Luther
se présente comme le prophète des temps modernes. On n’hésite pas à le comparer
à un Saint Paul ou à Saint Augustin. Pour la célébration des 500 de l’affichage
de ses thèses contre la doctrine des indulgences, on va certainement
l’applaudir et louer son ouvrage, oubliant vite les effets dévastateurs de sa
doctrine et de ses discours. Qui pourrait oublier son intolérance et sa haine
féroce envers tous ceux qui ont osé s’opposer à sa doctrine ? Qui pourrait
ne pas voir en lui un des principaux responsables de l’anarchie sociale et
religieuse qui a tant bouleversé et déchiré l’Europe au XVIème siècle ? De la division des
Chrétiens, que nous déplorons aujourd’hui, il est en grande partie responsable.
Des âmes éprises d’un véritable esprit de justice ne peuvent l’oublier. Les
mains de Luther sont pleines de sang et de larmes…
Certes,
Luther n’a certainement voulu ni la violence ni les divisions qui ont mis à feu
et à sang l’Europe. Certains pourraient diluer ses responsabilités en accusant
le contexte historique. D’autres en appelleront à la faiblesse humaine ou
encore à de terribles circonstances. Mais des faits historiques nous éclairent
sur sa part de responsabilité. Il a commis des erreurs mais il a surtout commis
des fautes, lourdes de conséquences. En liant sa cause à celles des autorités
temporelles, il a trahi le Maître qu’il voulait servi. Lâcheté, vain calcul ou
encore impuissance ?...
Le scandale du "mariage turc" de Philippe de Hesse
La
demande de Philippe de Hesse embarrasse Luther et ses partisans. S’il refuse
d’approuver le second mariage, ils risquent de perdre un appui considérable.
Philippe de Hesse pourrait se rapprocher de l’empereur et unir ses forces aux
princes catholiques pour vaincre les protestants. En outre, il est un des
meilleurs soutiens de la « réforme ».
Depuis 1526, il en est même le meneur politique. En 1532, il a obtenu la paix
de Nuremberg aux conditions fortement avantageuses pour les protestants. Dénué
de scrupule et doué de grands talents, il a fait plus à la nouvelle foi que
cent livres de Luther, dit-on. Mais s’ils approuvent le mariage, les
protestants eux-mêmes comme les catholiques seront scandalisés. En décembre
1539, Luther choisit une voie moyenne. Il déclare que le second mariage est
officiellement interdit mais vu les services rendus par l’intéressé à la cause
de l’Évangile, il lui accorde la dispense et l’autorise à épouser « pour le salut de son corps et de son
âme et pour la gloire de Dieu » la seconde femme qu’il convoite, mais le
mariage et l’approbation doivent demeurer secrets.
Ainsi,
le 4 mai 1540, Denys Mélandre, prédicateur luthérien de la cour de Hesse, marie une seconde fois Philippe de Hesse avec Marguerite de Saale en présence de Melanchthon et
de Bucer. Cependant, se mariage ne restera pas secret ainsi que l’approbation
des « réformateurs ». Ils
provoquent une vague d’indignation, y compris dans le camp protestant. Pour se
défendre, Luther déclare que « ce
qui était un oui secret ne pouvait se muer en oui public, autrement, secret et
public se confondraient en une même chose. Le oui secret devrait donc demeurer
un non public et inversement. »[1] Il dira
même que « le mensonge est une
vérité, quand on l’emploie contre la rage du diable, pour l’avantage du diable. »[2] Dans
cette réponse symptomatique, refusant d’admettre son erreur, Luther dépasse
certainement les subtilités des scolastiques, subtilités qu’il condamne
pourtant avec rage et violence.
Un
scandale révélateur
Mais
les raisons politiques sont plus fortes que le bien et l’intérêt des fidèles.
En effet, Luther ne peut se passer de la force des seigneurs. Il s’appuie
fortement sur leur puissance et leur protection pour diffuser sa doctrine au point
de trahir sa propre doctrine. Les cas de conscience qui lui empêchent d’obéir
au Pape et à l’empereur ne lui empêchent pas de donner des dispenses. Le succès
de sa doctrine est donc plus important que le bien de toutes les âmes. Enfin,
fidèle à lui-même, il n’avoue pas ses erreurs et ses faiblesses, n’hésitant pas
à mentir de manière grotesque.
