Pour s’en convaincre, les
partisans d’une conception purement matérialiste de l’homme évoquent les
découvertes et les progrès de la biologie dans toutes ses composantes comme la
psychologie ou la neurologie. En un mot, ces sciences défendraient et démontreraient
l’idée de la pure matérialité de l’homme. Il serait alors bien
prétentieux de ne pas les entendre et de les suivre, nous disent-ils, puisque
leur objet d’étude est justement la vie et l’homme. En outre, les technologies
actuelles sont désormais capables de concevoir des robots dotés d’une intelligence
artificielle, qui non seulement peuvent bouger et parler mais aussi témoigner
des sentiments et battre des joueurs d’échec. Si l’homme est capable de
concevoir un humanoïde, pourquoi l’homme ne serait-il pas lui-même une
machine ?
Une hypothèse porteuse
d’interrogations
Si l’homme n’était qu’une
machine, il ne présenterait en effet de l’intérêt que dans ce qu’il fait ou
réalise et non dans ce qu’il est. La vie n’aurait alors de valeur qu’en
fonction de son utilité, de ses capacités, de ses performances. La morale ne
serait donc qu’une norme ou un ensemble de règles qui permettraient à l’homme
d’atteindre cette efficience dans un environnement donné et en relation avec
les autres machines. Et si son milieu évoluait ou si d’autres normes lui
permettaient d’accroître son bonheur, alors la morale devrait changer. Tout ne
serait vu et accepter selon ce prisme utilitariste. Mais, qui pourrait lui
dire ce qui lui est utile ou inutile ? Et surtout, qui l’aurait dit au
premier homme ?...
Une machine est conçue par
l’homme pour réaliser des tâches pour lui, c’est-à-dire pour lui être utile. Elle
part donc de l’homme pour revenir à lui. Une machine à laver qui ne lave pas son
linge est sans valeur. Tout jugement sur la machine porte donc sur son
efficacité. Il ne s’agit pas de faire pour faire mais de faire ce qu’il faut
faire, c’est-à-dire d’atteindre un objectif qui lui a été préalablement fixé,
c’est-à-dire imposé à la machine. Par conséquent, il n’est guère possible de
parler de machine sans évoquer sa finalité. Qui aurait donc défini au
premier homme ses tâches ?…
Une machine n'est pas conçue de rien. Elle part toujours d'un modèle. C'est en effet en observant le monde qui l'entoure, en s'observant lui-même, qu'il invente et réalise outils, automates, robot. Qui a été le modèle de l'homme machine ?
La conception matérialiste
de l’homme soulève aussi quelques questions sur la notion même de la science de
la vie. Si nous n’étions que le produit d’un ensemble de mécanismes
physico-chimiques, alors l’étude de l’homme ne diffèrerait guère des sciences
physiques. La biologie et toutes ses composantes n’auraient plus de raisons
d’être, ou du moins, elles constitueraient un élément constitutif des sciences
physiques, perdant ainsi toute autonomie. À quoi bon donc d’écouter les
biologistes ? Autant écouter le physicien ou le chimiste ! Par
conséquent, nous tomberions dans une intolérable contradiction. Si nous devions
en effet écouter les experts biologistes qui considèrent l’homme comme une
machine en raison de leur science, nous serions aussi obligés de remettre en
cause leur légitimité pour en parler !
Le fait même que la biologie
constitue une science à part des sciences physiques montre une distinction dans
leur objet d’étude. Certes, elle a besoin des connaissances que les autres
sciences peuvent lui apporter, mais celles-ci ne lui suffisent pas.
Qu’est-ce que la
« biologie » ?
Lamarck est sans-doute plus
précis en limitant la biologie au corps vivant. « C’est une des trois parties de la physique terrestre ; elle
comprend tout ce qui a rapport au corps vivant, et plus particulièrement à leur
organisation, à ses développements, à sa composition croissante, avec
l’ensemble prolongé des mouvements de la vie, à sa tendance à créer des organes
spéciaux, à les isoler, à en centraliser l’action dans un foyer, etc. »[3].
