13 janvier 2017

Luther, réforme ou révolution ?

À la noblesse chrétienne
de la nation allemande
Avec le recul, nous commençons à saisir le cheminement qui a conduit un homme à révolutionner son temps. Pour surmonter ses angoisses, Luther a trouvé un remède dans une interprétation personnelle de la Sainte Écriture et des œuvres de Saint Augustin. Enfermé dans ses certitudes, rompant toute fidélité et obéissance à l’Église catholique, « écoutant sa conscience », il a développé une doctrine particulière. Issue d’abord d’une expérience religieuse, elle s’est rapidement radicalisée et généralisée au fur et à mesure des adversités. Sa pensée a pris en compte tout ce que son verbe pouvait saisir. Rien ne l’a arrêté. Il a fini par concevoir une nouvelle Église, une nouvelle vie chrétienne, un nouveau christianisme. L’ivresse de son combat l’a entraîné sur des voies de plus en plus audacieuses et novatrices. Brillant polémiste et excellent prédicateur, Luther a proposé des réformes religieuses, sociales, économiques au nom d’une nouvelle conception de l’Église au point de révolutionner les mentalités et la société. Sa « réformation » est en effet une révolution et par conséquent une véritable rupture non seulement religieuse et spirituelle mais surtout sociétale. Dans cet article, nous allons nous attacher à présenter sa révolution …

Les voies de la réformation

En 1520, Luther propose des réformes dans trois ouvrages. Dans le manifeste à la noblesse chrétienne de la nation allemande sur l’amendement de l’état chrétien (août), Luther décrit l’Église captive et propose de la délivrer. Elle serait prisonnière de trois « murailles » :
  • l’affirmation de la supériorité du pouvoir spirituel sur le temporel et la distinction entre l’état ecclésiastique et l’état laïc ;
  • la prétention émise par l’Église romaine que seuls les clercs ont droit d’interpréter la Sainte Écriture ;
  • le droit que s’est arrogé le Pape de pouvoir seul convoquer un concile général.
Les trois « murailles » ne seraient que des inventions humaines que les autorités ecclésiastiques auraient élevées pour  réduire les fidèles en esclavage. Pour libérer l’Église, Luther demande donc de renverser les trois remparts. L’ouvrage est écrit en allemand.

Dans le prélude sur la captivité babylonienne de l’Église (octobre), il dénonce une Église enfermée dans une doctrine et une pratique erronée des sacrements. Il accuse les prêtres d’asservir les fidèles par les sacrements. L’ouvrage est écrit en latin.

Dans De la liberté chrétienne (novembre), il développe l’idée selon laquelle tous les Chrétiens sont libres et égaux, et par là maîtres du monde. Confiants en Dieu, ils domineraient la crainte de leur devenir au-delà de la mort. Par la foi, le Chrétien serait un maître libre, qui ne serait soumis à personne et n’aurait pas d’obligation. La foi l’unirait au Christ qui le couvrirait de ses mérites. Justifié par la foi seule, il serait affranchi de toute loi et devrait accomplir, par pur amour, tout ce que Dieu commande, et pratiquer les œuvres dont le Christ lui a donné l’exemple.

La destruction du premier rempart : le sacerdoce universel

Les propositions de Luther ont donc pour objectif de détruire les trois murailles. La première muraille est la plus importante. Elle soutient les deux autres. C’est pourquoi il y concentre tous ses efforts.

Selon sa doctrine, devant Dieu, les Chrétiens sont égaux. En outre, par le baptême, tous les Chrétiens sont prêtres. Il prône donc le sacerdoce universel. Il n’existe donc pas différence entre les états laïc et ecclésiastique. Un prêtre n’est qu’un fidèle doté d’un ministère que la communauté lui a confié et qui a tout moment peut lui être retiré. Il n’est qu’un « ministre ». Il n’est pas un homme différent des autres, si ce n’est par sa fonction, supérieur aux autres, jouissant d’un privilège quelconque. « Personne ne doit se laisser intimider par cette distinction pour cette bonne raison que tous les chrétiens appartiennent vraiment à l’état ecclésiastique ; il n’existe entre eux aucune différence, si ce n’est celle de sa fonction »[1]

