Il existe plusieurs
manières de démontrer et de combattre une mauvaise doctrine. Par le
raisonnement, nous pouvons dévoiler ses erreurs et les réfuter en démontant ses arguments. Nous pouvons aussi montrer qu'elle contient des
contradictions, de fausses interprétations, voire des mensonges. Il est aussi
possible de décrire les raisons qui ont conduit à la voir naître et à se
développer, les influences qu’elle a subies, les faits historiques qui
justifient son succès ou son échec afin de montrer ses forces et ses faiblesses.
Pour cela, il est nécessaire de décrire leurs auteurs et leur personnalité. Cette
méthode permet parfois d’identifier des causes répréhensibles dans la naissance et le développement de la doctrine. Nous
pouvons encore recourir aux faits historiques pour montrer par ses
conséquences qu'elle est contradictoire, absurde ou dangereuse. Un arbre se juge en effet par ses fruits. Dans cet article, nous allons donc
décrire les effets des idées de Luther. Revenons donc aux
faits historiques…
La doctrine de Luther face
à la réalité
Dès 1520, Thomas Murner [16] annonce à Luther que sa doctrine égalitaire mettra la chrétienté à feu et à
sang. Sa religion conduira à mettre le désordre partout, « à renverser toute chose » [1], écrit-il
en 1522. Après l’avoir rencontré à Worms en 1521, Cochlaeus est aussi conscient qu’il
représente une menace pour l’ordre social et pour l’unité de l’Église mais
aussi pour la civilisation des Lettres. Malheureusement, leurs prédictions se réaliseront : révoltes populaires suivies de répressions
violentes, désordres religieux par le développement de doctrines et de sectes,
parfois les plus étranges, décadence morale et intellectuelle ... Comme le montrent les événements historiques que nous allons présenter, quand la doctrine de
Luther affronte la réalité, ses contradictions et ses erreurs apparaissent clairement, et le masque se
dévoile.
L’insurrection des
chevaliers brigands
Les premiers à avoir réagi
au nom de Luther et suivi ses discours, ce sont les fameux « chevaliers
brigands ». En juillet 1522, Luther publie un traité Contre
l’état faussement appelé ecclésiastique du Pape et des évêques dans
lequel il demande à ses partisans de chasser les évêques, qu’il appelle les
« lieutenants du diable ».
Obéissant à son appel, une armée de chevaliers, conduit par Franz de Sickingen
et Ulrich de Hutten, envahit les domaines de l’archevêque de Trèves et met vainement
le siège devant la ville. Rappelons qu’Ulrich est un des premiers soutiens de
Luther.
Le coup de force des
chevaliers échoue. Les chefs sont tués ou ont fui. Les chevaliers sont
dépossédés de leurs biens et mis au ban de l’empire. Luther a eu l’habilité de
ne pas intervenir…
En Allemagne du Sud et
notamment en Souabe, une révolte se produit dans les campagnes en 1524. Un prêtre devenu luthérien concilie les revendications sociales des
paysans avec des objectifs religieux. Plus tard, un manifeste, intitulé les Douze
articles de la paysannerie souabe, expose leurs réclamations. C’est un
ensemble de revendications sociales, politiques et religieuses. Le premier
article revendique le droit, pour chaque communauté rurale, d’élire ses
pasteurs au nom du sacerdoce universel, et de les destituer s’il ne prêchait pas
selon la Sainte Écriture. Les autres articles réclament l’abolition des dîmes
sur le bétail, leur emploi à l’entretien des prédicants et des établissements
d’utilité publique, la sécularisation des biens de l’Église. Toutes les bandes
de paysans révoltés les adoptent. À Riquewihr, on veut choisir librement son seigneur. Rapidement,
elle est prise en main par des « prophètes »,
notamment par Thomas Muntzer (1489 ou 1490-1525).
La révolte des paysans s’étend.
Elle touche la Thuringe, l’Alsace, la Lorraine[3],
la Suisse et l’Autriche. Ils s’emparent des villes et des bourgs, pillent des
monastères. Ils ont aussi leur charte, encore plus radicale que celle de
Souabe.
