Alors que l’homme se réduit
à n’être qu’un automate subtile, sans âme ni esprit, l’animal se voit doter de
facultés qui lui étaient autrefois réservées. Bientôt, il sera plus facile de
mettre fin à une vie humaine qu’à celle d’une bête. Et dans notre siècle de
modernité, la machine elle-même se dote d’une intelligence, d’une parole, d’un
visage qui pleure ou sourit. Et, dans un mouvement apparemment irrésistible,
l’homme humanise le monde qui l’entoure et les œuvres qu’il produit quand
lui-même se déshumanise lentement. Puis, sans-doute pris d’un élan de lucidité
ou de colère, il s’alarme de la perte de
sens de son existence, dénonce les violences
et les monstruosités de ses contemporains et se lève pour accuser sa marchandisation. Telles sont les
conséquences d’une déconstruction de la
conception que l’homme a de lui-même…
La Mettrie est sans-doute un
des premiers à vouloir pervertir notre perception de l’homme pour le rendre
égal à l’animal, pour réduire notre âme et notre conscience à une pure
organisation de la matière. Dans nos précédents articles, nous avons décrit
rapidement sa vie puis présenter ses idées. Il est temps désormais de montrer
les erreurs et les faussetés de son raisonnement.
La vérité uniquement
accessible par l’observation et l’expérience ?
Selon La Mettrie, l’observation
de la nature et l’expérience expérimentale permettent seules de connaître
réellement la vérité sur l’homme. Pour connaître ce qu’il est, il nous affirme
qu’il est préférable d’entendre un médecin philosophe qu’un philosophe. Hors de la connaissance expérimentale, tout
n’est que fiction, préjugés, fanatisme. Lisons le premier paragraphe de
son ouvrage. Il est en effet révélateur. La Mettrie dit de lui-même qu’il écrit
comme « un sage qui étudie la nature
et la vérité » et qui « doit
oser la dire en faveur du petit nombre de ceux qui veulent et peuvent penser ;
car pour les autres, qui sont volontairement esclaves des préjugés, il ne
leur est pas plus possible d’atteindre la vérité, qu’aux grenouilles de voler. »[1]
Pourtant, La Mettrie
s’oppose aussi à des médecins comme Stahl et à des naturalistes comme Aristote.
Comme nous l’avons déjà évoqué, nombreux sont les médecins et biologistes de son temps qui
sont convaincus de l’existence de l’âme comme le définit l’Église. En outre, la
multiplicité des doctrines sur l’âme provenant de la science médicale semble
contredire la naïve certitude de La Mettrie. Notons qu’il n’hésite pas à
appeler à l’autorité des philosophes, sans les nommer, pour justifier ses
affirmations. Il y a finalement une science expérimentale qui dit vraie, et une
autre qui s’égare…
Selon La Mettrie, tous les
philosophes, dont les théologiens, étudient la nature à partir uniquement de
leur raison et donc édifient leurs pensées sur un raisonnement uniquement
déductif. Or, nous le savons bien, l’aristotélisme défend l’idée d’une
intelligibilité de la nature à partir des sens, c’est-à-dire de faits concrets
et positifs. Les données observées sont alors exploitées par l’intelligence en
quête d’intelligibilité afin de découvrir les causes permanentes des
phénomènes. Nombreux sont aussi les théologiens, notamment les thomistes, qui
utilisent sa méthode. N’oublions pas que certains d’entre eux étudient aussi la
nature.
Un raisonnement bien peu
honnête
Nous savons aussi que les connaissances que nous obtenons sont
limitées par les limites mêmes des moyens que nous utilisons. La science n’ignore
plus les faiblesses inhérentes à ses méthodes, gagnant ainsi en humilité. Certes,
il a fallu les progrès du XXe siècle et les échecs de la science pour prendre
conscience de ses limites. Pourtant, cela n’est pas nouveau. Aristote encore
mais aussi d’autres philosophes antiques ont été bien conscients des limites
que posent nos sens et donc les connaissances qu’ils peuvent acquérir. Quelles
que soient ses qualités, les faiblesses d’un instrument se reportent sur celles
de la connaissance qu’il nous livre. Ainsi, l’œil ne peut voir que ce qu’il est
capable de voir. C’est évident et pourtant, encore de nos jours, nous avons une
telle confiance en la science, sans-doute par les progrès acquis, que nous
oublions encore ses limites.