Si les clercs et les laïcs ne se distinguent plus par nature, les premiers ne peuvent plus prétendre à une puissance quelconque, à des exceptions ou à des droits spécifiques. Le droit canonique n’est donc qu’invention humaine. Tous les Chrétiens sont donc assujettis aux droits civils, c’est-à-dire aux autorités des cités, au pouvoir temporel. La puissance temporelle a été constituée par Dieu pour punir les méchants et protéger les bons. Tous doivent donc s’y soumettre. Précisons qu’à cette époque, les clercs ne sont généralement justiciables que devant un tribunal ecclésiastique, voire devant le Pape. Par conséquent, non seulement une autorité spirituelle ne peut prétendre dominer une autorité temporelle, mais au contraire elle doit s’y soumettre comme tout Chrétien.

Destruction de la deuxième muraille : le libre examen

En outre, tout Chrétien étant prêtre, il s’ensuit qu’il a le droit d’interpréter la Sainte Écriture suivant que le Saint Esprit leur en donne l’intelligence. Luther défend donc le libre examen. Les clercs ne peuvent non plus revendiquer d’être les seuls à interpréter l’Évangile. La deuxième muraille peut être supprimée.

Destruction de la troisième muraille : les droits du Chrétien

Enfin, quant au droit de convoquer un concile réservé au Pape, ce n’est qu’un abus. Tout Chrétien peut en en effet  le faire quand la chose est nécessaire. Cependant, « nul ne le peut aussi bien que ceux qui ont en main le glaive temporel, surtout du moment qu’ils sont, comme les autres, Chrétiens, prêtres, gens d’église, qu’ils participent avec eux à tout leur pouvoir et que leur fonction et leur activité qu’ils tiennent de Dieu doit s’exercer librement sur quiconque, quand il est nécessaire et utile qu’elle s’exerce. »[2] C’est même au pouvoir temporel de travailler à réformer l’Église et à l’unir face au PapeLuther propose ainsi aux princes de convoquer un concile indépendant afin de réorganiser l’Église et de libérer l’Allemagne de la domination romaine. Le manifeste est adressé à l’empereur Charles-Quint afin qu’il opère la réforme.

Les remèdes que réclame Luther pour libérer l’Église des trois murailles est donc le sacerdoce universel, le libre examen et enfin l’assujettissement de l’Église au pouvoir temporel. C’est toute la conception de l’Église catholique qui est ainsi remise en cause.

Une nouvelle Église

Luther considère l’Église catholique comme une institution humaine. Il voit dans son origine humaine la cause des abus et des erreurs. Cette idée est déjà présente dans les 95 thèses comme l’avait pressenti Cajetan. Elles contestent en effet au Pape et aux clercs le privilège d’administrer les trésors des mérites de l’Église et que l’Église assure la justification des fidèles en leur prescrivant des bonnes œuvres. La remise en cause de l’origine et de la nature divine de l’Église catholique est au cœur de ses contestations. Il voit l’Église uniquement dans le peuple des fidèles qui forme à ses yeux le corps mystique du Christ. L’Église visible, c’est-à-dire au travers de ses institutions et de son clergé, n’y appartient pas. L’Église invisible est le centre de sa doctrine.

Certes, nous résumons souvent la doctrine de Luther par la justification de la foi seule mais elle n’est pas au cœur de sa pensée comme elle n’en est pas la source. C’est bien la nature de l’Église qui fonde finalement tout son édifice doctrinal.

Une réforme soumise sous la direction de l’autorité temporelle

Pour réformer l’Église, Luther demande donc aux autorités temporelles d’aider les autorités spirituelles à se réformer sans que les autorités ecclésiastiques ne puissent s’opposer à leurs actions. Elles en ont le droit puisqu’elles participent au sacerdoce universel. Pour cela, elles doivent s’opposer aux exigences abusives des chefs ecclésiastiques, les obliger à suivre leurs conseils et leurs ordres dans les domaines qui ne relèvent pas de la spiritualité. Il leur demande enfin d’exiger un concile et de prendre les moyens nécessaires pour qu’ils obtiennent gain de cause, c’est-à-dire pour appliquer le programme de Luther. Finalement, selon la doctrine de Luther, l’autorité temporelle peut s’immiscer dans la vie de l’Église, voire la diriger, s’opposant fortement à la théorie des deux glaives que défend l’Église catholique.

