En affichant ses 95 thèses
sur la porte d’une chapelle, la veille de la Toussaint de 1517, Luther a déclenché une véritable tempête dans
l’Église. Appuyé par une grande partie de la population allemande, par des
villes libres et des seigneurs, il a développé et répandu sa pensée. Au fur et
à mesures des résistances et des oppositions, il a durci sa position et
radicalisé sa doctrine au point de s’opposer ouvertement à l'autorité de l’Église
et de remettre en question son enseignement. Rome est intervenu à plusieurs
reprises pour obtenir de sa part une rétractation de ses thèses. Certes, plusieurs
fois, il a défendu de s’opposer au Pape et a prétendu se soumettre à ses
décisions mais ce ne sont que de vaines paroles, Luther a toujours persisté
dans sa position, affirmant davantage son opposition. En 1520, le Pape Léon X finit
par publier la bulle Exsurge Domine[1]
qui condamne sa doctrine et lui demande une dernière fois de se rétracter.
« Levez-vous Seigneur, et jugez de
votre propre cause […] ».
La condamnation de
l’Église
La bulle Exsurge
Domine est publiée le 15 juin 1520. Quarante-et-une propositions
extraites des œuvres de Luther sont censurées. Le texte pontifical reprend le
plus souvent de façon exacte les termes de Luther. Dix-sept sources ont été
identifiées. Les erreurs condamnées s’attaquent essentiellement aux doctrines
sur l’Église, la grâce, la pénitence, les indulgences et le purgatoire. « Tous et chacun des articles ou des erreurs précités,
nous les condamnons, les réprouvons et les rejetons totalement, selon le cas,
comme hérétiques, ou scandaleux, ou faux, ou comme offensant les oreilles pies,
ou comme induisant en erreur les esprits simples et comme opposés à la vérité
catholique. »[3]
Avant de présenter les
erreurs, la bulle pontificale dénonce l’auteur de l’hérésie sans le mentionner
puis évoque la foi de la nation allemande avant d’énumérer ses erreurs. Luther
est ensuite cité. Les erreurs condamnées se trouvent dans ses œuvres et ses
sermons. En outre, il a commis des fautes caractéristiques. Après avoir rappelé
la clémence de Rome à son égard et son obstination, elle le condamne et lui
demande de se rétracter.
La bulle pontificale
condamne d’abord l’attitude de celui qui menace l’Église sans le mentionner.
« Les menaçant, en violation de
votre enseignement au lieu de les implorer, il n’a pas honte de les attaquer,
de les déchirer et, quand il désespère de sa cause, il s’abaisse dans les insultes. »
Elle remarque que ce sont les traits caractéristiques des hérétiques comme le
suggère Saint Jérôme. « La dernière
défense » des hérétiques « est
de commencer à cracher du venin de serpent de leurs langues quand ils voient
que leurs causes sont en passe d’être condamnées, et sautent aux insultes quand
ils voient qu’ils sont vaincus. » La bulle fait peut-être référence
au commentaire biblique de Saint Jérôme qui décrit le démon comme celui qui
« fait glisser dans le cœur le venin
du péché »[4].
L’hérétique s’identifie aussi par leurs interprétations de la Sainte Écriture,
inspirées par le diable, « le père
des mensonges » et non par le Saint Esprit.
La bulle pontificale
rappelle ensuite l’affection de Rome envers la nation allemande et souligne sa
fidélité passée. « Il est certain
que ces Allemands, ayant vraiment rapport avec la foi catholique, ont toujours
été les adversaires les plus acharnés des hérésies ». Elle donne
l’exemple des universités de Cologne et de Louvain qui ont réfuté et condamné
les erreurs qu’elle dénonce. Les Allemands sont les « cultivateurs des plus dévoués et religieux du champ du Seigneur. »
Elle montre ainsi que l’erreur n’est pas partagée par l’ensemble des Allemands.
Après avoir énuméré les
erreurs, la bulle pontificale déclare qu’elles sont contenues dans les livres
ou les écrits de Luther ainsi que dans ses sermons. Ainsi interdit-elle aux
fidèles de les lire, les diffuser ou les défendre. Elle demande de rechercher
ces œuvres et de les brûler publiquement et solennellement.