Par conséquent, la
connaissance par l’observation ou par toute expérience est limitée par les
outils que nous utilisons et les conditions dans lesquelles ils sont utilisés. La
première limite, et elle est de taille, est de réduire son périmètre à de la matière. Par principe, la science
expérimentale ne se limite qu’au monde matériel. Il est donc difficile et même stupide de vouloir montrer l’existence ou
l’inexistence de l’âme comme entité spirituelle par nos seuls sens. Par
conséquent, en affirmant que seules l’observation et l’expérience permettent de
saisir la vérité, cela revient nécessairement à rejeter toute notion d’âme. Ainsi,
quand La Mettrie affirme que la connaissance de l’homme ne peut provenir que
par l’observation et l’expérience, cela implique à enfermer l’homme dans la
matière ou encore de le réduire au corps. Il cherche finalement à démontrer ce
qu’il présuppose…
En outre, si nos
connaissances sont limitées à une partie de la nature, faut-il en conclure que
celle-ci est réellement réduite au champ de connaissance que nous pouvons
acquérir de manière idéale ? C’est admettre que toute la nature et ses
mystères insondables nous sont accessibles par nos seuls moyens. La Mettrie
commet la même erreur que celle que Descartes. Il confond le monde réel avec le monde connaissable et le monde connu.
Certes, cette philosophie,
sensualiste ou empiriste, peut se défendre mais faut-il encore le faire. La
Mettrie affirme avec hardiesse ce qu’il croît être vérité certaine mais sans
aucune argumentation réelle. Et pire encore, il ose appeler « esclaves des préjugés » ceux qui ne partagent pas ses convictions.
L’âme, une notion
obscure ?
Par conséquent, La Mettrie
cherche à démonter l’argumentation de
Descartes. Puisque ce dernier affirme que l’animal n’a pas d’âme telle
qu’il la définit parce qu’il ne sait pas parler, La Mettrie montre qu’il est en
fait capable de parler si sa physiologie est modifiée.
Or, comme nous l’avons déjà évoqué
dans un article précédent[2],
la notion cartésienne de l’âme est une nouveauté qui remet en cause celle
définie par l’aristotélisme et le christianisme. Contrairement à ce que pense Descartes,
la notion chrétienne de l’âme ne se fonde pas sur la raison mais sur une
réalité observable par tous.
Raisonnement ou pure
imagination ?
La Mettrie traite longuement sur un fait bien connu, l’interdépendance entre le corps et l’âme, comme si elle était une nouveauté. Pourtant, comme nous l’avons aussi exposé, elle est non seulement longuement traitée par Descartes mais aussi par tous ceux qui l’ont précédé. Elle est en effet au cœur du dualisme cartésien comme des autres philosophies.
La Mettrie s’appuie alors sur de nombreux faits observés ou d’expérience pour montrer les interactions entre le corps et l’âme afin de prouver qu’ils ne sont pas indépendants. Puisque l’âme, tel qu’il le conçoit, est influencé par le corps, il en déduit alors que la cause réside en lui. Le raisonnement est un peu simpliste. Il oublie que les relations de corrélation ne sont pas nécessairement des rapports de causalités. Ce n’est pas parce qu’un mal frappe un organe et diminue nos facultés intellectuelles que notre intelligence réside dans le corps. L’explication nous semble bien dérisoire. Par conséquent, son interprétation et ses conclusions ne peuvent être des arguments démonstratifs suffisants et convaincants, même si les faits observés peuvent les rendre probables mais comme hypothèses. Elles n’acquièrent pas le niveau de certitude qu’il proclame…
Enfin, à plusieurs reprises,
La Mettrie ironise sur l’inintelligibilité de la notion d‘âme alors que
celle-ci lui est inutile pour expliquer les facultés propres à l’homme. Quelle
certitude en cet homme ! Il n’hésite pas à nous expliquer comment un
animal pourrait parler même s’il avoue son ignorance. Tout cela n’est en fait qu’imagination.