Église nationale

Enfin, contre l’idée d’une Église catholique aux mains de Rome, il décrit l’Église comme une association d’Églises nationales jouissant d’une certaine autonomie. Il propose la naissance d’une Église allemande dirigée par un primat assisté d’un consistoire, réunissant les prélats allemands. Le Pape ne serait que l’autorité suprême devant laquelle seront adressées en dernier rappel les affaires que les évêques ne seraient pas parvenus à régler et les litiges qui opposeraient les uns aux autres les archevêques et primats. 

Ainsi Luther veut une Église nationale, libérée de Rome et de toute autorité ecclésiastique, mais soumise au pouvoir temporel, une Église dans laquelle les fidèles délèguent à l’un des leurs l’exercice du culte.

Le programme du concile

Dans le Manifeste à la noblesse chrétienne, Luther définit les questions que le concile devrait traiter.



Sur le terrain disciplinaire, Luther propose de supprimer le célibat ecclésiastique, les fêtes religieuses ou leur report au dimanche suivant, les pèlerinages[3], les censures et plus globalement le droit canonique, les jeûnes, l’abandon de la canonisation, l’abolition de nombreuses messes, des confréries, etc.  Il demande la destruction des chapelles. Il interdit toute mendicité, y compris celle des pèlerins et des moines, et demande l’organisation de l’assistance publique.

Sur le terrain ecclésiastique, Luther réclame l’indépendance des évêques. Ils ne solliciteront plus le pallium et ne demanderont plus à Rome la confirmation de leur élection. Ils ne prêteront plus serment d’obédience au Pape. Le nombre de cardinaux devra être diminué ainsi que le luxe de la curie pontificale. Tout envoi d’argent à Rome sera interdit. Toute commende sera abolie.

Sur le terrain monastique, Luther demande la suppression des vœux, la réduction du nombre de familles religieuses, la réorganisation des ordres « comme ils l’étaient primitivement à l’époque des Apôtres ».

Sur le terrain politique, Luther demande l’abolition de la suzeraineté du Pape sur certains territoires et toute marque de dépendance du pouvoir temporel à l’égard du pouvoir ecclésiastique dans les cérémonies. Il demande la suppression de la tiare pontificale. Le Pape doit renoncer à la suzeraineté du Pape sur les royaumes de Naples et de Sicile, et toute domination dans la marche d’Ancône, la Romagne et dans d’autres territoires. Finalement, il lui supprime toute fonction temporelle.

Luther en vient aussi à définir les programmes des Universités, à vouloir contrôler le commerce et l’économie, et à fermer les maisons publiques.

Contre les sacrements catholiques

Dans le prélude sur la captivité babylonienne de l’Église, Luther s’attaque à l’enseignement de l’Église sur les sacrements. Il n’en retient que trois : le baptême, la pénitence et la cène. Il subordonne l’efficacité des sacrements à la foi de celui qui les reçoit. Il met en doute la doctrine de la transsubstantiation, sans remettre en question la présence réelle de Notre Seigneur Jésus-Christ et réclame la communion sous les deux espèces pour les laïcs. Il traite de monstrueux le fait de regarder la messe comme un sacrifice et une bonne œuvre.