Thomas Muntzer, un
« prophète » révolutionnaire
Rallié à Luther après le
débat de Leipzig, Thomas Muntzer devient pasteur à Zwickau en Saxe en 1520.
Mais rapidement, il se détache de lui et lui reproche sa trop grande complicité
à l’égard des seigneurs et des princes. Il défend l’idée de la nécessité d’une
révolution sociale, s’il le faut par la violence, pour réformer l’Église.
Attendant la fin des temps, il prétend que la guerre sainte est nécessaire pour
préparer le retour du Christ. Il prétend aussi que tous ceux qui sont habités
de Dieu doivent instaurer la nouvelle Jérusalem. Évidemment, il se considère comme
l’envoyé de Dieu … comme Luther.
Muntzer participe à la
rédaction des douze articles de Souabe. À la tête d’un groupe armée, il
participe à la guerre des paysans, détruisant des châteaux et pillant des
monastères. Il réussit à prendre le pouvoir à Mülhausen en Thuringe
où il installe une théocratie.
En 1524, pour combattre Muntzer,
Luther publie une Lettre au sujet de l’esprit séditieux dans lequel il s’oppose à toute
violence et rappelle son programme. « Tout
d’abord arracher les cœurs des couvents et du faux état spirituel. Lorsqu’ils
les auront délaissés et que les églises et les couvents seront déserts,
laissons les seigneurs du pays en disposer comme ils l’entendent. »[4]
Certes, il semble s'opposer à toute violence physique mais que fait-il de la brutalité de ses paroles, de ses injures d'une rare violence, de ses appels
incessants à abattre le Pape et ceux qui s’opposent à ses idées ? Les mots et les formules n'ont-ils aucune importance ? ...
La répression avec l’aval
de Luther
Les révoltés se réclament
de Luther, lui qui remet en question les hiérarchies ecclésiastiques et politiques,
valorise les laïcs au détriment des religieux, mêle des propositions
économiques et sociales à des considérations théologiques. Ils envoient leur
manifeste à Luther et sollicite son approbation. Ils sont prêts à abandonner
leur combat si on leur démontre que leurs mesures sont injustes et contraires à
la Sainte Écriture. Ils reprennent ainsi l’argument de Luther quand Rome
condamnait ses erreurs.
Luther est alors au pied
du mur. Soit il approuve la révolte des paysans mais il aliène les princes et
les seigneurs. Soit il la désapprouve mais il perd l’immense popularité dont il
jouit parmi le peuple. Il essaye de tenir une voie moyenne[5],
adressant aux seigneurs de vifs reproches et prêchant aux paysans la patience. Il
s’attaque aussi aux seigneurs qui n’adhèrent pas à ses idées, aux « évêques aveuglés », « aux prêtres et aux moines insensés ».
Il invite aussi les insurgés à défendre leurs causes par des moyens légitimes
et non par le pillage et le crime.
Comment de telles
propositions peuvent-elles être entendues et ramener la paix quand Luther a mis
les esprits dans un tel état de surexcitation ?! Ses paroles n’ont aucune
chance d’atteindre les cœurs et les intelligences. Conduite par des
prédicateurs fanatisés et par des chevaliers brigands qui ont survécu à leur première révolte, une « armée évangélique » saccage et
brûle des châteaux et des couvents. En avril 1525, ce sont les « Pâques sanglantes », c’est-à-dire le
massacre de la garnison de Weinsberg par 6 000 paysans.
À la fin de mai 1525, Luther
condamne alors ouvertement les insurgés dans un pamphlet d’une rare violence, Contre
les bandes homicides et pillardes des paysans. Il engage les princes et
les seigneurs d’abattre sans pitié les rebelles comme des « chiens enragés ». « C'est le temps du glaive et de la colère, et
non le temps de la clémence. Aussi l'autorité doit-elle foncer hardiment et
frapper en toute bonne conscience, frapper aussi longtemps que la révolte aura
un souffle de vie. (...) C'est pourquoi, chers seigneurs, (...) poignardez,
pourfendez, égorgez à qui mieux mieux. » Dans un autre ouvrage, Contre
les prophètes célestes, il écrit : « à nouveau, les hordes de paysans, en train
de tuer et de piller, [...] il faut les pulvériser, les étrangler, les saigner,
en secret et en public, dès qu’on le peut, comme on doit le faire avec des
chiens fous ».