Mais, faut-il en être surpris quand pour lui, la pensée n’est que l’œuvre de
l’imagination ?
Un esprit bien confus et
naïf
Revenons
sur le raisonnement qu’il utilise pour démontrer que la faculté de parler n’est
qu’un phénomène mécanique. Certes, il utilise encore de nombreuses analogies
comme si elles suffisaient pour démontrer sa thèse, mais sa principale
faiblesse est encore ailleurs.
La Mettrie ne fait
finalement guère de différences entre les organes qui permettent à l’homme
d’entendre et de parler et le processus même du langage, de la pensée jusqu’aux
paroles. Certes, un automate armé d’une « intelligence artificielle » peut tenir une conversion
sans-doute cohérente avec un homme mais en raison de ce qu’il a mémorisé et
d’un programme qu’une intelligence a conçu. Il ne fera que reproduire ce qu’il
a ingurgité. Nous retrouvons encore la confusion entre cause instrumentale et
principe. Ou dit tout simplement, il réduit la faculté de parler à la
prononciation de mots ou de phrases intelligibles. Le médecin se fait ainsi
expert en phonologie.
L’homme rabaissé à l’animal
Mais en attribuant à
l’animal ce qui était autrefois dévolu à l’âme, La Mettrie réduit l’homme à
l’animal, ne faisant plus de différences de nature entre eux. Il élève ainsi
l’animal pour rabaisser l’homme. Pourtant, il est aussi conscient que l’homme
est différent de l’animal. Comment peut-il expliquer leur distinction ?
Par l’organisation physiologique. Ce n’est qu’une affaire d’organisation donc
de complexité au niveau du cerveau puisque que là réside l’imagination, la
raison, la morale, etc. Et c’est alors que la comparaison des cerveaux,
notamment de la taille et du poids, vient accréditer son hypothèse. Puisqu’ils se ressemblent, ils devraient
être dotés des mêmes facultés ? Mais puisque l’un est plus gros que
l’autre, il est alors plus développé. Ainsi, l’homme se distingue
essentiellement de l’animal par sa physiologie dont la perfection lui permet
d’acquérir de plus grandes facultés.
La Mettrie conclue alors que
si la notion d’âme est incompréhensible et inutile pour expliquer des facultés
propres à l’homme, autant la supprimer !
Une argumentation dérisoire
contre Stahl
Qui est Georg Ernst Stahl (1659-1734) ? Certes, il est chimiste mais
il est aussi et surtout docteur en médecin et très renommé dans toute l’Europe.
Il est notamment le médecin du duc de Saxe-Weimar puis de Frédéric-Guillaume 1er de Prusse. Un médecin peut-il donc se tromper dans la connaissance de
l’homme ?...Nombreux sont aussi ceux qui suivront les traces de Stahl,
notamment la faculté médicale de Montpellier.
Stahl reprend la notion
aristotélicienne de l’âme comme principe de vie, s’opposant ouvertement à
l’homme de Descartes et à tous ceux qui réduisent le corps humain à un automate
ou explique les fonctions vitales comme on explique le jeu d’une horloge.
« La vie suppose un principe
supérieur au mécanisme, voilà la grande et durable conquête de Stahl »[2].
Assignant à l’âme un rôle souverain dans
les fonctions organiques, la doctrine de Stahl est dite animisme. Dans sa Theorica medica vera
(1708), il décrit l’âme comme cause de « l’action
vivificatrice, régulatrice, correctrice »[3].
Elle est une force qui s’oppose à tout
ce qui peut corrompre l’organisation de la matière organique, ou de manière
plus brève à tout ce qui concourt à la
mort. Elle est « ensemble,
raisonnante et vitale, ayant à remplir des tâches différentes et qui
interfèrent constamment »[4].