Quelle
est alors cette « réforme »
qui n’hésite pas à se compromettre avec les puissances temporelles pour
s’étendre au lieu de s’appuyer sur la seule force de Notre Seigneur
Jésus-Christ pour soigner les âmes ? Comment pouvons-nous croire que la
gloire de Dieu devant les hommes sort grandie de cette affaire ? Saint
Augustin comme Saint Ambroise n’ont pas hésité à condamner les autorités
politiques sans craindre leur colère. Au Vème concile de Latran, Gilles de
Viterbe n’hésite pas non plus à condamner les abus que souffre l’Église devant
le Pape et les cardinaux et à rappeler leurs responsabilités sans aller aux
injures et à la violence.
Cette
affaire nous renvoie à un autre cas de mariage qu’un autre puissant a voulu
imposer à l’Église. En 1531, le Pape Clément VII refuse d’annuler le mariage du
roi d’Angleterre, Henri VIII, pourtant un des piliers de la force catholique,
le « Défenseur de la foi » [3]. Le
Pape s’oppose aux volontés du roi tout en étant conscient des conséquences de
son geste. En 1533, le Pape l‘excommunie pour s’être marié clandestinement. Face
au puissant roi anglais, Saint Thomas More n’a pas hésité à démissionner de son
rôle de chancelier avant de souffrir le martyre, Warham, archevêque de
Cantorbéry de protester avant de mourir de chagrin. Lorsque nous comparons ces
deux affaires, nous ne pouvons ne pas nous poser une question : qui a
manqué de courage et de foi ?
Luther
en appelle à l’autorité temporelle
L’attitude
de Luther à l’égard des seigneurs et des princes ne nous étonne pas. Lui-même a
longuement vécu sous leur protection. Appelé à Rome, il préfère se réfugier
auprès du duc de Saxe. Il s’est aussi appuyé sur les seigneurs pour s’opposer
au Pape, appelant à leur patriotisme. Lorsque les paysans insurgés massacrent
et pillent au nom de ses propres principes, il demande aux pouvoirs de les
exterminer sans pitié. Dans l’anarchie religieuse, il en appelle aussi à eux et
légitime leur intervention : « le
prince ne doit pas souffrir de division ni de désordre : il doit imposer
la prédication d’une seule doctrine. »[4] Or que
fait-il ? Il lie sa cause à celle des princes. Mais comment peut-il faire
autrement puisqu’en s’opposant à toute hiérarchie ecclésiastique et en
prônant l’égalité religieuse, il suscite la révolte et remet en question
l’ordre établi ?
Après
les désordres sociaux mêlés de revendications religieuses et les théories
religieuses radicales, Luther comprend que son mouvement a besoin d’ordre. Certes
il défend le principe selon lequel les Chrétiens seraient tous égaux devant
l’Évangile et que par conséquent, l’Église chrétienne ne doit pas être
hiérarchique, mais il prend vite conscience que la société a besoin d’une
autorité. En outre, ses prétentions, celles d’être le seul guide de la
nouvelle Église, ne résistent pas à la réalité. Il n’est pas en effet le seul
chef réformiste et l’obéissance de ses disciples n’est pas garantie. La seule
doctrine qui doit être enseignée ne peut qu’être la sienne. Ainsi il se tourne naturellement
vers ceux qui détiennent un pouvoir, les seigneurs et les villes libres.
Luther
justifie l’intervention des autorités temporelles dans les affaires religieuses
Luther
légitime l’autorité temporelle par la nécessité du péché originel. Dieu l’a
instituée pour garantir l’ordre public et assurer ainsi une conservation du
monde. Le chrétien leur doit donc une soumission absolue sauf toutefois le cas
où elle opprimerait la foi en sa doctrine et où il devrait lui opposer une
résistance passive, c’est-à-dire par le martyr ou l’émigration. Luther légitime
aussi la révolte d’un seigneur contre son maître s’il se montre injuste, ce qui
a libéré le scrupule de certains seigneurs protestants avant qu’ils osent
combattre l’empereur Charles Quint[5].