De nombreux ouvrages

Luther a énormément écrit. On compte près de 600 œuvres de toute nature, en latin mais surtout en allemand : traité religieux, pamphlet, traduction de la Sainte Écriture en langue allemande. Il publie de nombreux ouvrages sur tout sujet, développant les points doctrinaux de son programme de réforme. Par là, nous pouvons reprendre les mots du cardinal Congar : « Il a repensé tout le christianisme ». Nous pouvons citer :
  • Confession auriculaire : il prêche l’abandon de la confession et donne la préférence à la confession faite à un simple chrétien sur la confession faite à un prêtre ;
  • Abrogation de la messe privée (automne 1521) : il traite le saint sacrifice d’« abominable sacrifice », de « produits de l’enfer » et demande d’abolir les messes privées ;
  •  Sur les vœux monastiques : il se prononce pour la suppression des vœux monastiques et du célibat ;
  •  De la vie conjugale : il fait l’éloge du mariage, fixe les règles sur l’état conjugal, jugé bien supérieur à la vie monastique et détermine les cas possibles de divorce.
Par ses publications, Luther développe un véritable code pour ses fidèles. Naturellement, il publie un catéchisme, le Catéchisme allemand ou Grand catéchisme (1529), expliquant les dix commandements, la confession de foi, le Notre Père puis les sacrements qu’il retient.

Luther a aussi écrit des commentaires sur la Sainte Écriture, notamment les Commentaires sur quelques psaumes, Cours sur l’Épître aux Romains. Il s’écarte des interprétations de l’Église pour asseoir sa doctrine de la justification conformément à son illumination.

Enfin, Luther a traduit la Sainte Bible en langue vulgaire, la rendant accessible à tout Allemand. En 1522, il publie le Nouveau Testament depuis une traduction grecque d’Érasme. De 1523 à 1534, il publie par partie l’Ancien Testament. En 1541, une nouvelle édition de toute la Bible paraît. La diffusion de la Bible de Luther dans les églises, les écoles et les foyers est sans nul doute le plus puissant moyen par lequel il a pu propager ses doctrines. Les traductions ont l’avantage de rendre accessible la Sainte Écriture à tous les fidèles, conformément à sa doctrine. « Par la richesse de son vocabulaire, par son style toujours simple et clair, parfois lyrique et brillant […] elle est restée le premier modèle de l’allemand moderne »[4].

Conclusion

Par ses nombreux écrits, Luther a développé une doctrine religieuse qui s’oppose fortement à celle que défend l’Église catholique. Sa « réforme » relève bien de l’ordre doctrinal. « C’est contre les doctrines impies que je me suis dressé, et j’ai sévèrement mordu mes adversaires, non pas à cause de leurs mauvaises mœurs, mais à cause de leur impiété. »[5] Elle se présente clairement comme en rupture avec la doctrine classique au point qu’elle détruit les fondements de l’Église catholique. Elle s’oppose aussi au combat que l’Église a traditionnellement mené pour son indépendance à l’égard de toute autorité temporelle. Enfin, en prônant l’égalité des Chrétiens, elle s’oppose au fondement d’une société qui s’appuie fortement sur l’inégalité. Le système de Luther remet donc aussi en question l’ordre social. Sa réforme est une révolution doctrinale, politique et sociale. Mêlée à une forte personnalité, elle ne peut qu’être brutale et sans concession. Au-delà des questions religieuses, nous voyons sans mal ce qu’elle pourra donner : anarchie doctrinale et sociale, persécution et révolte, pouvoir accru des autorités temporelles…


Notes et références

[1] Luther, Prélude à la captivité babylonienne de l’Église dans Les différends anthropologies dans la séparation entre catholiques et protestants ; Approches historique, systémique et œcuménique, Maryvonne Nivoit, thèse pour le grade de Docteur de l’université de Strasbourg en théologie catholique, 2015.
[2] Luther, À la noblesse chrétienne de la nation allemande sur l’amendement de l’état chrétien, dans Luther, Les grands écris réformateurs, traduction par Maurice Gravier, Flammarion, 1992.
[3] Sauf s’ils sont guidés par la curiosité et si le pèlerin a les moyens financiers de les faire.
[4] A. Boulanger, Tome III, les Temps modernes, volume VII, XVI et XVIIème siècles, 1ère partie, La Réforme protestante, n°20,  librairie E. Vitte, 1938.
[5]Werke , VII, 43 dans Histoire des conciles œcuméniques, Latran V et Trente, Tome X, 1ère partie, Trente, Introduction, sous la direction de S.J. G. Dumeige, Fayard, 1975.

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