Panorama la bataille de Frankenhausen |
Les princes, catholiques
et luthériens, réagissent avec une vive énergie. La violence répond à la
violence. Dans la terrible bataille de Frankenhausen, le 15 mai 1525, environ 7 000
paysans périssent. 40 prédicateurs sont prisonniers ainsi que Muntzer ;
ils sont décapités. Le 17 mai 1525, Saverne est le lieu d’un nouveau massacre
d’insurgés : 20 000 morts.
Un Luther désavoué ?
Certaines voix s’étonnent
de la dureté de Luther alors que les insurgés se réclamaient de ses doctrines. Luther
riposte par un autre pamphlet encore plus violent. « Un anarchiste n’est pas digne qu’on lui apporte des raisons, car
il ne les accepte pas. C’est avec le poing qu’il faut répondre à tous ces
gens-là, pour leur faire jaillir le sang du nez. […] L’âne veut recevoir des
coups et le peuple veut être gouverné par la force. Dieu le savait bien, car il
n’a pas donné aux gouvernants une queue de renard, mais un sabre. »[6]
Il n’est guère bon de s’opposer à Luther. « Un peuple aussi mal élevé avait encore trop de liberté », dira
un de ses disciples.
La révolte des paysans au
nom de Luther et sa répression, soutenue par le même Luther, ont eu deux
conséquences. Il perd la confiance qu’il avait dans une partie de la population allemande. Puis
face aux désordres qu’il a suscités, il est dans l’obligation d’accepter
l’intervention des seigneurs dans le domaine religieux puisqu’ils apparaissent
comme les seules autorités capables d’apporter de l’ordre. Ce sont donc les
princes qui vont désormais propager le luthéranisme tout en le contrôlant. La
« réforme » devient ainsi
l’affaire des prince.
Une religion livrée à
l’anarchie
Écoutant Luther qui prône le libre examen
et méprise les autorités ecclésiastiques, de nombreux
prédicateurs se lèvent, s'opposent à l'Église catholique et prêchent des doctrines encore plus audacieuses que celles de leur maître. À leur tour, ils veulent défendre leur droit de conscience. Comme Luther, ils sont
convaincus de détenir la vérité et ils ne peuvent alors se taire. Or, certains
d’entre eux sont aussi porteurs de doctrines contraires aux siennes.
Contrairement à Luther, certains de ses disciples nient par exemple la présence
réelle ou refusent toute image dans la religion chrétienne. Thomas Muntzer en
est un exemple extrême. Des mouvements se développent autour de nouveaux « prophètes » comme Carlstadt,
Zwilling, Mélanchton.
Prenons par exemple le cas
de Carlstadt, un des défenseurs de Luther. Après s’être marié, il célèbre, à la
Noël 1521, dans une église une messe en langue allemande et sans vêtements
sacerdotaux, omet des cérémonies essentielles, distribue la communion sous les
deux espèces à quiconque se présente sans aucun respect des conditions. À
Wittenberg, il brise les autels et les statues, abat les croix, détruit les
images. C’est sans-doute les premiers actes de vandalismes avant les ravages
des guerres de religion. Il participe à un mouvement particulier, les
anabaptistes, que guident les « prophètes »
de Zwickau. Ces derniers enseignent que la foi devant précéder le baptême, ils
ne baptisent que ceux qui ont l’usage de la raison. Les enfants déjà baptisés
doivent donc être rebaptisés à l’âge adulte. Les prophètes de Zwickau veulent aussi
fonder une nouvelle société où tous les membres seront égaux et libres. Ils
refusent toute autorité, religieuse ou politique, tout culte extérieur, ne
reconnaissants d’autres lois que celles inspirées par le Saint Esprit.
Carlstadt et les disciples de Zwickau vont jusqu’à dénigrer toute culture
intellectuelle. Ce mouvement bouleverse rapidement la Saxe, semant anarchie et
désordre. Luther intervient à Wittenberg. Par la prédication et avec l’aide de
la force publique, il arrête le mouvement de Zwickau.