Les fautes de Luther
La bulle pontificale
insiste sur la clémence de Rome à l’égard de Luther. « O Bon Dieu, qu’avons-nous oublié ou pas fait ? Qu’avons-nous omis
comme charité paternelle pour que nous puissions le rappeler de telles
erreurs ? » Combien de fois s’est-elle pliée à ne point exécuter
ses sentences et à essayer de le persuader de ne point poursuivre dans sa
révolte ? Mais les rencontres avec le cardinal Cajetan ou le camérier Charles
de Miltitz, ou encore le débat de Leipzig n’ont rien donné. Rome l’a souvent
appelé, donnant des sauf-conduits. Mais il a toujours refusé de s’y rendre.
« Jusqu’à ce jour, il est rebelle.
Avec un esprit endurci, il a continué ».
À son obstination
s’ajoutent deux autres fautes. La première est d’attaquer « si sauvagement » la Curie romaine
et les Papes « de manière injurieuse
au-delà de toute décence ». Les signes de clémence de Rome mettent
davantage en relief l’attitude odieuse de Luther. Plein de rage, il manifeste
de l’orgueil et de l’ingratitude. Cette accusation nous ramène aux signes identifiant
tout auteur d’hérésie. La seconde faute de Luther est d’appeler à un concile,
ce qui est contraire aux constitutions pontificales. En fait, Luther tente
probablement de s’appuyer sur le « conciliarisme »,
théorie selon laquelle le concile peut juger un Pape et diriger l’Église. Il
veut ainsi opposer l’autorité d’un concile à celle du Saint Père. Or cette
théorie, qui vit ses plus grandes gloires au XVème siècle, a été vaincue par le
Vème Concile de Latran.
Ainsi la bulle pontificale
peut condamner Luther comme un véritable hérétique. Son obstination dans
l’erreur le condamne. Il est désormais interdit de prêcher. Cependant, en cas
de rétractation et de « changement
de cœur », sa condamnation sera annulée. Rome lui laisse deux mois
pour se rétracter. « Qu’il
s’abstienne de ses erreurs pernicieuses afin qu’il puisse nous revenir. »
L’obstination de Luther
Or en signe de réponse,
Luther diffuse un pamphlet terrible intitulé Contre la bulle de l’Antéchrist,
oubliant de nouveau ses vœux d’obéissance. L’injure répond à la condamnation.
Il cherche à justifier tous les points de ses écrits que le Pape a condamnés.
« Puisque tu as corrompu la vérité
divine, s’écrie Luther en brûlant un texte de la bulle Exurge Domine et un
exemplaire du droit canonique à Wittenberg,
que le feu te consume ! »[5]
Dans ses Assertions, il maintient ses propositions et renouvelle son
appel au concile.
Le 3 janvier 1521, le Pape
promulgue le décret Decet Romanum Pontificem pour rendre effective la condamnation
d’excommunication formulée dans la bulle Exurge Domine. Il le déclare « hérétique obstiné ». Il le frappe d’anathème ainsi que ses partisans.
Le sort de Luther est
désormais aux mains des autorités temporelles, c’est-à-dire de l’empereur
Charles Quint. Il devrait être livré à sa justice. Cependant, on préfère
l’entendre devant la Diète réunie à Worms. Muni d’un sauf-conduit, Luther
comparait deux fois devant la Diète les 17 et 18 avril 1521. De nouveau, Luther
refuse de se rétracter devant le légat pontifical puis devant l’empereur. Le 26
mai, après d’inutiles négociations, un décret
le met au ban de l’empire comme excommunié, schismatique obstiné et
hérétique notoire. Il déclare alors : « Je n’ajoute foi ni au pape, ni aux conciles seuls… Je suis lié par les
textes scripturaires que j’ai cités et ma conscience est captive des paroles de
Dieu. Je ne puis ni ne veux me rétracter en rien, car il n’est ni sûr ni
honnête d’agir contre sa propre conscience … Je ne puis autrement, que Dieu me
soit en aide. »[6]
L’intolérance de Luther
Ses réactions contre les
« réformateurs » radicaux
comme Carlstadt[14] peuvent encore se comprendre même si ce dernier suit la logique
de son ancien maître et sa manière d’agir. L’expérience de Thomas Munzer[14] ou de
Melchior Hoffman[14] , qui veulent installer une nouvelle Jérusalem n’est guère non
plus admissible, même si ces prophètes ne font que suivre le principe du libre
examen. Pour s’opposer à leur mouvement, Luther en appelle à la défense des
faibles et à la discipline qui doit régner dans l’Église. Dans sa prédication,
il distingue la forme et le fond de sa « réforme ». Luther demande de modifier les consciences avant de
renouveler les formes extérieures. Les anabaptistes feront l’objet d’une vive
persécution…
La révolte des paysans qui
tentent d’appliquer la conception religieuse de Luther fait l’objet du dégoût
et de la haine du même Luther. Sa réaction peut encore être compréhensible. Ils
n’auraient pas compris sa pensée sur la liberté du chrétien et sur le sacerdoce
universel. Ils seraient trop rustres. Luther la précise alors. Il n’est pas venu
pour transformer leurs conditions. Il développe l’idée des deux règnes,
distinguant le domaine de la foi du domaine civil. Pourtant, oubliant vite leur
autonomie, il n’hésite pas à appeler l’autorité temporelle à l’ordre et lui
donner une véritable mainmise sur les communautés. Puisque les ribauds n’ont
pas entendu ses exhortations, il en appelle même à leur extermination.