Stahl soulève donc la question
de la cause du mouvement à laquelle la physiologie mécaniste est incapable de
répondre. Pour qu’il y ait organisation et fonctions, il faut bien une force
interne qui la réalise ou plus simplement une intelligence. Elle suppose une
« force intelligente puisqu’elle
doit avoir une notion exacte des proportions mécaniques de ces mêmes organes,
destinés à exécuter des actes propres à telle ou telle fin ». Un
ordinateur ne peut fonctionner s’il ne détient pas des programmes conçus par
des intelligences. Toute organisation est en fait le fruit d’un mouvement et
donc d’une cause.
Mais Stahl va très loin dans
sa conception de l’âme, ramenant toute cause de mouvement en elle, y compris le
battement du cœur, la circulation du sang, la respiration du poumon, confondant
ainsi les différents degrés de cause. C’est ainsi que l’âme devient le principe
de toute chose. Elle n’est plus le premier principe de la vie…
Certes, avec ses exemples,
La Mettrie n’a pas de difficulté pour montrer ses erreurs en décrivant ses
membres morts bougeant tout seul mais il réduit la pensée de Stahl à ses exagérations
sans s’attaquer à sa doctrine comme à celle d’Aristote et de l’Église. Et de
tels mouvements, est-ce vraiment de la vie ?
Conclusions
Sa force, car il en a une,
réside dans son style frénétique et dans une imagination sans borne. Il se
plaît à écrire et à laisser divaguer son esprit dans des expériences
virtuelles. Son ironie peut aussi plaire des esprits soucieux de se moquer de
la morale commune et désireux d’éteindre en eux les remords d’une existence peu
convenable. Sa pensée matérialiste s’incarne dans ses mots et ses formules.
Elle s’incarne ensuite dans la vie. Délaissant l’exercice de la médecine pour
écrire et vivre ses plaisirs à la cour, La Mettrie est sans-doute la plus belle
démonstration de ce qu’est l’homme quand il méprise son âme.
La Mettrie s’oppose à
Descartes avec force et semble percevoir les failles de son raisonnement mais
au lieu de réfuter sa thèse, il en prend un morceau pour en jeter l’autre.
Pourquoi ne jette-t-il pas la notion de l’âme telle que Descartes a
définie alors qu’il récuse celle d’Aristote comme une philosophie
dépassée ? Car la notion de l’âme réduite à la pensée ou à notre moi est plus
facilement attaquable. En montrant que l’homme n’est qu’un animal et qu’il ne
diffère pas de lui si n’est dans sa physiologie et ses qualités intrinsèques,
il est alors possible d’imaginer que la pensée ne résulte que d’une
organisation particulière de la matière. En un mot, un esprit bien imaginatif
peut concevoir que l’homme n’est que de la matière et que tout s’explique par
elle.
Mais, si l’âme reprend sa
définition ancienne, si elle est premier principe de vie, la chose est beaucoup plus
délicate, plus sérieuse. Cela revient à poser la question de la vie et celle de
son origine, questions rapidement élucidées par Le Mettrie en évoquant
l’ignorance humaine ou en la réduisant aux mouvements désordonnés d’un être
mort. Pourtant, les véritables et seules questions qui méritent tous nos
efforts est bien celles-ci. Comment la matière peut-elle créer d’elle-même de
la vie ? L’homme machine en est incapable. Ce n’est qu’une métaphore et comme
toute métaphore impropre au raisonnement scientifique…
Notes et références
[1] gallica.bnf.fr : L'Homme machine, La Mettrie, avec une introduction et des notes d’Assézat et éloge de l'auteur par Frédéric II, roi de Prusse, 1865, libraire-éditeur Frédéric Henry.
[2] Voir Émeraude, mai 2021, article « Descartes, une nouvelle conception de l'homme, de l'âme et de la vie ».
[3] Émile Saisset, Recherches
nouvelles sur l’âme et sur la vie, dans Revue des deux mondes, 2ème
période, tome 40, 1862.
[4] Paul Hoffmann, L’âme
et les passions de la philosophie médicale de Georg-Ernst Stahl,
dans Dix-huitième
siècle, n°23, 1991, Physiologie et médecine, www.persee.fr.
[5] Paul Hoffmann, L’âme
et les passions de la philosophie médicale de Georg-Ernst Stahl.
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