Un autre mouvement se déclenche dans les territoires de la Basse Allemagne et en Hollande. Un « inspiré de Dieu », Melchior Hoffmann, crée une communauté, celle des Melchiorites, et annonce la fin du monde en 1533. Emprisonné, il est remplacé par un autre « exalté » qui combine de nouvelles annonces avec des revendications sociales. Avec d’autres prédicateurs évangéliques et aidé par des artisans mécontents de la bourgeoisie régnante, il s’empare de Münster. Le 24 juin 1535, ils sont massacrés. Contre eux, Luther écrira un traité sur Le devoir des autorités civiles de s’opposer aux anabaptistes par des châtiments corporels, légitimant l'intervention de la violence des pouvoirs temporels.
Mais Luther ne parviendra
pas à arrêter les différents mouvements qui se réclament plus ou moins de lui. Au
nom du principe du libre examen, les anabaptistes enseignent des doctrines qui
conduisent tout droit à l’anarchie en matière religieuse et sociale. Les
doctrines se développent sans contrôle, les sectes se multiplient. Luther a
rapidement perdu toute autorité…
Une société livrée au
désordre intellectuel
En 1530, Érasme fait déjà
deux constats. Il observe d’abord une décadence des lettres et de la science
dans les pays dominés par le luthérianisme. « Je l'ai dit depuis longtemps, là où s'implante le Luthéranisme, l'amour
des sciences et des lettres se refroidit ».
« Partout où le luthéranisme
triomphe », écrit-il encore, « les
lettres dépérissent. »[7]
Luther s’oppose à
l’enseignement de l’époque et aux prétendues obscurités de la Papauté au point
que les humanistes voient en lui un des leurs. Mais rapidement, ces derniers
comprennent leurs erreurs. « Nous
avions espéré que les nouveaux théologiens détruiraient les sophismes et la
barbarie de l'école ; mais, contre toute attente, ils ont frappé sur les
lettres comme avec le boyau d'un vigneron, si bien qu'il y a peu d'espoir de
les voir pousser de nouveaux rameaux. »[8]
Melanchthon, un disciple fidèle de Luther, ne sera pas surpris de ce constat.
Il dira en effet « lorsqu'on déclare
comme l'a fait Luther que toute la philosophie d'Aristote, par conséquent,
toute la philosophie, puisqu'elle repose tout entière sur la base de ses
développements historiques, est l'œuvre de Satan, quand on regarde comme lui
toute science spéculative comme péché et erreur, quand, avec le réformateur
Farel, on traite publiquement, et en toute rencontre, d'invention diabolique
toute discipline humaine, il ne peut en résulter qu'une mésestime, un mépris
général des études, un attrait toujours plus exigeant pour le lucre et les
plaisirs sensuels. On a enseigné publiquement, à Strasbourg et ailleurs, que
l'étude, du grec et du latin est inutile, qu'on doit même abandonner les autres
études (c'est ce qu'on fait aujourd'hui) et ne s'occuper que de l'hébreu; on a
créé la situation dont nous nous plaignons aujourd'hui. »
Contre ses adversaires, notamment
les réformateurs catholiques, Luther a livré de violentes attaques en dénigrant
leur culture et leur savoir. Il a fini par faire mépriser les études.
L'humaniste Gaspard Bruschius écrit en 1542 : « Les études n'ont jamais été plus méprisées par les grands comme par les
petits ; sans aucun doute, nous touchons aux derniers jours du monde. On en est
venu à ce point qu'en beaucoup de grandes villes, à peine si deux ou trois
écoliers sont encouragés et soutenus dans leurs études, de manière à pouvoir espérer
servir utilement les lettres. »[9]
Une société livrée au
désordre moral
Erasme nous décrit aussi une perte de moralité.