La biologie devra examiner les facultés générales des corps vivants, les
différentes catégories dans lesquels ils peuvent être répartis et enfin leur
formation successive. Notons qu’il intègre la biologie à la physique.
Par conséquent, Treviranus et Lamarck constituent la biologie comme une science capable d’établir des lois sur les phénomènes de la vie ou sur les corps vivants, et non sur la vie en elle-même. Elle est une science qui « embrasse les phénomènes de la vie dans leur unité, dans leur diversité et dans leur histoire »[4]. Mais comment pouvons-nous l’expliquer ? La diversité ne peut être une s’il n’y a pas de principe d’unité ? Une histoire n’a pas de sens si elle n’y a pas de fil conducteur, s’il n’y a pas un auteur qui l’écrit.
En 1766, dans la Philosophie
naturelle ou physiques dogmatique de Michael Christov Hanov (1695-1773),
la biologie prend le rang d’une science, « science des choses vivantes », qui englobe la vie des corps
végétaux, les choses vivantes et la vie corporelle en général. Elle s’occupe
des lois communes aux plantes et aux animaux[5],
et à leurs propriétés particulières. Elle relève ainsi d’une science
particulière à côté de la géologie, montrant ainsi une distinction entre les
êtres vivants et les minéraux.
Dans un texte daté de 1797, un
autre médecin emploie le terme de « biologie »
au sens de physiologie dans un traité sur la santé. Puis, le terme a encore été
utilisé par un médecin en 1800 pour désigner la partie de la médecine qui
étudie les caractéristiques morphologiques, physiologiques et psychologiques
des êtres humains. Le terme tend donc à unir tout un ensemble de connaissances
qui portent sur l’homme et le caractérisent non en tant qu’individu mais en tant
que corps vivant.
Ainsi au XVIIIe siècle, le
terme de « biologie » porte
sur des sujets différents mais souligne la particularité de l’être vivant
distinct des autres corps. Il apparaît comme la volonté d’unifier de
nombreuses connaissances portant sur des aspects des corps vivants, sur leurs
propriétés communes et spécifiques à une
catégorie de vivants. Elle ne porte pas sur l’homme en tant que tel. Par
conséquent, elle suppose un modèle capable de réunir dans une synthèse
l’ensemble des connaissances acquises, un modèle à partir duquel il est
possible de comprendre l’homme dans son individualité. Cela nous renvoie à
l’intention des anatomistes et des physiologistes du XVIIe siècle qui cherchent
à exposer les résultats de leurs observations et leurs interprétations au moyen
de modèles simples tout en faisant bien la distinction entre objet réel et
objet connu.
Un modèle limité
Comment pouvons-nous alors
expliquer l’initiative de Treviranus et Lamarck ? Pourquoi donnent-ils une
nouvelle définition de la biologie comme si elle n’existait pas ? Est-ce
par ignorance ? Ces deux savants veulent en fait souligner l’aspect évolutif
de la vie ou encore l’étudier selon son évolution. Précisons qu’ils sont
partisans de l’évolutionnisme. Lamarck est l’auteur du transformisme[6].
Alors que leurs prédécesseurs cherchaient à caractériser les phénomènes de la
vie pour en constituer un modèle comme dans toute science, ils cherchent plutôt
à démontrer le développement de la vie, à expliquer son unité et sa
diversité. La biologie telle qu’ils définissent se démarque alors des
sciences physiques qui ne traitent pas de l’histoire puisque les lois qu’elles
recherchent et définissent sont non seulement universelles mais intemporelles. La
biologie fait aussi œuvre d’histoire en incluant dans son périmètre d’étude
le temps. Là réside une nouveauté. Mais celle-ci soulève alors une question :
avec de telles présupposées, la biologie peut-elle encore être considérée
comme une science ?