La fougue de Luther ne
s’abat pas uniquement sur les radicaux. Nous oublions souvent un fait
historique. Il n’est pas le seul à se soulever contre l’Église catholique. Ulrich
Zwingle (1484-1531), le promoteur de la « réforme » en Suisse, ne semble pas avoir été profondément
influencé par Luther. Selon certaines hypothèses, il aurait développé sa
doctrine de manière personnelle avant d’arriver à la même opposition. À la
suite de disputes théologiques organisées à Zurich, il réussit à imposer ses
thèses aux magistrats de la ville. Sa « réforme » s’étend en Suisse. Il meurt au cours d’une bataille.
Or Zwingle ne partage pas les idées de Luther sur l’Eucharistie ou la Cène. Il n’y voit que symbole. Contrairement à Luther, il ne croit pas en la présence réelle. Comme sa doctrine sur la Cène le scandalise, Luther attaque Zwingle en publiant un ouvrage d’une vive violence. Deux personnalités s’affrontent, chacun croyant détenir la vérité. Aucune négociation entre les différents protagonistes ne réussit. Le compromis est impossible. Poussés par les seigneurs, les chefs de mouvement se rencontrent au colloque de Marbourg en 1529 mais sur le point du sacrement, ils ne parviennent pas à s’entendre. Ils scellent finalement leur désaccord. En 1535, un nouvel accord, dit Concorde de Wittenberg, est signé. En acceptant que chacun puisse interpréter les paroles de l’institution suivant son sens personnel, ils apaisent momentanément la querelle mais cette division révèle une faille dans leur doctrine…
De nombreux « réformateurs » s’opposent en fait à
Luther. Plus ou moins inspiré par le « Pape
de Wittenberg », ils finissent par se démarquer et par agir de leur
propre initiative, chacun avec une doctrine particulière comme Oecolampade
à Bâle et Bucer à Strasbourg. Tous ces « réformateurs », « Luther
les vomissait comme des tièdes »[9].
Que de haine !
Luther refuse donc toute
opposition et mène une politique intransigeante. Il assume incontestablement une
grande responsabilité dans la division des Chrétiens. Lors de la conférence
d’Augsbourg, en 1530, les protestants et catholiques se réunissent pour essayer
de se réconcilier. Melanchthon , le porte-parole du parti de la « réforme » et disciple de Luther, livre
une confession, dite « confession
d’Augsbourg ». Il contient vingt-et-un articles sur le dogme et sept
articles relatifs aux abus contre lesquels les luthériens s’élèvent. Les
articles relativisent la doctrine de Luther ou la passe sous silence. Habile et
conciliant, Melanchthon tente de montrer que les doctrines nouvelles demeurent
fidèles à la Sainte Écriture, à l’Église catholique et à l’enseignement des
Pères. Une commission de vingt théologiens catholiques montre qu’elle est
remplie de contradictions, d’erreurs et d’hérésies. Une nouvelle commission
comprenant des catholiques et des protestants se réunit de nouveau. Melanchthon
est prêt à faire des concessions, acceptant la juridiction des évêques, allant
même à consentir à reconnaître la primauté du Pape, quand Luther s’y oppose
formellement tant que l’évêque de Rome n’ait pas abdiqué la papauté. C’est l’échec des négociations.