« Ces hommes que j'avais connus
purs, loyaux et sans détours se sont mis, dès qu'ils ont passé à la secte, à
parler de filles, à jouer aux dés et à négliger la prière ; ils sont devenus
âpres au gain, d'une susceptibilité étrange, vindicatifs, calomniateurs, vains,
avec des mœurs de vipère ; on dirait qu'ils ont abdiqué tout ce qui est humain. »[10]
Luther fait aussi ce constat amer : « il
n’est pas un de nos évangélistes qui ne soit aujourd’hui sept fois pire qu’il
n’était auparavant, dérobant le bien d’autrui, mentant, trompant, mangeant,
s’enivrant et se livrant à tous les vices, comme s’il ne venait pas de recevoir
la sainte parole. Si l’on nous a
débarrassés d’un des esprits du mal, il en est sept autres, pires que le
premier, qui se sont aussitôt emparés de la place »[11].
Étrange situation. Les
réformateurs cherchent à changer l’homme, à le rendre plus pur et à l’élever.
Or la parole de Luther semble avoir déchaîné les pires instincts des hommes.
La logique du luthéranisme
La doctrine du salut par
la foi que défend Luther a probablement conduit à des malentendus. En
prônant que le salut ne dépend pas des œuvres, Luther a implicitement montré
qu’il est désormais inutile de résister aux tentations et de s’abstenir des
biens ici-bas. « Tout cela n'a pas
d'importance ; la foi suffit à faire de nous des chrétiens très purs. » Comme le dit encore Luther, l’homme est
corrompu. Il ne peut pas ne pas pécher. Seul Dieu peut le sauver sans que ces
œuvres ne lui donnent le moindre mérite. Et dans sa corruption, comment
pourrait-il mériter quoi que ce soit ? Par conséquent, pourquoi
lutter ?
Dans son Traité
de la liberté chrétienne, Luther déclare que « le chrétien est l’homme le plus libre ;
maître de toutes choses, il n’est assujetti à personne. Le chrétien est en
toute chose l’homme le plus serviable des serviteurs ; il est assujetti à
tous. » La majorité des hommes s’attarderont plus facilement sur la
première affirmation, préférant jouir d’une liberté sans entrave que se
contraindre à une servitude. Il se livrera sans scrupule à toutes les
jouissances de la vie.
En prônant le sacerdoce
universel, Luther prétend que tout homme peut exercer le rôle de prêtre,
d’évêque et même de pape. Il supprime toute sacralité du clerc. L’autorité
religieuse ne provient plus que de sa fonction. Tout dépend finalement de la
conviction de chacun que cette autorité est fidèle à Dieu et à sa parole. Au
nom de ce principe, les paysans réclameront le droit d’élire et de destituer
les pasteurs. Il y aura aussi toujours des chrétiens qui se proclameront
pasteurs et trouveront une communauté qui reconnaisse leur ministère. Pour
apporter un certain ordre, Luther n’a plus d’autres choix que de se tourner
vers ceux qui détiennent déjà un pouvoir, c’est-à-dire les seigneurs et les conseils
municipaux dans les villes libres. Ce sont eux qui instaureront un nouvel ordre
religieux avec ses aspects coercitifs…
Luther a commis une autre
faute, sans doute la plus grave dans le domaine spirituel. Dans ses
propositions de réforme, il veut combattre les mendiants. Certes, il est
louable de vouloir combattre la misère mais ce n’est pas son combat. Il refuse
en fait la mendicité. Il s’oppose au pauvre. Il
voit en lui un parasite déplaisant et suspect que la cité doit contrôler et
surveiller. Luther lui dénie toute valeur, tout mérite. Comment le mot même de
« mérite » peut-il avoir un
sens pour lui ? Nous arrivons au cœur de sa doctrine. Puisque les œuvres
n’ont aucune importance pour le salut de l’âme, le pauvre n’est qu’une tare, qu'un fléau. « La pauvreté, vertu chrétienne, a disparu
pour faire place au paupérisme, fléau économique et social. »[12] Saint Vincent de Paul, dont les pauvres étaient ses amis, ne reconnaîtrait pas le christianisme en lui.