Si
en 1523, Luther limite clairement leur pouvoir dans l’ordre terrestre, social
et public, laissant la Parole de Dieu seule source de la foi sans aucune
contrainte, rapidement, il s’avère que le périmètre de l’autorité temporel dans le domaine religieux ne
va pas cesser de croître. Elle peut punir les blasphèmes publics et surveiller
les cultes. Luther leur demande de veiller à la propagation de sa doctrine et
la faire respecter dans toute l’étendue de leur territoire. Ceux qui refusent
de se soumettre doivent alors le quitter.
Une
religion attirante pour les chefs temporels
En
outre, la mise en place de la « réforme »
conduit à la sécularisation des biens ecclésiastiques, c’est-à-dire à leur
confiscation. Des seigneurs et des magistrats adhéreront rapidement au
protestantisme pour acquérir la richesse des églises et des monastères de leur
État. De nombreux bourgeois et seigneurs ont fait d’excellentes affaires en
adhérant à la nouvelle foi. Ils combattront durement le catholicisme pour garder
ces biens. La menace de se voir reprendre cette richesse a longtemps mobilisé
les seigneurs protestants.
En
légitimant la force contre les insurgés et contre leur empereur, les seigneurs
protestants ont pu sans scrupule les attaquer et raffermir leur pouvoir.
De
nombreux seigneurs ont donc défendu la cause de Luther. Ils ont uni leur force
dans des alliances pour répandre la nouvelle foi et se défendre contre les
seigneurs restés catholiques. Dans les diètes, ils sont intervenus pour valoir
leurs droits. Menaçant l’empereur lorsqu’il était en situation délicate avec la
France ou les Turcs, ils sont parvenus à faire progresser le pouvoir et les
droits des protestants. En clair, le luthéranisme est rapidement devenu une
affaire politique. Luther en devient même un pion quand à la demande des
seigneurs protestants, il doit justifier leur refus de participer au concile de
Trente.
La
mise en place d’Églises d’État
De manière
simple, nous pouvons distinguer deux modes de gouvernement de l’église
luthérienne. Dans les villes libres, ce sont les conseils municipaux qui la
dirigent. Ils nomment un prédicateur et imposent le respect de la doctrine
luthérienne. Ailleurs, la direction est assurée par le prince.
En
1525, avec l’accord de Luther, Jean le Constant, électeur de Saxe, se désigne
comme le chef religieux de son État. Il créé la chancelière princière, l’organe
chargé de l’administration ecclésiastique de l’État, et le divise en
circonscriptions que dirigent des surintendants, eux-mêmes soumis au prince. Il
institue des visiteurs[6] pour les
inspecter et imposer la même règle de foi, les mêmes pratiques cultuelles et la
même prédication. En 1539, le premier consistoire de l’Électorat de Saxe se
réunit. Il joue le rôle de tribunal ecclésiastique, propose de régler les
questions en litige, particulièrement celles concernant le mariage. Plus tard,
après la mort de Luther, en 1559, se crée le conseil ecclésiastique, de
caractère administratif, qui semble être l’organe de gouvernement du prince en
matière religieuse.
D’autres
État suivront l’exemple de la Saxe. En 1526, par le synode de Homberg, la
province de Hesse se dote d’une même organisation, puis le duché de Brunswick,
… Des villes comme Brême, Magdebourg, Nuremberg… les imitent. Dans les États
luthériens, les réformes de Luther y sont appliquées sans ménagement. Les
Chrétiens doivent s’y soumettre à la religion de leur prince. C’est
l’application du célèbre principe « cujus
regio, ejus religio », telle territoire, telle religion.
Le
recours aux inspections pour faire triompher le luthéranisme est appliqué en
ville comme dans les campagnes. Imitant les évêques visitant les paroisses de
leurs diocèses, les seigneurs ou les autorités civiles des villes libres
recourent aux inspections. Ils désignent une commission constituée de
visiteurs, formée de théologiens et de juristes, chargés d’examiner les
pasteurs dans le domaine de la foi et des mœurs. Les curés papistes, les
anabaptistes, les zwingliens sont déposés et chassés.
Autant
de papes que de princes !
Nous
arrivons alors à une véritable contradiction. Luther accuse le Pape d’avoir
asservi l’Église et de la libérer mais il l’a en fait rendue captive des
princes. Ses adversaires, y compris protestants, ont accusé Luther d’être trop
indulgent, voire compromis, à l’égard des princes et des seigneurs.