La biologie, telle qu’elle
est conçue par les deux évolutionnistes, doit donc expliquer l’origine des
corps vivants puis leur transformation au cours du temps selon une force qui
nous échappe encore. Il est donc désormais difficile de s’appuyer sur elle
pour démontrer l’évolution de la vie puisqu’elle est un présupposé admis ou
encore les prémisses de tout raisonnement. Les expériences et les outils en sont
aussi conditionnés. Nous ne cherchons en effet que ce que nous voulons rechercher.
Enfin, si le modèle doit
permettre de mieux comprendre un fonctionnement ou faciliter la description
d’un phénomène ou d’un composant, il ne peut nous faire oublier ses limites.
Lorsque l’homme ou le corps est comparé à une machine, nous pensons qu’il est
constitué de composants simples qui s’unissent pour former un tout, et c’est ce
tout qui en constitue l’objet du modèle. L’homme apparaît comme une
organisation dont la complexité et la performance s’expliquent par
l’organisation de tous les éléments qui le constituent. Par la même analogie,
il est alors aisé d’expliquer la diversité des vivants par une organisation de
plus en plus complexe, d’une complexité qu’explique le temps. C’est aussi par
cette décomposition en éléments simples que les sciences fondent leurs
connaissances. Or, contrairement aux objets non vivants, le corps vivant est
autant complexe dans ses composants que dans le tout. Il y a autant de
secrets dans la cellule vivante que dans le corps. L’ADN conserve encore bien
des mystères. Et une plante est-elle aussi simple qu’un animal ?
Conclusions
La vision matérialiste de
l’homme est sans-doute la vision la plus simple que nous pouvons avoir dans
notre monde industriel, très mécanisé et bientôt robotisé bien qu’elle soit
difficilement soutenable. Elle paraît non seulement simpliste mais peu
pertinent pour comprendre la complexité et la spécificité du corps vivant dans
son ensemble comme dans ses parties. Elle soulève bien des questions qui
dépassent alors la conception matérialiste qu’elle prétend défendre. Elle porte
enfin trop d’idées humaines et donc limitées pour être prise au sérieux. La
vision mécaniste n’est-elle pas finalement une vaine tentative d’enfermer
l’homme dans sa propre manière de penser ?
Il est tentant de comprendre
le fonctionnement de notre corps en prenant exemple sur des choses que nous
maîtrisons, en le réduisant en des grandeurs manipulables par l’esprit ou
encore de développer des concepts bien aisés à faire comprendre pour décrire
nos observations et nos interprétations. Mais nos modèles comme nos objets
philosophiques ne sont pas des réalités. L’analogie n’est pas confusion. La
vision matérialiste éprouve alors bien des difficultés pour prendre en compte les
propriétés intrinsèques à la vie, c’est-à-dire ce qui fait que la biologie
n’est pas un élément des sciences physiques. Elle ne peut guère contenir la
vitalité dont la vie témoigne et encore moins les forces qu’elle déploie. En
un mot, l’homme vivant telle qu’il est étudié est comparable à un corps inerte.
Il lui manque la vie…
Notes et références
[1] Voir Bibliotheca
historionaturalis, Wilheim Engelmann, édition Hoppe, 1971.
[2] Treviranus, Biologie,
4 dans Première Partie : le cadre théorique de la biologie, Jean
Gayon, dans Précis de philosophie de la biologie, sous la direction de
Thierry Hocquet et Francesca Merlin, chap. I
[3] Lamarck,
Recherche sur l’organisation des corps vivans, Table raisonnée des
matières, Libraire Maillard, gallica.bnf.
[4] Jean Gayon, Première
Partie : le cadre théorique de la biologie.
[5] Partie appelé « bionomie ».
[6] Voir Émeraude,
septembre 2012, article « Lamarck et l'ordre des choses ».
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