Plus tard, le Pape invite
les protestants au concile de Trente. En guise de réponse, Luther rédige les vingt-trois
articles de Smalkalde en février 1537. Il accentue les divergences entre les
doctrines catholiques et protestantes tout en déversant l’injure et le
blasphème contre la messe, le purgatoire et le culte des saints. Il a tout fait
pour refuser tout rapprochement, toute réconciliation.
Luther est un homme
excessif qui ne supporte pas l’opposition. C’est peut-être même la raison de
son succès. Son tempérament soulève les masses. Sa voix tumultueuse, sa
vantardise et ses injures, ses mots triviaux, son discours parfois vide et sans
réflexion attirent aussi bien les âmes soucieuses de réformes que les appétits
les plus scandaleux.
Conclusion
« N’est-ce pas lui encore qu’il faut rendre
responsable du levain de haine et de défiance qui ne cesse d’exister même de
nos jours entre protestants et catholiques, à tel point qu’un prêtre ne peut se
présenter en costume ecclésiastique dans les grandes villes allemandes, sans y être
entouré de suspicion et de mépris ? »[12]
L’attitude de Luther ne
peut conduire à une véritable réforme. Elle ne peut que détruire. Signe
éclatant que l’Esprit de Dieu ne le guide pas ! Car « où sont amour et charité là Dieu réside. »[13]
Elle annonce l’intolérance qui va durablement frapper et saigner l’Europe. Rome
a bien raison de condamner sa manière d’agir et son obstination. Encore
aujourd’hui, nous devrions les dénoncer afin de rendre justice. Louer un tel
homme serait une faute de notre part. Les premiers adversaires de Luther ne se
sont pas trompés. Luther apporte la violence, le désordre et la brutalité. Aucune
véritable réforme ne peut provenir d'un tel homme…
Notes et références
[1] Bulle pontificale, le 15 juin 1520, par Léon X.
[1] Bulle pontificale, le 15 juin 1520, par Léon X.
[2] Voir Emeraude,
décembre 2016, article « Le
protestantisme : l'histoire d'une rupture ».
[3] Exsurge
Domine, Denzinger 1492.
[4] Saint Jérôme, Des
vanités du siècle, Commentaire sur le livre de l’Ecclésiaste,
389, chap. IX, dans Œuvres de Saint Jérôme, Imprimeur-éditeur, Auguste Desrez,
1838.
[5]
Luther dans L’Église de la Renaissance et de la Réforme, Une
révolution religieuse : la réforme protestante, Daniel-Rops, chap.
V, Fayard, 1955.
[6] Luther dans Histoire
du protestantisme, Jean Bauderot, chap. I, Que sais-je ?, PUF,
1990.
[7] Luther, Sämtliche
Werke dans Histoire des croyances , tome III, De Mahomet à l’âge des Réformes,
Mircéa Eliade, Payot, 1983 cité selon Maritain, Les Trois réformateurs,
1925.
[8] Luther, De
Servio arbitro dans Histoire des croyances, tome III, De
Mahomet à l’âge des Réformes, Mircéa Eliade.
[9]
Daniel-Rops, L’Église de la Renaissance
et de la Réforme, Une révolution religieuse : la réforme
protestante, V, Fayard, 1955.
[10]
Abbé Boulenger, Histoire générale de l’Église, Tome III, Les Temps modernes,
volume VII, XVI et XVIIème siècles, 1ère partie : la Réforme
protestante, n°43, Emmanuelle Vitte, 1938.
[11] Luther, Contre
la Papauté fondée à Rome par le diable, dans Histoire générale de l’Église,
Tome III, Les Temps modernes, volume VII, XVI et XVIIème siècles, 1ère
partie : la Réforme protestante, Abbé Boulenger, cité selon L. Cristiani,
article « Réforme », Dictionnaire
d’Alès.
[12] Cristiani, Luther
et le luthéranisme, Introduction.
[13] Hymne Ubi
Caritas, XIIème siècle.
[14] Voir Émeraude, janvier 017, article "Luther, ose regarder en face tes erreurs et tes fautes !".
[14] Voir Émeraude, janvier 017, article "Luther, ose regarder en face tes erreurs et tes fautes !".
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