La conclusion est alors
évidente. L’État doit les prendre en charge c’est-à-dire les encadrer, les
contrôler, les surveiller. « Chaque
ville devrait prendre soin de ses pauvres et ne tolérer aucun mendiant
étranger, quel que soit son nom, qu’il s’agisse de pèlerin ou de moine
mendiant. »[13]
Les œuvres de charité se laïcisent et s’institutionnalisent. C’est aussi le
refus des ordres religieux et des ermites…
Nous revoilà en une époque
où Celse s’attaquait déjà à la charité chrétienne, qu'il considérait comme une faiblesse et
une excitation aux vices. Il considérait les faibles comme des fléaux
de la société antique. Avec Luther, nous sommes loin de ce temps où Saint François d’Assise
aimait Dame Pauvreté.
Nouveau paradoxe !
Les réformateurs dénoncent l’invasion de l’argent dans l’Église et la
corruption des hommes par la richesse. Et Luther avilie la notion de mendicité
et de pauvreté.
Une vie chrétienne sans
poésie
Luther supprime les jours
de fêtes, les monastères, les processions et les pèlerinages. Certains de ses
disciples détruisent des statues, des peintures, et finalement toute trace de
beauté dans les églises. Les chapelles seront détruites, ne laissant aux
chrétiens que l’église paroissiale. En un mot, tout devient sec, froid et
austère. Quel changement par rapport aux premiers temps du christianisme et aux temps des cathédrales et du moyen-âge
chrétien avec ses couleurs et ses joies ! La religion issue de Luther a
certainement contribué au « désenchantement
du monde ».
La vie chrétienne que
dessine Luther est une vie sans fraîcheur ni vitalité, sans spontanéité ni
folie. Saint François d’Assise, Saint Thérèse de l’Enfant Jésus ou Saint Jean
Bosco n’ont pas leur place dans une telle conception de vie chrétienne. La révolution de Luther conduit inévitablement à une
piété sans vie ni âme. Les philosophes allemands du XIXème siècle la
réprouveront et tenteront de transformer le protestantisme. De nombreuses
doctrines naîtront du refus de ce christianisme sans vie…
« En voulant dépouiller le monde de tout
caractère divin pour souligner la majesté de Dieu, en insistant sur la
déchéance de l’être humain pour mieux montrer l’intervention souveraine de la
grâce, le protestantisme a réduit la relation de l’homme au sacré à ce lien …
tenu qu’il appela la parole de Dieu. Ce faisant, il a éliminé la plupart des
médiations sacrales. Il a brisé l’enchaînement, détruit la continuité, coupé le
cordon ombilical entre le ciel et la terre et il a ainsi renvoyé l’homme à
lui-même d’une façon radicale sans précédent dans l’histoire. »[14]
Nous ne sommes pas loin de la sécularisation, de cette tendance à rejeter Dieu
en marge de la vie sociale, de notre monde contemporain, un monde sans Dieu !… Étrange réforme que celle-là !...
Conclusion
« S’il a ouvert une voie nouvelle, cette voie
était mauvaise, en sorte que, si une réaction ne s’était pas produite contre
son système dans le sein même du protestantisme, l’humanité eût souffert les
maux les plus effroyables et fût tombée dans une corruption et une dégradation
irréparable. »[15]
Luther est très souvent
présenté comme un réformateur qui aurait répondu aux besoins spirituels de son
temps. Or, en regardant de près les effets de sa doctrine, nous constatons une
régression considérable de la vie chrétienne et notamment de la liberté de
l’Église. Il a plutôt aggravé les maux qui l’accablaient. Lui qui voulait
détruire des murailles, il en a élevé de nouvelles. Lui qui refusait toute
autorité au Pape, prônant le libre examen, il dicte la doctrine et censure
celles qui lui sont opposées. Lui qui voulait rendre la liberté à l’Église, il
l’a rendue captive des seigneurs et des autorités temporelles, créant ainsi de
véritables églises d’État. Refusant tout mérite aux œuvres, il a détruit le véritable frein aux vices et livré l’homme à ses passions. Il a altéré l’image du
mendiant, rendant plus insupportable la pauvreté. En brimant la nature humaine,
il a asséché la piété chrétienne. C’est une conception de l’Église bien
éloignée de celle qu’ont érigée des générations de chrétiens en demeurant fidèles à Notre Seigneur Jésus-Christ. Ce n’est pas
l’Église d’un Saint Antoine, d’un Saint François d’Assise ou d'un Saint Vincent de Paul.