Or,
depuis sa fondation, l’Église s’est battue pour échapper à la domination
temporelle. Elle s’est toujours opposée au césaropapisme et à la prétention des
empereurs de vouloir la diriger. C’est aussi à cause de cela qu’elle connaît de
graves scandales et souffre d’effroyables abus. Rappelons qu’une des causes de
l’état déplorable de l’Église à la fin du XVIème siècle est justement
l’insertion de l’Église dans les affaires temporelles, ou encore la confusion
du temporel et du religieux. C’est parce que les seigneurs ont pris la
direction des monastères que la discipline monastique s’est relâchée. C’est
parce que les seigneurs ont considéré les bénéfices comme des droits qu’ils se
sont arrogés des places dans la hiérarchie ecclésiastique. Le système des
commendes et celui des bénéfices sont une des plaies de l’Église. La réforme
catholique les supprimera.
Or
Luther fait pire. Les seigneurs s’emparent des églises et des monastères. Ils
contrôlent les pasteurs, imposent la foi, dictent les règles, corrigent les
récalcitrants. Les empereurs de l’Empire romain et byzantin n’ont pas rêvé
mieux ! Il soumet l’Église qu’il veut construire au pouvoir politique. Par
conséquent, la réforme devient chose politique…
Conclusion
« Poussés par les événements, [Luther] avait dû
confier le sort de ses communautés chrétiennes libérées à l’autorité des
princes, et constater que le succès de sa doctrine se trouvait désormais
dépendre d’une politique, qu’il était obligé d’avaliser jusque dans les
désordres et qui était ordinairement plus soucieuse d’intérêts pratiques que de
libération spirituelle. »[7]
L’autorité
des princes ne cessera pas de se renforcer dans le domaine religieux. Luther a
prôné l’égalité religieuse et le libre examen, ce qui a donné lieu à l’anarchie
tant sociale que religieuse. L’intervention des politiques a donc été
inévitable dans l’ordre religieux. La force politique a en outre été
indispensable pour défendre la doctrine de Luther et la répandre. Sans Philippe
de Hesse et sans les ligues des seigneurs protestants, le luthéranisme n’aurait
certainement pas survécu. Les différents princes se sont ligués contre
l’empereur et les catholiques, contrecarrant leurs desseins et accentuant ainsi
leur pouvoir sur la religion. La « réforme »
lancée par Luther devient rapidement un mouvement politique. Elle s’est
nécessairement liée aux ambitions des princes. Elle trouve alors en eux un
facteur de développement. La réconciliation des Chrétiens devient alors
impossible. Leur division devient aussi inéluctable, voire voulue. En prenant
conscience de cette tragédie, qui pourrait encore féliciter Luther et le
louer ?
Notes et références
[1] Luther dans Histoire Générale de l’Église, A. Boulanger, Tome III, les Temps modernes, volume VII, XVI et XVIIème siècles, 1ère partie, La Réforme protestante, n°34, librairie E. Vitte, 1938.
[1] Luther dans Histoire Générale de l’Église, A. Boulanger, Tome III, les Temps modernes, volume VII, XVI et XVIIème siècles, 1ère partie, La Réforme protestante, n°34, librairie E. Vitte, 1938.
[2] Luther dans L’Église
de la Renaissance et de la Réforme, Une révolution religieuse :
la réforme protestante, Daniel-Rops, chap. V, Fayard, 1955.
[3] Titre que Léon X a
attribué au roi Henri VIII pour ses efforts dans la réfutation des thèses de
Luther, notamment par un traité qu’il a écrit Assertio septem sacramentorum.
[4] Luther dans
L’Église de la Renaissance et de la Réforme, Une révolution religieuse :
la réforme protestante, Daniel-Rops, chap. V.
[5] Voir Luther, Avertissement
à mes bien-aimés Allemand au sujet du recez d’Augsbourg et Gloses
sur le prétendu édit de l’Empereur.
[6]
Une instruction est publiée en 1527 pour organiser les visites. Un manuel est
publié pour les visiteurs.
[7] Daniel-Rops, L’Église
de la Renaissance et de la Réforme, Une révolution religieuse :
la réforme protestante, Daniel-Rops, chap. VII.
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