Les faits que nous venons
de décrire proviennent d’une interprétation plus ou moins fidèle par les contemporains de Luther de ses discours mais aussi de sa doctrine elle-même. Cependant, si sa
doctrine contient des erreurs, son imprudence et ses exagérations, la brutalité
de ses propositions et la violence de ses propos ont excité le déchaînement et nourri une colère sans mesure. Ce n’est plus une erreur mais une faute…
Les véritables
réformateurs n’ont pas eu peur d’affronter les vices et les puissances de leurs
temps. Ils n’ont pas cherché non plus leurs intérêts. Ils ne cherchaient pas à
plaire. Ce ne sont pas des polémistes ou pamphlétaires. Ils n’ont pas excité
les viles passions pour défendre leurs idées. Leur protection ne se reposait
pas dans les armes et la fortune des princes. Ils n’ont pas non plus fait espérer l’impensable. Ils ne faisaient pas rêver leurs auditeurs. Leurs œuvres n’étaient pas guidées par l’ambition, l’orgueil ou la
fierté…
La prétendue « réforme » est née d’un esprit
tourmenté, empli d’orgueil et d’une sensibilité extrême. Après son mariage,
Luther sera beaucoup plus doux. Après 1525, il publiera encore des ouvrages
mais il n’écrira plus vraiment de lignes dans l’histoire… Sa révolution se
poursuivra sans lui. Les princes décideront désormais de la suite des
événements…
Notes et références
[1] T. Murner, Le Grand Fou luthérien, dans Les pamphlets anti-luthériens de Tomas Murner, M. Lienhard
[1] T. Murner, Le Grand Fou luthérien, dans Les pamphlets anti-luthériens de Tomas Murner, M. Lienhard
[2]
Luther,
La
liberté d’un Chrétien, 1520.
[3] L’ensemble des
révoltes est regroupé sous le terme de « révolte des Rustauds ».
[4]Luther, Lettres
au sujet de l’esprit séditieux, 1524, dans Martin Luther, Matthieu
Arnold, www.dieumaintenant.com.
[5] Luther, Exhortation
à la paix à propos des douze articles des paysans de Souabe, fin avril
1525.
[6]
Luther dans Histoire Générale de l’Église, A. Boulanger, Tome III, les
Temps modernes, volume VII, XVI et XVIIème siècles, 1ère
partie, La Réforme protestante, n°26,
librairie E. Vitte, 1938.
[7] Érasme dans L’Allemagne
et la réforme, Tome VII, La civilisation en Allemagne depuis la fin
du Moyen-âge jusqu’au commencement de la guerre de sept ans, Jean
Janssen, Plon, 1907.
[8] Euricius Cordus, Euricii
Cordi medici Botanologium, dans L’Allemagne et la réforme.
[9] Dans Caspar
Bruschius, Horawitz dans L’Allemagne et la réforme.
[10] Érasme, Opera
omnia Erasmi, tome X, dans Luther et le luthérianisme, Henri
Denifle, Tome IV, Librairie Alphonse Picard et fils, 1913.
[11]
Luther, dans Oeuvres, édition d’Erlanger, XXVIII, 420, dans Histoire
générale de l’Église, Les Temps Modernes, tome III, XVIème
et XVIIIème siècles, volume VII, 1ère partie : la réforme protestantes,
Abbé A. Boulanger, n°28, et dans Histoire des chrétiennes, Elisabeth
Dufourcq, tome 1.
[12]
Maurice Gravier, Luther, Les grands écris réformateurs, Introduction.
[13]
Luther, À la noblesse chrétienne de la nation allemande sur l’amendement de
l’état chrétien.
[14]
Jean Bauderot, Histoire du protestantisme, chap. I, Que sais-je ?, PUF,
1990.
[15]
Cristiani, Luther et le luthéranisme, Introduction.
[16] Voir article précédent L'humanisme chrétien contre Luther.
[16] Voir article précédent L'humanisme chrétien contre Luther.
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